Au combat, les effets délétères de la fatigue ne doivent pas être négligés par les chefs et les cadres de contact. Dans une unité d’infanterie, la gestion de la fatigue dans la durée est collective. Seule la possibilité de remplacer chaque soldat par un autre, au moins aussi compétent, permet de maintenir le potentiel de combat de l’unité. Cette capacité à remplacer chaque soldat repose sur une densification de l’entraînement afin que chaque suppléant puisse s’entraîner au même niveau que le titulaire. En outre, densifier l’entraînement permet d’accroître l’intuition des combattants à laquelle ils ont recours en situation de fatigue.
Gérer sa fatigue dans des conditions opérationnelles de combat
Au combat, la fatigue est inévitable
Au même titre que les conditions météorologiques ou la configuration du terrain, la fatigue est une contrainte qui nécessite l’attention du commandement. La fatigue est inévitable, il faut savoir composer avec elle. Le combat pousse les limites de chaque organisme dans ses retranchements physiques et psychologiques. Quand il est question de vie et de mort, il n’est pas étonnant que chacun aille jusqu’au point de rupture, jusqu’à ses limites. Tout l’enjeu est de les connaître et de les repousser sans cesse, notamment par un entraînement approprié sur lequel nous reviendrons.
Au combat, les effets délétères de la fatigue doivent être un point d’attention des chefs et des cadres de contact. En effet, pour mener à bien sa mission, le chef doit impérativement préserver le potentiel de combat de son unité au plus haut niveau. Il s’agit de faire face, dans la durée, à toutes les situations auxquelles il pourrait être confronté dans un environnement dégradé voire franchement chaotique. Autrement dit, une bonne gestion de la fatigue est la garantie de disposer d’une troupe résiliente, c’est-à-dire endurante et capable de réagir à des chocs potentiellement déstructurants.
Pour lui-même tout d’abord, le chef doit avoir conscience que la fatigue altère sa façon de commander. Les hommes ne sont pas tous égaux devant ce phénomène. Mais on peut généralement constater que la fatigue entraîne une subjectivité dans l’exécution des ordres (erreur d’appréciation de l’intention du chef par exemple), une certaine irascibilité (impatience quant à la réalisation des objectifs donnés), des difficultés de concentration (production des ordres) et parfois d’élocution (notamment à la radio). De plus, le chef doit avoir une appréciation permanente de l’état de fatigue de sa troupe et en connaître les conséquences sur l’exécution de la mission.
Premier enseignement : la fatigue est une donnée d’entrée qu’il faut inclure comme paramètre de la réflexion tactique puis de l’exécution de la mission.
Au combat, la fatigue est évidemment directement liée au manque de sommeil et aux efforts physiques à fournir. Début 2013, lors des combats du bataillon parachutiste dans l’Adrar des Ifoghas, les phases de manœuvres offensives des premiers jours furent très procédurières. Elles se déroulaient du lever au coucher du soleil. La nuit était consacrée aux norias logistiques. Pendant ces périodes de nuit, un tiers seulement de la troupe pouvait se reposer. Le second tiers était occupé au ravitaillement (des phases qui pouvaient durer trois à quatre heures en fonction de l’éloignement des plots logistiques) et le dernier tiers assurait la sûreté du dispositif. Ainsi, les légionnaires ne dormaient en temps cumulé que trois à quatre heures par nuit. Très rapidement, après 36 h à ce rythme, certains légionnaires atteignirent les limites de leur résistance physique. Deux à trois hommes par jour manifestaient une fatigue inhabituelle qui les empêchait de continuer normalement leur mission. Inévitablement, certains d’entre eux, sollicités de nuit comme de jour, n’avaient pas trouvé le temps pour se reposer le minimum d’heures nécessaires, minimum qui peut varier d’un soldat à un autre mais qui baisse rarement en dessous de trois heures par nuit. Dans ces cas, il fallut retirer provisoirement ces légionnaires des groupes d’assaut pour les confier à la section commandement. Parfois mis sous perfusion, ils se « reposaient » quelques heures avant de pouvoir rejoindre leur groupe. L’essentiel était d’éviter de les évacuer « vers l’arrière » pour pouvoir les « réinjecter » rapidement dans leur groupe afin de préserver le potentiel de combat de la compagnie. Ce phénomène d’épuisement passager, courant les premiers jours, fut décroissant à mesure que les cadres de contact apprirent à composer avec l’environnement éreintant de l’Adrar des Ifoghas et avec la durée inédite de l’opération à laquelle nous participions.
Deuxième enseignement : une opération à laquelle la troupe n’a pas été habituée génère un surcroît de fatigue dans les premiers jours auquel les soldats doivent s’habituer le plus rapidement possible. La rapidité de l’adaptation aux conditions inédites de l’opération dépend de la résistance de la troupe, donc de la densité de son entraînement.
Au-delà du manque de sommeil et des efforts physiques, voire des pressions psychologiques, la fatigue semble être la conséquence des ruptures de rythme. Au combat, imposer son rythme à l’adversaire est le but de toute manœuvre. Prendre l’initiative de l’action permet de briser celle de l’ennemi. La rupture de rythme d’une opération peut donc être recherchée par le commandement, à moins qu’elle ne soit subie du fait de la manœuvre ennemie. Au bout de quelques jours, lorsqu’il fallut pénétrer dans le cœur de la vallée et « reconnaître » l’objectif principal du bataillon, il fut décidé que l’infiltration vers un mouvement de terrain où nous suspections la présence de djihadistes se ferait de nuit. Cette rupture du rythme de la manœuvre générale surprit l’ennemi au point qu’une quinzaine de djihadistes, sidérés, furent éliminés au petit matin. Ils n’imaginaient probablement pas que nous nous étions infiltrés de nuit au cœur de leur dispositif et que nous puissions livrer des combats aussi tôt. Cette action nous permit de nous emparer sans coup férir du groupe d’habitation qui constituait l’objectif principal de la vallée de l’Ametettaï. Cette rupture du rythme a nécessité au préalable d’adapter la période de ravitaillement et de ménager la troupe la journée précédant l’action, afin que la dette de sommeil ne lui soit pas préjudiciable pour la suite des opérations.
Troisième enseignement : les ruptures de rythme et le combat de nuit, facteur de succès tactique, peuvent générer une fatigue de la troupe si elle a été mal anticipée, au risque de ne pas pouvoir exploiter ces procédés.
La gestion de la fatigue repose sur le réalisme de l’entraînement et le drill
Dans une unité d’infanterie, la gestion de la fatigue est collective. Seule la possibilité de remplacer chaque soldat par un autre soldat (au moins) aussi compétent permet de maintenir le potentiel de combat de l’unité dans la durée. Dans la mesure où il faut assurer la continuité du combat, de jour comme de nuit, sur une durée allant de quelques jours à plusieurs semaines, chaque soldat, quel que soit son rôle, doit pouvoir être remplacé, le temps qu’il puisse se reposer. Ce « temps de récupération », sous-entendu de récupération de ses facultés physiques et mentales est indispensable. La gestion efficace de la fatigue provoquée par la rupture de rythme de la manœuvre décrite plus haut n’a été un succès que par la possibilité pour chaque légionnaire et chaque cadre de se reposer un minimum de temps la journée précédent l’action, pendant qu’un camarade assurait sa mission. Ainsi, là où un homme seul n’aurait pas tenu plus de 36 heures de combat, cette rupture de rythme n’a eu aucune conséquence sur le potentiel de combat de la troupe car la fatigue individuelle a été traitée collectivement. La gestion du sommeil, comme celle des pertes par ailleurs, est avant tout un problème de « remplacibilité ». Tout adjoint doit pouvoir non seulement assister son chef mais aussi le remplacer. L’armement de chaque soldat doit pouvoir être employé efficacement par son binôme ou quelqu’un d’autre du groupe. Une troupe doit pouvoir se passer, momentanément, de ses spécialistes en transmission ou en soutien sanitaire.
Cela n’est possible qu’au prix d’un surcroît d’entraînement. La gestion de la fatigue repose avant tout sur une préparation intense. Pouvoir remplacer chaque soldat appelle une densification de l’entraînement afin que chaque suppléant puisse s’entraîner au même niveau que le titulaire. Un entraînement varié et des exercices nombreux permettent de placer les adjoints en situation de chef et de faire « tourner les responsabilités » au sein d’un groupe de combat ou d’une section. Un entraînement qui ne se satisferait que de l’amélioration du niveau du chef en titre et des capacités des uns et des autres dans leur rôle ou dans leur domaine d’expertise serait incomplet. Il faut impérativement veiller à redoubler chaque exercice pour multiplier les cas où le soldat, du chef au simple exécutant, est remplacé. Au-delà de l’intérêt évident que procure un surcroît d’entraînement, cela permet d’assurer à la troupe une capacité à encaisser tout imprévu dans la manœuvre et toute rupture de rythme.
Si l’entraînement permet d’accroître la remplaçabilité de chaque soldat, il permet aussi de développer les réactions intuitives qu’il faut avoir en situation de stress ou de fatigue intense. L’intuition n’est en effet qu’une réminiscence instinctive de situations déjà vécues, à l’entraînement ou au combat. Elle permet de juguler les risques et les effets délétères de la fatigue en substituant des réactions « réflexes » à des actions qui auraient mérité davantage d’énergie si elles n’avaient pas été intuitivement intégrées par les soldats. Le développement de l’intuition n’est réalisable qu’au prix d’une augmentation du nombre d’entraînements et de la reconstitution autant que possible des conditions de fatigue physique voire psychique rencontrées en opération. Si la simulation et l’utilisation de moyens de substitution permettent de travailler les différentes procédures à mettre en œuvre au combat, seule la reconstitution des conditions du combat permet d’entraîner les corps et les esprits et de préparer les soldats aux situations de fatigue et de stress auxquelles ils seront confrontés. Reproduire les conditions du combat nécessite de prévoir des exercices sur plusieurs jours, partiellement ou totalement à pied, en portant ses munitions et ses vivres, avec des phases de nuit…
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Ainsi, il n’y a pas de recette miracle pour gérer la fatigue qui reste un élément inévitable du combat. Vigilance des chefs, remplaçabilité des soldats et développement de l’intuition sont les éléments qui permettent de juguler au mieux ses effets délétères. Une bonne préparation à la gestion de la fatigue en opération repose avant tout sur le drill et le réalisme de l’entraînement. ♦