Basé à Chamonix, le Groupe militaire de haute montagne garantit l’expérience et les savoir-faire montagne et grand froid pour l’armée de Terre. Que ce soit à l’entraînement dans les Alpes, en Himalaya ou aux pôles, ses membres sont confrontés en permanence à leurs propres limites. Ainsi au Groupe, parmi les facteurs déterminants et limitants, la bonne gestion du sommeil dans l’action est une clé de réussite. Combien de temps peut-on tenir sans dormir ? Peut-on s’accoutumer à une privation de sommeil ? Peut-on s’y entraîner ? Comment peut-on récupérer pendu au-dessus du vide, par - 20 °C et à plus de 7 000 m ?
Gestion du sommeil et milieux extrêmes : l’expérience du Groupe militaire de haute montagne (GMHM)
Le Groupe militaire de haute montagne (GMHM) est une unité unique de l’armée de Terre composée d’une dizaine d’alpinistes militaires. Experts montagne et grand froid de l’armée de Terre, ses membres ont pour mission de garantir l’expérience et les savoir-faire techniques et humains nécessaires à la maîtrise des milieux les plus inhospitaliers de la planète, en particulier les milieux verticaux et polaires.
Changabang, Garhwal indien en Himalaya, mai 2018 : réveil matinal et décrassage musculaire vers 6 500 m
Il s’agit donc d’abord pour le Groupe de maîtriser un milieu terrestre extrême pour contribuer à la compétence opérationnelle de l’armée de Terre.
Ensuite, véritable laboratoire in situ, le GMHM explore et expérimente des techniques, des matériels et des modes d’action, d’abord pour réussir ses expéditions, mais aussi pour en proposer un avis technique à l’armée de Terre.
Avec l’IRBA en 2020, test à l’effort. / Shishapangma, 2014 : un grimpeur et le médecin de l’expédition.
Enfin, fort de la légitimité acquise sur les sommets de plus de 8 000 mètres du monde ou aux confins des déserts de glace les plus reculés, le Groupe transmet vers les forces (et en particulier vers les commandos montagne) l’ensemble de ces savoir-faire spécifiques.
Véritable ambassadeur des cimes de l’armée de Terre depuis plus de 45 ans, le GMHM représente par ses activités, la France, le savoir-faire et le savoir-être de son armée. Que ce soit dans leurs expéditions autour du monde ou lors de leurs entraînements dans le massif du Mont-Blanc, les membres du Groupe sont confrontés à des conditions extrêmes qui les obligent à repousser leurs limites tout en sachant se gérer.
Explorer et expérimenter tous azimuts. Activité dérivée de l’Alpinisme, le Paralpinisme depuis les falaises des Vuardes, massif du Mont Blanc en 2020. / Au Groenland en 2017 avec les commandos montagne.
Ainsi, la fatigue physique et psychique induites par l’environnement et l’effort, le manque de nourriture, les risques de déshydratation, les effets de l’altitude et du froid intense sur l’organisme sont des facteurs qui altèrent en permanence les capacités. Parmi ceux-ci, le manque de sommeil et la difficulté à récupérer en profondeur durant des ascensions parfois longues et intenses ou sur un effort d’endurance de plusieurs semaines, influent directement sur la performance individuelle et sur la lucidité dans l’effort.
Au GMHM, nous distinguons 3 typologies d’ascensions différentes qui nécessitent à chaque fois une gestion du sommeil particulière : les ascensions one push, les ascensions « capsule » et les immersions au long cours.
Les ascensions one push : nuit blanche (sur 36 à 48 heures maximum)
Ce type d’ascension est apparu en Amérique du Nord, en Alaska en particulier. Les alpinistes profitaient du jour permanent dans ces contrées septentrionales pour avancer sans s’arrêter et tenter de réussir le sommet en une seule fois. Ce type d’ascension est rendu possible par l’absence de matériel de bivouac à transporter.
Au cœur du Kamet (Himalaya) en 2012 : le sommet culmine à 7 756 m.
Plus léger, l’alpiniste progresse plus vite. Dans ce type d’ascension, le seul facteur limitant est donc notre résistance au sommeil et notre capacité à rester lucide dans l’effort. Car au-delà de 24 heures, les réflexes ne sont plus les mêmes. Dans un environnement ou le faux pas n’est pas permis, se connaître dans une situation de privation de sommeil est une nécessité.
Changabang, Garhwal indien en Himalaya, mai 2018 : suspendu sur les piolets, à 6 800 m après 2 jours passés sur la paroi.
Ainsi, même lorsque l’ascension ne nécessite pas forcément d’envisager un sommet en one push, les alpinistes du GMHM se fixent de nouveaux défis et recherchent ces situations d’inconfort et de privation de sommeil, d’abord pour mieux se connaître et ensuite pour s’aguerrir. Or, dans le massif du Mont Blanc, le terrain de jeu est idéal. Et lorsque les faces nord des Alpes les plus austères ne sont plus adaptées ou trop « petites », il suffit alors d’envisager des enchaînements de plusieurs voies ou de plusieurs sommets pour rapidement sortir de sa zone de confort et faire l’expérience d’un fonctionnement au ralenti, qu’il soit intellectuel avec une altération dans les prises de décision ou dans son jugement, ou qu’il soit physique.
En faire l’expérience à domicile est capital avant d’envisager de s’engager sur des sommets plus hauts et plus inaccessibles.
Les ascensions « capsule » : dormir par épuisement (sur 3 à 7 jours)
En février 2021, le Groupe ouvrait une nouvelle voie dans la face ouest des Drus (Mont-Blanc). Au cœur de l’hiver, l’équipe était partie avec 150 kg de matériel, à transporter à dos d’homme jusqu’au pied de la face puis à hisser dans la face. Réchaud, portaledge (plateforme et tente de paroi), sac de couchage, tapis de sol, etc. L’idée n’était plus d’envisager l’ascension en one push (car impossible à l’ouverture), mais de tenter d’atteindre le sommet par un nouvel itinéraire difficile, sans savoir exactement combien de temps l’ascension prendrait.
Tsaranoro, Madagascar, automne 2019. À 300 m du sol, le portaledge et son flyer (tente de paroi) offrent un confort spartiate et aérien.
Ces ascensions « capsule », ou en « style alpi », consistent donc à progresser au fur et à mesure sur une paroi, en hissant dans la face tout le matériel avec soi et en dormant dans la paroi. L’équilibre est dès lors subtil, car il faut être capable de limiter le matériel sans renoncer à l’essentiel. Chaque gramme compte, mais renoncer à certains matériels reviendrait à ne pas être en capacité de dormir du tout. Le poids en trop comme la privation de sommeil peuvent hypothéquer le sommet et la mission.
Pérou, 2017 : une nuit à la belle étoile sur portaledge en pleine paroi. Manger, s’hydrater et dormir avant de reprendre l’ascension à l’aube. / Patagonie, été austral 2019 : un champignon de neige suspendu en équilibre sous le head wall final du Cerro Torre permet de monter la tente assaut et de faire fondre de l’eau pour la nuit.
La qualité du sommeil a des conséquences importantes pendant ces ascensions qui durent plusieurs jours. Additionné aux difficultés liées à l’altitude, le corps et l’esprit ne se reconstruisent jamais totalement lors des phases de repos. On ne tombe jamais vraiment dans un sommeil profond mais on dort plutôt par phase et par « épuisement ». La promiscuité de la tente, l’altitude, le bruit du vent, l’inconfort contribuent à ce que l’organisme continue à se fatiguer et à s’abîmer. Pour récupérer totalement, il faudra attendre le retour dans la vallée.
On peut donc considérer que ce type d’ascension ne pourrait pas s’envisager sur des périodes trop longues, sans risquer de tomber dans une situation d’épuisement en profondeur, du fait de l’altitude et par manque de sommeil profond. En outre, en haute altitude, la phase de sommeil est une période insidieuse et parfois critique, car elle est propice au développement des œdèmes pulmonaires ou cérébraux.
Les immersions au long cours : dormir « presque » comme à la maison (au-delà de 20 jours)
Les raids polaires dans lesquels nous nous lançons au Groupe ont justement pour objectif de tenir sur la durée. Ainsi, tous les ans, nous embarquons au Groenland avec une dizaine de commandos pour une expédition en immersion de 20 jours en autonomie complète dans le grand froid.
L’isolement, les températures très basses (jusqu’à -30 °C), le poids des pulkas (luge de 50 à 130 kg que nous traînons), soumettent les organismes à rude épreuve. Il s’agit pour nos commandos d’apprendre à vivre et à décider en groupe dans ce milieu hostile, et non pas seulement de survivre. La survie n’est en effet possible que sur quelques jours. Ce n’est pas ce que nous recherchons avec les commandos. En leur transmettant les savoir-faire et techniques de vie en campagne dans ce milieu, ils apprennent à y vivre et donc à conserver leur aptitude à y combattre.
Perdus au milieu de la traversée sud-nord du Groenland en snowkite en mai 2019 : 2 300 km, 130 kg de matériel à tirer, 17 jours.
/ Au Groenland, avec les commandos montagne.
Dans le cadre de ces expéditions polaires, il est indispensable que les nuits sous tente soient des phases de récupération en profondeur, qui seules garantissent de tenir sur la durée. C’est pourquoi le choix des équipements pour la nuit conditionne la réussite de l’expédition. Tente polaire, duvet, sur-duvet, matelas gonflables, réchaud à essence sont autant de matériels indispensables et de procédures de mise en œuvre à connaître qui garantissent cette capacité à vivre dans le grand froid, sur une période « longue ».
Au Groenland, en 2019, avec les commandos montagne. Les pulkas font entre 50 et 70 kg.
Depuis 2018, le GMHM collabore avec l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) dans le domaine du grand froid (« Life In Frozen Environement Project »). L’objectif est ainsi par retour d’expériences terrain du Groupe, de participer aux développements d’un paquetage grand froid adapté et d’une ration alimentaire adéquate (ultra-calorifique), de mieux connaître la physiologie au froid, de produire du Rétex en interne, mais aussi directement exploitable par les forces. Cette coopération est enfin l’occasion de mettre en synergie les différents acteurs « froid » (industriels, Direction générale de l’armement [DGA], Service du commissariat des armées [SCA], État-major de l’armée de Terre [EMAT], Service de santé des armées [SSA], État-major de la 27e Brigade d’infanterie de montagne [EM27]).
En Antarctique, région de la Reine Maud, en décembre 2021. En arrière-plan, l’objectif.
En 2022, lors de l’expédition au Groenland, l’IRBA pourra objectiver les effets du froid sur l’organisme pendant le sommeil, grâce à des capteurs thermiques (contact « peau », reflet de la température cutanée-actimétrie, intérieur duvet, intérieur et extérieur tente), ainsi qu’à des questionnaires individuels (heures de coucher et lever, nombre d’éveils nocturnes ressentis…). L’intérêt sera de pouvoir étudier le sommeil sur le terrain (rusticité, froid…) et non plus seulement dans une chambre de laboratoire avec un vrai matelas et un vrai lit.
Avec l’IRBA, étude du métabolisme de repos, avant de partir au Groenland dans 1 mois.
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En montagne comme au combat, la lucidité, la vigilance et la capacité de concentration dans l’action, dont dépendent directement la qualité du sommeil et la capacité à récupérer, sont des clefs de succès et de survie indispensables. Ainsi, au même titre que l’alimentation, la gestion du sommeil est un des points cruciaux que le Groupe s’efforce de prendre en compte dans sa réflexion, son entraînement et la préparation de ses expéditions. Se connaître en situation de fatigue et être capable de décrypter des signaux d’alarme chez son compagnon, renforce la sécurité et l’efficacité d’une cordée. Or, au même titre qu’il existe des techniques pour s’acclimater correctement à la très haute altitude, il est possible de s’entraîner en situation de privation de sommeil pour s’y accoutumer, c’est-à-dire pour habituer son corps et son esprit à cette situation d’inconfort.
Afin de mieux déterminer comment nous devons nous préparer, il est important de définir à quel type d’inconfort nous aurons à faire sur le terrain : ne pas dormir du tout et résister jusqu’à épuisement (One Push), mal dormir mais récupérer a minima pour tenir suffisamment longtemps (« style alpin »/« capsule »), dormir profondément d’un sommeil réparateur pour durer sans limite (« immersion au long cours »).
Enfin, en fonction de la durée d’exposition au milieu et des objectifs à atteindre, il est indispensable de se préparer d’un point de vue matériel et logistique, et de partir avec des équipements adaptés. La rusticité et le dépouillement dans l’extrême, en particulier dans le milieu froid ou en montagne, sont une nécessité et une qualité à détenir qui trouvent rapidement leurs limites si elles ne s’appuient pas sur des matériels adéquats et des procédures de mise en œuvre maîtrisées.