Unité militaire de l’armée de Terre, la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) intervient au cœur de la métropole parisienne et sur ses trois départements limitrophes. « Projetés en opération » en permanence, ses 8 500 sapeurs-pompiers interviennent, de jour comme de nuit, pour lutter contre tous les sinistres et secourir toute détresse. L’empathie, le respect et le haut niveau d’exigence physique imposent aux militaires une disponibilité physique et mentale irréprochables, amoindries cependant par le déficit de sommeil lié aux interventions nocturnes. L’optimisation du repos et la gestion du sommeil se retrouvent ainsi comme des enjeux clés pour garantir l’efficience du sapeur-pompier, la qualité de service de la BSPP et, in fine, la résilience du système de secours parisien.
Les enjeux du sommeil et les mesures mises en œuvre à la BSPP
Un signal strident qui émane au loin de l’unité centrale du Poste de veille opérationnelle (PVO). Les regards se croisent, une nouvelle intervention ? Le caporal-chef Jérôme, le caporal Alan et le soldat de première classe Charlotte viennent de s’attabler pour leur pause déjeuner. À 15 h 20. La sonnerie se fait plus proche, un bip, une vibration à la ceinture. Aucun doute, le devoir les appelle à nouveau. Laissant là leurs assiettes encore fumantes, ils dévalent l’escalier, et tandis que le chef d’agrès se rend au PVO pour y prendre les informations, le conducteur débranche la prise maréchal, allume le moteur du Véhicule de secours et d’assistance à victimes (VSAV) et se tient prêt à « décaler » comme on le dit chez les pompiers qui partent en intervention. « Ça part pour accident de circulation sur le périphérique intérieur, accès par la porte de la Villette, un motard au sol », déclare le caporal-chef Jérôme en montant dans l’engin.
Premier vecteur présenté sur les lieux de l’accident, le VSAV se stationne pour faire obstacle et ainsi sécuriser l’intervention en attendant l’engin de renforcement. Tandis que le caporal Alan balise rapidement la zone, la première classe Charlotte se place au « maintien-tête ». Chaque geste compte pour venir en aide à l’homme d’une quarantaine d’années qui a glissé sur la chaussée mouillée, percuté de plein fouet par un utilitaire lancé à plus de 50 km/h. Ces gestes, la première classe les a appris et répétés mécaniquement pendant des heures en formation initiale, puis lors des manœuvres quotidiennes au centre de secours. Il va falloir tenir la position aussi longtemps que nécessaire. Mais la fatigue la submerge, les yeux piquent, les muscles tremblent. La nuit a été courte, blanche même. Cinq interventions aux quatre coins du secteur, échelonnées tout au long de la nuit : agression sur la voie publique, intoxication médicamenteuse au 26e étage d’un immeuble, personne malade de la Covid-19, rixe entre migrants aux abords du périphérique, œdème aigu du poumon pour terminer la nuit. Et la matinée n’est pas moins dense : vérification du matériel, début de manœuvre incendie interrompue par une intervention, début de séance de sport, elle aussi écourtée par l’appel des secours pour un départ de feu dans un appartement. Car nos trois camarades sont aujourd’hui de garde dans un engin modulaire, capable d’intervenir aussi bien sur des interventions de type feu que des interventions de secours à la personne. La journée ne laisse aucun répit tant la sollicitation est élevée. Pourtant il faut tenir, car la mission continue. Cette même après-midi, on appelle le 18 pour un appartement en feu, puis une noyade dans le canal de l’Ourcq, deux interventions qui tiendront nos camarades éveillés jusqu’au petit matin.
Ainsi, peuvent s’enchaîner 48 heures de vie pour les soldats du feu de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) : une sollicitation extrême, une mission particulièrement exigeante, tant physiquement que mentalement. Pourtant, ils sont des femmes et des hommes comme les autres, rapidement usés par les privations de sommeil imposées par le rythme de cette unité en opération 24 heures sur 24 et tous les jours de l’année.
Des fragilités avérées appelant à une action forte
Conscient depuis longtemps de la tension physiologique et des enjeux de la fatigue comme facteur de réussite opérationnelle, le général commandant la BSPP demande, en 2017, la réalisation d’un audit sur les rythmes et la vigilance de ses personnels. Cette étude doit permettre au commandement d’appréhender les différents paramètres pouvant être impliqués dans la fatigue opérationnelle, les accidents en service, les contentieux, voire l’attrition chez les jeunes recrues.
En outre, une thèse (1) réalisée entre 2015 et 2016 sur la prévalence des troubles du sommeil à la BSPP et leur impact en intervention démontre que l’état d’hyper-somnolence (ou somnolence excessive) est rencontré chez 20,7 % des 733 sapeurs-pompiers interrogés (contre 13 % au sein de la population francilienne et 14 % chez les pompiers américains). L’étude de 2018 sur le sommeil, confiée à l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) et réalisée au 1er groupement d’incendie et de secours, met en exergue d’importantes fragilités comportant des conséquences directes sur l’efficacité opérationnelle, la sécurité, la qualité de vie et la santé au travail. Il est ainsi démontré que le rythme des gardes ne permet pas d’assurer suffisamment de récupération physiologique et notamment un sommeil de qualité. Plus d’un tiers des militaires du corps effectuent plus de trois interventions nocturnes (après 23 h). Lors de cette étude, le sommeil est analysé à l’aide des bracelets actimétriques portés par le personnel participant à l’expérimentation. L’observation minutieuse des relevés montre que sur une phase de 24 heures, le sommeil s’élève en moyenne à 4 heures pour un jour de garde, contre 7 heures lors d’une période de repos en centre de secours et 7 h 30 lors d’une période de repos à domicile. À cette faible quantité vient s’ajouter la mauvaise qualité du sommeil, qu’il s’agisse d’une période de garde (sollicitation opérationnelle, veillées et réveils nocturnes), d’une période de repos en centre de secours (réveils nocturnes liés aux sonneries, vie en collectivité), mais aussi lors des séquences de repos à domicile (charges familiales, activités de sapeurs-pompiers volontaires, trajets professionnels).
Les conséquences sur la performance et la sécurité sont sérieuses que ce soit à court et moyen termes : altération de la qualité de veille, d’une part, (baisse de la vigilance, trouble de l’attention, propos incohérents, agressivité et amnésie) et comportements à risques, d’autre part, (risque de sur-accident sur la route, notamment chez les jeunes conducteurs marqués par l’immaturité du centre nerveux augmentant le temps de réaction, impact sur l’attention, la vigilance). À plus long terme, l’hypersomnolence entraîne de graves altérations médicales (majoration de pathologie neurodégénérative comme Alzheimer, pathologies cardiovasculaires, syndromes de l’apnée et narcolepsie).
L’hypersomnolence peut ainsi expliquer une augmentation de la prise de risque, une fragilité émotionnelle, une perte des repères éthiques et des comportements plus agressifs. Plus concrètement, les capacités d’écoute et de bienveillance envers les victimes s’en trouvent directement affectées ; ainsi naissent les difficultés relationnelles entre sapeurs-pompiers et requérants, avec les chefs, les subordonnés ou les proches (conflits sur intervention, ordres peu clairs, tensions familiales).
L’organisation interne (piquets opérationnels, aménagements de l’infrastructure, emploi du temps) apparaît rapidement comme une voie de progrès potentiel afin notamment d’accorder sa juste place à la récupération.
Les mesures prises par la BSPP : un changement de mentalité
exigeant l’implication du commandement et la discipline individuelle
L’objectif poursuivi par le commandement de la BSPP réside dans le maintien de la capacité opérationnelle de la Brigade, mission dont le succès repose indéniablement sur la performance et la sécurité de chacun de ses maillons humains. La performance du corps doit assurer une haute qualité de service rendu – notamment pour le secours à la personne, soit 80 % de l’activité – sans jamais négliger la sécurité. Cette dernière condition implique de prendre en compte les enseignements mis en lumière par les études successives : dette de sommeil chez une majorité de personnel, risque élevé d’hypovigilance et de somnolence, très peu de contre-mesures préventives ou même curatives.
À l’issue de la parution de l’étude de l’IRBA, les chefs de corps de la BSPP reçoivent donc pour mandat d’étudier les nouvelles organisations et modalités d’exécution du service pour identifier des pistes permettant aux équipages de bénéficier de périodes de récupération. Le 1er groupement s’implique dans cette voie par une vision globale reposant à la fois sur une implication très forte de toutes les équipes de commandement des compagnies d’incendie et de secours, et un impératif de discipline individuelle. La directive sur la Maîtrise de l’usure du potentiel humain (MUPH) fixe le cap à suivre au sein du groupement et précise les mesures à mettre en œuvre. Ces dernières sont intégrées dans un audit réalisé en interne dans chaque compagnie, sous la responsabilité du commandant d’unité : les trois piliers sacralisés sont la manœuvre (PREPAOPS), le sport et la récupération. Les unités sont alors missionnées pour distinguer ce qui peut être amélioré dans chaque domaine : infrastructure (aménagement de chambre refuge pour le personnel de repos, réduction du volume et pertinence des blocs de sonneries de feu, mise en place de bipers individuels, interdiction des appels micros), service de garde (étude individualisée du service pour limiter le nombre de trajets domicile-travail, services de garde expérimentaux), adaptation de l’emploi du temps et de l’organisation de la garde quotidienne.
C’est sur ce dernier point que se porte l’effort, puisqu’il nécessite un changement dans les mentalités. Il n’est pas dans les mœurs des pompiers de Paris de réclamer du repos lors d’un temps de garde ou de proposer un aménagement de service pour récupérer d’une nuit écourtée par les interventions. Dans ce contexte, la directive reste très claire et l’engagement des cadres revêt un caractère primordial : prise en compte du personnel en dette de sommeil (adaptation de l’activité sportive, du piquet opérationnel, éventuelle mise en sommeil), sacralisation d’un créneau de pause méridienne (POP : Pause opérationnelle physiologique, sans écran ni appel micro), suivi minutieux par le chef de garde du temps d’engagement opérationnel individuel grâce à un outil dédié.
Après une importante période d’appropriation, ces contremesures sont désormais bien comprises et appliquées. Elles permettent de diminuer la vulnérabilité du soldat du feu pour accomplir sa mission en sécurité, pour lui et pour ses frères d’armes. Néanmoins, elles continuent de nécessiter tout à la fois l’implication du commandement et la rigueur individuelle. Le commandement a ainsi pour mission de promouvoir ces nouvelles règles de vie pragmatiques et d’en favoriser la compréhension par les cadres intermédiaires (sous-officiers et gradés). Ces derniers sont alors les garants de la gestion, la surveillance et la sensibilisation du personnel à ces contremesures. Il revient enfin à chacun de veiller à sa propre hygiène de sommeil, mais surtout à son emploi des phases de repos à domicile. Les mesures systémiques, aussi volontaristes et opportunes soient-elles, sont rendues tout à fait inefficaces si chaque personnel ne s’astreint pas à occuper judicieusement son temps de repos. Les sapeurs-pompiers du 1er groupement exercent en effet de nombreuses activités en dehors de leur service (engagement social, sapeur-pompier volontaire…). Il est donc impératif que cette seconde activité n’obère pas leur mission première à la BSPP. Il revient aussi à chaque militaire de ne pas se priver volontairement de repos la veille de sa prise de garde par une sortie nocturne dans les nombreux lieux de fêtes parisiens.
Inscrire la démarche dans le temps long et achever la « révolution silencieuse »
Trois ans après les premiers travaux et deux ans après les premières mesures prises, le commandement se lance désormais pour défi d’inscrire la démarche dans le temps long. Pour cela, il convient de réajuster le dispositif pour le rendre le plus adapté possible au métier de sapeur-pompier militaire. C’est dans cette perspective qu’une nouvelle phase a été initiée sous l’égide du Bureau médical d’urgence (BMU) de la BSPP. L’étude PRO-MUPHIN 2021 poursuit ainsi un double objectif : déterminer le taux de prévalence de l’hypersomnolence à la BSPP en 2021, d’une part, et évaluer l’impact des mesures de maîtrise de l’usure du potentiel humain appliquées au sein des centres de secours, d’autre part. L’étude épidémiologique qui se veut à la fois descriptive et analytique cible plus de 2 600 sapeurs-pompiers sur la base de deux questionnaires entièrement anonymes. Le premier à destination des sapeurs-pompiers et le second à destination des chefs de centre, afin d’évaluer l’adaptation de leur infrastructure et les mesures prises dans leur CS. Réalisée au second semestre 2021, les retours sont en cours d’analyse par les médecins de la Brigade et devraient être présentés avant l’été 2022.
Cette seconde séquence illustre la volonté de faire évoluer le système afin de le rendre plus résilient et durable. En effet, rendre chaque sapeur-pompier plus sensible aux enjeux de la maîtrise de l’usure du potentiel humain, c’est garantir au système de secours de la BSPP une performance accrue, un fonctionnement plus sûr, puisqu’il est désormais opéré par des militaires qui n’ont pas peur de reconnaître leurs limites, et par des cadres qui ne craignent pas de regarder cette réalité en face, loin de tout faux-semblant et de toute prétention à l’invulnérabilité. Car c’est finalement là l’enjeu de cette « révolution silencieuse » opérée à la BSPP depuis deux ans : préférer au culte de la perfection, qui mise sur l’apparence d’un soldat tout-puissant, une culture de la juste performance. Une démarche lucide mais courageuse, qui accepte d’accueillir les hommes et les femmes tels qu’ils sont, avec des limites et des failles qui sont autant d’axes d’effort sur lesquels progresser.
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Il nous est souvent enseigné que la mission est accomplie lorsque le feu est éteint. J’y ajouterai qu’elle n’est pleinement réussie que lorsque tous les équipages sont rentrés au CS, que la garde peut continuer. Pas seulement le lendemain mais aussi le surlendemain, un an après et même des années après. Pour garantir ce « développement durable » du système de secours, il nous revient de ne pas « l’abîmer » et de limiter autant que possible l’usure physique et psychologique de ses rouages qui ne sont autres que les femmes et hommes du 1er groupement qui défendent quotidiennement une partie de Paris et la Seine-Saint-Denis depuis 50 ans. ♦
(1) Pierres V., Lefloch H., Sauvet F., et Chennaoui M., Évaluation de l’impact des troubles du sommeil au sein de la BSPP – impact en intervention, Université Paris-Sud, 2016.