Le rythme du sommeil est influencé par notre environnement (cycles jour/nuit) et à notre organisation sociale (temps de travail/temps de repos). Pour étudier les rythmes biologiques du sommeil et en tirer des enseignements, il faut déconnecter les individus des repères temporels naturels et technologiques. Afin de compléter les expériences préexistantes sur ce sujet, l’expérience Deep Time a été mise en place. Elle visait à plonger 14 individus ordinaires dans un espace sans repères temporels (la grotte de Lombrives en Ariège, France) pendant 41 jours pour observer leur adaptation au milieu, leur perception individuelle du temps et leur synchronicité sociale pour la réalisation de tâches collectives.
Expérience « hors du temps » sur l’adaptation du cycle de sommeil de l’individu
Le sommeil humain est soumis à de nombreuses contraintes et inducteurs qui influencent grandement nos rythmes veille/sommeil, à commencer par les cycles naturels jours/nuits liés à la période de 24 heures de rotation de la Terre sur elle-même, et aux cycles saisonniers relatifs à la révolution de 365 jours autour du Soleil. Nos systèmes organisationnels sont par ailleurs devenus des influenceurs majeurs, avec les horaires de travail, de vie sociale et d’interactions technologiques et numériques, les conglomérats citadins, de plus en plus importants avec les bruits et activités résultants, et les stress, peurs et émotions liés à la vie moderne. Sans même être dans le cadre de théâtres d’opérations engagées, le sommeil humain est de plus en plus perturbé (1).
Il semble également que notre perception du temps ait un rôle important à jouer dans la perception individuelle du sommeil. Une altération de la perception temporelle – partie intégrante du signe clinique de désorientation spatiotemporelle – induit des stress et fatigues mentaux importants, provoquant une difficulté à organiser son temps de sommeil, comme l’a montré l’étude Covadapt (2) portant sur la période mars-décembre 2020, ainsi que d’autres études sur la même période. Dans un contexte d’incertitude et d’anomie temporelle (3), dues aux confinements et restrictions lors de la pandémie de Covid-19, un pourcentage non négligeable de personnes a perdu la notion du temps, la capacité à se projeter dans le futur avec, dans la plupart des cas, des troubles plus ou moins profonds du sommeil. Si le sommeil est très étudié dans des cadres de vie normés, il est toujours difficile de mener des études lors des moments de contraintes fortes, et plus encore de comprendre les rythmes biologiques et cognitifs, dont le sommeil, hors des influenceurs habituels. Face aux nombres importants de fatigues mentales en 2020 et 2021, de pertes de notion du temps et d’altération du sommeil, il nous a paru intéressant de mener une étude dans un système temporel anomique, sans indicateurs horaires d’aucune sorte, que l’on peut appeler une expérience « hors du temps », selon le terme utilisé en France, pour la première fois en 1962 par Michel Siffre, et en Allemagne, en 1964, par Jürgen Aschoff.
Les expériences hors du temps
Étudier les rythmes du sommeil dans un univers totalement déconnecté des indicateurs temporels permet d’observer les rythmes biologiques lorsqu’ils ne sont pas soumis à des injonctions horaires externes artificielles ou aux rythmes naturels qui peuvent dégrader le sommeil et donc le repos. Vont-ils continuer de suivre nos classiques 24 heures ou, au contraire, s’installer dans une autre rythmicité ? Seront-ils réguliers ou variables, voire désordonnés ? Quel est alors le rapport entre sommeil et repos ?
Depuis le milieu du XXe siècle, des centaines d’expériences en temporalité dirigée et en milieu fermé ont été menées dans le monde, mais seulement une vingtaine ont été conduites totalement hors du temps, en milieu naturel avec ses contraintes associées, adossées à un protocole scientifique sérieux. La plupart d’entre elles étaient en solitaire et quelques-unes en petit groupe de deux ou trois, toujours non-mixte. Leur durée variait de 7 à 177 jours (la plus longue connue, menée par Jean-Pierre Mairetet en 1966 (4)). Dès 1938, une première expérience fut dirigée par Nathaniel Kleitman et son assistant Bruce Richardson qui s’enferment pendant trente-deux jours dans la grotte Mammouth au Kentucky, aux États-Unis, à 42 mètres de profondeur, sans lumière naturelle et une température constante de 11 degrés (5). Ils observent un protocole particulier, en cherchant à se caler sur un rythme de 28 heures pour déterminer si, en l’absence de rythme naturel, nous pourrions nous organiser sur une temporalité différente, choisie au hasard.
Ce n’est que dans les années 1960 que de véritables expériences « hors du temps » sont menées. En France, le spéléologue Michel Siffre s’enferme en solitaire à 100 mètres sous terre, dans le gouffre de Scarasson pendant 60 jours (6). L’Allemand Jurgen Aschoff, de son côté, installe un bunker en forme de maison pour placer de petits groupes dans un monde hors du temps, pour de courtes périodes (7). Durant deux décennies, sous l’impulsion de ces deux hommes autant que des agences spatiales russes et américaines, dont les vols habités obligent à des questions plus poussées sur les rythmes biologiques humains, plusieurs expériences seront menées. Un consensus en ressort, qui fait aujourd’hui référence pour tous les articles novices ou scientifiques (8).
Le rythme biologique circadien profond, inné, n’est pas exactement de 24 heures. En l’absence de marqueurs de temps synchroniseurs que sont les rythmes sociaux et les alternances jour-nuit, le rythme spontané s’installe sur 25 heures ou 24 h 30. Les oscillations de la température centrale, de la sécrétion du cortisol, et vraisemblablement les rythmes de sommeil paradoxal, reculent d’une heure toutes les 24 heures. En libre cours, ce rythme paraît rester très stable. Le sujet se lève et se couche en se décalant d’une heure tous les jours par rapport à ses horaires habituels de 24 heures. L’alternance phases éveillées et phases de sommeil garde également une proportion stable, en moyenne pour un individu normal de 2/3 d’éveil pour 1/3 de sommeil. Ces résultats, couplés à ceux de nombreuses études, déterminent la présence d’une « horloge interne », un rythme biologique profond dont les noyaux suprachiasmatiques – deux structures situées à la base de l’hypothalamus, au-dessus du chiasme optique – jouent le rôle de synchroniseur des rythmes circadiens (9).
Pour autant, au bout de quelques semaines d’expérience, on voit apparaître des anomalies importantes du rythme veille/sommeil. Dans les systèmes anomiques ou perturbés, les alternances veille/sommeil se dérèglent et les perceptions n’ont plus rien à voir avec la norme biologique rythmée. Certains cycles veille/sommeil atteignent 60 heures quand d’autres ne durent que 12 heures. Le sujet vit donc, si l’on en croit les données sur la notion d’horloge interne, à contretemps de ses rythmes de cortisol et de température. Il dort en phase « chaude », s’active, travaille et mange en phase « froide ». Il n’existe plus de relation de phase stable entre la température, la sécrétion du cortisol et d’autres constantes biologiques, d’une part, et les rythmes éveil-sommeil et perceptifs, d’autre part. Chacun de ces rythmes oscille de façon autonome. On parle alors de « syndrome de désynchronisation interne ».
Ainsi, Michel Siffre pensait qu’il était le 20 août 1962, lorsqu’on lui annonça que l’expérience arrivait à son terme, le 14 septembre. Il avait 25 jours de retard sur les 58 journées « hors du temps » effectives. Un phénomène constant qui peut aller jusqu’à découpler ses journées. Antoine Senni, lors d’une expérience de 122 jours en 1964, avait basculé sur un rythme bi-circadien, avec des cycles de 48 heures.
De nombreuses questions en suspens
Ces données et ces conclusions sur des rythmes biologiques synchronisateurs profonds posent donc de nombreuses questions, et présentent plusieurs lacunes.
La première étant de comprendre pourquoi, si nos rythmes biologiques sont réglés de manière absolue, les rythmes de vie sont eux totalement décalés, dans la perception, comme dans les faits. Est-ce la manière de collecter et d’analyser les données sur les rythmes qui a fait défaut, des interprétations imposées au fil du temps que personne n’ose remettre en question, ou devons-nous admettre que nos principaux synchronisateurs, en dehors des cycles terrestres et de nos activités quotidiennes, ne sont peut-être pas biologiques, mais d’un autre ordre, liés au cognitif, à la psychologie, à l’envie ou aux conditions de vie ?
Ces travaux antérieurs manquent souvent, en réalité, de tests bien contrôlés et ont utilisé des critères hétérogènes conduisant à des incohérences méthodologiques avec la littérature de simulation en laboratoire (10).
L’autre évidence est la limite de telles expériences sur un très petit nombre de sujets, souvent en solitaire, et les outils de mesure, certes à la pointe à l’époque, mais limités dans leurs précisions et leur amplitude. En particulier, si la biologie humaine a été le sujet focalisant des études menées, la cognition, la psychologie, le rapport au territoire et à autrui, ont été presque totalement absents de ces travaux.
Aussi, dans un contexte de vie terrestre de plus en plus changeant et incertain, alors que l’installation sur de nouveaux corps célestes dans un futur proche est redevenue une réalité et que la quantité d’injonctions temporelles et fonctionnelles extérieures perturbent de plus en plus le sommeil, il nous a paru intéressant de reprendre ces travaux au sujet de l’adaptation et des rythmes humains dans des conditions anomiques extrêmes, à savoir dans un univers entièrement nouveau pour les sujets et en absence de toutes informations temporelles naturelles (lumière du soleil absente), ou technologiques (réveil, montre, support numérique horodaté).
Il nous est immédiatement paru indispensable de travailler sur un groupe humain mixte dont le nombre de sujets – bien que toujours limité par l’environnement – permet des études statistiques comparées suffisantes.
Environnement et installation de l’expérience Deep Time
Le choix des sujets de l’expérimentation Deep Time s’est porté sur des personnes dites « lambda », à savoir choisies parmi la population générale, sans préparation spécifique ni expériences préalables de vie en condition extrême, à l’exception de Christian Clot, chercheur-explorateur confirmé, organisateur et concepteur de la mission. Sept femmes et sept hommes, sujets volontaires, en plus de Christian Clot, ont été sélectionnés selon des critères respectant les normes en vigueur pour des expérimentations sur l’humain. Ils ont entre 27 et 50 ans, caucasiens, droitiers, en bonne santé physique et mentale et sans antécédents médicaux ou chirurgicaux incompatibles avec l’expédition. Ils ont donné leur consentement éclairé par écrit pour mener une expérience d’enfermement dans une grotte naturelle aussi bien que pour mener les travaux scientifiques associés. L’ensemble était hétérogène aussi bien en matière de classes sociales, de niveaux d’études ou de métiers.
L’expérience s’est déroulée du 14 mars 2021 à 20 h au 24 avril 2021 à 20 h dans la grotte française de Lombrives en Ariège. Celle-ci s’étage sur deux niveaux, avec des boyaux principaux et de nombreux boyaux annexes, pour une distance totale d’environ 4 kilomètres, avec 10 mètres de hauteur pour les boyaux majeurs. Une grotte vaste, dont l’ensemble était accessible aux deeptimers, les sujets de la mission. Après des années d’études in situ et l’analyse de plusieurs études similaires ou assimilables, nous avons acquis la certitude que, pour bien comprendre les aptitudes et fonctionnements humains, il est nécessaire de les étudier dans un milieu naturel et lors de situations au plus proche d’un principe de vie réelle, permettant de créer un cadre de vie offrant la possibilité « d’exploration », à savoir de prendre possession de son territoire et de pouvoir y projeter des envies, des possibilités futures et offrant des possibilités d’émerveillement, un contexte favorable pour générer un mode de vie possible de long terme (11).
L’implantation comportait plusieurs zones importantes :
1) Zone de vie : secteur de cuisine, de détente et de loisir, seul lieu qui pouvait être éclairé par un ballon lumineux lorsque plusieurs personnes s’y trouvaient, sur décision collective.
2) Zone scientifique : cabane en matériaux isolants, permettant des opérations scientifiques qui demandaient des manipulations complexes.
3) Zone dortoir et de silence absolu : à 800 mètres de la zone de vie afin d’en éviter toute perturbation. Une tente par personne.
4) Espace de parole : boyau isolé permettant aux sujets de s’exprimer face à une caméra pour les études éthologiques et psychologiques.
5) Sas : seul « lien » avec l’extérieur, zone d’échange permettant de déposer des déchets ou résultats de travaux pour l’équipe extérieure, sans jamais avoir de contact direct avec elle.
Enfin, la « zone exploratoire », soit l’ensemble du reste de la grotte, où les deeptimers pouvaient évoluer pour explorer un territoire qui leur était inconnu.
Une base arrière dite de « surface », bénéficiant d’une présence 24 h/24, était par ailleurs installée devant l’entrée de la grotte pour la sécurité et la récupération des éléments du sas.
L’ensemble de la grotte bénéficie d’un climat constant de 10 °C (+/-0,5 °C en zone de vie) et 100 % d’humidité. Une constance qui n’existe dans aucun lieu ouvert de la planète (12).
Aucun repère temporel n’était disponible dans la grotte. L’horodatage avait été supprimé de toutes les machines utilisées à des fins scientifiques ou d’images, et personne, pas plus le chef d’expédition que quiconque, n’avait accès à une donnée horodatée.
L’ensemble de la nourriture (pour 60 jours) et des équipements ont été installés préalablement à la mission (4,5 tonnes), si bien que durant les 40 jours l’isolement était total.
Les seules règles à respecter étaient les suivantes :
• Chaque sujet doit vivre selon son propre rythme, dormir et manger lorsqu’il en ressent le besoin. Personne ne doit réveiller personne, pour aucune raison, excepté le chef d’expédition ou le médecin en cas d’urgence médicale.
• Les sujets ont des tâches à réaliser de maintenance des systèmes de vie (générer l’eau, l’électricité, assainissement, nettoyage et autres), de travaux scientifiques et différents travaux de nettoyage de la grotte, d’inventaires (zoologique, peintures murales) et autres. Ces tâches ont été calculées pour représenter environ un cinquième du temps global, soit l’équivalent d’une charge de 35 heures par semaine. Ils doivent les réaliser selon leurs rythmes, certaines tâches impliquant cependant plusieurs personnes.
• Aucun film ou musique enregistré n’était autorisé (il aurait donné un indicateur temporel). Toutefois, plusieurs instruments de musique, plus de 500 livres, des jeux et les balades dans la grotte permettaient des loisirs variés.
Méthodologie scientifique
Les thématiques globales de recherches liées au projet Deep Time portent sur :
1) les mécanismes d’adaptation face à une condition anomique du milieu de vie ;
2) la capacité individuelle de perception du temps et des rythmes biologiques en l’absence de tout marqueur temporel ;
3) la synchronicité collective fonctionnelle secondaire à l’absence de ces marqueurs temporels.
Ces travaux sont menés à l’aide d’une méthodologie qui associe différents protocoles complémentaires, touchant à l’ensemble des paramètres individuels et collectifs, par des études pluridisciplinaires, multifactorielles et intégratives, dont les principales portent sur la cognition, la physiologie, la sensorialité, les états et aptitudes mentales, les relations interindividuelles, la sociologie et les systèmes organisationnels. Les sujets ont été suivis en pré, post et in situ.
Neuf axes de travaux ont été menés représentant une cinquantaine de protocoles (13). Concernant plus particulièrement la chronobiologie et le sommeil (axe 2), afin de mettre en évidence les périodes des rythmes des marqueurs principaux de l’horloge biologique, les variables suivantes sont suivies : rythme de l’activité des périodes veille/sommeil) par actimétrie (14), rythme des marqueurs cognitifs et cardiaques du sommeil (Appareil EEG Somté à huit canaux), des marqueurs chronobiologiques par prélèvements salivaires (cortisol, mélatonine, hormone de croissance) et la température centrale H24 (par gélules ingérables e-Celsius-BodyCap). Ces données sont complétées par des agendas et questionnaires perceptifs, des évaluations temps de réaction et du dynamisme via PVT et Flicker, et une évaluation estimée par les sujets.
Ces mesures sont complétées de manière directement interdépendante par les données concernant les systèmes organisationnels – interaction sociale, organisation des travaux, gestion d’équipe, leadership – qui ont potentiellement une grande influence sur les rythmes individuels.
Premières observations
Alors que les données sont encore en cours d’analyse par les différentes équipes, les premières observations tant in situ que des pré-analyses permettent de remettre en question les rythmes du sommeil et leurs implications sur l’organisation générale.
En premier lieu, nous identifions trois phases clairement spécifiées, qui sont relativement génériques lors de nouvelles situations de vie.
• La première est la phase de découverte qui correspond à une suractivité cognitive et émotionnelle. Plusieurs niveaux d’informations s’entrecroisent, voire s’entrechoquent, entre la découverte des nouvelles conditions de vie, les apprentissages nécessaires pour y évoluer – en l’occurrence, presque l’ensemble des sujets devaient apprendre à se déplacer à l’aide de technique de spéléologie, comme de descendre et remonter sur corde pour aller chercher de l’eau, à plus de 20 mètres de hauteur et explorer plus tard la grotte – et des personnes avec qui l’on va passer 40 jours dans ces territoires.
À cela s’ajoutent le noir quasi absolu et l’absence totale d’indicateurs temporels, qui impliquent de devoir réapprendre à écouter ses propres signaux pour savoir si l’on a assez dormi ou non au moment d’un réveil. D’autant plus que, durant les premiers jours, environ sept jours, nous possédons encore une mémoire temporelle de nos rythmes habituels qui fait perdurer certains rythmes individuels. Ainsi, après 7 cycles – un cycle correspond à une période de veille et une de sommeil, d’un réveil à l’autre – le décalage perçu entre le temps réel de surface et la grotte était, en moyenne sur les 15 sujets, de 14 heures. Alors qu’il était dimanche 21 mars à 18 h 30, les sujets estimaient qu’il était lundi matin à 8 h 30, soit un décalage perceptif positif de seulement 2 heures par jour. Au bout des 40 jours, ce décalage est devenu négatif et bien plus important avec plus de 240 heures de différence perçue entre le temps réel et le temps perçu, soit entre le 7e et le 40e jours, une moyenne différentielle de 7 h 30 par jour. Durant cette première semaine, les cycles sont encore relativement stables et les périodes veille/sommeil restent relativement normées, sur des moyennes proches de 24 heures.
Cette première phase, qui a duré environ 12 cycles, est donc extrêmement active, riche en échange et dialogue. L’ethnologue Carole Tafforin, sur la seule donnée des interactions sociales, montre une augmentation constante des interactions entre sujets (plus de 1 000 par cycle au plus haut) durant cette première phase.
• S’ensuit une deuxième phase dite « d’apathie », qui s’installe de manière assez abrupte. Soudain, l’activité, les interactions et les motivations chutent très rapidement. Un indicateur, les interactions entre individu, tombe subitement à moins de 400. On peut supposer que la fatigue de la phase « découverte » cumulée à une désorientation temporelle de plus en plus importante et un nombre d’émotions conséquentes dans ce nouvel univers génère une fatigue cognitive délétère. Cette phase d’un tiers environ de l’expérience voit également les rythmes se décaler de plus en plus entre les sujets, avec des saccades d’un cycle à l’autre parfois très importantes. Il y a en continu dans la même période, un ou plusieurs sujets réveillés et endormis, avec de fortes amplitudes temporelles/horaires et une difficulté réelle à générer un travail collaboratif. Durant cette période commencent à intervenir des altérations mémoires (mémoire à court terme) qui vont aller croissant au fil des cycles, déjà bien documentées par les expériences hors du temps précédentes. L’impression, à l’intérieur de la grotte, est à la fois d’une forte désorientation, autant que d’une installation dans des rythmes personnels mieux acceptés, qui permettent d’avoir des sensations de plein repos et de maîtrise de sa propre vie. Cela se fait cependant au détriment du travail collaboratif, comme s’il fallait passer par une phase d’introspection dans cette situation nouvelle avant de pouvoir à nouveau créer une nouvelle trame relationnelle sociale.
• La troisième phase a débuté par une discussion, sous forme de rappel par le chef d’expédition des travaux et tâches à réaliser, prévues avant l’entrée dans la grotte, et le besoin de s’organiser pour les réaliser. Des leaders se sont auto-nommés pour chaque tâche et des sujets se sont inscrits pour les réaliser. Il va se créer un nouveau besoin. Les systèmes horaires vont s’ajuster de manière très naturelle. Sans aucun moyen de se donner des rendez-vous ou des plages horaires, il faut cependant mettre en place un travail de collaboration. L’un d’entre eux, l’inventaire des glyphes, demandait 5 personnes, soit un tiers de notre effectif. Pourtant, alors que des sujets continuaient bien entendu de dormir plus ou moins, une synchronicité « de besoin » s’est installée entre individus. Non pas de réveil ou temps de sommeil identique, mais de plages horaires suffisamment importantes pour réaliser les tâches collectives. Apparaît une stabilisation globale, sous forme de synchronicité fonctionnelle, au-delà de l’individu et de ses rythmes propres. Les interactions sociales ont de nouveau plus que doublé et il existait de véritables plages durant lesquelles l’ensemble des sujets dormaient et d’autres, d’éveil collectif. Si nous possédons une « horloge interne », il semblerait bien que le besoin social et de communauté l’emporte sur la synchronicité en générant un mode opérationnel naturel.
Parmi les autres observations initiales liées au sommeil, que l’équipe Comète de Benoit Mauvieux a commencé à analyser, il est à noter également que, sur les 40 cycles, aucun des sujets n’a eu ni de cycles réguliers, ni constants sur une temporalité similaire. Après les 7 premiers cycles, l’ensemble des cycles suivants sont saccadés, jamais identiques et pouvant passer d’un cycle de 60 heures à un autre de 24 heures sans transition. Il n’est pas observé de décalage spécifique d’une heure par jour comme au cours de certaines expériences en solitaire. Un indicateur qui semble montrer, comme postulé initialement, que si nous avons bien une horloge biologique, elle est contrecarrée par d’autres horloges qui semblent prendre le dessus : entre autres l’horloge sociale et une autre, moins identifiée et à démontrer, de sensation de maîtrise de son propre temps. Cette sensation, qui a été exprimée très tôt dans l’expérience par plusieurs sujets, s’est identifiée dès la moitié de l’expérience sous le terme « liberté ». En l’absence d’injonction temporelle et d’obligation horaire, les individus d’un groupe humain, rassurés et se sentant en sécurité de par la présence même du groupe, se sont sentis suffisamment à l’aise pour générer un rythme qui leur correspondait parfaitement.
* * *
En conclusion de ces résultats très préliminaires, on peut considérer qu’il existe clairement une très grande différence entre des individus solitaires dans un espace restreint et un groupe humain vivant dans un espace conséquent permettant l’exploration, source d’émerveillement positif pour l’ensemble des sujets. Cette aptitude apaisante à l’émerveillement, ajoutée à la sensation de liberté, a permis au collectif de jouer pleinement son rôle rassurant, plutôt que d’être source de conflit, influant de manière positive sur la capacité de repos et de sommeil.
La synchronicité sociale semble, par ailleurs, prendre le dessus sur les rythmes biologiques personnels. Le groupe, lorsqu’il joue ce rôle sécurisant, permet au sujet de générer ses propres rythmes, les plus efficaces selon ses propres besoins, pour optimiser temps de veille et temps de repos de manière plus adéquate. Il peut ainsi, individuellement, générer un repos réparateur tout en étant, en cas de besoin, disponible pour le groupe. C’est peut-être l’élément pressenti le plus intéressant de ces résultats : malgré nos rythmes individuels et l’absence d’indicateur temporel spécifique, le besoin collectif s’est avéré un synchronisateur puissant et ressenti comme nécessaire par les sujets. En cas de besoin, la volonté collective prend bien le dessus sur la biologie individuelle, du moins en dehors de fatigues ou carences trop importantes.
Un champ d’investigation conséquent et porteur d’espoir sur le lien sommeil, repos et collectif, qui va demander, une fois nos analyses terminées et publiées, de nouvelles expériences similaires et complémentaires pour mieux comprendre, réellement, cette différence entre les rythmes naturel, biologique, individuel et social. ♦
L’auteur tient à remercier Jérémy Roumian, Stéphane Besnard, Benoit Mauvieux et Apolline Ferrand.
(1) Santé Publique France, « CoviPrev : une enquête pour suivre l’évolution des comportements et de la santé mentale pendant l’épidémie de Covid-19 », 2021 (https://www.santepubliquefrance.fr/).
(2) Traber Delphine, et al., « L’impact du confinement sur la santé mentale, l’importance des signaux faibles et des indicateurs fins. Résultats préliminaires de l’enquête Covadapt », L’information psychiatrique, 96(8-9), août-septembre 2020, p. 632-638.
(3) L’anomie peut être définie comme l’absence ou la perte de normes communes dans un système ou une société. Ici, l’absence de norme temporelle habituelle.
(4) Oleron G., Fraisse P., Siffre M. et Zuili N., « Les variations circadiennes du temps de réaction et du tempo spontané au cours d’une expérience “hors du temps” » L’Année psychologique, 1970, p. 347-356 (https://www.persee.fr/doc/psy_0003-5033_1970_num_70_2_27900).
(5) Kleitman N., Sleep and Wakefulness, The University of Chicago Press, 1939 (rééd. 1963), 560 pages.
(6) Siffre M., Expériences Hors du Temps, Fayard, 1972.
(7) Daan S., et Gwinner E., « Jürgen Aschoff (1913-98) », Nature, 3 décembre 1998 (https://www.nature.com/articles/24750).
(8) Czeisler C. A. et al., « Stability, precision, and near-24-hour period of the human circadian pacemaker », Science, 284(5423), 25 juin 1999, p. 2177-2181 (https://www.doi.org/10.1126/science.284.5423.2177). Voir aussi Cromie W.J., « Human Biological Clock Set Back an Hour », The Harvard Gazette, 15 juillet 1999 (https://news.harvard.edu/).
(9) Dardente H., et Cermakian N., « Les noyaux suprachiasmatiques : une horloge circadienne composée », Medicine Science, 21(1), 15 janvier 2005 (https://doi.org/10.1051/medsci/200521166).
(10) Gaoua en 2010, P.A. Hancock et Vasmatzidis en 2003, P.A. Hancock, Ross et Szalma en 2007.
(11) Clot Christian, Explorer Demain, Robert Laffont 2019, 288 pages.
(12) Climat mesuré toutes les minutes en trois lieux : zone de vie, zone de sommeil et zone exploratoire, par des appareils normés RS-172TK-.
(13) Ces protocoles sont disponibles en ligne (https://adaptation-institute.com/).
(14) L’actimétrie est une analyse des mouvements du corps actif ou pendant le sommeil au moyen d’un actimètre, dispositif permettant de quantifier et qualifier le mouvement et de l’enregistrer pendant plusieurs semaines. Voir Dr Hervé Le Bris (https://ronflements-apnees.fr/).