Le bon repos de la troupe est un souci du chef militaire depuis que les armées font campagne. Cette question déjà difficile avec les conditions de vie et d’emploi très exigeantes des opérations, et même des entraînements, est devenue un véritable défi avec l’envahissement du numérique au quotidien. Comment dès lors, non seulement préserver, mais imposer des phases de sommeil réparateur dans cet environnement ? Cet article, après avoir rappelé le rôle premier que joue le commandement, pose le constat actuel des contraintes de la numérisation. Il propose enfin des pistes pour relever ce défi.
Le sommeil : une véritable question pour le commandement et une nécessaire mise en perspective de sa gestion
Il y a quelques années, une des lectures imposées aux jeunes lieutenants de cavalerie à Saumur était l’ouvrage du général de Brack, Avant-postes de cavalerie légère, publié en 1831. Officier sur tous les champs de bataille de l’Empire, il avait écrit ce livre sous forme de questions-réponses pour aider à la formation des cadres. Relire ce qu’il écrivait sur le sommeil et le rôle que tient le chef s’avère très éclairant : « Le mécanisme de la guerre se borne à deux choses, se battre et dormir ; user et réparer ses forces. Conserver l’équilibre indispensable à cette balance, est la science. Il faut plus d’habileté souvent pour rendre des forces à sa troupe que pour les user. En présence de l’ennemi, la science du repos n’est donnée qu’à peu d’officiers. Nul ne dénote un coup d’œil plus sûr, plus prompt, plus habile, plus profond » (1).
Ces axiomes sont-ils toujours d’actualité à l’heure du soldat augmenté ? Et si oui, qu’en est-il de leur mise en œuvre aujourd’hui ?
Pour essayer d’y répondre, le propos sera de voir tout d’abord en quoi cette responsabilité du repos de la troupe est première pour le chef, puis de confronter le problème à l’environnement technologique actuel. Pour conclure, des pistes de réflexion seront proposées pour continuer de pouvoir rendre des forces aux soldats engagés en opération (et à leurs chefs) dans ce contexte du tout numérique.
Une responsabilité première de commandement
Pourquoi la responsabilité du chef militaire s’étend-elle au domaine du repos physiologique et psychologique de ses soldats ?
D’emblée, c’est presque une lapalissade d’affirmer que le manque de sommeil augmente le risque d’accidents. Or, les armées exercent déjà des activités dangereuses par nature (pilotage, conduite dans des conditions dégradées, tirs, manipulation de matières dangereuses, etc.) et sans notion de limites horaires. On ne déclare pas de pause unilatérale à la guerre. Ce manque de sommeil rejaillit également sur le caractère des individus alors qu’une des caractéristiques de la vie militaire est de vivre la promiscuité, de longue durée, que ce soit en campagne, embarqués sur les navires ou sur bases. Les hommes fatigués deviennent irritables ce qui nuit à la cohésion du groupe, fondement de l’efficacité collective. Bref, des soldats sans repos réparateur, c’est-à-dire un bon sommeil, font courir un risque d’échec de la mission, que ce soit par accident ou par dissensions dans le groupe.
Là où la loi civile impose à un cadre d’entreprise des limites très restrictives pour préserver le repos des collaborateurs, à l’instar des chronotachygraphes des camionneurs, le chef militaire en est exempté. Le récent débat sur la « directive européenne temps de travail » vient de le rappeler. Ce responsable décide donc « hors normes » au sens premier du terme. Il doit ainsi fixer les limites, notamment en opérations. Elles seront toujours un compromis difficile entre le devoir de remplir la mission coûte que coûte, dont le dépassement exigé de ses hommes, et les risques que cela entraîne.
Enfin, de façon plus difficile encore, le chef doit se fixer lui-même ses propres limites. Il doit à sa troupe, et à ses supérieurs, d’être un officier aux idées claires et de préférence à l’humeur contrôlée. Ceci passe nécessairement par du repos et donc un sommeil réparateur quand il s’agit de durer, du discernement – savoir quand il peut se reposer ou non – et de l’humilité – il n’est pas un surhomme et doit accepter de pouvoir dormir à un moment où ses hommes ne sont pas nécessairement en récupération.
La technique : un nouvel ennemi du sommeil
Pour diverses raisons, la technique au sens large pourrait être devenue le grand ennemi du sommeil dans un cadre opérationnel.
Les avancées technologiques ont élargi les fenêtres temporelle, spatiale voire météorologique du combat, à un rythme de plus en plus élevé et sans trêve. L’homme ne saurait suivre ces cadences. Les possibilités d’observation et de tir nocturnes, y compris par mauvais temps sont maintenant complétées par la robotisation et la permanence sur le champ de bataille de drones de toutes sortes et milieux qui n’ont pas de limite physique.
Ces avancées ont eu pour corollaire de limiter l’empreinte humaine de nos structures, y compris celles de combat. En chargeant automatiquement un canon, vous supprimez le chargeur, en automatisant nombre de tâches, vous réduisez les équipages des bateaux, etc. Comme la ressource humaine est estimée coûteuse dans nos armées occidentales, les gestionnaires n’ont pas hésité à la réduire sur fond de Révision générale des politiques publiques (RGPP). Mais, quand il s’agit de veiller sur le terrain, l’équipage à quatre se repose plus que celui à trois et reste in fine plus efficace, si ce n’est efficient.
Les nouvelles techniques d’information et de communication aux progrès exponentiels ont pour caractéristique de capter et de redistribuer sans aucune pause des masses considérables d’informations. Ces vagues permanentes, parfaitement illustrées par nos boîtes de réception surchargées, sollicitent intellectuellement sans cesse les chefs. Selon les caractères, la tentation de tout savoir et par-là de tout contrôler guette, au risque de ne plus dormir.
Enfin, les écrans personnels empêchent nombre de nos soldats de se reposer. D’autres ont déjà parlé ici de l’impact physiologique de la lumière bleue sur la qualité du sommeil ou encore du stress généré par des mauvaises nouvelles des proches, accentué par la frustration de ne pouvoir agir. Nos soldats sont prisonniers d’une dépendance à leur téléphone, à leur connexion. Cette addiction est servie par le Wifi en accès quasi libre sur toutes nos bases (mesure exigée pour des questions de condition du personnel) et la portabilité des téléphones qui ne cesse de progresser y compris dans les coins les plus reculés de nos opérations. Ce besoin de rester connecté concerne tout le monde, mais est particulièrement vif avec les générations Y, Z et des milléniums que nous sommes en train de recruter.
Alors que faire ?
Pistes d’action pour préserver le sommeil en opération
Un plan d’action efficace envisage plusieurs pistes pour répondre à la question. La première est déjà la prise de conscience du problème. Aussi, paraît-il opportun de mieux sensibiliser les chefs dès la période de formation à cette question du repos et aux modalités pour le préserver.
Si en avoir conscience est bien, mesurer la réalité du problème est essentiel car la responsabilité d’un chef est de prendre des risques en conscience pour remplir une mission. Il s’agirait donc de mettre en place des tests simples pour que le chef puisse estimer le degré réel de fatigue et de manque de sommeil. Cette mesure permettrait de mieux mesurer les risques inhérents à la fatigue lors de la planification d’une mission. Cela se fait du reste déjà pour le potentiel restant des véhicules ou des aéronefs.
Autre point, apprendre à mieux gérer les rythmes, à préserver le potentiel humain. Ceci s’avère ardu car toute l’éducation militaire vise à se dépasser, à repousser ses limites, à ne pas s’écouter. Là encore, il faut former les chefs sur la différence fondamentale entre fatigues ressentie et réelle, afin de bien mesurer les forces et faiblesses de son unité. Le chef veillera, en outre, à l’application d’une saine organisation et discipline du commandement avec l’application des principes de subsidiarité et de délégation aux adjoints.
Pour le flux d’informations à contrôler, une discipline personnelle doit s’appliquer avec, comme toile de fond, la capacité à décider dans l’incertitude et à en assumer les risques. On ne sait jamais tout, il faut décider vite malgré le brouillard persistant. Les avancées de la gestion de l’information automatisée via le Big Data et l’intelligence artificielle (IA) pourraient également apporter des solutions techniques pour contrer ce flux continu d’infos et mieux trier, agencer afin de donner la bonne information au bon moment, à la bonne personne sans noyer l’ensemble du réseau, comme cela est trop souvent le cas aujourd’hui. C’est une responsabilité première du chef dans des organisations hyperconnectées de choisir ce qui doit être su et par qui.
La question de la ressource humaine apparaît déterminante. Une des options est de revenir vers plus de « masse » afin de pouvoir mieux gérer la durée et surtout la continuité des opérations. Une autre est de remplacer l’homme par la machine sur certaines tâches très consommatrices en veille comme la garde des bases déployées, les capteurs d’alarme pour les unités déployées.
Enfin, le chef devra trouver des solutions pour que la troupe récupère mieux. S’assurer, voire imposer du repos s’avère certes de plus en plus compliqué sur fond d’accès permanent aux réseaux sociaux, à l’Internet. Nos anciens avaient la sonnerie de l’extinction des feux, et à part rêvasser, le soldat dormait écrasé par les dures journées de service. Maintenant, imposer une bulle de silence numérique expose le chef au mécontentement généralisé et demande un certain courage vis-à-vis de ses hommes. Mais il faut en passer certainement par-là. C’est clairement de l’aguerrissement moral.
Des solutions plus innovantes sont à explorer. Les outils comme les TOP (Techniques d’optimisation du potentiel) avec ses outils de gestion du stress et de facilitation de l’endormissement peuvent être généralisés dans la formation des cadres pour les rendre autonomes sur le terrain. Les techniques de récupération rapide avec les microsiestes sont aussi prometteuses. La qualité du sommeil avec du matériel ad hoc (matelas à mémoire de forme, conditions des bases, fauteuil de repos, lunettes accélérant la mise en sommeil) présente également des perspectives intéressantes.
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En guise de conclusion et après ce tour d’horizon sur le défi que représente le sommeil pour le chef militaire, nous pouvons certainement saluer le côté visionnaire du général de Brack. Nous devons néanmoins compléter l’adage « Il faut en campagne, manger et dormir toutes les fois qu’on en a la possibilité ».
Très prosaïquement, toute avancée technique recèle son revers. Celle des écrans, des Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), de la robotisation implique une exigence renouvelée des chefs sur la qualité et le temps de sommeil de leurs subordonnés au risque de mettre en péril la mission. Les armées confrontées aujourd’hui au défi de la remontée en puissance vers la haute intensité doivent aussi repenser en conséquence la formation de leurs officiers dans ce domaine essentiel au maintien de la condition opérationnelle. ♦
(1) Général Antoine Fortuné de Brack, Avant-postes de cavalerie légère, souvenirs, Édition de l’École de cavalerie, p. 99.