Préface - La crise des alliances
La guerre en Ukraine de 2022 expose, sous nos yeux, la centralité, entre fonctionnalité et dérèglement, des coopérations internationales et des alliances politico-militaires. De tout temps, les alliances et les coalitions ont bâti des architectures de sécurité et de paix qui répondaient à la recherche de stabilité du système international, sinon aux menaces, voire au défi de la survie d’un État ou d’une nation. Pour s’en tenir au seul espace centre européen et baltique, les disparitions, puis la renaissance d’États aux frontières recomposées depuis les conflits du XVIIe siècle et de la Grande Guerre du Nord (1703-1721), n’ont cessé de polariser l’action stratégique et diplomatique des Européens jusqu’à notre histoire la plus immédiate. Cette remarque n’en vaut pas moins pour les différents espaces et sous-régions stratégiques de notre système international dont les dynamiques, combinaison d’interdépendances économiques et financières et de compétitions nationales, semblent se dérégler.
Ces dynamiques internationales à l’œuvre confortent des logiques de puissance nationale, quand elles ne provoquent pas des crises régionales ou, à nouveau en 2022, internationales. Ainsi la Chine joue-t-elle comme une puissance mondiale, quand la Russie en réaffirme la volonté, d’abord face aux États-Unis ; quand l’Inde affiche sa voie propre et l’Union européenne s’interroge sur les voies de sa puissance. D’autres pays jouent plutôt comme des puissances régionales tantôt perturbatrices des règles de l’ordre international, à l’instar de la Turquie et de l’Iran, plutôt que contestataires comme la Corée du Nord, tantôt stabilisatrices à l’échelle d’espaces stratégiques ou de leurs sous-régions. Quand le principe d’une suprématie américaine assumée sur le système international ne semblait devoir être contesté selon Barack Obama dans les années 2010, les années 2020 révisent désormais les principes d’un ordre international établis en 1945.
Depuis les années 1990, des récurrences et des nouveautés sont apparues. D’abord, il y a la permanence – mais en une croyance diversement raisonnée – des alliances de sécurité larges, quoique régionales, auxquelles s’identifient des valeurs passivement sinon faiblement invoquées quand elles ne sont pas interrogées par les pays occidentaux eux-mêmes. Ainsi en a-t-il été jusqu’à il y a peu de l’Otan, dont les élargissements successifs depuis 1999 avaient levé l’espoir des pays et des peuples sortis du contrôle russe et aspirant à la prospérité, dans l’Union européenne, et à l’assurance d’une sécurité bousculée par les agressions russes contre des États indépendants et souverains à trois reprises, en 1994, 2008 et 2022. De son côté, la Russie ne raisonne pas seulement avec les critères de la guerre froide, mais également par une conception de nature impériale, en réitérant depuis le début des années 2000 sa volonté de s’opposer à l’élargissement de l’Alliance atlantique, tout en récusant le bien-fondé de sa survie après la fin de la guerre froide. Ce seul exemple conforte bien l’analyse de coalitions et d’alliances aux configurations évolutives, dont les membres et les partenaires ajustent les attentes et les fonctions, au gré de leur intérêt national et historique. Comment comprendre différemment l’usage de l’Otan, souvent en relais ou en alternative de l’ONU, par les États-Unis depuis la guerre en ex-Yougoslavie, ou encore la pratique des alliances et des traités par la Russie, la Turquie ou le Royaume-Uni depuis le Brexit en 2016-2020. Dans un espace stratégique euro-atlantique évolutif depuis trente ans, le Royaume-Uni a ainsi fait le choix de renforcer son action dans le cadre otanien, intégrant opportunément AUKUS en 2021 dans l’Indo-Pacifique, sans craindre de devoir maintenir ou réviser, dans le même temps, des relations stratégiques étroites avec la France, depuis les accords bilatéraux de Lancaster House en 2010 interrogeant le futur d’une Europe de la Défense. Le meccano sans cesse fait et défait des accords bilatéraux et régionaux dans le domaine de la sécurité et des échanges commerciaux installe rapidement la crise d’un multilatéralisme, qui était pourtant encore triomphant il y a quelques années seulement.
Ainsi, les alliances cherchent aujourd’hui à produire de la sécurité, dans un espace stratégique rarement étendu à la planète, sans dicter les alignements diplomatiques et stratégiques absolus des acteurs du système international. Les actions de la Turquie dans l’Otan sont contraintes par une instabilité aggravée de son environnement géopolitique, venue depuis dix ans, à ses portes, du monde russe et du Moyen-Orient. Dans les jeux d’équilibre, les puissances dominantes et celles d’équilibre en ont des attentes variées, sinon fluctuantes, sur fond de révision du multilatéralisme que l’on avait cru pouvoir s’imposer comme la seule grammaire des relations internationales. La Chine, mais aussi le Brésil, l’Inde, la Russie et d’autres États cherchent, diversement et à des finalités multiples, à réviser un ordre international dont elles soulignent à l’envi les insuffisances, les partis pris et les dysfonctionnements. C’est vrai de l’introuvable réforme de l’ONU, du règlement de conflits anciens et de l’émergence de nouvelles conflictualités ou de nouveaux accords qui corrigent des situations ou des équilibres régionaux, à l’instar des accords d’Abraham de 2020 qui reconfigurent la stratégie au Moyen-Orient en offrant de nouvelles assurances à la sécurité d’Israël et à une stabilité régionale relative. Quant aux nouveaux désordres internationaux, ils font la démonstration de la plasticité des alliances et de la caducité de traités que l’on sait temporaires quand ils commencent d’être mis en œuvre, à l’instar du JCPOA de 2015 sur le nucléaire iranien paralysé par sa dénonciation par les États-Unis de Donald Trump en 2018.
C’est pourquoi il faut saluer l’initiative prise par l’association Nemrod, créée à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université il y a quelques années par des étudiantes et des étudiants, devenus de jeunes enseignants-chercheurs et des professionnels qui ont voulu interroger, avec talent et perspicacité, l’avenir des alliances à l’épreuve de la multipolarité. La foison d’articles délivrée par ce Cahier de la Revue Défense Nationale ouvre à des réflexions d’actualité, dans la profondeur d’une réflexion historique sur les relations internationales contemporaines. ♦