L’Iran et Israël n’ont jamais entretenu de relations officielles, mais ont développé de nombreux partenariats officieux dans des domaines aussi variés que ceux du renseignement, de l’énergie et de la recherche civile et militaire, et ce malgré des discours officiels hostiles, voire ouvertement belliqueux. Ces relations illustrent la place primordiale qu’occupent les intérêts objectifs des États dans la formation de partenariats internationaux, bien devant les considérations morales ou les déclarations publiques.
Les relations entre Israël et l’Iran : un partenariat officieux dans un contexte d’hostilité affichée
Envisager les coopérations entre Israël et l’Iran oblige à décentrer notre regard par rapport à l’actualité, en nous intéressant aux intérêts qui ont lié les deux nations par le passé et, de manière moins évidente, qu’elles continuent de partager aujourd’hui. En effet, les relations entre l’Iran et Israël oscillent depuis 1947 entre des collaborations de circonstance et d’opportunité dans la lutte contre leurs ennemis communs (en premier lieu, leurs voisins arabes), et une concurrence pour le leadership régional, dans un contexte d’hostilité officielle entre ces deux pays, compte tenu de l’antisionisme (1) foncier du régime des Mollahs au pouvoir depuis 1979. Étudier les relations israélo-iraniennes, c’est donc analyser la géopolitique du Moyen-Orient en décalant notre regard de la centralité arabe, et en envisageant le rôle structurant que les logiques de coopération entre ces deux États ont pu avoir ces soixante-dix dernières années.
L’analyse des relations bilatérales entre Israël et l’Iran soulève également la question des termes à employer pour définir les types de coopération poursuivis à long terme entre deux États dont les populations sont réticentes à accepter la possibilité d’une entente commune. Plutôt qu’une alliance, qui suppose la publicité et se fonde en règle générale sur une convergence morale entre les deux acteurs, nous verrons que ces relations restent systématiquement en deçà de l’alliance ouverte et amicale, à laquelle les dirigeants préfèrent une politique de partenariats ponctuels et officieux, voire secrets. De ce point de vue, il est intéressant de relever le très net exceptionnalisme des relations israélo-iraniennes au sein du système international qui structure le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Deux acteurs longtemps minoritaires dans un environnement géopolitique hostile
Avant d’entrer dans le détail de ces relations convergentes, il convient de rappeler les spécificités géopolitiques des deux États au regard de leur environnement régional. Situés en périphérie, de culture que l’on pourrait qualifier de minoritaire – dans la mesure où la majorité des pays du Moyen-Orient sont de culture arabe –, Israël et l’Iran n’en cultivent pas moins leur ambition d’accéder à l’hégémonie régionale (en témoigne, pour le cas de l’Iran, le sacre impérial de 1967). Toutefois, avant de prétendre au leadership, encore leur faut-il exister. De ce point de vue, Israël part d’une position de grande faiblesse : son étendue géographique est relativement réduite et la verticalité de son territoire le prive de cette profondeur stratégique qui permet à un État d’encaisser le choc d’une invasion étrangère. À ce désavantage, il convient d’ajouter la menace existentielle constituée par ses voisins, qui se sont jurés depuis 1948 – et jusqu’en 1967 au moins – de faire disparaître purement et simplement l’État d’Israël. Pour ces ennemis des années 1950 et 1960, la disparition d’Israël revêt en effet une importance déterminante, puisqu’elle conditionne la réalisation de leur projet panarabique (2).
Avant 1967, la vulnérabilité d’Israël est, du reste, accrue par son manque d’alliés de poids sur la scène internationale : seules les puissances déclinantes française et britannique lui apportent alors un soutien militaire et diplomatique (3). Dans ces conditions, les dirigeants israéliens se lancent dans une politique d’alliance tous azimuts, qui les conduit à prendre contact avec l’ensemble des acteurs nourrissant peu ou prou des griefs envers les États arabes du Moyen-Orient. Dans ce contexte, l’Iran fait donc naturellement l’objet des attentions israéliennes dès 1947 (4).
L’Iran est également porteur d’importantes spécificités au regard de son inscription régionale, spécificités qui ont tendance à le rapprocher objectivement d’Israël. Situé en bordure orientale du Moyen-Orient, le pays est dirigé, avant la révolution islamique de 1979, par la dynastie Pahlavi, qui fonde son pouvoir sur une politique pro-occidentale à vocation impériale. Sa principale source de légitimité politique réside dans un discours professant la narration suivante : l’Iran, pays musulman mais de culture perse, donc distinct de ses coreligionnaires arabes, a une vocation historique plurimillénaire de leadership sur le Moyen-Orient, en tant qu’héritier de l’empire fondateur des Sassanides (5).
Ce discours nationaliste gagne en intensité lorsqu’il évoque son encerclement par l’Irak et le Pakistan sunnites à l’ouest et à l’est, et la menace de l’Azerbaïdjan au nord. Ces prétentions au leadership régional sont ensuite actualisées au prisme de l’idéologie islamiste des Mollahs du clergé chiite qui prend le contrôle de la révolution iranienne de 1979 : la projection de puissance iranienne sur le monde arabe se justifie désormais par la solidarité musulmane, chiite et tiers-mondiste (6).
Ainsi, Israël et l’Iran partagent suffisamment de défis, de menaces et d’enjeux communs pour développer, dès la proclamation de l’État d’Israël en 1948, une étroite politique de coopération. Toutefois, l’effacement relatif de la menace arabe moyen-orientale et le retrait des puissances tutélaires américaine et russe de la région vont ensuite accroître les tensions entre les deux États, en les isolant au sommet de la compétition pour le leadership régional. Toutefois, les menaces de destruction mutuelles entre la République islamique et l’État d’Israël ne sont pas réductibles à la seule compétition interétatique ; elles relèvent aussi en partie d’un discours légitimant de politique intérieure.
1947-1979 : l’arche de l’alliance israélo-iranienne
Si une politique étrangère de coopération avec Israël est moins évidente sous le régime islamique, l’Iran du shah développait auparavant des relations étroites avec Israël, notamment sur le plan commercial et militaire.
En effet, dès le plan de partage de la Palestine de 1947 sous l’égide de l’ONU, lequel entérine la création d’un État juif indépendant, les diplomates et militaires israéliens font le constat de leur isolement dans un environnement régional particulièrement hostile. David Ben Gourion, l’homme fort du régime nouvellement créé, développe alors la doctrine de la périphérie (7) : l’idée est de nouer des relations avec les États de la deuxième ceinture géographique, limitrophes de la sphère arabe moyen-orientale, afin de prendre à revers ses ennemis. Israël regarde dorénavant vers l’Afrique subsaharienne, le Caucase et l’Asie, et en particulier vers l’Iran, qui constitue, selon le chercheur Avi Shlaïm « le joyau de la couronne de la doctrine périphérique » (8). Symétriquement à la vision israélienne, Mohammad Reza Pahlavi voit dans un partenariat avec Israël une opportunité de prendre à revers ses adversaires arabes, et en particulier l’Irak (9).
Les nouveaux alliés prennent contact en 1950, à l’occasion du transfert des Juifs d’Irak vers Israël, qui transitent via l’Iran afin de rejoindre l’État juif nouvellement créé. La coopération entre Israël et l’Iran, qui reste officieuse afin de ne pas alimenter les critiques du clergé chiite iranien, se renforce ensuite en 1957, lorsque le monde arabe est pris d’une effervescence nationaliste à la suite de la prise de pouvoir de Nasser en Égypte en 1952 et la crise de Suez de 1956. En effet, cette année-là, l’Égypte et Israël (soutenu par la France et le Royaume-Uni), s’engagent à nouveau dans une guerre, cette fois-ci pour le contrôle du canal de Suez que Nasser souhaite nationaliser. Si les opérations militaires sont un succès pour les attaquants, la victoire politique revient à Nasser qui apparaît, grâce au soutien des États-Unis et de l’URSS, comme la victime d’un impérialisme occidental suranné. Par conséquent, le dirigeant égyptien prend une envergure telle que ses adversaires resserrent les rangs pour mieux contrer son influence grandissante. C’est dans ce contexte que l’Iran, Israël et la Turquie formalisent un partenariat stratégique auquel ils donnent le nom de code « Trident » (10), reposant entre autres sur une coopération resserrée dans le domaine du renseignement. Ainsi, et ce jusqu’en 1977, les directeurs des agences de renseignements turque, iranienne et israélienne se réunissent au moins tous les six mois pour coordonner leurs actions dans ce domaine (11). Le shah d’Iran autorise, par ailleurs, une représentation israélienne à Téhéran, sans aller toutefois jusqu’à la reconnaissance officielle (12). Les effets concrets de ce partenariat restent néanmoins contrastés. Selon Yossi Alpher, ancien agent de la principale agence de renseignement israélienne, le Mossad, son objectif est avant tout politique : il s’agit, pour Israël, de montrer à l’URSS et aux États-Unis qu’elle n’est pas isolée dans la région et qu’elle dispose d’alliés. Il rappelle, en outre, que l’Iran et la Turquie maintiennent officiellement leurs distances avec Israël afin de ne pas alimenter les critiques au sein du monde arabo-musulman (13).
Il est un domaine où la coopération a, semble-t-il, été fructueuse. Aux côtés de l’Égypte, l’Irak émerge à la fin des années 1950 comme un adversaire de premier ordre pour les deux alliés. À partir de 1958, le pays est dirigé par un régime nationaliste mené par l’officier Abdel Karim Kassem, dont le mouvement d’Officiers libres est similaire à son équivalent égyptien. Le service de renseignement iranien (Organisation pour le renseignement et la sécurité nationale - SAVAK) et le Mossad israélien soutiennent, à partir de mai 1965, la rébellion kurde en Irak dirigée par Mustafa Barzani afin d’affaiblir le régime de Bagdad, grâce à des livraisons d’armes et des opérations militaires de soutien (14). Le shah, en sus d’affaiblir son adversaire, espère ainsi qu’Israël plaidera sa cause auprès de l’Administration Kennedy, avec laquelle il pense qu’Israël entretient d’étroites relations (15). Pendant les vingt premières années d’existence de l’État d’Israël, la coopération avec l’Iran, bien que timide, semble donc aller en se renforçant, tout en demeurant cachée aux opinions publiques de la région, très hostiles à Israël.
Les relations semblent plus développées dans le domaine énergétique. En effet, à la suite de leur défaite dans la guerre de 1948 visant à détruire l’État d’Israël nouvellement créé, l’Égypte et l’Irak privent ce dernier de ses approvisionnements en pétrole. En 1958, la question pétrolière devient critique pour Israël, après que l’URSS a décidé de cesser ses ventes (16). Israël est alors contraint de se tourner vers son allié iranien. Dès 1957, ce dernier devient le premier fournisseur de pétrole d’Israël et, en 1967, les deux alliés construisent un oléoduc qui relie Eilat, sur les bords de la mer Rouge, aux infrastructures de la ville portuaire méditerranéenne d’Ascalon. À la fin des années 1960, ce sont 10 millions de tonnes qui transitent annuellement sur ce dispositif, soit un volume qui dépasse les besoins d’Israël (17).
À la suite de l’embargo pétrolier de 1973 (18), auquel l’Iran ne participe pas, ce débouché assure à ce dernier des revenus substantiels, compte tenu de l’augmentation du cours du pétrole (le prix du baril est multiplié par trois en quelques mois). Par ailleurs, le pays applique, avec Israël, son principe du « pétrole contre armement » dans le cadre du « projet Fleur » (19), visant à développer les capacités iraniennes dans le domaine des systèmes de tirs de missiles d’une portée moyenne de 200 km, avec une adaptation pour un lancement depuis un sous-marin (20). En échange du savoir-faire israélien dans ce domaine, l’Iran paie 300 millions de dollars comptants, auquel s’ajoutent 250 millions en pétrole. Les deux alliés se partagent alors les tâches : Israël développe la technologie, et l’Iran fabrique et teste les missiles sur ses installations (21).
Les années 1980 : une coopération résiduelle
Avant 1979, Israël et l’Iran forment en quelque sorte un couple discret, uni par de nombreux intérêts communs : Israël offre des débouchés importants au pétrole iranien, dont les bénéfices lui permettent de financer sa politique de modernisation et d’occidentalisation. Toutefois, cette politique d’alliance objective conforte au sein de l’opposition iranienne l’idée qu’Israël est partie prenante de la politique de prédation menée par l’Occident en Iran avec la complicité du shah.
De ce point de vue, l’aspect révolutionnaire du soulèvement iranien de 1979 n’épargne pas les relations avec Israël. Après le « Grand Satan », terme par lequel l’imam Khomeini désigne les États-Unis, le « petit Satan » israélien concentre l’hostilité de la propagande de la République islamique. Le nouveau dirigeant iranien, l’imam Khomeini, joue alors la carte de l’antisionisme et de la solidarité islamique : symboliquement, le leader de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) Yasser Arafat reçoit, à l’occasion de sa visite en Iran en 1979, les clés de la représentation commerciale israélienne qui servait jusqu’à présent d’ambassade officieuse à Téhéran (22).
Toutefois, la prétention iranienne au leadership sur le monde musulman se heurte rapidement aux réalités géopolitiques de la région, dans la mesure où la population chiite est largement minoritaire face aux populations sunnites (23). Par ailleurs, en dénonçant la présence occidentale dans la région, en tentant de la déstabiliser au moyen de proxies chiites présents dans le Golfe, en Irak et en Syrie, l’Iran des Mollahs s’impose, de fait, comme une menace de premier ordre pour les pays arabes. En réaction, ces derniers décident de s’allier au sein du Conseil de coopération du Golfe (1981), afin de soutenir l’Irak dans sa guerre contre l’Iran (1980-1988) (24).
C’est ainsi qu’Israël apparaît à nouveau pour l’Iran comme un contrepoids non négligeable au sein d’un environnement arabe hostile. Malgré les anathèmes des officiels iraniens à propos d’Israël, ce dernier soutient Téhéran dans sa guerre contre l’Irak. Tous deux voient d’un mauvais œil l’importante montée en puissance dont jouit Saddam Hussein désormais soutenu par les États-Unis et qui déploie une rhétorique islamo-nationaliste promettant de détruire la révolution iranienne, et qui pourrait ensuite se retourner contre Israël (25). En effet, le risque pour ce dernier est de voir l’Irak sortir victorieux de ce conflit, renforcé objectivement par le potentiel militaire iranien – acquis, entre autres, avec l’aide d’Israël dans le domaine des missiles et du nucléaire – et subjectivement par le prestige d’une victoire militaire à même d’alimenter un discours à la fois nationaliste et islamiste-sunnite. C’est pourquoi le dirigeant israélien Menahem Begin décide, dès le début du conflit, de fournir des armes à l’Iran dans le cadre de l’opération « Coquillage » pour un montant de 135 millions de dollars, ce qui contrevient directement à la politique de son allié américain (26).
Les relations nouées entre Israël et le nouveau régime iranien sont toutefois mises à profit par les États-Unis lors de l’affaire Iran-Contra en 1985 : Israël est alors secrètement sollicité par les États-Unis comme intermédiaire pour livrer des armes à l’Iran, en échange de son intervention pour obtenir la libération d’otages américains détenus par le Hezbollah au Liban (27). Les années 1990 sont donc marquées par une poursuite des coopérations entre Israël et l’Iran, plus que jamais officieuses, compte tenu de la contradiction entre le discours officiel iranien vis-à-vis d’Israël et la réalité de leurs relations.
Des années 1990 à nos jours : une rivalité croissante
Jusqu’à la fin des années 1990, l’entente entre Israël et l’Iran reposait largement sur la menace représentée par le monde arabe. Or, à partir des années 1990, et de manière croissante après les attentats du 11 septembre 2001, cet ennemi commun qui servait de ciment à leur coopération bilatérale entre dans une phase de déclin prolongée : cela a pour effet de mettre en contact les deux puissances régionales montantes.
Dans un premier temps, la menace irakienne reste suffisamment probante pour les deux États, malgré l’embargo que subit le pays dans les années 1990. Par ailleurs, la montée en puissance du régime des Taliban en Afghanistan à la même époque nourrit les inquiétudes du gouvernement iranien qui concentre ses efforts pour sécuriser sa frontière nord-orientale (28).
Un premier pas vers la confrontation est amorcé par l’invasion occidentale de l’Afghanistan en 2001, qui neutralise la menace constituée par les Taliban. C’est à ce moment-là qu’Israël fait le constat d’une immixtion grandissante de l’Iran dans les organisations paramilitaires chiites et antisionistes (Hezbollah et Hamas) qui se déploient à ses frontières. L’accession de Mahmoud Ahmadinejad, ouvertement antisémite, à la présidence iranienne en 2005 continue de ce point de vue à alimenter les inquiétudes des analystes israéliens. Selon eux, l’Iran constitue désormais la principale menace pour la sécurité israélienne dans la région moyen-orientale (29).
L’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 achève une puissance déjà bien entamée par son isolement des années précédentes et supprime le principal ennemi commun à Israël et à l’Iran. Les soulèvements arabes (30) qui s’étendent à la Syrie dès 2011 et dégénèrent ensuite en guerres civiles détruisent, enfin, ce qui pouvait rester de l’ancien axe Damas-Bagdad. Ces événements constituent un tournant historique pour Israël, qui voit sombrer dans un chaos progressif deux des principales menaces à son existence depuis 1948. Néanmoins, la politique ayant horreur du vide, cet effacement ouvre aussitôt la voie à la montée en puissance de l’Iran. Car le gouvernement irakien, soutenu par les États-Unis, choisit de s’en remettre à la communauté chiite irakienne pour reconstruire le pays (31). Or, il existe des liens historiques très étroits entre les communautés chiites irakiennes et leurs coreligionnaires iraniens. Par ailleurs, le soutien militaire iranien apporté au régime de Bachar al-Assad renforce par-là même sa présence au Liban à travers les réseaux du Hezbollah.
Ainsi, à mesure que les ennemis communs aux Israéliens et aux Iraniens s’affaiblissent, l’influence de l’Iran n’a de cesse de s’accroître dans la région, au point de donner naissance à un axe chiite Téhéran-Bagdad-Damas (32). Pour Israël, l’Iran n’est plus ni un acteur périphérique, ni un allié potentiel, depuis qu’il soutient des organisations foncièrement hostiles à son existence à Gaza, au Liban ou encore à Damas. En outre, l’appui iranien à ces organisations conduit à un durcissement de son discours vis-à-vis de son ancien partenaire ; cette rhétorique permet de justifier d’autant plus sa politique d’influence, qu’Israël n’a cessé de renforcer son alliance avec les États-Unis. Le développement du programme nucléaire iranien achève enfin de transformer l’ancien allié en potentiel belligérant au tournant des années 2010 (33).
Toutefois, l’avenir de l’influence iranienne au Moyen-Orient apparaît aujourd’hui bien incertain. Le retour des sanctions en 2018 maintient l’économie iranienne dans un état de fragilité structurelle, qui limite considérablement les capacités de projection de son gouvernement. Au reste, la présence iranienne en Irak a connu de sérieux revers en 2019 lorsque sunnites et chiites ont manifesté à l’unisson pour la dénoncer (34). À ce titre, les ingérences de Téhéran contribuent à favoriser un sentiment anti-iranien puissant au sein de la population irakienne, qui dépasse les clivages religieux traditionnels, et pourraient même compromettre la solidarité chiite transnationale entre l’Irak et l’Iran (35).
Enfin, la guerre menée par la Russie en Ukraine risque de conduire à un désengagement du front syrien, puisque les capacités de projection militaires russes sont concentrées sur le front ukrainien. En outre, l’accessibilité de la Russie en Syrie paraît se réduire de jour en jour, notamment depuis que la Turquie a interdit ses détroits aux navires russes et fermé son espace aérien à son aviation (36). Dans ces conditions, l’Iran risque de se retrouver seul en Syrie et, partant, à la portée des forces armées israéliennes qui ont jusqu’à présent fait preuve de retenue dans leur affrontement avec le Hezbollah, de façon à ne pas contrarier leur allié russe (37). L’effacement potentiel de la Russie au Moyen-Orient risque donc d’alimenter indirectement la rivalité israélo-iranienne. Si l’on ajoute à ce constat celui du désengagement américain de la région, commencé par l’Administration Obama et confirmé par les présidences Trump et Biden (38), les deux anciens alliés risquent par conséquent d’être livrés à eux-mêmes au Moyen-Orient dans les années à venir. Israël peut même compter à présent sur les accords d’Abraham (39) contractés à la fin de l’année 2020 avec les Émirats arabes unis et Bahreïn, sous l’égide des États-Unis, pour gagner en influence face à l’Iran (40).
Étant donné l’effacement des intérêts pragmatiques liant Tel Aviv et Téhéran, et la poursuite par l’Iran de sa stratégie d’influence régionale et de son programme nucléaire, nous devrions probablement assister à une recrudescence des tensions entre les deux pays. Néanmoins, ce retour de tensions ne semble pas de nature à précipiter le déclenchement d’une guerre ouverte, que les deux acteurs n’ont les moyens ni de mener, ni de gagner. De sorte que les affrontements par procuration (41) et les « guerres secrètes » (42) entre les deux anciens alliés pourraient continuer de s’intensifier dans un futur proche. Ces dernières années, Israël a en effet employé un large éventail d’opérations secrètes allant du piratage informatique des centrales nucléaires iraniennes grâce au virus Stuxnet, découvert en 2010, aux assassinats ciblés de scientifiques iraniens (l’Iran soupçonne Israël d’être responsable d’une dizaine d’assassinats ces dernières années).
À moins que, lassés des coûts et des risques induits par la surenchère diplomatique et militaire, l’Iran et Israël ne consentent enfin à mettre un terme à une rivalité qui, en dernière analyse, ne repose ni sur l’histoire, ni sur la géographie (43). Cependant, la succession des gouvernements nationalistes à Tel Aviv et la prégnance de l’antisionisme au sein de la classe politique et de l’opinion publique iraniennes rendent un tel scénario peu probable à ce jour (44). ♦
(1) Le terme « antisionisme » désigne l’hostilité à l’existence ou à l’extension de l’État d’Israël.
(2) Louis Florian, « Le mirage panarabe (1947-1980) », in Louis Florian (dir.), Incertain Orient. Le Moyen-Orient de 1876 à 1980, Presses universitaires de France (PUF), 2016, 424 pages, p. 291-376.
(3) Nouzille Vincent, Histoires secrètes, France-Israël, 1948–2018, Les Liens qui Libèrent, 2018, 304 pages.
(4) Scaini Maurizio, « L’évolution des rapports entre Israël et l’Iran, déclin de l’hégémonie occidentale au Moyen-Orient », Outre-terre, 2011/2, n° 28, p. 483-492 (www.cairn.info/).
(5) Pahlavi Pierre, « L’Iran au travers du prisme géopolitique », Revue de géographie historique, vol. 12, mai 2018 (https://journals.openedition.org/geohist/1487#quotation ).
(6) Roy Olivier, « Iran, une politique étrangère à quatre niveaux », Esprit, n° 94/95 (10/11), 1984, p. 191-196.
(7) Samaan Jean-Loup, « Israël et l’Eurasie : le retour de la doctrine de la périphérie ? », Géoéconomie, 2014/5, n° 72, p. 139-150 (https://www.cairn.info/revue-geoeconomie-2014-5-page-139.htm).
(8) Shlaïm Avi, The Iron Wall: Israel and the Arab World, Penguin Books, 2014, 944 pages.
(9) Samaan Jean-Loup, op. cit.
(10) Alpher Yossi, « Trident’s Forgotten Legacy. When Iran, Israel, and Turkey Worked Together », Foreign Affairs, 7 mai 2015.
(11) Sobhani Sohrab, The Pragmatic Entente: Israeli-Iranian relations (1948-1988), Praeger, 1989, 206 pages, p. 28.
(12) Beit-Hallahmi Benjamin, The Israeli Connection: Who Israel Arms and Why, Pantheon Books, 1987, 289 pages, p. 9.
(13) Alpher Yossi, Periphery: Israel’s Search for Allies in the Middle East, Rowman & Littlefield, 2015, 196 pages.
(14) Parsi Trita, Treacherous Alliance: The Secret Dealings of Israel, Iran, and the United States, Yale University Press, 2007, p. 53.
(15) Sobhani Sohrab, op. cit., p. 39.
(16) Ibidem, p. 76.
(17) Sobhani Sohrab, op. cit., p. 77.
(18) À la suite de la guerre du Kippour qui oppose en octobre 1973 l’Égypte et Israël, l’OPEP décide, en soutien à l’Égypte, d’augmenter le prix du baril et de diminuer la production de pétrole.
(19) Bergman Ronen, The Secret War with Iran: The 30-Year Clandestine Struggle Against the World’s Most Dangerous Terrorist Power, Simon and Schuster, 2008, 433 pages.
(20) Digital National Security Archives, Minutes from Meeting Held in Tel Aviv between H.E. General M. Dayan, Foreign Minister of Israel and General H. Toufanian, Vice Minister of War, « Imperial Government of Iran », Top Secret Minutes from Israel’s Ministry of Foreign Affairs, 18 juillet 1977.
(21) Melman Yossi et Javedanfar Meir, The Nuclear Sphinx of Tehran, Basic Books, 304 pages, p. 128.
(22) Parsi Trita, op. cit., p. 83.
(23) Ils représentent moins de 3 % de la population en Syrie et près d’un quart de la population libanaise. Il n’y a qu’en Irak que les chiites sont majoritaires (60 % de la population). Entre 1958 (révolution irakienne) et 2003 (invasion américaine), le pouvoir est toutefois exercé par les sunnites.
(24) Djalili Mohammad-Reza et Kellner Thierry, Histoire de l’Iran contemporain, La Découverte, 2017, p. 86.
(25) Ibidem, p.84.
(26) Sobhani Sohrab, op. cit., p. XI.
(27) Byrne Malcolm et Kornbluh Peter, The Iran-Contra Scandal: A Declassified History, New Press, 1993, 448 pages.
(28) Roshandel Jalil, « Les relations irano-afghanes à la croisée des chemins. Entre acteurs étatiques et non-étatiques », Outre-Terre, 2010, n° 24, p. 51-56 (www.cairn.info/).
(29) Parsi Trita, op. cit., p. 162.
(30) Thépaut Charles, « 2011 : année de ruptures », in Thépaut Charles, Le monde arabe en morceaux. Des printemps arabes à Daech, Armand Colin, 2017, 288 pages, p. 79-90.
(31) Benraad Myriam, « Fin de l’occupation et crise en Irak : la clé de voûte sunnite », Politique étrangère, 2012/1, p. 161-172 (www.cairn.info/).
(32) Centre de documentation de l’École militaire (CDEM), « L’axe de la résistance » : l’expansionnisme régional iranien, Synthèse documentaire, octobre 2021, 16 pages (https://www.dems.defense.gouv.fr/sites/default/files/2021-10/axe_de_la_resistance.pdf).
(33) Esfandiary Dina et Despréaux Claire, « Nucléaire iranien : que sait-on », Politique étrangère, 2012/3, p. 533-546 (www.cairn.info/).
(34) Arefi Armin (propos recueillis par), « Dawod Hosham : “En Irak, les chiites rejettent l’ingérence de l’Iran” », Le Point, 13 novembre 2019 (www.lepoint.fr/).
(35) Commission de la défense nationale et des forces armées, La stabilité au Moyen-Orient dans la perspective de l’après Chammal (Rapport d’information n° 4316), Assemblée nationale, 6 juillet 2021, 128 pages, p. 71-73 (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b4316_rapport-information.pdf).
(36) Agence France Presse (AFP), « La Turquie ferme son espace aérien aux avions russes en route vers la Syrie », France Info, 23 avril 2022 (www.francetvinfo.fr/).
(37) Bastier Claire, « La Syrie et la Russie accusent Israël d’avoir mené des frappes aériennes en Syrie », Le Monde, 27 décembre 2018.
(38) Thépaut Charles, A Vanishing West in the Middle East, The Recent History of U.S.-Europe Cooperation in the Region, Policy Focus 169, Washington Institute, octobre 2021, 274 pages (https://www.washingtoninstitute.org/media/5354?disposition=inline).
(39) US Department of State, « The Abraham Accords Declaration », 15 septembre 2020 (www.state.gov/).
(40) Vidal Dominique, « Israël redéploie ses alliances internationales », in Badie Bertrand (dir.), Le Moyen-Orient et le monde. L’état du monde 2021, La Découverte, 2020, 260 pages, p. 130-137.
(41) Paglia Morgan et Tourret Vincent, « L’Iran et ses “proxys” au Moyen-Orient. Les défis de la guerre par procuration », Focus stratégique, n° 95, Institut français des relations internationales (Ifri), mars 2020, 56 pages (https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/paglia_tourret_proxys_iran_2020.pdf).
(42) Bergman Ronen, Rise and Kill First: The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, Penguin Random House, 2018, 784 pages.
(43) Girard Renaud, « Le faux antagonisme entre Israël et l’Iran », Le Figaro, 21 juillet 2015 ; Girard Renaud, « L’Iran ne tombera pas dans le piège israélien », Le Figaro, 30 novembre 2020.
(44) Encel Frédéric, « Israël et Iran : les faux ennemis ? », Hérodote, vol. 169, n° 2, 2018, p. 41-53 (https://www.cairn.info/revue-herodote-2018-2-page-41.htm).