L’Inde privilégie le fait de rejoindre des coalitions informelles et souples, qui lui permettent d’approfondir son partenariat avec les puissances occidentales, sans l’empêcher d’approfondir sa vocation eurasienne. Pour autant, les enseignements tirés des crises internationales récentes, comme celle issue du retrait américain d’Afghanistan, ont montré que l’Inde et ses partenaires ne partagent pas encore de vision stratégique commune qui permettrait la constitution d’une alliance dans l’espace indo-pacifique.
L’Inde et les systèmes de sécurité collective dans la zone indo-pacifique
Les vues exprimées dans cet article n’engagent leur auteur qu’à titre personnel.
Dans son ouvrage The Indian Way: Strategies for an Uncertain World (1), le ministre des Affaires étrangères indien en poste depuis mai 2019, Subrahmanyam Jaishankar, souligne que dans un contexte marqué par l’essor de la Chine et la reconfiguration des équilibres sécuritaires et géoéconomiques en Asie, l’Inde est confrontée à des choix stratégiques structurants qui seront amenés à redéfinir sa politique étrangère. Subrahmanyam Jaishankar relève que ces changements placent l’Inde face au « choix de Krishna ». Il fait ainsi référence à un mythe fondateur d’une grande épopée indienne, le Mahabharata, où le guerrier Arjuna hésite à affronter une armée adverse qui compte de nombreux membres de sa famille. Dans cette scène, c’est uniquement après l’intervention de la divinité Krishna qu’Arjuna décide de prendre ses responsabilités en relevant le défi de la bataille. La symbolique est claire : une puissance, si elle veut avoir des velléités globales, doit admettre que ses choix géostratégiques ont un coût.
La dégradation de la situation sécuritaire de l’Inde provient avant toute chose d’une asymétrie : si ce pays de 1,4 milliard d’habitants a connu une croissance économique exponentielle, avoisinant les 7,4 % de PIB par an au cours des années 2000 (2), un tel essor n’a pas permis à l’Inde de suivre la trajectoire de la Chine. Certes, ces deux puissances asiatiques ont pu cohabiter sans connaître de guerre ou d’affrontement majeur jusqu’au XXe siècle, ces deux civilisations étant séparées par la chaîne de montagnes de l’Himalaya. Le souvenir de la guerre sino-indienne de 1962 (3), l’approfondissement des relations de la Chine avec le Pakistan, et le poids historique des contentieux frontaliers, s’agissant de régions telles que le Tibet, l’Aksaï Chin, l’Arunachal Pradesh et le Sikkim, placent pour autant les relations entre ces deux pays sous le signe d’une rivalité pérenne.
Cela crée, du point de vue indien, une situation complexe. Bien que les forces armées considèrent que le danger le plus immédiat pour l’Inde vient du Pakistan (4), c’est le voisin chinois qui constitue un défi à l’échelle globale, celui-ci ne pouvant être relevé que par un vaste réseau de partenariats, de coalitions informelles, voire, à terme, d’alliances, qui permettraient à l’Inde de préserver ses intérêts sécuritaires en Asie.
L’héritage du non-alignement et l’ambition d’atteindre une autonomie stratégique
Le choix d’appartenir à un système de sécurité collective ou à un réseau d’alliances est en tension avec une tradition bien ancrée de la diplomatie indienne, héritée de l’époque de Nehru (1950-1964), qui fait du non-alignement la position d’équilibre qui permettra à l’Inde d’approfondir sa relation avec l’Ouest et l’Est. Encore aujourd’hui, les fondements de la puissance indienne, qui se déclinent à une échelle continentale, poussent les stratèges de ce pays à chercher à préserver une autonomie stratégique. L’abstention de l’Inde lors du vote du 2 mars 2022 (5) à l’Assemblée générale de l’ONU de la résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie (6) est emblématique de sa volonté de soigner sa relation bilatérale avec Moscou sans choisir nettement de camp, dans le cadre d’un conflit majeur dont le théâtre reste l’Europe.
Dans ce contexte, de nombreuses analyses ont cherché à déterminer quel serait le positionnement futur de l’Inde, dans un monde marqué par l’émergence d’une division entre un camp pro-occidental, constitué par les États-Unis et les puissances européennes, et un bloc sino-russe, ce dernier étant uni non pas par l’idéologie, comme à l’époque de la guerre froide, mais par des « revendications communes », conformément au risque que l’ancien conseiller à la sécurité nationale américain Zbigniew Brzezinski avait déjà identifié dans son ouvrage le Grand Échiquier (7).
Toutefois, ces projections de la posture future de l’Inde sont marquées par de nettes divergences d’analyse et d’appréciation. Pour les politologues Chilamkuri Raja Mohan (8) et Gideon Rachman (9), il convient de tempérer l’idée selon laquelle l’Inde rechignerait à nouer des alliances lorsque ses intérêts vitaux l’exigent ; et la rigidité des systèmes d’alliance devrait être en soi relativisée. Cette position appelle indirectement l’Inde à faire preuve d’un sens accru de la realpolitik, en rompant avec ce que le professeur Raja Mohan a nommé la « métaphysique » du non-alignement (10).
D’autres universitaires, comme Thazha Varkey Paul (11), estiment que les intérêts de l’Inde, de l’Union européenne (UE) et des États-Unis ne seront jamais identiques, bien qu’ils puissent être concordants. Une telle réalité devrait, par conséquent, inciter l’Inde à privilégier des formats de partenariats plus souples, centrés sur la préservation d’intérêts stratégiques dans des domaines comme la santé, le numérique ou encore les infrastructures.
Le ministre des Affaires étrangères indien Subrahmanyam Jaishankar considère d’ailleurs qu’aujourd’hui, un système d’alliances rigides ne saurait servir à long terme les intérêts indiens, dans un monde où l’heure est à la multipolarité et à la régionalisation des dynamiques, plus qu’à un retour à une bipolarité marquée du sceau de la guerre froide (12). Selon cette vision, si le renforcement des partenariats stratégiques demeure un impératif, ces derniers ne sauraient être l’alpha et l’omega d’une diplomatie qui doit demeurer tournée à la fois vers l’Est et l’Ouest.
La recherche de partenariats souples : éviter un dilemme de la sécurité dans la région de l’océan Indien
À l’heure où la guerre en Ukraine est appelée à durablement reconfigurer les équilibres régionaux, la priorité de l’Inde est de parvenir à sécuriser ses intérêts immédiats dans la région de l’océan Indien. Cela suppose que l’Inde puisse, d’une part, assurer sa transition pour passer du statut de puissance continentale au statut de puissance navale, capable de défendre ses intérêts en mer (13) ; et qu’elle puisse, d’autre part, nourrir une diplomatie régionale soutenue avec des États relevant de son « premier cercle » sécuritaire, tels que le Bhoutan, le Népal, le Bangladesh, le Sri Lanka et les Maldives (14). Des relations approfondies avec ces États sont nécessaires pour éviter qu’ils ne se rapprochent trop étroitement de la Chine, ce qui risquerait de reconfigurer les équilibres régionaux au détriment des intérêts de New Delhi.
En ce sens, l’Inde a observé avec appréhension plusieurs initiatives chinoises qui ont permis à Pékin d’asseoir son influence dans les pays environnant son grand voisin asiatique. La Chine a ainsi su développer son influence par sa stratégie des nouvelles routes de la Soie, dont le volet maritime fait de l’océan Indien un théâtre essentiel (15). Après avoir développé au Sri Lanka le port en eaux profondes de Hambantota, opérationnel depuis 2010, Pékin a pu obtenir, en contrepartie d’une remise de dettes accordée à Colombo, une concession lui permettant d’exploiter ce port pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans (16). En parallèle, la Chine a su s’inscrire durablement comme un acteur majeur au sein de l’économie pakistanaise. Elle a développé l’autoroute du Karakoram, qui traverse le territoire du Gilgit-Baltistan (17), dont la maîtrise est essentielle pour assurer la sécurité et le contrôle du Cachemire, territoire revendiqué aujourd’hui à la fois par l’Inde et le Pakistan (18).
De même, en construisant le port pakistanais de Gwadar, qui donne directement sur la mer d’Arabie, et en envisageant de construire une base navale à Jiwani, près de la frontière iranienne, la Chine montre qu’elle voit l’espace adjacent à l’océan Indien comme un continuum, qui lie le Pacifique au Golfe persique et au détroit d’Ormuz, par où ont transité en moyenne 60 % des importations indiennes de pétrole au cours des quinze dernières années (19). Cette projection d’influence, qui passe par la construction d’infrastructures hybrides et à double usage (« dual-use »), susceptibles d’abriter tant des navires commerciaux que des navires de guerre, a été perçue par l’Inde comme une tentative de la part de la Chine de mettre en œuvre une « stratégie du collier de perles » (20), qui viserait son encerclement.
Dans un tel contexte, la réponse indienne a pour l’heure consisté à se rapprocher de différents partenaires pour limiter l’influence de la Chine tant dans l’océan Indien qu’en Asie-Pacifique (21). L’Inde a ainsi d’abord adapté sa doctrine de sécurité : sa politique du regard à l’Est (Look East) fut remplacée par une politique visant à agir à l’Est (Act East), consacrée par la publication en 2015 d’une nouvelle stratégie de sécurité maritime (Indian Maritime Security Strategy) (22). La mise en place d’un corridor Nord-Sud, reliant l’Inde à l’Europe à travers la Russie et le port iranien de Chabahar, a notamment montré que l’approfondissement de la relation avec l’Europe ne se faisait pas au détriment de bons rapports avec des puissances eurasiatiques.
C’est donc bien une volonté de renforcer les partenariats de toute nature qui a d’abord guidé la stratégie indienne, sans qu’une logique de coalition ne soit sérieusement envisagée. La coopération militaire avec la Russie atteste de cette volonté de diversifier les partenariats, y compris sur le plan sécuritaire. Pour rattraper une asymétrie budgétaire nettement en faveur de la Chine, dont les dépenses militaires annuelles de 215 Md de dollars en 2015 étaient plus de quatre fois supérieures aux 51 Md dépensés par l’armée indienne (23), New Delhi a ainsi acheté de nombreux systèmes d’armements à Moscou, qui lui a fourni, de 2012 à 2015, près de 67 % de ses importations d’armes (24). L’achat par l’Inde de systèmes de défense S-400 en 2018 (25) a fait l’objet de critiques bipartisanes aux États-Unis (26), certains parlementaires allant même jusqu’à réclamer la mise en œuvre du mécanisme législatif CAATSA (27) pour sanctionner l’Inde du fait d’une telle acquisition. Ces exemples illustrent comment les efforts de l’Inde visant à diversifier ses partenariats peuvent être perçus comme irritant, voire un frein à l’émergence d’une alliance militaire avec ses partenaires, dans un monde qui va pourtant vers une polarisation croissante.
L’Inde envisage de plus en plus de rejoindre des coalitions informelles pour défendre ses intérêts sécuritaires en Asie
La politique étrangère indienne a récemment opté pour une inflexion réelle, en actant l’approfondissement de sa relation avec les pays occidentaux et leurs alliés, afin de repenser l’architecture sécuritaire dans l’océan Indien et dans la zone Asie-Pacifique. Un tel choix fut clairement privilégié par le Bharatiya Janata Party de Narendra Modi, revenu au pouvoir depuis 2014, dont la politique étrangère a été marquée par un net approfondissement de la relation bilatérale indo-américaine sous le mandat de Donald Trump (28). Un pas qualitatif a notamment été franchi à la suite de la visite d’État du président américain en Inde en février 2020. Cette inflexion voit l’Inde changer d’approche, en s’éloignant de sa position de non-alignement historique et traditionnelle, afin de privilégier des coalitions et partenariats ciblés.
Ainsi, si l’idée d’un format de dialogue quadrilatéral (QUAD) impliquant les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon avait été formulée dès 2007, la réactivation de ce format en 2017, actée en 2019 par une réunion des pays concernés au niveau ministériel, témoigne d’une prise de conscience de l’Inde qu’un rapprochement plus poussé avec les États-Unis lui permettrait de mieux défendre ses intérêts.
Une telle évolution n’a néanmoins pas vu l’Inde se défaire d’une posture prudente : le communiqué de presse du 12 mars 2021 (29), posant les principes de « l’esprit du QUAD », mentionnait certes l’idée d’un espace indo-pacifique « libre et ouvert », acquis aux principes démocratiques et aux principes du droit international, tels que la Convention de Montego Bay (30) ; mais il faisait également clairement ressortir que, plus que les systèmes militaires, c’étaient les domaines de la santé, des infrastructures et de la cybersécurité qui constituaient les principaux objets d’une telle coopération.
C’est l’approfondissement de partenariats bilatéraux qui a jusqu’ici permis à l’Inde d’assurer ses intérêts sécuritaires, hors du cadre plus rigide qu’offrirait une alliance multilatérale. En multipliant les accords logistiques de renforcement capacitaire avec ses partenaires, l’Inde a ainsi pu accroître sa capacité de projection de puissance dans l’océan Indien sur un temps court.
L’Inde a ainsi signé avec les États-Unis un accord de coopération logistique le 29 août 2016, complété par le Communications Compatibility and Security Agreement (COMCASA) du 6 septembre 2018 (31). Des accords du même type ont été conclus avec la France, la clé de voûte de ce partenariat étant l’accord de coopération militaire franco-indien du 10 mars 2018 (32), qui a eu pour effet de permettre à l’Inde de déployer ses avions Boeing P-8I Poseidon de patrouille maritime depuis des bases françaises situées à La Réunion (33).
Ces partenariats ont été combinés avec l’approfondissement de la coopération avec les pays des océans Indien et Pacifique. L’Inde a ainsi veillé à renforcer les capacités de défense de ses voisins, au premier rang desquels les Maldives et le Sri Lanka. Elle a également noué des partenariats qui lui ont permis d’avoir accès au port singapourien de Changi et au port indonésien de Sabang. Comme le relève le spécialiste Fabien Delheure (34), un tel mouvement s’est accompagné de l’installation de radars de surveillance à l’île Maurice ou aux Seychelles, et d’exercices fréquents où la marine indienne simule la défense des îles Andaman-et-Nicobar, possessions indiennes donnant directement sur le détroit de Malacca.
L’absence de vision stratégique commune demeure un frein à l’émergence d’un système d’alliances dans l’Indo-Pacifique
La stratégie indienne de diversification des partenariats et le choix de privilégier des coalitions souples viennent directement du fait que, sur de nombreux dossiers régionaux, les intérêts de l’Inde et de ses partenaires ne sont pas parfaitement concordants.
Cela ressort notamment de l’écart qui vient séparer la conception indienne de la zone indo-pacifique de celle de ses partenaires occidentaux (en particulier les États-Unis) et asiatiques (Japon, Australie). Ainsi, pour New Delhi, c’est bien l’océan Indien qui est la clé de voûte des enjeux sécuritaires de l’Indo-Pacifique ; tandis que pour les États-Unis, cet espace est davantage centré autour du détroit de Malacca, pour s’étendre jusqu’aux bases américaines de Guam et d’Okinawa (35).
De même, les partenaires potentiels de l’Inde peuvent eux-mêmes faire le choix de stratégies différenciées : cela fut notamment illustré par la crise AUKUS de septembre 2021, lors de laquelle la décision des États-Unis de partager leur technologie de propulsion de sous-marins nucléaires s’est faite au détriment d’un contrat français prévoyant la livraison de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle à l’Australie d’ici 2035, pour une valeur de plus de 56 Md d’euros. Les tensions ayant entouré l’affaire AUKUS ont été perçues par New Delhi comme une preuve de la fragilité de potentielles coalitions destinées à assurer le respect des règles du droit international dans cette région (36).
Ensuite, l’Inde a pu constater que sur certains dossiers régionaux, une étroite coopération avec ses partenaires les plus proches n’était pas suffisante pour assurer la pleine défense de ses intérêts. Le retrait américain d’Afghanistan en août 2021, qui a eu lieu en dépit des objections indiennes (37), a mis en lumière les difficultés qui peuvent découler d’une dépendance excessive aux décisions d’une autre puissance. Le retour au pouvoir des Taliban, dont la proximité avec le Pakistan est largement reconnue (38), a ainsi été négativement perçu par New Delhi, qui craint qu’une diminution durable de son influence en Afghanistan ne se traduise par son exclusion des dispositifs d’intégration en Asie centrale. Or, cette même région demeure d’une importance vitale pour l’Inde, parce qu’elle se situe à proximité du Cachemire, d’une part et, d’autre part, parce que New Delhi estime avoir dans la région des intérêts historiques, qui remonteraient à l’époque des dynasties mogholes (39).
Par ailleurs, si la diplomatie indienne cherche à établir des partenariats durables avec les pays de la région de l’océan Indien, ces derniers n’ont pas toujours une relation apaisée avec certains partenaires de l’Inde, comme les États-Unis ou le Japon. Cela est notamment illustré par la complexité de la relation entre Washington, Londres et Maurice. Port-Louis essaie ainsi, depuis plusieurs années, d’obtenir l’exécution par les États-Unis et le Royaume-Uni de l’avis de la cour internationale de Justice rendue dans l’affaire de l’Archipel des Chagos (40). Cette décision avait déclaré illégale la séparation d’une partie de l’archipel de Maurice par le Royaume-Uni en 1965. Or, c’est sur une des îles de cet archipel qu’est située la base américaine de Diego Garcia.
Enfin, l’Inde n’a pas encore fait le choix d’une intégration géoéconomique durable, qui lui permettrait de commercer davantage avec des alliés potentiels, dans une logique où le renforcement des partenariats économiques servirait de prélude à un approfondissement des relations militaires. À cet égard, l’Inde n’a pas signé le Transpacific Partnership (41). Le retrait des États-Unis de cet accord en 2017 n’a pas nécessairement desservi les intérêts de New Delhi, qui ne souhaitait pas voir émerger en Asie un accord de libre-échange dont elle serait exclue. Pourtant, ce même retrait a pu être interprété en Inde comme le signe d’un désintérêt américain pour des questions économiques régionales, puisqu’il intervenait à l’heure où l’Inde a besoin d’investissements américains afin de ne pas dépendre de la Chine dans des secteurs clés, comme la santé, la technologie, l’innovation ou les infrastructures.
De même, en décidant de ne pas devenir membre de l’accord de libre-échange Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) en 2019, l’Inde a choisi de ne pas rejoindre un accord commercial couvrant une zone de 2 Md d’habitants et représentant 30 % du PIB mondial (42). Or, un tel accord vient lier pour la première fois les économies chinoise et japonaise par le biais d’un traité de libre-échange (43). Cela illustre bien les complexités d’un système où la rivalité stratégique s’accompagne d’une interdépendance économique, qui pousse indirectement les États à privilégier des formats de coalitions souples plutôt qu’un système d’alliance qui diviserait le monde en blocs.
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La politique étrangère indienne est marquée par deux objectifs qui peuvent être en tension : d’une part, la conservation d’une autonomie stratégique, qui s’accommode mal d’un système d’alliances où la solidarité entre membres enlèverait à l’Inde une partie de son pouvoir décisionnel ; et, d’autre part, la nécessité d’approfondir des partenariats et de développer une action collective cohérente afin de contrebalancer l’essor de la Chine dans l’espace de l’océan Indien et plus largement du Pacifique, où l’Inde a des intérêts vitaux.
L’Inde a donc jusqu’ici fait le choix d’une politique d’équilibre et du juste milieu. Cette posture, que l’on pourra nommer la « synthèse indienne », concilie l’héritage du non-alignement avec l’ambition de mener une diplomatie plus assertive. Elle vise à répondre à un paradoxe, mis en exergue par le chercheur Rajesh Rajagopalan (44) : dans certaines situations, un relatif alignement peut être la condition d’une autonomie stratégique à même de prévenir l’émergence d’un hegemon potentiel. ♦
(1) Jaishankar Subrahmanyam, The Indian Way: Strategies for an Uncertain World, Harper Collins India, 2020, 240 pages.
(2) Cottet Christophe, « La croissance indienne : une revue des enjeux macroéconomiques », Revue d’économie financière, n° 107, mars 2012, p. 73-92 (www.cairn.info/).
(3) Das Gupta Amit et Luthi M. Lorenz, The Sino-Indian War of 1962: New Perspectives, Routledge India, 2019, 258 pages.
(4) Pour plus d’informations sur les difficultés que pose, d’un point de vue militaire, le risque que les forces armées indiennes se retrouvent au sein d’un conflit réparti sur deux fronts, voir : Singh Sushan, « The Challenge of a Two-Front War: India’s China-Pakistan Dilemma », Stimson Project, 19 avril 2019 (www.stimson.org/). Le conflit gelé entre l’Inde et le Pakistan date de la partition par les Britanniques du sous-continent indien, qui vient le Pakistan accéder à l’indépendance en 1947. Depuis cette période, les revendications communes de chacun de ces deux États, en particulier s’agissant du territoire contesté du Cachemire, ont placé la relation bilatérale sous le signe de tensions constantes. De multiples conflits ont émaillé de la relation indo-pakistanaise, en 1947, 1965, 1971 et 1999. En particulier, le soutien apporté par l’Inde au Bengladesh, auparavant connu sous le nom de Pakistan oriental, lors de la guerre de 1971, est perçu côté pakistanais comme un des éléments clés ayant permis la sécession de ce territoire.
(5) Assemblée générale des Nations unies, Résolution A-RES-ES-11/1, 2 mars 2022 (www.wikiwand.com/).
(6) Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine, donnant lieu à une guerre de haute intensité inédite en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette invasion surgit à la suite d’une montée des tensions entre la fin de l’année 2021 et le début de l’année 2022, dans le cadre, notamment, de la guerre dans le Donbass entre l’Ukraine et les séparatistes pro-russes.
(7) Brzezinski Zbigniew, Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Hachette Pluriel, 1997, 288 pages.
(8) Mohan Chilamkuri Raja, « India and the Balance of Power », Foreign Affairs, n° 85, 2006, p. 17-32.
(9) Rachman Gideon, « India Picks a Side in the New Cold War », Financial Times, 22 juin 2020 (https://www.ft.com/content/d74d9bda-6822-4f85-9d48-a285a9effe07).
(10) Mohan Chilamkuri Raja, « Raja Mandala: Alliances and Strategic Autonomy », The Indian Express, 15 janvier 2019 (https://indianexpress.com/).
(11) Paul Thazha Varkey, « How India Will React to the Rise of China: The Soft Balancing Strategy Reconsidered », War on the Rocks, 1er septembre 2018 (https://warontherocks.com/).
(12) Jaishankar Subrahmanyam, op. cit.
(13) Le Vice-chef des forces navales indiennes, le vice-amiral Parasurama Naidu Murugesan, a affirmé que l’Inde doit prendre les mesures nécessaires pour disposer d’une marine ayant 200 navires d’ici 2027, alors qu’elle n’en possède actuellement que 137. À cela s’ajoute la volonté indienne de multiplier les exercices militaires conjoints avec ses principaux partenaires (comme les exercices Malabar avec la marine américaine, ou les exercices Varuna, effectués avec la Marine française). Pour plus d’informations sur ce renforcement des capacités navales indiennes, voir : Thakker Aman, « A Rising India in the Indian Ocean Needs a Strong Navy », Center for Strategic and International Studies (CSIS), 18 octobre 2018, p. 38-42 (https://csis-website-prod.s3.amazonaws.com/s3fs-public/181017_RisingIndia.pdf?CNzNznkbk9I4zhq9ZCTrXKchnU3WU6r6).
(14) Pour une analyse de ces dynamiques, voir Baruah Darshana M., « India in the Indo-Pacific: New Delhi’s Theater of Opportunity », Carnegie Endowment for International Peace, 30 juin 2020 (https://carnegieendowment.org/files/Baruah_UnderstandingIndia_final1.pdf).
(15) Voir à ce sujet le rapport de Green J. Michael, « China’s Maritime Silk Road: Strategic and Economic Implications for the Indo-Pacific Region », Center for Strategic and International Studies (CSIS), 18 octobre 2018 (https://csis-website-prod.s3.amazonaws.com/s3fs-public/publication/180404_Szechenyi_ChinaMaritimeSilkRoad.pdf).
(16) Sur les implications stratégiques du bail du port de Hambantota, voir Samaranayake Nilanthi, « China’s Engagement with Smaller South Asian Countries », Special Report, United States Institute of Peace (USIP), avril 2019 (https://www.usip.org/sites/default/files/2019-04/sr_446-chinas_engagement_with_smaller_south_asian_countries.pdf).
(17) L’importance de la construction de cette autoroute pour le développement des relations sino-pakistanaises est mise en exergue par Kanwal Gurmeet dans son article : « Pakistan’s Gwadar Port: A New Naval Base in China’s String of Pearls in the Indo-Pacific », CSIS, mars 2018 (https://csis-website-prod.s3.amazonaws.com/).
(18) Pour un rappel des enjeux soulevés par la question de Cachemire, voir Jacob Happymon, « The Kashmir Uprising and India-Pakistan Relations: a Need for Conflict Resolution, not Management », Note de l’Institut français des relations internationales (Ifri) n° 90, décembre 2016 (www.ifri.org/).
(19) Powell Lydia, Sati Akhilesh et Tomar Vinod Kumar, « India’s Oil Imports: Trends in Diversification », Observer Research Foundation (ORF), 2 avril 2022 (www.orfonline.org/).
(20) Brisset Jean-Vincent et Memheld Pierre, « Inde-Chine, entre encerclement et contre-encerclement », Revue Défense Nationale, n° 783, octobre 2015, p. 85-90.
(21) Pant V. Harsh, « India’s Era of Partnerships: From Non-Alignment to Crafting a “New Balance” », Observer Research Foundation (ORF), 26 janvier 2022 (https://www.orfonline.org/expert-speak/indias-era-of-partnerships-from-non-alignment-to-crafting-a-new-balance/).
(22) « Ensuring Secure Seas, Indian Maritime Security Strategy », Indian Navy, octobre 2015 (www.indiannavy.nic.in/).
(23) « Trends in World Expenditure », Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), avril 2016 (www.sipri.org/).
(24) Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), rapport du 10 mars 2022.
(25) Babones Salvatore, « America’s India Problem is all about Russia », Foreign Policy, 16 février 2021 (https://foreignpolicy.com/).
(26) Ibidem.
(27) Le Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act est une loi adoptée par le Congrès américain et signée par le Président Donald Trump le 2 août 2017. Si le but premier de ce texte est de renforcer le dispositif de sanctions existant contre l’Iran, la Russie et la Corée du Nord, l’administration américaine a pu se fonder sur l’article 231 du CAATSA pour sanctionner la Turquie, un de leurs alliés au sein de l’Otan, du fait de l’acquisition par cette dernière de systèmes de défense S-400 russes.
(28) Rej Abhijnan, « How India Dealt with Donald Trump », The Diplomat, 2 novembre 2020 (https://thediplomat.com/2020/11/how-india-dealt-with-donald-trump/).
(29) « The Spirit of the QUAD », QUAD’s Leaders Joint Statement, Maison-Blanche, 12 mars 2021 (www.whitehouse.gov/).
(30) La convention des Nations unies sur le droit de la mer – la convention de Montego-Bay du 10 décembre 1982 – codifie une grande partie du droit international maritime, une grande partie de ses principes ayant acquis une valeur coutumière. Son article 87 pose clairement le principe de la liberté de navigation, qui est au centre des préoccupations des pays membres du QUAD (https://treaties.un.org/doc/Publication/MTDSG/Volume II/Chapter XXI/XXI-6.fr.pdf).
(31) Ces accords, qui interviennent dans des domaines sensibles, avec une dimension potentiellement militaire, ne semblent pas être publics. Voir Peri Dinakar, « What is COMCASA? », The Hindu, 6 septembre 2018 (https://www.thehindu.com/news/national/what-is-comcasa/article24881039.ece).
(32) « Déclaration conjointe franco-indienne sur le partenariat entre la France et l’Inde », 11 mars 2018 (www.vie-publique.fr/).
(33) Delheure Fabien, « Accord militaire Inde-France dans l’océan Indien : vers un partenariat stratégique renforcé ? », Infoveille n° 49, Direction de l’enseignement militaire supérieur (Dems), 5 octobre 2018 (https://www.dems.defense.gouv.fr/sites/default/files/2020-03/infoveilles_49.pdf).
(34) Ibidem.
(35) Joshi Manor Kumar, « What’s in a Name? India’s Role in the Indo-Pacific », Carnegie Endowment for International Peace, 10 juillet 2021 (https://carnegiemoscow.org/).
(36) Miller Chatterjee Manjari, « The QUAD, AUKUS, and India’s Dilemmas », Council of Foreign Relations (CFR), 13 octobre 2021 (www.cfr.org/).
(37) Kugelman Michael, « India Has Lost its Leverage in Afghanistan », Foreign Policy, 11 novembre 2021.
(38) Giustozzi Antonio, The Taliban at War: 2001-2021, Oxford University Press, 2022.
(39) Foltz Richard, « Cultural Contacts Between Central Asia and Mughal India », Central Asiatic Journal, vol. 42, n° 1, 1998.
(40) Cour internationale de Justice (CIJ), « Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965 », Avis consultatif, Recueil de 2019, p. 95 (www.icj-cij.org/).
(41) L’accord de partenariat transpacifique (TPP) est un traité de libre-échange multilatéral. Cet accord constituait le fer de lance de la stratégie de l’Administration Obama pour le Pacifique, dans le cadre du « pivot vers l’Asie » décidé par le président américain en 2011. L’Administration Trump s’est désengagée de ce traité en janvier 2017, au motif que cet accord détruirait des emplois sur le sol national en encourageant les délocalisations. Dans sa version initiale, le TPP devait comprendre les États-Unis et 12 autres États du Pacifique, soit près de 40 % du PIB mondial. Voir McBride James, Chatzky Andrew et Siripurapu Anshu, « What’s Next for the Trans-Pacific Partnership (TPP)? », CFR, 20 septembre 2021 (https://www.cfr.org/backgrounder/what-trans-pacific-partnership-tpp).
(42) « Contributions et regards européens sur le Regional Comprehensive Economic Partnership », Institut de recherche et de communication sur l’Europe (IRCE), 29 janvier 2021 (http://www.irce-oing.eu/2020/12/regards-europeens-sur-le-regional-comprehensive-economic-partnership-le-partenariat-regional-economique-global.html).
(43) Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), « A New Centre of Gravity: The Regional Comprehensive Economic Partnership and its Trade Effects », 15 décembre 2021, 16 pages (https://unctad.org/system/files/official-document/ditcinf2021d5_en_0.pdf).
(44) Rajagopalan Rajesh, « India’s Strategic Choices: China and the Balance of Power in Asia », Carnegie Endowment for International Peace, 14 septembre 2017 (https://carnegieindia.org/2017/09/14/india-s-strategic-choices-china-and-balance-of-power-in-asia-pub-73108).