L’approche fonctionnaliste des alliances entre États européens fait de l’Europe de la défense un porte-étendard pour faciliter l’intégration européenne. Cette approche ne saurait fonder une véritable puissance européenne. L’autre approche, réaliste, prend acte de la profondeur de l’alliance entre les pays européens, sans tenter de rapprocher leurs appareils de défense dans des organes de type fédéral. Ne pouvant réaliser l’Europe de la défense par les institutions, ses tenants ont tenté de la bâtir par l’industrie, devenue le champ par excellence de la défense européenne. L’industrie européenne de défense pâtit toutefois de nombreuses divergences stratégiques.
Quelle est la portée de l’alliance militaire européenne ?
Les vues exprimées dans cet article n’engagent leurs auteurs qu’à titre personnel.
Les introuvables piliers de la défense européenne
Lorsque le traité sur la Communauté européenne de défense (CED), signé le 27 mai 1952, fut enterré par le Parlement français le 30 août 1954, l’hypothèse d’une défense européenne supranationale se trouva durablement ébranlée ; elle n’a depuis jamais ressurgi de manière crédible (1). Puisque « les armes d[evaient] céder à la toge », la construction d’une armée européenne devait s’accompagner, selon les fédéralistes des années 1950, de la création d’une instance supranationale, nommée « communauté politique européenne ». Un gouvernement fédéral n’était néanmoins pas acceptable pour la majorité des hauts responsables de l’époque, qui voyaient dans les États-nations le cadre naturel et légitime de l’exercice démocratique. Si l’intégration européenne se noua donc dans le champ économique, elle abandonna durablement celui de la défense.
Qu’on les nomme « relance européenne » (2) ou « nouvelle offensive fédéraliste » (3), les évolutions de la Communauté économique européenne (CEE) dans les années 1980 donnèrent lieu à la construction d’une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dans le cadre du traité de Maastricht, signé en 1992. Du même fait, la sécurité et la défense, chasses gardées des États-nations, redevenaient un champ que l’intégration européenne pouvait investir (4). Les fastes de la défense commune dépendraient néanmoins des moyens que voudraient bien lui allouer les États, et aucune institution supranationale ne fut, là non plus, prévue en la matière. L’alliance militaire européenne avait exclu la création d’une instance fédérale lors de l’échec de la CED ; elle se jouerait donc sur le terrain intergouvernemental, y compris après le traité de Maastricht. Des recherches récentes en science politique ont néanmoins montré que sur certains points, des initiatives cardinales pour l’alliance militaire européenne pouvaient échapper aux États-nations (5) : c’est ainsi que le Fonds européen de défense (FED), adopté en 2021 et doté jusqu’en 2027 de 7,9 milliards d’euros, fut une initiative de la Commission européenne (6). Ici, la Commission utilisa ses compétences en matière économique pour intervenir dans le champ de la défense. L’analyse de l’alliance militaire européenne demande donc de démêler les initiatives intergouvernementales de celles qui se jouent sur un terrain supranational (7).
S’il n’y a pas d’instance fédérale de défense européenne, il existe bien une alliance militaire entre les États européens. L’article 42.7 du traité de Lisbonne introduisit en effet en 2009 une clause de « défense mutuelle » qui se rapprochait de la « défense collective » prévue par l’article 5 du traité de Washington instituant l’Otan (8) ; cet article ne fut activé qu’une fois, lors des attentats du 13 novembre 2015 en France (9), et le soutien auquel il donna lieu de la part des alliés européens fut largement symbolique. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qualifia d’ailleurs en 2015 cette activation comme un acte « avant tout politique » (10). La guerre en Ukraine (11), en faisant surgir le spectre de l’agression d’un État par un autre, questionne néanmoins la portée d’une telle garantie. Si 21 des 27 États (12) de l’Union européenne (UE) sont membres de l’Otan, ils semblent en effet s’en remettre avant tout à cette dernière en gage de réassurance. Enfin, si l’alliance européenne s’exerce prioritairement dans le champ économique, qu’en est-il de l’économie de la défense ? Le resserrement des alliances auquel elle peut donner lieu s’exerce dans des institutions, mais aussi dans des partenariats industriels. D’abord, la Commission européenne, institution proto-souveraine, a renforcé son pouvoir, jusqu’à exercer une influence réelle sur les politiques de défense (13).
Ensuite, les tenants d’une intégration militaire européenne (14), ne pouvant la faire progresser dans le champ des institutions, ont tenté de la bâtir sur le terrain des coopérations industrielles (15). Étudier la portée véritable des alliances militaires européennes demande donc aussi d’analyser les partenariats industriels militaires entre les différents États qui la composent.
Les outils de la politique de défense européenne
Nous pouvons distinguer deux approches de la défense européenne : l’une est fonctionnaliste, l’autre, réaliste, est fondée sur les menaces. L’approche fonctionnaliste fait de l’Europe de la défense un porte-étendard pour faciliter l’intégration européenne : les instances supranationales comme le quartier général européen pour les missions non exécutives (MPCC), largement symboliques, seraient donc davantage des outils de la construction européenne que des leviers véritables de puissance. Le vocable d’« Europe de la défense », plus présent dans les déclarations politiques que celui de « défense européenne », témoigne d’ailleurs de ce type d’intégration symbolique (16). La seconde approche, réaliste et fondée sur les menaces, maintient les souverainetés nationales en matière de défense ; mais elle pose aussi la nécessité de réagir fermement et collectivement à une menace importante.
La théorie néo-fonctionnaliste postulait que l’intégration européenne dans un domaine créerait des effets de débordement (spill-over) dans d’autres, et approfondirait de fait le fédéralisme européen. La défense et la sécurité semblent contredire en tout point cette hypothèse, promue dès la fin des années 1950 par le politiste Ernst Haas (17) : l’intégration économique européenne n’a eu presque aucun effet d’entraînement dans le domaine militaire. Du reste, Jean Monnet (18), tenant lui aussi du fonctionnalisme, avait prédit que « l’Europe se fera[it] dans les crises et sera[it] la somme des solutions apportées à ces crises » (19). Pour autant, seules les crises financières ou la récente crise sanitaire ont conduit à un surcroît d’intégration (20). « L’Europe puissance » n’est, au contraire, pas advenue au terme des crises sécuritaires qu’ont traversé ses membres.
Après le Brexit, les États européens ont bien tenté de mettre en place des instances pour fédérer certaines de leurs capacités en matière de défense : la Capacité militaire de planification et de conduite (MPCC) a, par exemple, été créée en juin 2017. Elle vise à coordonner l’action des États européens dans le cadre de missions non exécutives – c’est-à-dire qui ne requièrent pas le déploiement de forces combat tantes (21). Cette timide initiative ne saurait néanmoins constituer un outil de puissance. Les documents stratégiques (22) élaborés à l’échelle de l’UE semblent tout aussi peu probants. La Boussole stratégique (23) a ainsi été adoptée le 21 mars 2022, près d’un mois après l’entrée des troupes russes en Ukraine. Ce document d’une cinquantaine de pages est présenté comme un « tournant pour l’Union », visant à « faire de l’Europe un acteur mondial dans le domaine de la défense » (24). Contraste saisissant, la partie « Agir » de la Boussole stratégique recommande la création d’une capacité de réaction rapide européenne de 5 000 hommes ; c’est là une armée bien mince en comparaison des 120 à 190 000 soldats russes déployés en Ukraine (25). Malgré l’urgence de la guerre, la Boussole stratégique laisse entière la question de la place de l’Europe de la défense dans la défense de l’Europe (26).
Si de tels dispositifs demeurent embryonnaires, c’est qu’en aucun cas ils ne pourraient sérieusement entraver la souveraineté des États : les traités bannissent, en effet, concernant la politique de défense commune, toute forme de supranationalité (27). Les rapprochements européens des politiques de défense sont donc toujours le fruit de compromis entre nations, et leur contenu se trouve bien souvent amoindri : le Fonds européen de défense, qui devait à l’origine être doté de 13 Md €, n’en a ainsi reçu que 7,9 (28), ce qui ne permet pas d’espérer qu’il initie un saut capacitaire majeur à l’échelle de l’Union européenne.
Il serait néanmoins erroné de conclure, de la relative impuissance des outils de « l’Europe de la défense », à l’impuissance de l’Europe sur la scène internationale. Ce n’est toutefois pas dans des outils de défense supranationaux qu’il faut chercher la puissance européenne ; c’est, bien au contraire, dans des alliances intergouvernementales, conclues de manière souple au nom de valeurs partagées. La guerre en Ukraine, en obligeant les Européens à réagir de concert, fournit un exemple parlant de ce type de dispositif. L’UE a en effet utilisé un outil créé en 2021, la Facilité européenne pour la paix (FEP), permettant pour la première fois de financer le transfert d’armes létales vers un pays tiers (29). Dans ce cadre, le Conseil de l’Union européenne a décidé, le 13 avril 2022, de porter de 500 millions à 1,5 Md € les envois d’armes vers l’Ukraine. Dans la guerre, les alliances objectives qui existent entre les pays soucieux de la sécurité européenne ont donc activé un véritable outil de puissance (30).
Si l’application durable des théories fonctionnalistes au champ de la sécurité et de la défense peut renvoyer une image de faiblesse, l’Europe n’est pas condamnée à être, comme le disait l’ancien ministre des Affaires étrangères allemand Sigmar Gabriel, « un herbivore géopolitique dans un monde de carnivores » (31). Dans un contexte d’augmentation généralisée des dépenses militaires et de renforcement des forces conventionnelles, les puissances européennes constituent en effet entre elles une alliance de facto, d’autant plus solide pour assurer la défense territoriale du continent. Cette défense territoriale avait semblé reléguée au second plan, tant par le terrorisme que par les menaces irrégulières ; voici que la guerre conventionnelle ukrainienne, fondée sur un usage massif de l’artillerie (32), fait revenir cet impératif sur le devant de la scène. L’« Europe-puissance » doit donc, sur le volet militaire, revenir vers une conception classique et réaliste des alliances entre États-nations. Une telle alliance ne pourrait néanmoins impliquer une fédéralisation des capacités militaires ou des stratégies internationales.
La difficile européanisation de l’industrie de défense : le cas du Scaf
Comme le notait Stanley Hoffmann en 1966 (33), l’intégration européenne se fait plus aisément dans les domaines relevant des « low politics », c’est-à-dire dans tous les champs qui n’obéissent pas à l’intérêt vital de l’État. Si la défense s’inscrit au contraire dans les « high politics », c’est-à-dire dans les compétences régaliennes, les intégrations européennes en matière de défense ont investi, comme le relève le juriste Fabien Terpan, le cadre des low politics, et en particulier l’économie : l’industrie de défense s’est donc trouvé être le cheval de bataille de nombreux tenants de l’intégration militaire européenne (34). Depuis 2016, l’industrie semble même être devenue le domaine d’excellence de la défense européenne, dans la mesure où les opérations extérieures de l’Union sont parfois considérées comme un échec (35) : la Boussole stratégique a ainsi pu être considérée par la chercheuse Nicole Gnesotto comme une « boussole industrielle plutôt que stratégique » (36). Néanmoins, il faut nuancer les possibilités intégratrices que porte dans son sillage l’industrie de défense : celle-ci ne saurait remplacer le pouvoir politique, et ne saurait davantage constituer un préalable à des intégrations institutionnelles.
Les gouvernements européens ont bien tenté d’« européaniser » une partie du secteur de l’armement pour répartir les coûts et réaliser des montées en gamme technologiques. L’idée était de constituer, sur le modèle d’Airbus, des « grands champions européens », en rapprochant plusieurs fleurons nationaux pour peser face à la concurrence mondiale. Cette « européanisation » du domaine de l’armement, centrée notamment autour du tandem franco-allemand, a néanmoins révélé des divergences stratégiques entre États européens (37). La mise en production d’équipements militaires dans le cadre européen fait donc face à plusieurs dilemmes (38).
Ces coopérations industrielles interétatiques se heurtent d’abord bien souvent à des rallongements des délais d’exécution et de négociation (39). La rapidité d’exécution est toutefois, en la matière, fondamentale pour la compétitivité ; et un armement produit trop tardivement risque le déclassement technologique. Du reste, la constitution de grands champions européens achoppe fréquemment sur la défense d’intérêts nationaux bien compris : ainsi en 2012, la chancelière Angela Merkel avait-elle décidé de bloquer la fusion de BAE et Airbus, car elle craignait que certains pôles industriels ne soient obligés de quitter l’Allemagne pour la Grande-Bretagne (40).
L’européanisation de l’industrie de défense européenne sembla franchir un cap lorsque fut évoqué le programme de Système de combat aérien du futur (Scaf), composé d’un avion de chasse de nouvelle génération et de plusieurs drones d’accompagnement, prévu pour 2030 entre la France, l’Allemagne et l’Espagne. Fils du traité d’Aix-la-Chapelle (41), signé le 22 janvier 2019, lors duquel l’Allemagne et la France avaient réitéré leur engagement conjoint à œuvrer au développement d’une industrie européenne (42), ce programme semble aujourd’hui bloqué.
Dès le début, la France, leader sur le projet, a fait face aux réticences du Bundestag à financer le Scaf (43). Les parlementaires allemands jugeaient le compromis admis par leur gouvernement trop favorable aux intérêts industriels français (44). Or, les premières incertitudes budgétaires liées à l’engagement d’un État sur cet avion de chasse européen menacent la visibilité des industriels, grevant du même fait la viabilité économique et technologique du projet.
À ces incertitudes budgétaires s’ajoutent des divergences industrielles. La maîtrise d’œuvre confiée à Dassault Aviation, représentant les intérêts français, se voit ainsi contestée par son partenaire Airbus qui détient, par ses filiales allemandes et espagnoles, les deux tiers de la production (45). Dassault défend néanmoins sa mainmise sur les packages les plus sensibles – commandes de vol, architecture fonctionnelle, furtivité et interface homme-machine (46) –, alors qu’Airbus cherche à acquérir une position dominante sur certains de ces packages. Faute d’accord définitif sur l’ensemble des aspects industriels, Éric Trappier, le président de Dassault, s’il se dit prêt à « signer le contrat », prévient que le projet pourrait désormais exploser en 2022 (47).
L’industrie de défense ne répond d’ailleurs pas à ces seuls objectifs économiques : avec des armements, c’est aussi l’alliance américaine que plusieurs États européens cherchent à acquérir. C’est ainsi que l’augmentation tendancielle des budgets de défense européens ne garantit ni l’achat de matériels européens, ni une meilleure coordination de leurs investissements. Berlin a, certes, initié un tournant en promettant d’augmenter son budget de la défense à 2 % de son PIB d’une part et, d’autre part, en allouant 100 Md € dans un fonds voué à l’acquisition de défense (Sondervermögen). L’Allemagne, pour pallier rapidement ses capacités manquantes, a toutefois pour habitude d’acquérir des équipements sur « étagère ». De telles acquisitions bénéficient essentiellement à ses fleurons industriels nationaux ou à l’industrie d’armement américaine (48).
De ce point de vue, le récent choix allemand d’acquérir des F-35 auprès des États-Unis change la donne (49). Si un État-membre de l’Union européenne achète des F-35 plutôt qu’un équivalent européen, il ferme en effet son marché des avions de combat aux entreprises européennes pour une durée de quarante ans (50). Berlin pourrait finalement refuser le Scaf pour acquérir des F-35 auprès de l’avionneur américain Lockheed-Martin, et ainsi réaffirmer sa place de « meilleure élève de l’Otan » (51), torpillant du même fait la viabilité du programme.
Le Scaf pourrait, par ailleurs, buter sur des questions nucléaires. Les F-35 remplaceraient en effet, côté allemand, les Tornado actuellement destinés à assurer la « participation » allemande aux capacités nucléaires otaniennes. Le F-35, qui semble avoir la préférence de la Luftwaffe (52), est en effet le seul avion de combat existant conforme (53) à la nouvelle version de la bombe américaine tactique B-61-12 (54) ; c’est cette bombe qui est utilisée par l’armée allemande lorsqu’elle participe aux forces nucléaires de l’Otan. Paris souhaite au contraire intégrer au futur avion de combat son arme Air-sol nucléaire de 4e génération (ASN 4G), prévue pour 2035, et faire du Scaf une composante de l’autonomie nucléaire européenne en dehors de l’Otan (55). L’Allemagne a donc besoin de participer aux capacités nucléaires de l’Otan ; la France veut, à l’inverse, faire du prochain chasseur un vecteur de sa dissuasion nationale et les deux objectifs semblent aujourd’hui irréconciliables.
De fait, la France pourrait se tourner vers une solution franco-française pour son futur avion de combat : Dassault Aviation semble d’ailleurs avoir déjà anticipé un tel scénario (56). La fin du Scaf, si elle était définitivement actée, ne manquerait pas de se répercuter sur les autres chantiers franco-allemands en cours, qui, comme le Main Ground Combat System (MGCS), connaissent déjà des difficultés analogues (57). La remise en cause du Scaf pourrait donc être le chant du cygne de la coopération industrielle franco-allemande en matière de défense.
L’enjeu de tels projets industriels est d’éviter à l’Europe un déclassement technologique dans la durée, ce qui la placerait dans une situation de dépendance accrue aux garanties de sécurité américaines. Face à ce constat, et à la faveur du retour de la guerre sur le continent, la Commission européenne déploie une nouvelle directive visant à inciter les États-membres à mieux se coordonner ; il s’agit de mieux répartir les 200 Md d’investissements annuels consentis au secteur industriel de défense européen, dont seulement 11 % des investissements sont effectués en commun (58), en deçà du seuil des 35 % convenu par les États-membres dans le cadre de l’Agence européenne de défense et fixé par la Coopération structurée permanente (CSP) (59). Afin d’éviter le « gaspillage », l’UE propose la mise en place d’une véritable task force concernant les acquisitions conjointes, accompagnée d’une exonération de TVA sur ces équipements communs (60). Pour autant, il n’est pas évident que cette application de remèdes similaires à des maux identifiés depuis longtemps porte ses fruits à court terme.
* * *
Aujourd’hui, la dépendance militaire de l’Union européenne à l’Otan semble s’accroître : l’entrée prochaine dans l’Alliance atlantique de la Finlande et de la Suède, toutes deux membres de l’Union, achève de faire converger frontières de l’Union et frontières de l’Otan (61). L’atlantisme (62) constitue en effet une autre ligne de fracture du modèle de défense européen : déjà en janvier 1963, le Président de Gaulle avait voulu bâtir, dans le traité de l’Élysée, un accord de défense franco-allemand qui fût soustrait à l’Alliance atlantique ; le Bundestag avait néanmoins changé le préambule en juin 1963 pour préciser que l’accord de défense se déroulerait « dans le cadre de l’Otan » (63). Ces divergences stratégiques se retrouvent dans le champ industriel : pour nombre d’États, l’achat sur étagère de matériel militaire américain vise à renforcer la garantie de défense otanienne, jugée plus crédible que celle de Paris ou de Berlin. Si l’Europe de l’industrie militaire n’advient pas, c’est donc aussi parce que la défense européenne n’a pas élucidé ses rapports avec l’Otan. La récente Boussole stratégique ne le fait pas davantage (64).
Aujourd’hui, les rares structures de type supranational auxquelles a donné lieu l’Europe de la défense font de l’Union un « nain géopolitique » en comparaison de la puissance économique qu’elle est capable de déployer ; cet état de « minorité géopolitique » (65) renforce d’autant plus le rôle de l’Alliance atlantique. C’est que les voies vers l’« Europe-puissance » ne sont pas les mêmes que celles vers l’Europe-marché. L’Union européenne a beau être, selon la formule de Jacques Delors (66), un « objet politique non identifié » (67), il semble que les alliances militaires qui la traversent doivent, pour prospérer, se penser selon un schéma classique de coopérations entre États-nations, unis autour d’axiomes communs : défense de la forme démocratique des institutions, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et garantie forte apportée aux alliés européens. C’est seulement ainsi que la puissance européenne pourrait être crédible sur la scène internationale. ♦
(1) Gaüzère François et Lecoq Tristan, « Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense », Cahier de la RDN « Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense », juillet 2019, p. 5-10 (www.defnat.com/).
(2) C’était là le terme employé dans les chancelleries. Voir Warlouzet Laurent, Histoire de la construction européenne depuis 1945, La Découverte, 2022, 127 pages, p. 22-24.
(3) Morelle Aquilino, L’opium des élites, comment on a défait la France sans faire l’Europe, Grasset, 2022, 592 pages. Voir notamment le chapitre 2.
(4) Franck Christian, « La question de la défense dans l’intégration européenne » La guerre et l’Europe, Presses de l’Université Saint-Louis, 2001.
(5) Voir sur ce point Terpan Fabien, « La relance du projet européen de défense au-delà du contrôle des États », Politique européenne, vol. 70, n° 4, 2020, p. 40-69.
(6) Haroche Pierre, « The European Defence Fund: How the European Commission is Becoming a Defence Actor », Research Paper n° 56, Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), 15 juin 2018 (https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/2422/RP_IRSEM_No56.pdf).
(7) Terpan Fabien, op. cit.
(8) Traité de Lisbonne, article 42 (https://eur-lex.europa.eu/). Traité de Washington (www.nato.int/).
(9) Le 13 novembre 2015, trois attaques eurent lieu en région parisienne : un attentat suicide aux abords du Stade de France à Saint-Denis fait un mort et trois blessés. Dans les Xe et XIe arrondissements, un commando de trois terroristes attaqua ensuite des terrasses de cafés et restaurants, provoquant 39 morts et 32 blessés graves. Enfin, l’attaque au Bataclan durant le concert des Eagles of Death Metal causa 90 morts et des dizaines de blessés.
(10) L’invocation de l’article 42.7 fut ici un moyen pour le Quai d’Orsay et le ministère de la Défense, de réaffirmer leur attachement au multilatéralisme et aux négociations européennes, dans un cadre où Paris avait fait l’objet de critiques pour avoir agi seule au Mali en 2013 et en Centrafrique en 2014. Voir sur ce point « Note sur l’article 42.7 », European Council on Foreign Relations, 18 novembre 2015 (https://ecfr.eu/paris/article/note_sur_larticle_42-7/).
(11) Le 24 février 2022, la Russie a envahi le territoire ukrainien, faisant revenir la guerre de haute intensité en Europe. Cette invasion intervient à la suite d’une montée des tensions à la frontière orientale de l’Ukraine, dans le cadre, notamment, du conflit dans le Donbass, opposant les Ukrainiens aux séparatistes pro-russes.
(12) Seules l’Irlande, Malte, Chypre et l’Autriche ne sont pas membres de l’Otan. La Finlande et la Suède ont fait part de leur demande d’adhésion à l’Alliance atlantique en mai 2022. Tidey Alice, « Quels sont les quatre pays de l’UE qui ne sont pas membres de l’Otan », Euronews, 25 mai 2022 (https://fr.euronews.com/).
(13) Le Fonds Européen de Défense, doté entre 2021 et 2027 de 7,9 milliards d’euros, fut ainsi une initiative de la Commission européenne. Voir sur ce point Terpan Fabien, op. cit.
(14) Une telle intégration militaire européenne est privilégiée par tous les tenants de l’approfondissement de la construction européenne, de Jean Monnet dans les années 1950 à Altiero Spinelli. Dans la période récente, ce fonctionnalisme en matière militaire a été perçu comme un moyen de fédéraliser davantage les politiques économiques. Voir sur ce point Alomar Bruno, « Réflexions sur la défense de l’Europe, la défense européenne et les États-Unis », Revue Défense Nationale, n° 799, avril 2017, p. 107-113.
(15) Gnesotto Nicole, « Défense européenne, une relance et quelques nuances », Notre Europe, Institut Jacques Delors, 8 mars 2018 (https://institutdelors.eu/).
(16) Gaüzère François et Lecoq Tristan, op. cit.
(17) Haas Ernst B., The uniting of Europe. Political, social and Economic Forces, 1950-1957, University of Notre Dame Press, 2004.
(18) Jean Monnet, nommé commissaire général au plan en 1945, fut en 1952 le premier dirigeant de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), où il demeura jusqu’en 1954. Il est considéré, avec Robert Schuman, comme l’un des pères fondateurs de la communauté européenne.
(19) Monnet Jean, Mémoires, Fayard, 1976, 642 pages, p. 488.
(20) À titre d’exemple, le plan de relance européen consécutif à la Covid-19 a permis à la Commission européenne de financer, en plus de son budget, 390 millions d’euros de subventions, d’une part, et il est prévu qu’elle se dote de ressources propres supplémentaires, d’autre part : ce dernier point constitue un puissant approfondissement de son pouvoir.
(21) Glaser Alexandre, « La capacité militaire de planification et de conduite : une relance de la défense européenne ? », Nemrod-Enjeux contemporains de défense et de sécurité, février 2018 (https://nemrod-ecds.com/?p=26).
(22) La Boussole stratégique adoptée le 25 mars 2022 met à jour la dernière Stratégie globale sur la sécurité et la défense, adoptée en 2016. Cette dernière remplaçait elle-même la Stratégie européenne de sécurité, premier document de ce type, adoptée en 2003.
(23) Conseil de l’Union européenne, Boussole stratégique, 21 mars 2022 (https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-7371-2022-INIT/fr/pdf).
(24) Palluet Adrien, « Les vingt-sept adoptent leur boussole stratégique », Toute l’Europe, 22 mars 2022 (www.touteleurope.eu/).
(25) Les évaluations de la présence russe varient selon les sources. Voir Dubar Louis (propos recueillis par), « Ukraine : “Les Russes n’étaient pas prêts à une guerre de haute intensité” », interview de Vincent Touret, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), Public Sénat, 24 mars 2022 (www.publicsenat.fr/). Pour une estimation plus large, réalisée par l’Otan, voir Agence France Presse (AFP), « Guerre Russie-Ukraine : les pertes militaires ukrainiennes, un secret bien gardé », TV5 Monde, 29 mars 2022 (https://information.tv5monde.com/).
(26) Santopinto Frédéric, « L’Europe de la défense demeure sans cap, encore et toujours », L’Écho, 2 avril 2022 (www.lecho.be/) ; voir aussi Arnoult Julien, « Boussole stratégique européenne : pourquoi l’UE met la charrue avant les bœufs », Le Journal du Dimanche, 12 avril 2022 ; Gnesotto Nicole « Boussole stratégique : l’industrie ou la puissance », Institut Jacques Delors, 4 avril 2022 (https://institutdelors.eu/).
(27) Terpan Fabien, op. cit.
(28) « Qu’est-ce que le Fonds européen de défense ? » Toute l’Europe, 5 août 2021 (https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/qu-est-ce-que-le-fonds-europeen-de-defense/).
(29) Santopinto Frédéric, « L’UE fournit des armes létales à l’Ukraine : trajectoire et portée d’une nouvelle compétence », Notes du GRIP, 1er mars 2022 (https://grip.org/).
(30) Ibidem.
(31) Gabriel Sigmar, « In a World of Carnivores, Vegetarians Have a Very Tough Time of it (Interview) », Der Spiegel, 5 janvier 2018 (www.spiegel.de/).
(32) Pietralunga Cédric, « Le Donbass aujourd’hui, c’est la Somme de 1915 », Le Monde, 18 mai 2022.
(33) Hoffmann Stanley, Obstinate or obsolete? The fate of the nation state and the case of Western Europe, Daedalus, vol. 95, n° 3, 1966, p. 862-915 (http://ieie.itam.mx/).
(34) Terpan Fabien, op. cit.
(35) Gnesotto Nicole, Intervention prononcée au colloque Europartenaires au Cercle national des armées, 13 mai 2022.
(36) Gnesotto Nicole, « Boussole stratégique : l’industrie ou la puissance », op. cit.
(37) Sarfati Joachim, L’Europe de l’armement, vecteur de puissance ou braderie des moyens de notre indépendance ?, Fondation Res Publica, septembre 2021, 21 pages, p. 6 (https://www.fondation-res-publica.org/attachment/2208022/).
(38) B. H. Faure Samuel, Avec ou sans l’Europe, le dilemme de la politique française d’armement, Éditions de l’Université de Bruxelles, juin 2020, p. 18.
(39) Ibid. p. 19.
(40) Bordet Marie, « Après le “nein” de Merkel », Le Point, 18 octobre 2012.
(41) Traité entre la République française et la République fédérale d’Allemagne sur la coopération et l’intégration franco-allemande (www.diplomatie.gouv.fr/).
(42) C’était l’objet de l’alinéa 3 de l’article 4 de ce traité signé le 22 janvier 2019.
(43) Lamigeon Vincent, « Derrière l’accord sur le Scaf, la grande fissure franco-allemande », Challenges, 24 juin 2021.
(44) Les critiques des parlementaires allemands se fondaient sur un rapport critique de l’Office fédéral des équipements, des technologies de l’information et du soutien au service de la Bundeswehr paru en juin 2021. Voir sur ce point Cabirol Michel, « Le Scaf face à des vents contraires en Allemagne », La Tribune, 9 juin 2021.
(45) Cabirol Michel, « Scaf : comment Dassault et Airbus se sont répartis le développement du NGF », La Tribune, 31 août 2021.
(46) Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, « Audition d’Éric Trappier, président-directeur général de Dassault Aviation », Sénat, 10 mars 2021 (https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20210308/etr.html#toc4).
(47) Lamigeon Vincent, « Défense : Dassault n’exclut pas une explosion du Scaf franco-germano-espagnol », Challenges, 4 mars 2022.
(48) Groupe Vauban, « Les pièges du réarmement allemand pour la France », La Tribune, 28 mars 2022 (www.latribune.fr/).
(49) Boutelet Cécile, « La décision de l’Allemagne de se doter de F-35 risque de créer des tensions avec ses partenaires européens », Le Monde, 15 mars 2022.
(50) Commission de la défense nationale et des forces armées, Mission « flash » d’information sur les marchés publics de la défense européens, Assemblée nationale, 21 septembre 2021, 33 pages, p. 21 (https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/409578/3998109/version/1/file/miflash_marches_publics_europeens.pdf).
(51) Maurice Paul et Hille Peter, « F-35: Why Germany is Opting for the US-Made Stealth Fighter Jet », Deutsche Welle, 16 mars 2022 (www.dw.com/).
(52) Commission de la défense nationale et des forces armées, La préparation à la haute intensité (Rapport d’information n° 5054), 17 février 2022, 187 pages, p. 118 (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b5054_rapport-information.pdf).
(53) Les Américains ayant opportunément refusé de certifier le Boeing F/A-18F Super Hornet, un temps envisagé à Berlin et qui aurait moins menacé le Scaf. Lagneau Laurent, « Boeing tente de sauver la commande potentielle de F/A-18 Super Hornet en Allemagne », Zone militaire Opex360.com, 13 janvier 2022 (www.opex360.com/).
(54) « L’Allemagne vire officiellement vers le F-35A de Lockheed Martin », Le Journal de l’aviation, 14 mars 2022 (www.journal-aviation.com/).
(55) Commission de la défense nationale et des forces armées, op. cit., p. 117.
(56) « Dassault évoque un “plan B” en cas d’échec du projet d’avion de combat du futur », Challenges, 5 mars 2021.
(57) Cabirol Michel, « Armement : l’Allemagne veut-elle dynamiter la coopération avec la France ? », La Tribune, 15 mars 2021.
(58) Les données sont émises par les 11 États-membres. Voir Commission européenne, Joint Communication to the European Parliament, the European Council, the Council, the European economic and social Committee and the Committee of the Regions on the Defence Investment Gaps Analysis and Way Forward, 18 mai 2022 (https://ec.europa.eu/).
(59) Commission européenne, European Commission calls for joint procurement in defense and strenghtening the defense industrial base, 18 mai 2022 (https://ec.europa.eu/).
(60) Stroobants Jean-Pierre, « Défense : la Commission européenne dévoile son projet pour réarmer le continent », Le Monde, 18 mai 2022.
(61) « Adhésion à l’Otan : la Finlande et la Suède prêtes à un tournant majeur », France 24, 15 mai 2022 (www.france24.com/).
(62) Zajec Olivier, « La “variable” atlantiste », in Badie Bertrand (dir.), La France, une puissance contrariée. L’état du monde 2022, La Découverte, 2021, 261 pages, p. 54-63.
(63) Schoenborn Benedikt. I., « L’Allemagne signe le traité et vote un préambule », in La mésentente apprivoisée : de Gaulle et les Allemands, 1963-1969, Graduate Institute Publications, 2007.
(64) Santopinto Frédéric, op. cit.
(65) Voir dans le présent Cahier l’article de Airiau Baptistine et Delagenière Boris, « À la recherche de l’autonomie perdue : l’Europe et les réalités de la relation transatlantique », p. 80-87.
(66) Jacques Delors, ministre français de l’Économie entre 1981 et 1984, présida la Commission européenne entre 1985 et 1995.
(67) Intervention de Jacques Delors à Luxembourg en septembre 1985, Bulletin des Communautés européennes. Septembre 1985, n° 9. Luxembourg : Office des publications officielles des Communautés européennes (www.cvce.eu/).