Conclusion - Des guerres irrégulières aux « partenariats irréguliers »
Après avoir passé en revue les politiques d’alliance des principales puissances mondiales et régionales, quel bilan pouvons-nous dresser ?
Les alliances, accords formels par lequel plusieurs États s’engagent mutuellement à se défendre contre un ennemi commun (1), avaient caractérisé jusqu’en 1991 l’ordre international bipolaire, en opposant notamment l’Otan au Pacte de Varsovie. Il semble néanmoins se produire dans l’art des alliances ce qui se produisit dans l’art militaire à partir des années 1950 : les alliances héritées de la guerre froide, comme jadis les tactiques militaires conventionnelles, voient leur pertinence remise en cause par des « partenariats irréguliers ». Les stratégies militaires irrégulières permirent aux combattants vietnamiens ou afghans de mettre en échec des grandes puissances (2) ; de la même manière, les partenariats, plus souples et mieux maniables que les alliances, ont prouvé leur utilité dans le cadre diplomatique. Pour lutter contre les alliances constituées, les contourner ou les neutraliser, les puissances émergentes – Chine, Inde et Russie en tête – ont développé des politiques de coalitions à géométrie variable. Du même fait, le modèle des alliances entre en crise. Pour dresser un bilan de cette crise, il faut donc d’abord identifier les ressorts de la « diplomatie irrégulière », et analyser en quoi elle peut être jugée plus efficace que les alliances par les chancelleries qui la pratiquent.
Les alliances héritées de la guerre froide sont néanmoins loin d’être une donnée immuable, et l’Otan, privée d’ennemi à la chute de l’URSS, a fait évoluer ses concepts stratégiques. Conçue dans un contexte de défense contre le bloc de l’Est, l’Alliance atlantique s’est, dès les années 1990, pensée comme un bras armé de l’ONU (3). Du même fait, ses missions se sont diversifiées : de la défense collective, elle a investi des thématiques variées comme la gestion de crise ; en témoignent ses interventions après le séisme d’octobre 2005 au Pakistan ou après l’ouragan Katrina aux États-Unis en 2006 (4). Dans ce contexte, il faut étudier les voies par lesquelles les alliances peuvent ou doivent réinventer leur modèle, alors même que la mosaïque de coopérations à géométrie variable née dans les années 1990 conteste leur raison d’être.
Les partenariats contre les alliances
Pourquoi privilégier, au modèle classique des alliances, des coopérations plus souples ? De tels partenariats constituent d’abord d’efficaces stratégies du faible au fort : c’est le cas de la doctrine russe du multivectorisme, tissée d’alliances de circonstance et de partenariats versatiles ; d’abord théorisée par le président kazakhstanais Noursoultan Nazarbaïev, cette stratégie a par exemple permis à une Russie affaiblie en 1991 de constituer une « alliance informelle » avec la Chine et de promouvoir, contre Washington, une vision multipolaire de l’ordre international (5).
La remise en cause des alliances ne s’enracine toutefois pas dans une simple logique du faible au fort : de fait, si la Chine est devenue une puissance mondiale, Pékin n’épouse pas pour autant une politique d’alliances classiques, et continue de privilégier les partenariats stratégiques. C’est là un témoignage patent de la crise des alliances. Les partenariats ne sont, en effet, pas seulement des solutions temporaires pour gagner en puissance ; bien plus, ils constituent pour certains États un irremplaçable outil diplomatique qui ne doit, jugent-ils, aucunement céder la place à des alliances durables. La diplomatie de partenaires pourrait donc bien être l’analogue durable de la « guerre de partisans » que théorisa le juriste allemand Carl Schmitt (6).
Pourquoi les coopérations et les partenariats sont-ils parfois jugés plus efficaces que les alliances classiques ? Premièrement, les alliances sont fondées sur des valeurs partagées, en plus de l’être sur des intérêts ; les partenariats permettent donc de s’affranchir de la défense publique de ces valeurs, qui constitue dans certains cas une contrainte pour les puissances. De même, l’avènement des tactiques irrégulières avait permis aux partisans qui les pratiquaient de se soustraire à certains canons du droit de la guerre (7). Les États qui privilégient des stratégies partenariales sont donc plus proches du mot de Palmerston : ils n’ont « pas d’amis ou d’ennemis permanents, seulement des intérêts » (8). La Chine, qui, si elle n’est membre d’aucune alliance, a contracté soixante-dix-huit partenariats bilatéraux, est un bon exemple d’une telle doctrine (9).
Deuxièmement, les alliances supposent un certain degré de publicité dans les pratiques diplomatiques ; à l’inverse, coopérations et partenariats peuvent être le lieu privilégié de la diplomatie secrète. L’étude historique des coopérations entre Israël et l’Iran montre par exemple que les liens se maintinrent longuement, en secret, entre les deux pays, malgré l’hostilité des opinions publiques ; ce furent d’ailleurs les systèmes d’alliance qui, pour la première fois, mirent à mal de telles coopérations souples. Après la révolution islamique de 1979 en Iran, les États-Unis furent considérés par Téhéran comme le « Grand Satan » de l’ordre international ; il était alors logique qu’Israël, leur allié régional, devînt progressivement, aux yeux du régime des Mollahs, un « Petit Satan » (10).
Troisièmement, le temps de la guerre froide n’est plus et il ne faut pas oublier que les blocs politico-militaires qui la structuraient représentaient également des blocs économiques cohérents. La globalisation qui a succédé, depuis les années 1980, à cet ordre économique de guerre froide rend les rivaux interdépendants ; il est alors d’autant plus aisé de morceler une alliance en exploitant les sujétions économiques de l’un ou l’autre de ses membres. Ainsi, la politique de sanctions contre la Russie dans le cadre de la guerre en Ukraine a été amoindrie pour prendre en compte des intérêts nationaux divers : l’Allemagne importe en effet de Russie 55 % de son gaz et 42 % de son pétrole, contre respectivement 17 et 9 % pour la France (11). Le développement d’échanges économiques mondialisés rend donc d’autant moins opérante la politique d’« encerclement par les alliances » (12) qui avait pu caractériser la diplomatie américaine du containment durant la guerre froide.
Ajoutons que la crise des alliances est le fruit d’un processus historique au long cours. L’Otan et le pacte de Varsovie furent compris, à partir des années 1960, comme le produit d’un impérialisme américain d’une part, soviétique d’autre part ; les mouvements de libération nationale et la décolonisation ont donc été, en partie, les fossoyeurs des alliances. Le mouvement des non-alignés, officiellement créé lors de la conférence de Belgrade en septembre 1961, dénonçait ainsi l’exclusivisme des blocs, et rejetait les alliances pour prôner des partenariats fondés sur des intérêts convergents (13).
Une doctrine diplomatique de contre-insurrection ?
Comment les alliances peuvent-elles survivre au brouillard stratégique qu’introduit la mosaïque de partenariats développée sur les ruines de la guerre froide ? Il ne faut pas conclure, de l’identification des limites des alliances, à la nécessité de leur disparition. Celles-ci doivent plutôt se transformer, pour prendre en considération la concurrence que représentent les partenariats stratégiques. Face au nouvel environnement international, tissé de « partenariats irréguliers », il semble que les alliances doivent constituer une véritable « doctrine diplomatique de contre-insurrection », pour faire pièce aux stratégies qui cherchent à les paralyser.
Durant la guerre froide, rejoindre une alliance, c’était choisir un camp. Actuellement, les États qui intègrent une alliance cherchent une garantie de sécurité pour défendre leur intérêt national. Toutefois, cet intérêt national n’exclut pas de défendre aussi des valeurs sur la scène diplomatique (14). Pour reprendre le mot du journaliste américain Walter Lippmann, une nation est en effet en sécurité lorsqu’elle n’a pas à sacrifier ses valeurs pour maintenir la paix (15) ; défense de l’intérêt national et défense de valeurs dans la sphère internationale ne sauraient donc être trop simplement opposées. De fait, l’alternative entre alliances et partenariats ne demande pas s’il faut ou non défendre des valeurs dans les doctrines diplomatiques ; elle met en tension les moyens disponibles pour défendre ces valeurs. La question que doivent se poser les stratèges devient alors la suivante : les valeurs que proclame un pays sur la scène internationale sont-elles suffisamment cardinales pour justifier d’intégrer une alliance ? Ici, les alliances ne constituent pas seulement un cadre plus contraignant que les coalitions à géométrie variable. Elles représentent aussi un levier pour défendre des valeurs communes dans l’ordre international.
Les alliances font néanmoins l’objet de méfiances : le risque, pour leurs membres, est de donner une garantie de sécurité qui les engage ensuite dans une guerre non désirée. Le président américain Donald Trump couvrait ainsi l’Otan d’anathèmes car elle aurait pu entraîner Washington dans un conflit « pour le Monténégro » (16). Pour décrire les alliances qui précédèrent la Première Guerre mondiale, l’ancien secrétaire d’État des États-Unis Henry Kissinger parlait même d’une « machine de destruction politique » (17). En 1914, les diplomates européens réagirent en effet mécaniquement aux alliances dans lesquelles ils avaient pris le risque de s’enferrer. En réaction à l’agression autrichienne sur la Serbie le 28 juillet 1914, l’Allemagne déclara ainsi la guerre à la Russie le 1er août. De même, la Russie fut prête à risquer une guerre à mort contre l’Allemagne pour soutenir son allié serbe, ce qui était beaucoup donner pour l’alliance d’un si petit pays. Enfin, l’Allemagne entra en guerre contre la France, parce que la France mobilisa préventivement pour soutenir son allié russe.
C’est donc le caractère automatique de la garantie de sécurité que les alliances portent dans leur sillage qui ne semble plus assuré, pour deux raisons. Premièrement, la solidarité entre les membres d’une alliance pose parfois question. L’Otan, par exemple, ne dispose que des moyens que les États-membres lui octroient : pour autant, les graves tensions entre la Grèce et la Turquie (18), toutes deux membres de l’Alliance atlantique, mettent en question la réalité de la garantie que l’une et l’autre seraient prêtes à s’apporter mutuellement. Deuxièmement, les garanties de sécurité qu’offrent les alliances étaient adaptées à un contexte de guerre conventionnelle : pour autant, comment peuvent-elles réagir à la généralisation des conflits irréguliers ? En mai 2018, l’Alliance atlantique constatait les limites de son article 5 dans le cas d’agressions de faible intensité ; le rapport Jopling (19) proposa alors d’élargir le champ de son application aux menaces dites hybrides (20). Cette proposition est néanmoins dangereuse : la qualification d’une telle menace pourrait conduire à criminaliser un ennemi, et susciter de graves conflits. Du reste, dans un contexte où la garantie que représente l’Otan n’est pas assurée dans tous les cas, nombre de ses membres pourraient refuser d’intervenir pour défendre un allié dans un conflit de faible intensité. Une telle proposition dévaluerait donc l’Alliance atlantique davantage qu’elle ne lui permettrait de répondre aux nouvelles menaces. La guerre irrégulière, tout comme la diplomatie irrégulière, constitue donc une limite puissante à la portée des alliances. De ce point de vue, le retour, en Ukraine, d’une guerre conventionnelle renforce indéniablement l’Otan (21). Ce conflit ne saurait toutefois faire oublier l’installation durable de la guerre irrégulière dans l’environnement tactique.
Un cercle vicieux apparaît ici : la garantie de sécurité que représentent les alliances devient de plus en plus incertaine. Cette incertitude pousse donc nombre d’États à les considérer comme des leviers réversibles de puissance plutôt que comme des contraintes diplomatiques véritables. Le rôle ambivalent de la Turquie dans l’Otan en constitue un exemple parlant (22).
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L’appartenance à une alliance semble être, pour les chancelleries, un moyen de défendre des valeurs devant leurs opinions publiques ; à travers la carte des alliances, nous apercevons donc une cartographie différenciée du rôle des sociétés civiles dans la fabrique de la politique internationale.
Les alliances réclament en effet avec plus d’insistance le recours à une diplomatie publique. Ce qu’écrivait, en 1960, le philosophe Maurice Merleau-Ponty sur les affrontements Est-Ouest est donc encore valable aujourd’hui : « Les purs rapports de force sont à chaque instant altérés : on veut aussi avoir pour soi l’opinion. […] On agit moins pour obtenir un certain résultat dans les faits que pour placer l’adversaire dans une certaine situation morale. De là, l’étrange notion d’offensive de paix : proposer la paix, c’est désarmer l’adversaire, c’est se rallier l’opinion, c’est donc presque gagner la guerre (23). » De telles « offensives de paix » émaillèrent la guerre froide ; l’Inde, la Chine ou la Russie les voient désormais comme un masque de l’impérialisme. Certains pays craignent donc que les alliances ne constituent un inutile fil à la patte, qui les oblige à entrer dans des conflits non désirés. Elles craignent, en définitive, que les alliances ne « conduisent à la guerre obliquement ; [que celle-ci] ne surgisse à l’un des détours de cette grande politique, qui ne paraissait pas plus qu’une autre de nature à la déclencher » (24). ♦
(1) Voir dans le présent Cahier Delagenière Boris, « Les alliances à l’épreuve de la multipolarité », p. 7-13.
(2) Voir sur ce point Tenenbaum Élie, Partisans et centurions. Histoire de la guerre irrégulière au XXe siècle, Perrin, 2018, 522 pages.
(3) Voir dans le présent Cahier Mauger Adrien, « L’avenir du système d’alliances américain face au retour de la compétition stratégique », p. 17-25.
(4) Hofmann Stéphanie C., « Otan : vers un nouveau concept stratégique ? », Politique étrangère, vol. 2008-1, p. 105-118 (www.cairn.info/).
(5) Voir dans le présent Cahier : Vassil Karan, « La politique d’alliances russe à l’épreuve des limites du multivectorisme », p. 33-40.
(6) Schmitt Carl, Théorie du partisan, Calmann-Lévy, 1972 (première édition 1963), 96 pages.
(7) Tenenbaum Élie, op. cit., « Introduction ».
(8) Henry John Temple, Lord Palmerston. La citation exacte, tirée d’un discours prononcé en 1848 à la Chambre des Communes est : « Nous n’avons pas d’alliés éternels, ni d’ennemi perpétuel. Seuls nos intérêts sont éternels et perpétuels, et notre devoir est de les suivre. »
(9) Voir dans le présent Cahier Bongrand Maëlle et Roche Simon, « S’imposer sans combattre. Origines, ambitions et limites de la stratégie partenariale chinoise », p. 26-32.
(10) Voir dans le présent Cahier Lenormand Quentin, « L’exceptionnalité des relations entre Israël et l’Iran : la poursuite d’un partenariat officieux dans un contexte d’hostilité affichée », p. 51-59.
(11) Mollier-Sabet Louis, « La (co)dépendance énergétique de l’Europe et de la Russie en chiffres », Public Sénat, 9 mars 2022 (www.publicsenat.fr/).
(12) Cette politique d’alliances avait connu ses fastes dans les années 1950 avec la construction de l’Otase et du pacte de Bagdad. Voir Soutou Georges-Henri, La guerre de cinquante ans. Les relations Est-Ouest 1943-1990, Fayard, 2000, voir chapitre VIII, p. 278 et sequidem. Le containment des années 1950 visait en effet à faire pièce à l’URSS, en particulier dans les territoires péninsulaires du Rimland. Voir sur ce point Zajec Olivier, Nicholas John Spykman, l’invention de la géopolitique américaine : un itinéraire intellectuel aux origines paradoxales de la théorie réaliste des relations internationales, Presses universitaires de Paris-Sorbonne (Pups), 2016, 603 pages.
(13) Sur le rôle des pays non-alignés dans la remise en cause de l’architecture de sécurité, voir Braillard Philippe, Mythe et réalité du non-alignement, The Graduate Institute Geneva, 1992, 136 pages.
(14) Sur la question de l’intérêt national dans les systèmes d’alliances, voir aussi Buzan Barry et Hansen Lene (dir.), International Security, vol. I, Sage Publications, 2007.
(15) Lippmann Walter, US Foreign Policy, Shield of the republic, Little Brown, 1943. Sur la question de l’intérêt national dans les systèmes d’alliances voir aussi Buzan Barry et Hansen Lene (dir.), op. cit.
(16) Voir dans le présent Cahier : Mauger Adrien, op. cit.
(17) Kissinger Henry, Diplomatie, chapitre VII, Simon & Schuster, 1994, 864 pages.
(18) Sémon Adrien, « La militarisation de la diplomatie turque depuis 2016 », Les Cahiers de la RDN, Les enjeux de sécurité en Méditerranée orientale, juillet 2021, p. 70-75 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article-cahier.php?carticle=360&cidcahier=1259).
(19) Gaüzère-Mazauric François et Galvé Jean, « Article 5 bis sur la guerre hybride, une machine de destruction politique ? », Nemrod ECDS, juin 2018 (http://nemrod-ecds.com/).
(20) L’expression de « guerre hybride » est employée ici en tant qu’elle est utilisée dans le rapport Jopling. Elle représente toutefois une construction de la communauté stratégique américaine pour désigner une continuité entre les stratégies régulières et irrégulières, raison pour laquelle nous lui préférerons le terme de « guerre irrégulière ». Voir sur ce point Tenenbaum Élie, « Le piège de la guerre hybride », Focus stratégique, n° 63, Institut français des relations internationales (Ifri), octobre 2015 (www.ifri.org/).
(21) « Guerre en Ukraine : Vladimir Poutine renforce l’Otan », Le Monde, 14 mai 2022 (www.lemonde.fr/).
(22) Voir dans le présent Cahier Sémon Adrien « La politique d’alliances de la Turquie : de l’alignement sur l’Occident à la recherche de l’autonomie stratégique », p. 43-50.
(23) Merleau-Ponty Maurice, « L’homme et l’adversité », Signes, Gallimard, 1960, p. 235 (https://philotextes.info/spip/IMG/pdf/merleau_ponty_signes.pdf).
(24) Ibidem, p 236.