L’Ukraine au cœur d’un bras de fer entre Moscou et Washington et où l’Otan est en jeu
Depuis le printemps 2021, la Russie masse des forces aux frontières de l’Ukraine (1). Si une phase d’apaisement a suivi le premier déploiement, une telle évolution ne semble pas se profiler pour le second qui, en cours depuis la fin 2021, en diffère en raison de nombreux sujets qui sont autant de points d’achoppement avec le Kremlin (2). En effet, Moscou appuie ses exigences par des menaces d’invasion de l’Ukraine. Si la Russie laisse planer le doute sur leur ampleur éventuelle, ces pressions rappellent le scénario géorgien (3) et visent à obtenir la satisfaction de revendications fortes parmi lesquelles le retrait de certains territoires des forces de l’Otan et l’engagement que l’Ukraine n’adhérera jamais à l’alliance (4).
C’est dans ce contexte tendu que, à la demande de Moscou, une semaine de négociations s’engage à Genève entre les États-Unis et la Russie. Cette séquence inclut le « Dialogue de stabilité stratégique » (SSD), groupe de travail américano-russe créé l’année dernière pour contrôler les armes (5), qui s’est déjà réuni en juillet et septembre 2021, à l’issue de la réunion entre les présidents Joe Biden et Vladimir Poutine de juin 2021. En outre, la commission Otan-Ukraine s’est réunie le 10 janvier et le Conseil Otan-Russie tiendra une session le mercredi 12 janvier 2022 à Bruxelles (6), étant entendu que nombre des demandes russes concernent précisément l’alliance. Enfin, cette séquence sera poursuivie le 13 janvier par une réunion du Conseil permanent de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
Dans ce contexte, sans préjuger du résultat de ces négociations, il est important de les replacer dans leur environnement.
En avant comme avant
Avant que les pourparlers ne commencent le 10 janvier, Moscou a insisté pour que l’Otan « ne déploie pas de forces militaires et d’armes sur le territoire d’aucuns des autres États d’Europe en plus des forces stationnées sur ce territoire depuis le 27 mai 1997 », date de la signature d’un accord appelé Acte fondateur Otan-Russie (NRFA). L’idée du NRFA était de montrer que les Occidentaux consentaient un effort afin d’aboutir à un accord avec la Russie, alors même que l’Otan s’étendait à l’Est au-delà de l’Allemagne. Avec le NRFA, l’Otan tentait de rendre cette extension acceptable pour Moscou (7).
La Russie refusait évidemment cette expansion en invoquant, notamment, l’accord 2+4 du 12 septembre 1990 qui avait unifié l’Allemagne (8). Selon Moscou, ce traité n’autorisait la présence de l’alliance qu’en Allemagne de l’Est et non à l’est de l’Allemagne. Washington ayant admis, pour sa part, que 2+4 ne s’appliquait qu’à l’Allemagne et n’avait aucune incidence sur d’autres États situés plus à l’Est, l’invitation, faite en 1997 à la République tchèque, à la Hongrie et à la Pologne à rejoindre l’alliance, a été perçue comme une trahison par la Russie. Ce point revient dans les exigences formulées par la Russie parmi les engagements qu’elle entend obtenir de l’Otan, mettant pour cela en balance le sort de l’Ukraine et la possibilité d’une action militaire de grande envergure. Comme le fait remarquer Mary E. Sarotte (9), les troupes russes sont aux frontières ukrainiennes en 2022 pour contraindre de l’Otan à revenir aux frontières de 1990.
Des possibilités de postures pendant les négociations
Une approche américaine, que la Russie pourrait accepter de discuter, serait de mettre sur la table des négociations un grand nombre des propositions relatives au contrôle des armes, y compris au niveau régional, épuisant ainsi le temps consacré à la réflexion sur l’usage de la force en Ukraine. Le succès de cette démarche n’est envisageable que si la Russie est disposée à se satisfaire de gains minimalistes. Or, l’ampleur des déploiements militaires comme les déclarations préalables indiquent que Moscou, qui entend sortir vainqueur de ces négociations, ne se contentera probablement pas de la petite victoire que représenterait un protocole d’accord régional sur le contrôle des armements.
En effet, au-delà de la proximité géographique avec l’Ukraine, que l’Europe ne partage pas avec les États-Unis, l’intérêt que Moscou attache à Kiev dépasse de loin celui que lui portent les Occidentaux. Ce point a encore été réaffirmé par Vladimir Poutine cet été (10). En outre, la Russie bénéficie actuellement d’une conjoncture particulièrement favorable au déploiement de sa stratégie habituelle qui peut se résumer à « diviser pour régner ». Les tensions internes en Europe, qu’il s’agisse du coût de l’énergie (11), de la crise migratoire orchestrée par la Biélorussie aux frontières de la Pologne (12) – où certains voient d’ailleurs la main de Moscou – ou encore de la priorité que les Américains accordent à la Chine (13) sont autant d’opportunités de marginaliser une Europe qui peine à se faire entendre sur le dossier ukrainien.
Une possibilité de déploiement
La structuration militaire russe, qui résulte de l’art opératif de la défense active fondée sur l’utilisation du rail pour maintenir ses approvisionnements, pourrait limiter la projection de puissance russe. Cependant, il convient de ne pas oublier que Moscou dispose aussi d’une capacité de transport aérien et d’une préparation suffisante pour déployer une force de réaction rapide capable de répondre à ses objectifs politiques.
En outre, si certains estiment que Moscou ne serait pas mesure d’assumer un déploiement militaire, il est nécessaire de garder à l’esprit que le Kremlin a maintenant une certaine habitude en matière de gestion de plusieurs théâtres d’opérations militaires et de politique étrangère. En effet, en plus des Brigade Tactical Group (BTG) qui entourent l’Ukraine, la Russie a su déployer simultanément des forces (officielles et officieuses ou non étatiques) en Syrie (14), en Ukraine et au Haut-Karabakh (15), sans compter Wagner en Libye (16), en République centrafricaine et au Mali (17).
Aussi, ceux qui estiment que le Kazakhstan pourrait contrarier les ambitions de la Russie en Ukraine et fournir à Washington un avantage dans les négociations en cours et à venir pourraient faire preuve d’un excès d’optimisme. Au contraire, cette trop grande confiance représenterait un avantage pour Moscou. Si la volonté de Moscou est clairement de déclencher une offensive en Ukraine, il est fort peu probable que les récents événements au Kazakhstan (18) ne viennent l’en dissuader. Tout au plus, ces derniers pourraient-ils modifier un agenda sur lequel, à ce jour, les Occidentaux n’ont aucune visibilité. En outre, on ne peut pas interpréter le ralentissement des déploiements russes autour de l’Ukraine comme une conséquence des événements kazakhs, cette inflexion ayant précédé les troubles en Asie centrale.
Des conséquences désastreuses et sanglantes
Dans l’hypothèse où Moscou lancerait une offensive sur le territoire ukrainien, la situation des soldats russes serait très différente de celle rencontrée par les séparatistes et leurs soutiens en 2014. En effet, si les forces ukrainiennes ont payé le prix du sang, elles ont beaucoup appris de ces combats et acquis une expérience sur laquelle elles peuvent désormais s’appuyer (19). Ainsi, l’armée est mieux formée, mieux équipée et les Ukrainiens sont également très résolus à repousser une éventuelle offensive russe, qu’il s’agisse des vétérans, de volontaires ou de civils dont le patriotisme se double d’une volonté de revanche et du sentiment que les Occidentaux les ayant trahis, ils ne doivent compter que sur eux-mêmes.
Au sein de la population, ce sentiment pourrait se traduire par des débordements que le pouvoir de Kiev pourrait, si tant est qu’il le veuille, être d’autant moins en mesure de contenir que la relation entre la population (dont les combattants) et le Président s’est largement dégradée depuis le début du mandat (20). En outre, la mise à l’écart de l’Ukraine de négociations, qui la concernent pourtant au premier chef, participe à crisper une population qui désespère de voir l’Occident prendre la mesure de la menace russe. Enfin, malgré les efforts du Kremlin pour moderniser son armée, la puissance militaire de la Russie, qui n’est plus celle de l’URSS de la guerre froide, pourrait lui valoir de lourdes pertes.
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La semaine à venir s’annonce particulièrement importante pour la suite des événements en Ukraine. Au-delà de ce pays, ils emporteront des conséquences importantes pour l’UE, qui peine à se faire entendre, mais aussi sur la stabilité et la sécurité bien au-delà des frontières ukrainiennes et européennes. Si tous les regards sont braqués sur Moscou et Washington, c’est aussi parce que ces deux acteurs raniment un schéma de guerre froide qui, pourtant, n’est plus adapté au contexte actuel. En effet, le monde est beaucoup plus multipolaire qu’il ne l’était alors et, sans parler de l’avènement de la Chine comme game changer, les positions de la Fédération de Russie et des États-Unis ne sont pas, économiquement et militairement, comparables à celles qui étaient les leurs à cette époque. Pourtant, le jeu des présidents Poutine et Biden contribue à rappeler le souvenir de cette période : si le premier a joué une partie de son élection, notamment sur la possibilité que la Russie retrouve l’ancienne puissance soviétique, le second souhaite renouer avec le rôle d’acteur principal en matière de relations internationales et, pour arriver à ses fins, ne s’embarrasse ni de ses autres partenaires ni d’autres structures décisionnelles.
11 janvier 2022
(1) Dugoin-Clément Christine, « Ukraine-Russie : entre intimidations et risque de conflit de grande ampleur », The Conversation, 18 avril 2021 (https://theconversation.com/).
(2) Dugoin-Clément Christine, « Faut-il s’alarmer des nouveaux bruits de bottes à la frontière russo-ukrainienne ? », The Conversation, 7 décembre 2021 (https://theconversation.com/).
(3) Loukianov Fedor, « La crise ukrainienne montre qu’il est temps pour l’Europe de redessiner des “lignes rouges” », Global Affairs, 24 novembre 2021 [en russe] (https://globalaffairs.ru/articles/vysokoe-napryazhenie/).
(4) Associated Press, « Putin Demands NATO Guarantees Not to Expand Eastward », US News, 1er décembre 2021 (https://www.usnews.com/).
(5) US Department of State, « Déplacement de la sous-secrétaire d’État Sherman en Suisse et en Belgique », 6 janvier 2022 (https://www.state.gov/).
(6) Otan, « Conférence de presse du secrétaire général de l’Otan après la réunion du Conseil Otan-Russie », Bruxelles, 12 janvier 2022 (https://www.nato.int/).
(7) Otan, « Acte Fondateur sur les Relations, la Coopération et la Sécurité Mutuelles entre l’Otan et la Fédération de Russie signé à Paris, France », 27 mai 1997 (https://www.nato.int/).
(8) « URSS : lors d’une séance à huis clos, le traité “2+4” sur la réunification de l’Allemagne a été ratifié par le Soviet suprême », Le Monde, 6 mars 1991.
(9) Not One Inch: America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate, Yale, University Press, 2021, 568 pages.
(10) Colling Julian, « L’Ukraine, une question “de vie ou de mort” pour le Kremlin », Le Temps, 7 janvier 2022 (https://www.letemps.ch/).
(11) Georis Vincent, « L’Europe désunie face à la crise énergétique », L’Écho.be, 26 octobre 2021
(https://www.lecho.be/).
(12) Carpentier Arthur, Bourdon Sébastien, Gasser Robin (Motion design) et Service vidéo du Monde, « Pologne : comment le piège biélorusse s’est refermé sur des milliers de migrants », Le Monde, 19 novembre 2021 (https://www.lemonde.fr/).
(13) AFP, « Pour les États-Unis, la Chine est le “plus grand défi” du siècle », Le Point, 4 mars 2021 (https://www.lepoint.fr/).
(14) RFI et Paul Khalifeh, « La Russie se déploie davantage dans le centre de la Syrie », RFI, 6 décembre 2015 (https://www.rfi.fr/fr/).
(15) Borges Anelise et Delorme Sandrine, « L’accès au Haut-Karabakh sécurisé, les troupes russes se déploient au col de Lachin », EuroNews, 18 novembre 2020 (https://fr.euronews.com/).
(16) Ibrahim Nader et Barabanov Ilya, « Wagner Group : les secrets de l’intervention russe en Libye dévoilés par une tablette », BBC News, 12 août 2021 (https://www.bbc.com/afrique/region-58173286).
(17) Le Cam Morgane, Bensimon Cyril et Vincent Élise, « Paris et ses alliés dénoncent le déploiement du Groupe Wagner au Mali », Le Monde, 24 décembre 2021.
(18) Des troupes russes ont été appelées pour aider Almaty à venir à bout des manifestations que connaît la capitale à la suite de l’annonce de la hausse des prix du gaz et du pétrole liquéfié. Depuis l'annonce de l’État d’urgence par le président Kassym-Jomart Tokaïev, qui a suivi de peu l’annonce de la démission du gouvernement et la suspension d’Internet, le pays connaît de violentes émeutes dont il ne vient pas à bout.
(19) « Vu d’Ukraine. Donbass, la guerre sans fin », Courrier International, 20 juillet 2021.
(20) « OSCE/Blocage, Taux de popularité de Zelensky en baisse, Nord Stream-2, Le gaz russe comme arme, Le nouvel accord de l’Ukraine avec le FMI », Ukraine Crisis Media Center, 25 octobre 2021 (https://uacrisis.org/).