L’île de Gotland et la crise ukrainienne
« Je ne crois pas qu’il y ait une île plus importante ailleurs » (1)
L’île de Gotland n’est pas directement menacée par la crise ukrainienne. Cependant, les tensions montent et une crise est, par définition, imprévisible. L’agression latente russe contre l’Ukraine – et le reste de l’Europe nordique ainsi que l’Europe de l’est et centrale – peut se transformer dans une vraie guerre par erreur ou par intention. Dans les deux cas, l’escalade horizontale vers les pays baltes n’est pas à exclure. Là, l’île Gotland devient stratégiquement importante.
Cependant, en lien avec la crise, il y a des exigences russes qui, entre autres, impliqueraient que la Suède ne pourrait pas rejoindre l’Otan ou participer à des exercices avec les États-Unis et/ou avec l’Otan. Là, la sécurité de la Suède, et donc l’île de Gotland, est directement concernée.
L’île de Gotland
Gotland est une grande île d’un peu plus de 3 000 km2 [à titre de comparaison, c’est plus que l’île de La Réunion] au milieu de la mer Baltique, à peu près à un tiers de distance entre la Suède continentale et la côte balte.
Gotland a la forme d’un bateau. Sa côte orientale est dotée de nombreuses plages, de petits ports avec des petits fonds. La côte occidentale est marquée par des falaises importantes. L’arrière-pays est assez plat et sans grandes forêts. Il n’y a qu’une ville, Visby, ville portuaire. Le plus grand port, Slite, se trouve sur la côte nord-est. Un troisième port est Storugns (dans la baie de Kappelshamn au nord-est) d’où l’île exporte du calcaire.
Il y a environ 60 000 gutar (gotlandais). Le tourisme est considérable, avec plus d’un million de visiteurs par an dont plus de 500 000 au mois de juillet. Or, il n’y a pas de stocks de denrées alimentaires sur l’île ; il faut donc une importation quasi quotidienne en provenance de la Suède continentale. À noter aussi que son électricité vient par câble sous-marin de la Suède continentale.
Pendant la guerre froide, Gotland joua un rôle très important pour la stratégie défensive suédoise. D’abord, il fallait empêcher l’ennemi potentiel (l’URSS) de s’emparer de l’île parce qu’elle aurait pu constituer une base importante pour des attaques contre la Suède continentale. Il y avait donc pour cela trois régiments (artillerie, artillerie côtière, blindés) plus un bataillon de défense aérienne. Après mobilisation, il y aurait eu 25 000 hommes auxquels s’ajoutait la garde locale. Comme il n’y avait pas assez de personnel sur l’île, une grande opération navale d’escorte permettrait d’y acheminer du personnel mobilisé. L’autre rôle était de constituer une sorte de pivot dans la zone maritime protégée – une « citadelle » – qui devait couvrir la côte occidentale du pays. Dans cette logique, Gotland aurait été une forteresse entourée de champs de mines couvrant les approches vers la mer intérieure au nord vers l’archipel de Stockholm et au sud vers l’île Öland. Par ce moyen, la marine suédoise aurait eu une certaine liberté de manœuvre dans ce bassin, assurant ainsi un meilleur préavis avant une attaque amphibie. On peut remarquer que cette stratégie ressemble fortement à une thèse de l’amiral Castex (2).
Au début des années 2000, la paix « éternelle » dans la région Baltique fut déclarée. Les forces armées suédoises ont été fortement réduites et le reste se transforma en forces expéditionnaires. Dès 2005, Gotland fut sans défense.
Suite à l’agression russe contre la Géorgie en 2008 et des intrusions armées dans des espaces aériens suédois en 2013, la Suède a commencé à se réarmer en 2015. La loi de programmation (« la décision de défense ») de 2020 fut un vrai tournant. Les forces armées vont substantiellement se renforcer – mais lentement vers l’horizon 2030.
Avec la crise ukrainienne, dès l’automne 2021, la défense est devenue un sujet important de discussion politique.
L’importance stratégique de Gotland
Gotland faisant partie de la Suède, sa sécurité est évidemment importante. Plus stratégiquement, Gotland pourrait constituer le centre d’une zone A2/AD (3) baltique grâce à des missiles à longue portée en conjonction avec les forces navales et aériennes suédoises – en coopération avec celles de la Finlande.
Pour l’Otan, dans une crise balte, l’île pourrait constituer une base arrière importante ainsi qu’une base pour la protection de l’acheminement de ses forces.
Pour la Russie, Gotland aurait une grande valeur stratégique. Son emprise donnerait la possibilité d’empêcher son utilisation par l’Otan. Gotland pourrait aussi devenir une base navale – mais vraisemblablement pas une base aérienne – utile pour ses opérations en mer Baltique car la flotte russe est actuellement coincée à Kaliningrad et Saint-Pétersbourg. Ici, le système antiaérien S-400 (4) pourrait jouer un rôle pour la protection aérienne de ses forces navales au centre de la mer Baltique.
Il faut se rendre compte que le talon d’Achille de Gotland est sa dépendance aux transports maritimes quotidiens, ce qui donne à la Russie des possibilités de coercition.
Le renforcement de la défense suédoise dans l’ombre de la crise ukrainienne
Un pas important pour le renforcement de Gotland fut la remise en service du régiment blindé P18 en 2018. Gotland a donc désormais une permanence militaire. L’île peut aussi servir de base temporaire pour la marine et pour l’armée de l’air. Il y a 5 ans, la marine y avait testé le déploiement du missile antinavire (fabriqué par Saab Bofors Dynamics) RBS-15 en version terre-mer.
Début janvier 2022, les forces armées ont renforcé les troupes dans l’île avec un bataillon mécanisé de Boden, à une distance d’environ 1 000 km. Les hommes et l’équipement léger furent transportés en avion McDonnell Douglas C-17 Globemaster III du Heavy Airlift Wing [Escadre de transport lourd] – une unité multinationale de l’Otan dont la Suède fait partie. La partie lourde fut apportée par des ferries civils. Les forces armées insistent sur le fait qu’il s’agissait seulement d’un acte de prudence.
Évidemment, les forces navales et aériennes ont été très sollicitées pour la surveillance de la zone et assurer leur présence. Cela fut particulièrement vrai pendant l’entrée en mer Baltique, le 19 janvier 2022, des unités amphibies russes – des Ropucha et des Ivan Gren (5) de la marine du Nord. Les navires sont restés en mer Baltique une dizaine de jours. Leurs parcours ont été suivis par des unités navales et aériennes avec une batterie de missiles RBS-15 en version côtière en appui discret. Il y a aussi eu ailleurs d’autres activités.
Manœuvres politiques
Il faut probablement être Suédois pour comprendre la politique envers l’Otan. Aujourd’hui, la Suède a une coopération très étroite avec l’Otan. En effet, sa stratégie est fondée sur l’idée d’un renforcement de la participation des États-Unis et/ou de l’Otan en cas d’une attaque armée russe contre la Suède. Mais, en même temps, elle refuse l’idée d’une adhésion à l’Alliance. Le motif stratégique est « la stabilité », mais le problème est à l’intérieur du plus grand parti politique, les Socialdemokraterna (Parti social-démocrate suédois des travailleurs).
La Finlande, le plus important partenaire de la Suède, avait déclaré, il y a quelques années, une « option Otan ». Cela veut dire que la Finlande se réserve d’envisager une adhésion à l’alliance. Cela ne veut rien dire en substance parce que la Finlande, comme tout pays européen, pourrait envisager une adhésion selon la Charte de Paris (1990), le Document de Budapest (1994) et la Charte de sécurité européenne (1999).
En Suède, l’opposition de droite a récemment exigé que le pays fasse une déclaration « option Otan ». Les Socialdemokraterna, formant le gouvernement (depuis 2014), l’ont refusé. Le problème est qu’on débattrait de quelque chose qui n’existe pas – il n’y a pas de voie express à l’Otan – et qu’on puisse traduire la position du gouvernement comme s’il avait accepté les exigences russes, ce qui n’est pas le cas.
L’opposition envisage aussi une coopération renforcée avec l’UE dans le domaine de la sécurité. Cette idée ne semble pas trop controversée après les accords de coopération franco-suédois de cet automne. Toutefois, il marque un développement important, probablement par suite de la situation interne des États-Unis.
Le 2 février, le gouvernement a reçu une lettre de M. Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères russes depuis 2004, dans laquelle il exige une clarification quant à l’approche suédoise en ce qui concerne la règle dans le document d’Istanbul de 1999 (6) : « Aucun État ne renforcera sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres États. » Comme si c’était la Suède qui menaçait la Russie ! En tout cas, cela montre que la crise n’est pas limitée à la Russie et à l’Ukraine mais est plus vaste. En effet, il s’agit d’une menace contre l’ordre de sécurité en Europe, souligne le gouvernement suèdois.
Le 4 février, après quelques tergiversations, le gouvernement a annoncé qu’il fallait faire avancer les mesures de la loi de programmation qui prévoit des effets à court terme. L’opposition de droite est d’accord mais considère qu’il faut une nouvelle loi de programmation plus ambitieuse et suffisamment financée.
Le Commandant en chef des forces armées suédoises, le général Micael Bydén, a souligné, dans une interview à la radio le 5 février, que la Russie a désormais déployé toutes les capacités nécessaires pour déclencher une invasion de l’Ukraine à partir de la Russie et de la Biélorussie. Il a aussi affirmé que si la Suède ne peut plus s’entraîner avec ses partenaires de l’Otan, à cause des exigences russes, sa politique de sécurité serait contrariée. À suivre.
* * *
La crise ukrainienne est un cas aigu. Les discussions sur les exigences russes continuent. La lettre de M. Lavrov à la Suède (et à d’autres pays) semble constituer une escalade horizontale. Beaucoup d’« experts » sont convaincus que les Russes vont attaquer l’Ukraine prochainement. Nous sommes donc dans une situation dynamique. Le débat suédois sur le renforcement de sa défense et sa coopération avec l’Otan va continuer. Cet article ne peut donc pas n’être qu’un résultat à moyen terme.
6 février 2022
(1) Le général américain Ben Hodges, à l’époque Commandant des forces américaines terrestres en Europe, lors de sa visite à l’île en 2017. Mikael Holmström, « Stor amerikansk närvaro i svensk militärövning » [Importante présence américaine dans un exercice militaire suédois], Dagens Nyheter, 24 juin 2017.
(2) Castex Raoul, Théories stratégiques, tome III ; Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1931, p. 150. Voir aussi Edling Per, La pensée de l’amiral Stig H:son Ericson – Une étude de la pensée navale suédoise au XXe siècle (mémoire de stratégie), École de Guerre, Paris 2011.
(3) Anti-Access/Area Denial : déni d’accès et interdiction de zone.
(4) Pour l’importance des S-400 voir Dalsjö Robert, Berglund Christofer et Jonsson Michael : Bursting the Bubble. Russian A2/AD in the Baltic Sea Region: Capabilities, Countermeasures, and Implications, FOI (FOI-R—4651—SE), Stockholm, mars 2019.
(5) L’information ouverte n’est pas très claire. Les Ropucha ont été construits entre 1975 et 1991 tandis que les Ivan Gren datent de 2004 (2 en service, 2 en construction).
(6) Charte de sécurité européenne, paragraphe 8. Cependant, celui-ci est bien plus long que cette phrase que M. Lavrov cite : « Chaque État participant a un droit égal à la sécurité. Nous réaffirmons le droit naturel de tout État participant de choisir ou de modifier librement ses arrangements de sécurité, y compris les traités d’alliance, en fonction de leur évolution. Chaque État a également le droit à la neutralité. Chaque État participant respectera les droits de tous les autres à ces égards. Aucun État ne renforcera sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres États. Dans le cadre de l’OSCE, aucun État, aucun groupe d’États ou aucune organisation ne peut revendiquer une responsabilité première dans le maintien de la paix et de la stabilité dans l’espace de l’OSCE, ni considérer une quelconque partie de cet espace comme relevant de sa sphère d’influence. »