La crise ukrainienne entre dans une nouvelle dimension
La reconnaissance de l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk par le maître du Kremlin porte le niveau des tensions que l’Ukraine subit depuis décembre 2021 à un tout autre niveau.
La Russie a massé des troupes aux frontières de l’Ukraine et renforcé ses positions en Crimée et en mer Noire, tout en exigeant de l’Otan des « garanties de sécurité » qui se résument à la promesse que l’Ukraine n’intégrera pas l’alliance, le retour aux frontières de 1997 et l’application des accords de Minsk II du 12 février 2015 (1).
Or, en reconnaissant l’indépendance des deux républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk, Moscou rend caduc les accords de Minsk II alors que, en dépit de son goût bien amer pour les Ukrainiens, sa mise en œuvre était la demande la moins difficile à satisfaire pour les Occidentaux, prévoyant un cessez-le-feu dans le Donbass, le respect des frontières de l’Ukraine et un gouvernement provisoire à l’Est du pays.
En quoi renoncer aux demandes de Minsk II est un mauvais signe ?
Déjà plusieurs États, dont la France, condamnent (2) une décision du Président russe qui acte l’abandon des dispositions de l’accord et constitue un mauvais signe à plus d’un titre. Tout d’abord, l’implémentation du volet politique des accords de Minsk II permettait aux séparatistes et à leurs soutiens prorusses d’avoir un pied dans la politique ukrainienne grâce aux chevaux de Troie qu’auraient représenté ces députés, et d’interdire l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan, ce qui constitue la seconde demande Russe. En abandonnant cette option, la possibilité de paralyser politiquement l’Ukraine disparaît et ne laisse plus, pour ce faire, que des moyens plus directs et potentiellement violents. En outre, l’ampleur du périmètre territorial dont Moscou reconnaît l’indépendance soulève une question. En effet, si cette reconnaissance porte l’emprise actuelle des républiques auto-proclamées, l’enjeu n’est pas le même que si elle concerne le territoire correspondant aux deux oblasts administratifs, soit sur le territoire préexistant au mouvement séparatiste de 2014. Dans cette hypothèse, une partie des territoires reconnus indépendants par le Kremlin seraient sous le contrôle de Kiev, qui y a basé des forces armées dans le cadre du conflit qui l’oppose aux séparatistes depuis 8 ans. Dans ce contexte, si l’espoir d’engager des négociations n’a pas totalement disparu, il s’amenuise sensiblement et accroît corrélativement le risque d’opérations militaires.
La temporalité
La question de la temporalité mérite d’être ici posée. Les tensions suscitées par le déplacement de quelque 100 000 hommes aux frontières de l’Ukraine interviennent alors que l’Union européenne (UE) connaît une période où les divisions sont manifestes et où la crise migratoire orchestrée par la Biélorussie aux frontières polonaises (3) a encore accru les divergences entre les États membres. En outre, la crise énergétique cristallise des problèmes sociaux dans les 27 pays de l’Union (4), ce qui permet à la Russie de jouer de ses livraisons de gaz pour influencer la politique européenne. Par ailleurs, des élections sont programmées dans plusieurs États européens (5), à commencer par la France (10 et 24 avril 2022), architecte de Minsk II et partenaire des rencontres au format Normandie. En parallèle, depuis le début de la présidence de Joe Biden, les échanges sont tendus entre les États-Unis et la Russie, les premiers accusant officiellement la Russie d’être responsable de diverses cyberattaques qui ont visé les États-Unis, dont SolarWinds (6) et plusieurs autres attaques de rançongiciels. Or, eu égard à la difficulté d’identifier sans erreur possible l’origine des cyberattaques, ce type d’accusation est très rare et traduit une volonté politique forte. Enfin, la Russie, passée maître dans l’alternance du chaud et du froid, parvient à imposer un agenda à sa convenance. En effet, malgré les efforts déployés par l’Ukraine pour demander à ses partenaires de garder la tête froide (7), la première phase de cette montée des tensions a suscité un réel affolement auprès des Occidentaux (8). Toujours en termes de calendrier, on a pu observer qu’au moment où les Occidentaux tentent depuis plusieurs mois de ralentir le rythme des négociations, la Russie pose des ultimatums et exige des réponses rapides. Dans le même sens, la reprise des bombardements, le 17 février, à Stanytsia-Luhanska (9) – bombardements qui s’intensifient (10) – est consécutive à une période d’accalmie sur le front. La situation est assez paradoxale avec le climat de tension diplomatique. Cette reprise évoque le contexte cyclique dans lequel évolue l’Ukraine qui, engagée depuis 8 ans, voit alterner des phases d’accalmie et de reprise des violences, notamment au printemps. Néanmoins, les bombardements de février ont fait remonter la pression et ont accéléré des négociations que les Occidentaux tentaient de ralentir. En outre, l’annonce et la mise en scène de l’arrivée massive de réfugiés depuis la région de Donetsk vers la Russie (11) ont largement contribué à cette accélération, les Occidentaux craignant que la Russie ne se saisisse d’arguments tels que la défense des populations ou d’agressions ukrainiennes, quitte à les monter de toutes pièces, pour déclencher un conflit armé ouvert (12). Ainsi, en jouant de la montée de pression sur le terrain, quitte à utiliser et à instrumentaliser le déplacement de civils, de la pression diplomatique portée par l’impressionnante théâtralisation de la reconnaissance de l’indépendance des deux « Républiques populaires », Moscou garde la maîtrise du tempo des négociations, voire de la décision d’engager un conflit armé. Enfin, si des négociations parviennent à se tenir mais échouent à enrayer l’engagement cinétique, ce que les positions russes semblent vouloir indiquer, elles auront tout de même été retardées. Sous réserve que la Russie ne décide pas d’accélérer drastiquement son agenda et se contente, dans l’immédiat, de positionner des troupes de « maintien de la paix », ce temps gagné par Moscou lui permettra de prétendre avoir adopté une position raisonnable, et tenté de négocier. Ce gain de temps pourrait également permettre aux déplacements de véhicules milliaires de bénéficier d’une période plus propice à des mouvements que peuvent gêner des sols détrempés par la fonte de la neige, sauf à utiliser les voies bitumées praticables en tout temps.
Le volet cyber
L’Ukraine, qui est habituée à devoir faire face à des cyberattaques et à des tentatives d’intrusions, a subi ces dernières semaines une recrudescence d’attaques (13) notamment à une vague d’agressions qui ont visé plusieurs sites gouvernementaux (14). Plus récemment, une autre offensive, qui a utilisé une forme relativement sophistiquée d’attaque par déni de service (Distributed Denial of service [DDos]), a atteint le ministère de la Défense et deux des principales banques du pays (15). Il semble que ce type d’attaque, maintenant reconnu comme une dimension à part entière des conflits modernes, vienne d’être utilisé. En outre, en raison de leur fluidité et la difficulté de les attribuer, les cyberattaques présentent l’avantage de pouvoir être déployées en amont de l’engagement cinétique. En participant à la désorganisation d’un État, voire en devenant une réelle cybercoercition (16), les cyberattaques peuvent changer la donne, mais aussi contribuer à influencer significativement le moral de la structure attaquée.
Le volet informationnel
Parler de moral et de perception amène naturellement à évoquer les attaques informationnelles qui sont monnaie courante depuis le début d’un conflit qualifié de laboratoire à ciel ouvert de la désinformation et de l’influence, notamment par le biais des réseaux numériques. Or, depuis que les tensions montent, on peut observer la résurgence de la dialectique véhiculée par la Russie, l’accentuation des diffusions de fausses nouvelles et la réapparition des trolls sur les réseaux sociaux. Sans prétendre à l’exhaustivité, on a pu observer des diffusions d’informations relatives à des armes biologiques américaines (17), à des plans d’invasion attribués à l’armée ukrainienne qui comportent des erreurs grossières comme des textes en russe et non en ukrainien ou la qualification de « Républiques populaires » des territoires séparatistes appelés, ou encore la réapparition d’image de guerre censée être actuelle mais datant de 2014. Enfin, la médiatisation des déplacements de la population de Donetsk et Louhansk vers la Russie, justifiés par crainte d’une attaque ukrainienne massive voire d’un « génocide », représente un élément significatif. En effet, si le déplacement organisé de ces populations instrumentalisé, il reste que les personnes qui vivent encore dans ces territoires peinent à accéder à des informations autres que celles diffusées par la Russie et sont elles-mêmes visées par une influence particulièrement forte, en plus de devoir vivre dans des territoires ravagés et dont la situation économique est catastrophique depuis 8 ans.
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In fine, ce réchauffement de la crise permet à la Russie de reprendre la main sur l’agenda et de tester, à nouveau, les réactions occidentales. En effet, malgré l’indignation soulevée par la reconnaissance de l’indépendance des territoires séparatistes et le front uni affiché lors de la conférence sur la sécurité de Munich, les Occidentaux pourraient se diviser sur le sujet des réponses possibles à apporter à la Russie. De fait, les options peuvent se borner à qualifier cette reconnaissance d’indépendance de dommage au droit international ou prendre de nouvelles sanctions. L’éventail des réactions pourrait être tout aussi large dans le cas où la Russie s’engagerait dans un conflit armé avec l’Ukraine : beaucoup hésiteraient sûrement à s’engager, l’importance des moyens militaires déployés par le Kremlin crédibilisant l’éventualité d’une action de grande envergure, s’il le décide, ce qui semble de plus en plus probable. En effet, une opération qui ne viserait que le seul Donbass nécessiterait-elle un tel déploiement de force ?
Les coûts humain et économique d’une opération militaire massive seraient importants pour une Russie considérée comme très habile et rationnelle en matière de relations internationales. Pour autant, les déclarations du Président l’été dernier et la réécriture de l’histoire, qui a marqué la théâtralisation, dans la déclaration de Vladimir Poutine, de la reconnaissance d’indépendance de Donetsk et Louhansk, ainsi que la part de l’affect qui marque la relation de la Russie à l’Ukraine semble échapper à la pure rationalité. Néanmoins, cet affect n’empêche nullement la capacité de Moscou à jouer des failles et des faiblesses occidentales et à prendre la mesure de son aptitude à mettre les négociations sous pression.
Ce contexte, particulièrement tendu, où l’Ukraine et les Occidentaux font face à un joueur d’échecs engagé dans une partie intense, dans laquelle aucune option ne peut être écartée, mérite une attention toute particulière. Cependant, l’importance des enjeux exige de ne pas céder à une panique qui, nuisant à la qualité des analyses et à la pertinence des décisions, serait particulièrement malvenue. ♦
(1) Dugoin-Clément Christine, « Russie-Ukraine : la guerre est-elle inévitable ? », The Conversation, 27 janvier 2022 (https://theconversation.com/).
(2) « Le président de la République condamne la décision prise par le président de la Fédération de Russie de reconnaître les régions séparatistes de l’Est de l’Ukraine », Élysée, 21 février 2022 (www.elysee.fr/).
(3) Agence France Presse (AFP), « Biélorussie. Les migrants de la frontière polonaise évacués vers un centre d’accueil », Ouest France, 19 novembre 2021 (www.ouest-france.fr/).
(4) Marchand Leïla, « Pourquoi les prix du gaz augmentent ? », Les Échos, 29 septembre 2021 (www.lesechos.fr/).
(5) Conseil de l’Europe, « Calendrier électoral 2022 des États membres du Conseil de l’Europe » (www.coe.int/).
(6) Manens François, « La Maison Blanche accuse officiellement la Russie de la cyberattaque contre SolarWinds », Numerama, 15 avril 2021 (www.numerama.com/).
(7) Earl Geoff, Pleasance Chris, and Associated Press (AP), « “We don’t have a Titanic here”: Ukrainian President Volodymyr Zelensky downplays the US assessment of imminent Russian invasion as Gen. Mark Milley warns a full attack would be “horrific” and bring a “significant amount of casualties” », Daily Mail, 28 janvier 2022 (www.dailymail.co.uk/).
(8) AFP, « Biden évoque une probable incursion russe en Ukraine, promet un “désastre” en cas d’invasion », Le Point, 19 janvier 2021 (www.lepoint.fr/).
(9) « Bombardement d’une école en Ukraine : ce que l’on sait de cette attaque qui a fait trois blessés », La Dépêche, 17 février 2022 (www.ladepeche.fr/).
(10) Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), Daily Report, n° 40/2022, 21 février 2022 (www.osce.org/).
(11) Alix Erwan, Fettweis Maxime, et Boisselier Alexis, « Crise en Ukraine : de nombreux civils évacués des zones séparatistes pro-russes », Ouest France, 20 février 2022 (www.ouest-france.fr/).
(12) « Washington accuse Moscou de préparer une opération “prétexte” pour envahir l’Ukraine », RFI, 15 janvier 2022 (www.rfi.fr/).
(13) Dugoin-Clément Christine, « Russie-Ukraine : la cyberguerre est-elle déclarée ? », The Conversation, 17 février 2022 (https://theconversation.com/russie-ukraine-la-cyberguerre-est-elle-declaree-177036).
(14) Vincent Faustine, « En Ukraine, une cyberattaque alimente les tensions avec Moscou », Le Monde, 17 janvier 2022.
(15) Terrasson Benjamin, « Le ministère de la Défense ukrainienne victime d’une cyberattaque », Siècle Digital, 16 février 2022 (https://siecledigital.fr/2022/02/16/le-ministere-de-la-defense-ukrainienne-victime-dune-cyberattaque/).
(16) Barbier Bernard, Guillaud Édouard, et Gergorin Jean-Louis, « Cybercoercition : un nouveau défi stratégique », Le Monde, 28 janvier 2020.
(17) Field Matt, « Russian media spreading disinformation about US bioweapons as troops mass near Ukraine », Bulletin of the Atomic Scientists, 8 février 2022 (https://thebulletin.org).