Renforcement dans le Donbass et tentative de capitalisation russe de la situation en Ukraine
Après plus de cinquante jours de conflit, l’armée russe n’a pas atteint ses objectifs initiaux. Devant transformer « l’opération militaire » en victoire politique, serait-elle au rabais, les forces russes se sont pour partie redéployées dans le Donbass, territoire où elles ont enregistré les avancées les plus significatives, pour un affrontement particulièrement violent tout en poursuivant la bataille de Marioupol. Dans ce contexte, il y a lieu de s’interroger sur les possibles évolutions sur le front, ainsi que sur les nouvelles difficultés et opportunités qui, consécutives au lancement de cette opération militaire maximaliste, peuvent se présenter pour le Kremlin.
Un pivot militaire
L’armée russe tente d’améliorer sa situation tactique en se regroupant dans le Donbass et en s’enracinant aux frontières administratives de l’oblast de Kherson qui pourrait devenir l’objet d’un référendum d’autodétermination. Au niveau de la mer Noire, les bâtiments russes continuent d’isoler les villes côtières tout en assurant d’appuyer les unités au sol, même si la perte du Moskva a fortement marqué les esprits et renforcé la combativité ukrainienne.
Néanmoins, le repli opéré du nord de Kiev vers le Donbass, au demeurant la première opération militaire menée avec succès, préfigure un affrontement violent avec les forces ukrainiennes. Les découvertes macabres faites à Boutcha et à Borodyanka (1), la dénonciation de viols de guerre (2), de même que les cas de désertions constatés ou suspectés (3) et la crainte d’utilisation d’armes chimiques (4) ont largement écorné l’image de l’armée russe, qui a également besoin d’une victoire.
Par ailleurs, concentrer des forces dans le Donbass pour y combattre les ukrainiennes pourrait permettre au Kremlin de conforter peu ou prou une dialectique entièrement axée sur la protection de la population des républiques séparatistes autoproclamées contre le pouvoir « nazi » de Kiev. Cela permet aussi de stabiliser une avancée territoriale dans cette zone, qui s’inscrirait dans le droit fil du discours portant sur la création d’une Novorossia 2.0 (5), concept qui avait fait long feu en 2014 avant d’être abandonné au profit du soutien aux républiques autoproclamées, aujourd’hui opportunément ressorti par Moscou.
Si le recentrage du conflit dans l’Est a pu permettre à la Russie de restructurer ses forces et de combler quelques lacunes logistiques, ce temps aura également pu être mis à profit par les Ukrainiens pour reconstituer leurs troupes et, potentiellement recevoir les armes fournies par leurs soutiens occidentaux, ce qui est indispensable à une contre-offensive de Kiev.
Combat informationnel
On le sait depuis les premiers jours du conflit, le combat se mène aussi dans la sphère informationnelle. Si la cause ukrainienne ne fait pas débat en Europe, aux États-Unis et au Canada, il n’en est pas de même dans plusieurs autres pays du reste du monde. Pour certains, les contenus favorables à l’invasion russe peuvent recevoir des marques de sympathie. Cet élan peut tenir à différentes raisons qui vont de la volonté des BRICS (6) de manifester leur solidarité avec Moscou, à l’expression de doutes à l’égard de standards européens, dont quelques soutiens de la Russie s’estiment victimes (7) ou encore d’États ayant recueilli le soutien de la Russie lors de leurs revendications territoriales, comme l’Inde pour le Kashmir (8) ou Goa (9). Par ailleurs, la Russie n’a pas hésité à taxer le massacre de Boutcha de « manipulation ukrainienne ». En France, à la suite d’un tweet jugé indécent (10), le ministre des affaires étrangères a dû convoquer l’ambassadeur de Russie. Dans le prolongement de ces allégations, Moscou accuse l’Ukraine, notamment le bataillon Azov qui défend Marioupol, d’utiliser les civils comme bouclier humain. Cet argumentaire qui séduit du côté des soutiens russes a bien du mal à prendre quand Kiev a demandé aux populations encore dans le Donbass de fuir la zone en prévision (11) des combats qui s’y déroulent maintenant. Cet appel fait bien sûr suite aux découvertes de violences subies par les civils, mais a aussi pour objet de protéger les vies civiles qui ne pourraient faire l’objet d’une discrimination lors des combats à venir. En outre, ceux-ci pourront prendre une forme plus classique d’affrontement frontal alors que l’Ukraine a pu jusqu’alors utiliser de petites unités très mobiles pour harceler les forces russes et faire des dégâts sur leurs points de faiblesse. Cette configuration accroîtrait la vulnérabilité des militaires ukrainiens à de possibles interventions de l’aviation russe.
Enfin, si les messages pro-russes, hors Occident, ont été particulièrement visibles à partir des 2 et 3 mars, il est possible que les effets du conflit en Europe, notamment l’augmentation des prix, se traduisent par une recrudescence de contenus favorables à la rhétorique du Kremlin. En France, les messages qui tenteraient, comme ailleurs en Europe, de capitaliser sur ce contexte anxiogène, pourraient être d’autant mieux perçus que le climat général risque d’être affecté par les conséquences d’une campagne présidentielle incertaine. Dans ces conditions, il serait imprudent de considérer que la Russie a définitivement perdu la guerre informationnelle.
Conséquences et gestion des sanctions
L’Union européenne (UE) a décidé d’une 5e vague de sanctions (12). Néanmoins, l’effet des sanctions s’observera particulièrement sur le temps long, qui n’est pas le temps de l’invasion. Pour y pallier, la Russie se tourne vers différents pays, dont les BRICS. C’est ainsi que, alors que l’Inde a récemment fait savoir qu’elle envisageait de mettre en place une ligne de swap Roupies-Roubles (13). De son côté, l’Arabie saoudite a indiqué qu’elle accepterait les paiements de pétrole en Yuans chinois (14). Ces mesures visent clairement à permettre à Moscou de contourner les sanctions européennes et américaines.
En parallèle, le Kremlin répète avec constance que les sanctions, notamment celles qui excluent les banques russes du système SWIFT, détruisent les fondements d’un système monétaire et financier international fondé sur le dollar américain. De plus, Moscou prône le développement de l’usage des monnaies nationales pour les opérations d’import-export, l’intégration des systèmes de paiement et des cartes, à l’image de SPFS (15), le déploiement d’un système de messagerie financière et la création d’une agence de notation indépendante au sein des BRICS.
Cependant, même si la Russie parvient à éviter le défaut de paiement (16), la situation reste compliquée. Les conséquences des sanctions occidentales mettront d’autant plus de temps à se faire sentir dans la population que la résilience des Russes est sensiblement supérieure à celle des Européens. De surcroît, ces derniers devront rapidement faire des choix, en matière énergétique notamment, et en assumer les conséquences sociales et économiques : un grand nombre de pays de l’UE sont tributaires du gaz russe, dont l’Allemagne qui en dépend à 55 %. Pour autant, certaines entreprises russes, non des moindres, risquent d’ores et déjà le défaut de paiement. Tel est notamment le cas de RZD, la compagnie des chemins de fer russes, dont une des filiales, RZD Capital, n’a pas pu rembourser quelque 605 millions de dollars le 5 avril dernier (17). Or, toucher les chemins de fer est particulièrement sensible quand il s’agit d’une voie de communication principale en Russie servant à transporter des passagers, mais aussi des produits de consommation et du matériel militaire.
Renforcer l’enfermement du monde cyber
Depuis 2014, la Russie tente de resserrer son contrôle sur l’espace cyber (18), notamment par la mise en place de plusieurs paquets juridiques en 2016 et 2019. Avec le conflit, cet étau s’est encore resserré, comme en témoignent les exigences formulées par le ministère russe des Télécommunications auprès des administrateurs de sites et des ressources Internet (19). Sous couvert de prévenir des cyberattaques, ces demandes traduisent la volonté du Kremlin d’organiser les ressources Internet dans un espace contrôlé par le pouvoir afin de conserver la maîtrise de son réseau et, potentiellement, d’être en capacité de bloquer les trafics. Ces mesures ont été suivies de l’interdiction de plateformes telles que Twitter (20) ou Instagram (21).
Cet effort de contrôle aurait, d’après la Russian Association for Electronic Communications (RAEK) engendré la fuite de Russie de quelque 70 000 spécialistes IT en février et mars (22). Cependant, ce flux de départ aurait notamment été freiné en avril par l’augmentation des prix des billets et les fermetures d’espace aérien : 30 pays ont fermé leur espace aérien aux avions russes et Boeing ainsi qu’Airbus, qui ne livrent plus les flottes russes, ont commencé à rappeler des avions en location.
Outre ce ralentissement, il semble aussi que la Russie veuille retenir sur son territoire les talents IT dont elle a besoin pour assurer le fonctionnement de l’État. De fait Moscou qui, sous la présidence Medvedev, a consenti un effort important pour constituer un vivier de spécialistes IT, notamment avec la construction en 2010 du Centre d’innovation Skolkovo, sorte d’hybridation entre la Silicon Valley californienne et les villes scientifiques soviétiques, ne semble pas disposée à laisser fuir ces techniciens, pas plus qu’à accepter une quelconque contestation de leur part. C’est ainsi que le 18 mars, après avoir prononcé un discours anti-guerre (23), Arkady Dvorkovich a quitté son poste de chef de Skolkovo. Plusieurs informaticiens ayant quitté le pays racontent des interrogatoires tentant de les intimider. En parallèle, le Président russe a signé le 8 mars un décret visant à inciter cette population à rester en Russie. Ainsi, l’impôt sur le revenu sera réduit de 3 % à zéro et les informaticiens de moins de 27 ans bénéficieront d’ajournements du service militaire – ce qui est une incitation majeure quand tous les hommes âgés de 18 à 27 ans sont soumis à la conscription militaire obligatoire de la Russie, surtout en temps de guerre.
Certains, comme le directeur de WeLoveNoCode, craignent une restriction de mouvement des ingénieurs IT. Aucun canal officiel n’a renforcé cette hypothèse mais le 24 mars, Concord, la société de Evgueni Prigozhin, propriétaire présumé de « l’usine à trolls » de Saint-Pétersbourg, faisait écho de cette crainte en publiant sur le réseau social VKontakte une version de projet de loi pour garder les informaticiens en Russie. Cette annonce a été démentie par Dmitri Peskov, qualifiant de « rumeur sans fondement » (24) l’annonce et poursuivait en expliquant qu’une interdiction de sortie des citoyens serait une violation des droits constitutionnels.
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En définitive, ce conflit multivectoriel doit nécessairement se lire à plusieurs niveaux. Quoi qu’il en soit la temporalité de cette guerre ne correspond pas aux temps politique, économique, industriel ou judiciaire, comme en témoignent les enquêtes qui devront être menées, notamment sur les exactions russes de Boutcha et de Borodyanka. Enfin, même si Moscou parvient à transformer une partie de l’opération militaire en victoire politique, cela ne pourrait pas signifier la fin de la guerre : entre un cessez-le-feu potentiellement précaire et la fin du conflit, la notion du temps peut encore s’avérer toute relative. ♦
(1) Audureau William, Maad Assma, David Pascaline, et Breteau Pierre, « Massacre de Boutcha : ce que l’on sait sur la découverte des corps de civils », Le Monde, 5 avril 2022 (https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/04/05/guerre-en-ukraine-ce-que-l-on-sait-du-massacre-de-boutcha_6120745_4355770.html).
(2) Pairo-Vasseur Pauline (propos recueillis par), « Guerre en Ukraine : le viol, une “arme de terreur” », Le Point, 9 avril 2022.
(3) Lindstaedt Natasha, « Ukraine: are Reports of Russian Troops Mutinying and Desterting True? It’s Happened Before », The Conversation, 1er avril 2022 (https://theconversation.com/ukraine-are-reports-of-russian-troops-mutinying-and-deserting-true-its-happened-before-180435).
(4) York Joanna, « Les armes chimiques, une menace pour vaincre les résistants de Marioupol ? », France 24, 13 avril 2022 (www.france24.com/).
(5) Laruelle Marlene, « Back from Utopia: How Donbas Fighters Reinvent Themselves in a Post-Novorossiya Russia », Nationalities Papers, vol. 47, septembre 2019, p. 719-733 (www.cambridge.org/).
(6) Binder Martin, Lockwood Payton Autumn, « Russia’s allies have been pretty quiet on Ukraine », The Washington Post, 25 mars 2022 (www.washingtonpost.com/).
(7) « “Double standards”: Western Coverage of Ukraine War Criticized », Al Jazeera, 27 février 2022 (www.aljazeera.com/).
(8) Roy Chaudhury Dipanjan, « View: Russian support to India on Kashmir is rooted in history », The Economic Times, 7 février 2022 (https://economictimes.indiatimes.com/).
(9) Vogt Angelina, « The Russian Love Affair with Goa », Deutsche Welle, 15 février 2011 (https://www.dw.com/en/the-russian-love-affair-with-goa/a-6439537).
(10) Fresard Jules, « Paris convoque l’ambassadeur de Russie après un tweet présentant Boutcha comme un “plateau de tournage” », BFM TV, 7 avril 2022 (www.bfmtv.com/).
(11) « Le jour où Kiev a appelé sa population à évacuer l’Est de l’Ukraine au plus vite », RFI, 6 avril 2022 (www.rfi.fr/).
(12) Voir la liste des sanctions contre la Russie liées à la situation en Ukraine depuis 2014 (www.consilium.europa.eu/).
(13) « India Explores “Rupee-Rouble” Exchange Scheme to Beat Russia Sanctions », Financial Times, 16 mars 2022.
(14) Besancenot Bertrand, « Vers le paiement des hydrocarbures saoudiennes en Yuans Chinois ? », Tribune n° 1376, RDN, 6 avril 2022 (www.defnat.com/).
(15) Devonshire-Ellis Chris, « SPFS — Russia’s Alternative To SWIFT » Russia Briefing, 15 décembre 2021 (https://www.russia-briefing.com/news/spfs-russia-s-alternative-to-swift.html/).
(16) Goldman David, « Russia Says it Made a Payment to Avoid Default », CNN, 17 mars 2022 (https://edition.cnn.com/2022/03/16/investing/russian-debt-payments/index.html).
(17) Guillemoles Alain, « La Compagnie des chemins de fer russes, un mastodonte poussé vers le défaut de paiement », La Croix, 9 avril 2022 (www.la-croix.com/).
(18) Dugoin-Clément Christine, « RuNet et le reste du monde », inCyber, 16 mars 2022 (https://incyber.fr/runet-reste-du-monde/).
(19) Nexta sur Twitter, le 6 mars 2022 (https://twitter.com/nexta_tv/status/1500553480548892679).
(20) Paganini Pierluigi, « Russian Watchdog Roskomnadzor Also Blocked Facebook in Russia », Security Affairs, 4 mars 2022 (https://securityaffairs.co/).
(21) Agence France Presse (AFP), « Moscou ordonne le blocage d’Instagram, utilisé par 62 millions de Russes », Le Monde, 11 mars 2022 (www.lemonde.fr/).
(22) « Des informaticiens quittent la Russie par dizaines de milliers » [en russe], C.News.ru, 22 mars 2022 (www.cnews.ru/).
(23) « Un responsable russe qui s’est prononcé contre la “guerre” quitte son poste », Génération Nouvelles, (https://generationsnouvelles.net/).
(24) Ogloblin Viatcheslav, « Campagne contre la Russie : le Kremlin dément l’intention de ne pas former de spécialistes en informatique » [en russe], News.ru, 25 mars 2022 (https://news.ru/).