La base navale de Tartous en Syrie : une assise solide pour les forces armées russes ?
La base navale de Tartous est l’une des nombreuses bases dans lesquelles l’ex-Union soviétique (URSS) a déployé des éléments de sa flotte, qui est déployée de Cuba (à l’ouest) au Vietnam (à l’est). La Russie exploite encore des bases militaires dans certains pays de l’ex-URSS, comme l’Azerbaïdjan et le Tadjikistan, mais avec l’effondrement du bloc soviétique et la fin de l’ère communiste dans le monde, la Fédération de Russie a fermé la plupart des bases navales en dehors de ses frontières (Vietnam, Yémen) et en a conservé certaines, comme celle de Sébastopol en mer Noire ou celle de Tartous, qu’elle loue à la Syrie depuis l’époque du président syrien Hafez el-Assad. Alors quelle importance revêt celle-ci pour la Russie sur le plan militaire ?
Les origines historiques de la présence russe à Tartous
La ville de Tartous, dont l’histoire remonte à plus de deux mille ans, possède l’un des ports les plus importants de Syrie. La base navale soviétique y a été construite il y a cinquante ans pour fournir des installations de maintenance et de ravitaillement à la flotte soviétique en Méditerranée. Aujourd’hui seule base navale militaire russe en Méditerranée, elle est devenue, ces dernières années, beaucoup plus cruciale en raison de la campagne militaire russe en Syrie et ne cesse de s’étendre et de se développer.
En 1971, lors d’une visite à Moscou, le président syrien de l’époque, Hafez el-Assad (père de l’actuel président Bachar el-Assad), a invité Leonid Brejnev, alors secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, à rendre permanente la présence des forces armées soviétiques sur le sol syrien et Moscou a profité de cette offre avec gratitude. C’est ainsi que la logistique russe est apparue en mer Méditerranée, aidant le groupe naval soviétique – notamment la Flotte de la mer Noire – à effectuer des réparations et à se réapprovisionner en fournitures. Pendant longtemps, ce ne fut que quelques postes d’amarrage flottants et une petite garnison, avant de tomber en ruine avec l’effondrement de l’URSS.
Le maintien de cette base comme seule fenêtre maritime méditerranéenne de la marine russe constitue un enjeu important, sans être toutefois essentiel (1). En réalité, la Russie défend d’abord le principe de non-intervention (2). Après 1991, Moscou n’a gardé comme point d’ancrage dans la région que la Syrie alaouite, avec une escale militaire dans le port de Tartous (3). Le maintien de la base a valu au pays l’annulation de sa dette contractée auprès de la Russie qui s’élevait à 9,8 milliards de dollars en 2006 (4). Après la guerre avec la Géorgie en 2008, la Fédération de Russie s’est tournée vers des options alternatives, y compris la Syrie. À propos de l’importance du port de Tartous pour la marine russe, l’ancien haut commandant de la flotte russe, Édouard Baltin, a déclaré : « C’est très utile pour la Fédération de Russie d’avoir un port en Méditerranée où les navires de la marine russe s’arrêtent, au lieu de retourner en mer Noire chaque fois qu’ils terminent leur travail en Méditerranée (5). »
Si la base de la marine russe est aujourd’hui une forteresse imprenable, il n’en a pas toujours été ainsi. Le port de Tartous peut être comparé à un miroir de l’histoire récente de la marine russe : déclin et renaissance. Au final, les troupes russes sont présentes sur le littoral syrien depuis presque un demi-siècle.
Un maillon indispensable pour l’armée russe en Syrie
Avec les récents développements militaires au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale, et la multiplication des manœuvres militaires, la Russie a réalisé la nécessité de disposer d’un libre accès dans la région pour accompagner les éléments qui guident ses objectifs dans cette contrée troublée du globe.
La lutte contre le terrorisme
La frontière syrienne (à 800 km du Caucase), la Tchétchénie et sa capitale Grozny, ou encore le Daguestan sont toujours des viviers potentiels pour l’islamisme qui peut ébranler la Russie. À cela s’ajoute le contexte tendu avec la Turquie et ses divergences d’intérêts. On comprend mieux la raison des frappes russes de l’automne 2015 visant prioritairement les forces d’al-Nosra : ce sont elles qui contiennent la majorité des islamistes originaires de l’espace postsoviétique combattants alors en Syrie. Au-delà des intérêts stratégiques – Tartous seul point d’appui naval en Méditerranée orientale qui permet à la Russie de naviguer vers l’océan Indien via le canal de Suez –, le soutien de la Russie à la Syrie vise principalement à détruire l’adversaire islamiste à distance du territoire national. C’est aussi une façon d’empêcher l’instabilité syrienne de s’étendre à toute la région et à la fois contrer les plans américains.
Contre les terroristes, les forces aérospatiales et la marine ont également travaillé ensemble tandis que les forces russes sont déployées sur la base aérienne de Hmeimim (Lattaquié, à 100 km au Nord de Tartous) en atteignant leur capacité nominale. Si les premiers missiles de croisière Kalibr ont été tirés le 7 octobre 2015 depuis des bâtiments en mer Caspienne (soit environ à 1 500 km de distance), au cours de ces sept dernières années, de nombreux événements importants pour la flotte russe ont eu lieu au large des côtes de Tartous.
Durant les premières sorties du plus grand navire de guerre russe, le porte-avions Amiral Kouznetsov (à l’avenir incertain après avoir été fortement endommagé par un incendie en 2019) et des frégates, ces dernières sont en première ligne pour apporter un soutien à l’armée russe. Ainsi, la frégate Amiral Essen a joué un rôle clé dans la défaite des terroristes à Deir Ezzor en lançant des salves de missiles Kalibr sur leurs bases logistiques. Un système très sophistiqué qui a permis à l’armée syrienne de venir à bout des terroristes et achever l’opération avec succès contre les combattants de Daech. La frégate est alors dans la flotte russe depuis un peu plus d’un an et la Syrie est son baptême du feu.
Vladimir Poutine, voit donc la Russie comme une « grande puissance avec des intérêts globaux » et se comporte « comme un joueur d’échecs jouant plusieurs coups à l’avance, il veut rebâtir une véritable défense avec une marine imposante. Dans cette perspective, il a besoin de conserver Tartous comme base où la flotte russe pourrait faire escale (6). »
Un point d’appui pour la base aérienne Hmeimim
Tartous et Hmeimim sont les deux bases principales du soutien russe en Syrie, même si elles ne sont pas jumelles, mais certainement sœurs. Une base dépend de l’autre et aide les navires de la marine (une dizaine présents en permanence) en fournissant un appui feu pour les opérations terrestres. Depuis le début de la campagne russe, la base de Tartous est devenue le principal point de passage pour la livraison d’armes, du matériel militaire et de provisions à destination de Hmeimim. Chaque mois, d’énormes quantités de marchandises transportées par les plus gros cargos russes entrent dans le port et sont amenées sur le quai par des navires de débarquement.
Auparavant petit terrain d’aviation civile, la base aérienne de Hmeimim est devenue célèbre dans le monde entier il y a sept ans lorsque la Russie a commencé ses opérations militaires. En un temps record, elle a été dotée d’installations militaires de pointe faisant d’elle l’une des plus importantes au monde.
Ces dernières années, depuis que la situation sur le terrain s’est stabilisée, il y a beaucoup moins de sorties. Aujourd’hui, les pilotes russes de Hmeimim s’entraînent davantage qu’ils ne combattent, mais chaque avion de chasse sur le tarmac est toujours prêt au combat, comme les Su-35 Flanker-E (appareil entré en service en 2012) conçus pour dominer l’espace aérien et qui sont là depuis que la base est opérationnelle.
La force aérienne déployée depuis fin septembre 2015 par la Russie de manière graduelle et inattendue à Hmeimim est alors composée de « 12 Su-24SM, 12 Su-25SM [attaque au sol, en service depuis 1975 et modernisé en 2002] et Su-25UBM [version biplace du précédent], 4 Su-34 [bombardier tactique en service depuis 2013], ainsi que des Su-30SM [chasseur multirôle en service depuis 1996], de 12 hélicoptères d’attaque Mi-24 [Hind] et de 4 hélicoptères polyvalents Mi-8 [Hip]. S’y ajoute un contingent d’environ deux mille hommes, qui sera ensuite porté à six milles, afin de former les soldats syriens et d’assurer la protection et le service de la base aérienne de Lattaquié et d’autres installations russes, dont Tartous (7). »
La base aérienne est un site militaire très bien protégé par les systèmes de défense aérienne les plus avancés de Russie, comme les missiles S-300 et S-400. Ces derniers permettent de couvrir la mer Noire et la majeure partie de l’espace aérien turc, c’est-à-dire un membre de l’Otan. Il existe d’autres systèmes de défense à Hmeimim, à l’instar du système Pantsir, conçu pour neutraliser les menaces aériennes entrantes, y compris les drones militaires.
Les unités militaires subaquatiques et les plongeurs de combat sont aussi mobilisés. La sécurité de la base est également assurée par d’autres navires de guerre. Le personnel de la base navale de Tartous utilise des bateaux de patrouille de classe Raptor, réputés pour être parmi les plus rapides du monde (40 nœuds).
Des extensions et des projets de modernisation en grande pompe
De temps en temps, un atelier flottant de la flotte de la mer Noire se rendait à Tartous. Il y a douze ans, pas plus de deux navires pouvaient s’y tenir en même temps pour des réparations mineures. Dès septembre 2008, la Russie entame des discussions avec Damas sur la modernisation du point d’appui matériel et technique de Tartous. Au mois de juillet 2009, un quai flottant y est réceptionné. La première étape du plan de modernisation de Tartous doit s’achever en 2012, le port passant alors du statut de « point d’appui matériel et technique » à celui de « point de déploiement (8). » La Russie poursuit d’importants travaux qui lui permettent de disposer en 2014, de nouveaux quais, de casernes et de centres de dépôts de matériels, capables d’accueillir les plus gros navires de la flotte russe (9).
Un accord avec le gouvernement syrien est signé en 2017 permettant l’officialisation du statut de la base de Tartous qui sera opérationnelle pendant quarante-neuf ans, renouvelable pour vingt-cinq ans. En 2019, les Russes prévoient d’investir un demi-milliard de dollars dans la modernisation du port. Tartous est aujourd’hui méconnaissable, ce n’est plus un coin isolé de la baie, mais une grande zone d’eau fermée, avec des postes d’amarrage et des systèmes de survie côtière pour les navires. La baie est capable d’accueillir simultanément des dizaines de navires de presque toutes les classes. Le chenal a été agrandi, des ateliers flottants permanents ont été équipés. En 2020, un complexe complet de réparation de navires a été construit, et a permis de maintenir l’état de préparation technique des navires effectuant des tâches spéciales en Méditerranée.
Tartous s’acquitte de cette tâche avec succès : c’est aujourd’hui une base navale modernisée de la Russie à l’extérieur de ses frontières, sa première ligne de défense et un avant-poste pour la sauvegarde des intérêts de sa politique étrangère. Seulement 800 milles nautiques séparent Tartous du Bosphore. Le chemin le plus court de Sébastopol et Novorossiisk à la Méditerranée passe par le Bosphore et les Dardanelles, et de la côte syrienne, la flotte russe peut naviguer commodément vers n’importe quel point de la Méditerranée.
Une situation géographique et politique unique, toutes les bases militaires de l’Otan et des États-Unis dans la région sont couvertes, mais ce n’est pas tout. Juste à côté de Tartous, il y a une sortie vers la mer Rouge par le canal de Suez, cela signifie que les navires russes seront en mesure de mener à bien toute tâche visant à protéger la navigation civile contre la piraterie dans les zones dangereuses de la Corne de l’Afrique.
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La base navale de Tartous se renforce, elle est en cours d’agrandissement, mais elle ne sera jamais comparable aux bases navales de l’Otan dans la région. Elle ne peut pas défier de manière réaliste la supériorité aérienne et navale de l’Otan dans cette zone. Cependant, on peut déduire que la stratégie russe est dans une logique d’avant-poste sans aucune prétention au-delà du simple fait de tenir les puissances occidentales le plus loin possible de ses frontières.
La base de Tartous est donc un moyen de se revendiquer comme grande puissance car il est utile de souligner, que dans les faits, la stratégie demeure essentiellement défensive par manque de moyens de projections. L’espace méditerranéen avec la base navale de Tartous est un poste militaire avancé qui adjoint une couche supplémentaire à la défense russe et permet de se rapprocher également du terrain de jeu des puissances mondiales, que ce soit en Méditerranée orientale ou au Moyen-Orient. Ce port lui permet de s’affirmer comme puissance majeure dans la région et à la fois d’appuyer sa diplomatie.
Reste qu’actuellement les détroits sont bloqués pour la flotte russe, et le rôle de point relais entre la Méditerranée et la mer Noire est pour l’instant en veille. Le scénario de voir les responsables anglo-américains « se faire » Tartous dans la foulée de la crise actuelle n’est donc pas à exclure. ♦
(1) Pichon Frédéric, Syrie : pourquoi l’Occident s’est trompé, Monaco, Éditions du Rocher, 2014, p. 46.
(2) Baczko Adam., Dorronsoro Gilles et Quesnay Arthur, Syrie : anatomie d’une guerre civile, CNRS éditions, 2016, p. 134.
(3) Gliniasty (de) Jean, Géopolitique de la Russie, Eyrolles, 2018, p. 107.
(4) Chahir Ismaël, [Les répercussions de la guerre sur la Syrie] [en arabe], Damas, Union des écrivains arabes, 2018, p. 98
(5) Ibidem, p. 101.
(6) Dalle Ignace et Glasman Wladimir, Le cauchemar syrien, Fayard, 2016, p. 132.
(7) Delanoë Igor, Russie : les enjeux du retour au Moyen-Orient, Éditions L’Inventaire, 2016, p. 72.
(8) Ibidem, p. 68.
(9) Baron Xavier, Aux origines du drame syrien, Tallandier Éditions, 2013, p. 215.