La doctrine militaire russe et les leçons à en tirer pour l’Occident
L’invasion de l’Ukraine semble avoir surpris l’Occident, bien que le pays subisse une guerre larvée depuis 2014. Pourtant, les évolutions stratégiques et tactiques de l’armée russe face à la résistance inattendue des forces armées et de la population ukrainienne, notamment dans l’est du pays initialement considéré comme acquis aux « libérateurs », ont provoqué des évolutions majeures dans les plans d’invasion russe. Comme dans tout conflit, les plans des batailles se modifient en fonction des circonstances.
Au fil des évolutions de la rhétorique officielle du Kremlin, cependant, des constantes, identifiées depuis un siècle (en Finlande, Tchétchénie, Géorgie, Syrie, Ukraine…), se révèlent et se confirment.
Après la dislocation de l’URSS, les militaires russes ont débattu de la nécessaire réorganisation de leur armée au regard du désastre afghan et de la forte réduction de la superficie de l’ancien empire soviétique. Leurs moyens conventionnels étaient largement dépassés et seule la puissance nucléaire stratégique semblait préserver la sécurité de la nouvelle Russie-Communauté des États indépendants (CEI) face à des adversaires qu’elle tentait soit d’amadouer, soit de provoquer (dès 1992 en Transnistrie).
De nouvelles doctrines, nécessitant de lourds investissements et des réorganisations profondes, ont alors été élaborées et proposées. Des niveaux de dissuasion et d’escalade ont été établis et codifiés, incluant la combinaison de moyens nucléaires tactiques et conventionnels renforcés (hypersoniques, thermobariques), qui désarçonnent souvent les experts occidentaux alors que, paradoxalement, il s’agit le plus souvent de réponses conçues à partir de stratégies américaines des années 1960 à 1970. Abandonnées depuis longtemps à l’Ouest, elles ont été redécouvertes à Moscou.
Les stratèges militaires russes avaient donc articulé un système basé sur la dissuasion par l’intimidation, un usage structuré de la force et une défense nucléaire stratégique en profondeur, pour éliminer la crainte essentielle d’une invasion. Outre le principe selon lequel toute attaque aérienne contre le territoire de la Rodina (Patrie) est par principe nucléaire et doit faire l’objet d’une riposte stratégique, le dispositif conceptuel a été élargi aux cyberattaques centralisées de haut niveau, depuis le sommet tenu à Paris en 2018.
Cette doctrine divisait la nature perçue des menaces en deux catégories : les risques militaires et les menaces militaires. Les premiers définissent des situations moins graves, mais qui pourraient « conduire à une menace militaire dans certaines conditions ». « Une menace militaire est caractérisée par une possibilité réelle de déclenchement d’un conflit militaire. » Après le déclenchement des opérations militaires, la doctrine russe identifie une typologie de conflits augmentant progressivement en intensité : conflit limité, guerre locale, guerre régionale, guerre à grande échelle et guerre mondiale (nucléaire).
La nouvelle dissuasion stratégique s’articulait sur un concept de sécurité nationale, visant à gérer l’escalade et à contenir les adversaires en temps de paix, en intégrant des moyens militaires et non-militaires. Cette théorie de la gestion de l’escalade et de la désescalade devait faire comprendre à un adversaire potentiel que l’armée russe peut infliger des dégâts plus importants, tout en réduisant les gains attendus. Ces actions signalent aux dirigeants et aux populations de l’adversaire la nécessité de renoncer à l’agression, de commencer la désescalade et/ou de mettre fin au conflit.
Cette doctrine d’escalade calibrée, selon une formule qui perturbe souvent ses adversaires, puisque l’action initiale peut commencer à un niveau de montée en puissance très élevé, soulevant chez l’opposant et surtout dans son opinion publique la question stratégique (guerre nucléaire), alors qu’il ne s’agit que d’un mouvement tactique incluant des armes nucléaires de théâtre.
La gestion de l’escalade par l’armée russe cherche paradoxalement à prévenir l’agression et à empêcher le conflit d’atteindre des seuils plus élevés. Les stratèges militaires russes ont conçu un système de dissuasion non nucléaire, qui comprend des armes conventionnelles stratégiques – dont des missiles de longue portée et à haute vélocité et des armes thermobariques à surpression, carburant-air ou à vide –, mais aussi des armes nucléaires tactiques.
Les concepts russes continuent de s’appuyer sur les armes nucléaires pour dissuader les conflits, mais aussi pour gérer ou engager ceux, régionaux et à grande échelle, avec des adversaires conventionnellement supérieurs. On note ainsi l’existence de dispositifs permettant de passer rapidement de l’emploi d’armes conventionnelles vers des engins nucléaires tactiques dans le cadre d’efforts de dissuasion stratégique. La notion d’emploi précoce de l’arme nucléaire tactique dans une crise qui s’intensifie, afin de désamorcer la situation, découle probablement des premiers concepts et débats russes du milieu des années 2000. Les stratèges russes considèrent qu’il est important de disposer d’une échelle de dissuasion intra-guerre afin de garantir la stabilité de la dissuasion stratégique. L’intranucléaire russe semble donc inclure le nucléaire tactique comme option au non-usage du nucléaire stratégique, ce qui n’est pas (ou plus) l’option occidentale.
L’intention russe d’utiliser des armes nucléaires dans des frappes uniques ou groupées choisies dans le cadre d’une stratégie de gestion de l’escalade n’exclut pas leur utilité dans la conduite de la guerre nucléaire de théâtre ou dans les représailles stratégiques.
C’est en 1999, alors qu’une nouvelle guerre en Tchétchénie semblait imminente, que Moscou a commencé à revoir sa stratégie, en observant avec beaucoup d’inquiétude l’Otan mener une campagne militaire de haute précision en Serbie. Déjà, en 1996, le Premier ministre de Boris Eltsine, Evgueni Primakov, signalait la fin de la bienveillance russe face à l’Otan. Les capacités conventionnelles dont les États-Unis et leurs alliés ont fait preuve alors semblaient bien au-delà des capacités de la Russie. Et comme les problèmes sous-jacents au conflit du Kosovo semblaient presque identiques à ceux du conflit tchétchène, Moscou a commencé à craindre que les États-Unis ne s’immiscent à l’intérieur de ses frontières.
La réponse russe, commencée avant même la fin du conflit au Kosovo, a consisté à élaborer une nouvelle doctrine militaire. Cet effort a été supervisé par Vladimir Poutine, alors Secrétaire du Conseil de sécurité de la Russie.
Cette nouvelle approche théorique a introduit la notion de « désescalade » envisageant la menace d’une frappe nucléaire limitée, qui forcerait un adversaire à accepter un retour au statu quo ante. Pour être efficace, une telle menace doit également être crédible. À cette fin, tous les exercices militaires de grande envergure que la Russie a menés à partir de 2000 comportaient, de manière explicite, des simulations de frappes nucléaires limitées.
La désescalade repose sur une notion révisée de l’échelle de l’utilisation du nucléaire. Pendant la guerre froide, la dissuasion impliquait la menace d’infliger des dommages inacceptables à un ennemi. La stratégie de désescalade de la Russie prévoit au contraire d’infliger des « dommages adaptés », définis comme des « dommages [qui sont] subjectivement inacceptables pour l’adversaire [et] dépassent les avantages que l’agresseur espère tirer de l’utilisation de la force militaire ». L’efficacité de la menace suppose une asymétrie dans les enjeux d’un conflit.
Curieusement, cette nouvelle stratégie russe semble pour beaucoup découler des travaux de Thomas Schelling dans The Strategy of Conflict et Arms and Influence. Tout droit sortis des années 1960, ils envisageaient l’utilisation limitée d’armes nucléaires pour s’opposer à l’agression soviétique « rampante » (comme l’indiquait, un document du Conseil national de sécurité américain de 1963, The Management and Termination of War with the Soviet Union).
Il est important de noter que les armes nucléaires de la Russie ne sont affectées qu’aux conflits dans lesquels elle est opposée à un autre État doté d’armes nucléaires. Alors qu’elle préparait l’édition 2010 de sa doctrine militaire, certains avaient proposé d’étendre la possibilité d’utiliser des armes nucléaires à des conflits plus limités, comme la guerre de 2008 avec la Géorgie, mais cette proposition a été rejetée.
En fin de compte, la doctrine de 2010 a durci les conditions dans lesquelles les armes nucléaires pouvaient être utilisées. Alors que le document de 2000 autorisait leur utilisation « dans des situations critiques pour la sécurité nationale [de la Russie] », l’édition 2010 les limite aux situations dans lesquelles « l’existence même de l’État est menacée » – pour le reste, le volet nucléaire de la doctrine militaire est resté fondamentalement inchangé par rapport à 2000. Dans la version 2000, l’utilisation limitée d’armes nucléaires était considérée comme une mesure palliative à utiliser uniquement jusqu’à ce que la Russie puisse développer une capacité de frappe conventionnelle plus moderne, similaire à celle des États-Unis. Les efforts de la Russie pour développer une telle capacité sont en cours depuis plus d’une décennie. Les progrès ont d’abord été lents, en raison d’un sous-financement chronique et du mauvais état de l’industrie de la défense russe.
Depuis, la Russie dispose d’une nouvelle génération de missiles de croisière à longue portée lancés par air et par mer, ainsi que de missiles balistiques et de croisière modernes à courte portée, et de bombes à gravité à guidage de précision. En outre, la constellation de satellites russes permet désormais un ciblage et des communications de précision dans le monde entier. La Russie a également commencé à développer une capacité de frappe globale, sous la forme d’un nouveau missile balistique intercontinental qui, selon les militaires, est principalement destiné à transporter des ogives conventionnelles.
De nouvelles approches en matière de sécurité ont été détaillées dans la doctrine militaire de 2014 et la Stratégie de sécurité nationale de 2015. D’autres documents stratégiques abordent le concept de politique étrangère (2016), la stratégie navale (2017) et les principes de la stratégie de dissuasion nucléaire (2020). Jusqu’au déclenchement du conflit ukrainien, ces documents formaient la base analytique de ce que pouvait faire l’armée russe en cas de conflit (défense). Mais bien peu était détaillé en termes d’opérations offensives.
En général, le langage et la structure des doctrines militaires de la Russie sont stables d’une version à l’autre. Toutefois, les petits changements sont souvent significatifs – les ajouts et les soustractions au document reflètent des changements programmatiques plus importants, des points d’attention et des indices sur les activités futures. Ainsi, les menaces internes ont été incluses pour la première fois dans la doctrine de 2014 et depuis lors, la Russie a créé le Centre de contrôle de la défense nationale à Moscou, pour mieux surveiller et répondre à de nombreux types de menaces. Elle a aussi consolidé de multiples services de sécurité intérieure dans la garde nationale (Rosgvardia).
Depuis 2013, le chef d’état-major général Valery Gerasimov a mis l’accent sur l’utilisation croissante de mesures non-militaires tout au long du spectre des conflits. La doctrine militaire de 2014 a élargi ce concept, que les chefs militaires russes ont ensuite opérationnalisé en Ukraine, en Syrie… Il faut analyser de près les mots du général Gerasimov dans un discours de mars 2019 où il indiquait que, bien que le rôle décisif dans les conflits soit toujours joué par la force militaire, le rôle des méthodes non-militaires dans la réalisation des objectifs politiques et stratégiques n’a fait qu’augmenter au fil du temps.
Dans le même discours, le chef d’état-major russe soulignait que l’intégration des menaces militaires et non-militaires nécessitera logiquement une défense intégrée. Il notait, comme il l’avait fait par le passé, que pendant un conflit militaire, les ennemis de la Russie mèneraient des actions indirectes pour déstabiliser le pays sur le plan interne, tout en conduisant simultanément des opérations militaires et en infligeant des frappes de précision sur des cibles d’importance critique.
Les stratèges militaires russes ont publié la dernière édition de leur doctrine avant le déploiement de l’armée en Syrie – la première opération de combat majeure hors-zone ex-soviétique menée par Moscou depuis l’Afghanistan dans les années 1980. Le général Gerasimov a récemment utilisé l’expression « stratégie d’action limitée » pour décrire les opérations en Syrie. Ce concept pourrait être appliqué à de multiples types d’opérations, mais Gerasimov a spécifiquement utilisé cette expression pour décrire une campagne expéditionnaire hors zone.
La définition de la stratégie d’action limitée est ainsi libellée : « Manière de mener la guerre et les opérations avec des objectifs limités, avec la propagation délibérée d’actions militaires sur des territoires strictement définis, en utilisant seulement une partie du potentiel militaire et seulement certains groupes de forces armées, en frappant sélectivement un certain nombre d’objets, de cibles et de groupes de troupes (forces) sélectionnés de l’ennemi. Elle est utilisée dans des conditions où il n’est pas nécessaire de se servir de toute la puissance militaire de l’État pour atteindre les objectifs fixés, ou si l’une ou l’autre des parties cherche à éviter les dangereuses actions de grande envergure de l’ennemi. Dans le même temps, les actions militaires sont de nature limitée : elles sont menées à plus petite échelle, principalement en lançant des frappes de feu et en menant des opérations conjointes aériennes, antiaériennes, de première ligne, de l’armée et de la division. La stratégie consistant à faire la guerre avec un usage limité des armes nucléaires acquiert un caractère particulier. Dans ce cas, les hostilités sont menées avec la plus grande détermination par toutes les branches des forces armées sous la forme d’opérations stratégiques. Les armes nucléaires sont utilisées dans la mesure nécessaire pour atteindre les objectifs, mais ne menacent pas les effets inverses. »
La « stratégie d’action limitée », dont on peut penser que l’Ukraine est la première victime opérationnelle, préfigure la nouvelle doctrine militaire russe, définit une orientation générale de planification militaire et semble constituer la base conceptuelle de la planification d’opérations expéditionnaires.
La doctrine de 2014 avait aussi brièvement mentionné pour la première fois les sociétés militaires privées (SMP), en les énumérant comme une caractéristique des conflits modernes. Depuis lors, ces SMP ont participé aux côtés des forces régulières à des espaces de combat complexes en Syrie, en Ukraine et en Libye. Dans son discours de 2013, et dans un article ultérieur publié dans le journal russophone Military-Industrial Courier, Valery Gerasimov avait décrit la conception russe de la nature de la guerre à l’ère moderne, la définissant par l’utilisation d’outils non-militaires et de conflits dirigés par la politique. En 2019, devant l’Académie russe des sciences militaires, Valery Gerasimov, a décrit la stratégie militaire de la Russie comme une stratégie de « défense active ». La défense active conceptualise ce que l’armée russe devrait faire pour dissuader une guerre avant qu’elle ne commence et les principes généraux de la manière dont elle mènerait une guerre contre un adversaire militairement supérieur.
Cette stratégie se caractérise par des plans visant à prendre des mesures anticipées pendant une période de menace ou une crise. Il ne s’agit pas nécessairement d’une frappe préemptive, mais peut inclure l’utilisation directe de la force en masse contre un adversaire. Valery Gerasimov (et d’autres) a décrit la « défense active » comme une stratégie qui implique la « neutralisation préemptive des menaces pour la sécurité de l’État ». Il a caractérisé ses principes comme étant « l’effet de surprise, le caractère décisif et la continuité de l’action stratégique ». Il a notamment expliqué : « En agissant rapidement, nous devons devancer l’adversaire avec nos mesures préventives [preventivnymi], nous engager dans le discernement opportun de ses points faibles et créer des menaces d’infliger des dommages inacceptables. Cela permet de capturer et de conserver l’initiative stratégique. »
De telles mesures doivent être prises lorsqu’une crise politique s’intensifie, que les forces de l’adversaire se déploient et que la situation militaro-politique générale est perçue comme tendant vers un conflit. L’idée est de manipuler le calcul des coûts attendus par l’adversaire par rapport aux gains recherchés, sans nécessairement refuser l’attaque. C’est la première signification et implication du terme actif, l’accent étant mis sur une période de danger ou une période de menace militaire, pendant laquelle les forces armées russes prendront lesdites actions préventives. Les actions russes en Ukraine, avant le déclenchement de la guerre, ont fortement reflété ce point de vue, car elles se sont caractérisées par un recours massif à des acteurs armés non-étatiques, à des opérations d’information et de désinformation, et à d’autres stratégies non-cinétiques.
La description du général Gerasimov a été le point culminant de divers débats au sein de l’armée russe sur ce qu’elle perçoit comme la nature changeante de la guerre, ce qu’elle appelle la guerre de nouvelle génération. Elle décrit une approche holistique de la guerre moderne, qui englobe un éventail d’outils politiques, militaires, informationnels et économiques dans différentes situations et en différents lieux. Elle suppose que le conflit sera souvent précédé de concours psychologiques et informationnels visant à affaiblir le moral de l’adversaire et sa capacité à maintenir le conflit. La guerre non conventionnelle ne diminue pas l’importance de la puissance militaire ; elle reconnaît plutôt l’importance accrue des outils non-cinétiques et asymétriques.
La conception du général Gerasimov découlait de la conviction que les pays occidentaux utilisaient déjà des stratégies politiques contre leurs adversaires, notamment en soutenant les mouvements démocratiques pour ébranler ou renverser des régimes. Les dirigeants militaires et de sécurité russes considéraient les révolutions dites de couleur, les protestations démocratiques en Ukraine et le renversement de Mouammar Kadhafi en Libye comme des exemples de cette stratégie occidentale.
La stratégie militaire russe considère que l’utilisation de la force cinétique n’est qu’un élément à l’appui d’objectifs politiques ou diplomatiques plus larges. Plutôt que de chercher à dominer un espace de combat, la Russie privilégie la flexibilité et la capacité à s’adapter aux conditions changeantes d’un conflit. Cela peut se traduire par l’injection de forces conventionnelles, un recours à des acteurs irréguliers et non étatiques, ou les deux, selon les circonstances et les situations. Lors de l’invasion de l’est de l’Ukraine par la Russie, par exemple, celle-ci s’est appuyée sur des acteurs irréguliers et non-étatiques, soutenus par l’injection limitée de troupes russes, pour vaincre les forces ukrainiennes en 2014.
La préférence de la Russie pour le recours mesuré à la force n’implique toutefois pas un compromis entre l’utilisation décisive de la puissance militaire et la gestion de l’escalade. La stratégie russe donne la priorité à la menace de nouvelles sanctions. Elle introduit une puissance de feu conventionnelle haut de gamme lorsqu’une stratégie à faible coût semble insuffisante, et elle peut intensifier ou désescalader la force en fonction de la situation. La puissance militaire est donc calibrée pour modifier la situation sur le terrain et pour démontrer le potentiel d’une nouvelle escalade ; elle est appliquée en tant que composante de la stratégie globale de négociation coercitive de la Russie. Un exemple nous en est fourni par la forte dépendance de la Russie à la puissance aérienne et aux bombardements, lorsqu’il s’agissait de soutenir les offensives terrestres du gouvernement syrien.
Sur le plan opérationnel, la Russie a mis l’accent sur les stratégies offensives de tir de masse. L’utilisation concentrée de l’artillerie et des roquettes, ainsi que de grandes unités de chars, reste au cœur de la doctrine militaire. Les unités, y compris les unités de chars et d’engins motorisés, disposent d’un grand nombre de pièces d’artillerie et de lanceurs de roquettes, qui libèrent une grande puissance de feu.
L’armée russe accorde la priorité au développement de capacités de reconnaissance et de frappes plus ou moins ciblées afin d’accroître la précision de son artillerie et d’améliorer la capacité de l’armée à imposer des coûts et à cibler le commandement et le contrôle d’un adversaire.
En conséquence, les capacités d’information, de ciblage et de coordination occupent une place de plus en plus centrale dans la doctrine militaire russe. La Russie combine cette stratégie opérationnelle avec un accent croissant sur la coordination et l’intégration. L’armée russe considère cette intégration comme cruciale pour la création d’armées combinées dans ses différents districts militaires. En raison de la géographie, les forces russes sont très dispersées, d’où l’importance d’une approche interarmes, même si, in fine, la part laissée à l’infanterie semble très sous-estimée, en raison notamment des très mauvais traitements des conscrits et d’un large déficit de sous-officiers formés et professionnalisés.
La doctrine russe se concentre également sur la période initiale de la guerre. En cas de guerre à grande échelle, la Russie craint une attaque surprise, une crainte renforcée par son expérience de la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement russe perçoit ses propres limites démographiques, économiques et technologiques dans tout conflit à long terme, comme celui qui pourrait être déclenché par les États-Unis et l’Otan, qui utilisent des capacités de frappe de précision à longue portée à partir de plateformes aériennes et maritimes. Ces capacités constituent une menace sérieuse pour les capacités de commandement et de contrôle et les infrastructures critiques de la Russie.
En réponse aux capacités occidentales et reconnaissant que la guerre moderne se définit par la vitesse et la sophistication technologique, l’armée russe est fortement influencée par une doctrine qui guide ses concepts de dissuasion et de défense. L’objectif n’est pas d’interdire l’accès à une zone à un adversaire. La doctrine russe est plutôt axée sur les défenses intégrées (notamment les forces de défense aérospatiale), qui traitent l’ennemi comme un système. Elle cherche à perturber, à dévier et finalement à punir un attaquant dans les premières phases d’un conflit. Ces défenses sont conçues pour fonctionner en coordination avec les autres capacités de la Russie, afin de cibler et de dégrader l’infrastructure critique de l’adversaire et sa capacité à soutenir le combat.
La doctrine militaire russe met l’accent sur un concept de dissuasion plus large que la simple dissuasion nucléaire. Appelé « dissuasion stratégique », ce concept inclut les armes nucléaires, les armes conventionnelles stratégiques et les mesures non-militaires, en temps de paix, comme en cas de conflit. La Russie utiliserait toutes ces capacités pour dissuader un adversaire et gérer l’escalade en cas de conflit. En outre, la doctrine russe identifie les unités et les capacités comme stratégiques en fonction de la mission qu’elles sont censées accomplir.
En juin 2020, pour la première fois, la Russie a révélé sa nouvelle politique de dissuasion nucléaire, intitulée « Principes fondamentaux de la politique d’État de la Fédération de Russie dans le domaine de la dissuasion nucléaire ». Dans ce document, la Russie a précisé la nature des menaces et les conditions d’utilisation des armes nucléaires, ainsi que sa stratégie globale de dissuasion nucléaire. La Russie a clairement indiqué qu’elle considérerait le lancement de tout missile balistique en direction de la Russie comme nucléaire, en raison de l’impossibilité de savoir si l’ogive était conventionnelle ou pas.
Dans les années 1990, la faiblesse de l’armée conventionnelle russe a contraint la doctrine militaire à s’appuyer fortement sur les armes nucléaires, y compris les armes nucléaires stratégiques et tactiques. Dans les années 2000, à mesure que ses capacités conventionnelles augmentaient, la doctrine militaire russe a reconnu l’importance des armes conventionnelles stratégiques.
La Russie sait qu’elle ne peut pas battre l’Otan dans une guerre conventionnelle. Elle est surpassée en nombre d’armes et sa technologie, dans de nombreux cas, n’est pas à la hauteur. Elle mène plutôt une approche hybride, tous domaines confondus, d’un conflit européen armé. Elle combinerait sa dissuasion nucléaire avec des cyberattaques, une campagne intense et à court terme de tactiques de perturbation et d’achat de temps, et une volonté de frapper les infrastructures civiles critiques de l’ennemi. L’idée est de convaincre rapidement l’adversaire que cela ne vaut pas la peine de continuer à se battre. Mais avant même que les tirs ne commencent, la méthode russe consiste à saper la cohésion de ses ennemis en les divisant politiquement et intérieurement, de sorte qu’il leur soit plus difficile de répondre de manière unie à une provocation russe et de se serrer les coudes lorsque la Russie commence à leur infliger de lourdes pertes économiques.
En termes conventionnels, la Russie voit le champ de bataille comme fragmenté – ou non-continu – sans lignes de bataille fixes, où les moyens radio-électroniques s’intègrent aux frappes traditionnelles pour exécuter une « défaite complexe » de l’effort militaire de l’adversaire. Les forces terrestres russes manœuvreraient rapidement pour saper la force de l’adversaire, dégrader les forces ennemies et préserver les leurs. La Russie échangerait des territoires « afin d’affaiblir l’adversaire jusqu’à ce qu’une défense positionnelle plus ferme et une contre-offensive puissent être mises en place ». La Russie « envisage une conduite de la guerre définie par le feu, la frappe et la manœuvre, où les formations tactiques s’engagent à distance et où les contours de la reconnaissance et de la frappe permettent de mener la guerre à distance », indiquent les auteurs. La « thèse opérationnelle » est que l’ennemi peut être ralenti et dégradé « en parant ses opérations terrestres offensives et en déviant une attaque aérospatiale initiale massive ».
Les penseurs russes considèrent que la guerre de l’information est capable de désorganiser le commandement et le contrôle de l’adversaire, de le tromper, de semer l’instabilité à l’intérieur de ses frontières et de démoraliser la population ou l’armée adverse au point de lui faire perdre la volonté de résister. Depuis les années 1990, la Russie qualifie cette approche de « sixième génération de conflit » ou de « guerre de type nouveau ». Elle a utilisé ces approches dans son blocus des exportations de pétrole vers l’Europe occidentale, dans ses campagnes en Géorgie et en Ukraine, et dans son ingérence dans les élections des pays membres de l’Otan et des États-Unis. Contrairement aux conflits du XXe siècle, les forces et méthodes non-militaires ne sont pas déployées dans la période initiale de la guerre, mais en temps de paix, ce qui entraîne des offensives et des opérations stratégiques qui commencent avec des forces déjà prépositionnées.
Pendant cette période, les véritables forces militaires sont mises en position pour soit menacer une action, soit être prêtes à se déplacer dans des zones contestées sans opposition ou trop rapidement pour qu’un ennemi puisse les bloquer. Les opérations sont caractérisées comme étant hautement manœuvrables, sans contact, avec un emploi massif d’armes de haute précision, une utilisation à grande échelle de forces d’opérations spéciales, de systèmes robotiques, d’armes basées sur de nouveaux principes physiques et la participation d’une forte composante civilo-militaire. L’objectif est de frapper les formations ennemies sur un large front, simultanément, en empruntant une partie de la stratégie américaine connue sous le nom de « guerre parallèle ».
Depuis 2008, l’armée russe a entrepris d’ambitieuses réformes visant, entre autres, à remplacer ou à moderniser 70 % de ses équipements militaires, à augmenter le nombre d’engagés et à réorganiser la base industrielle de la défense, à prendre en compte les leçons des opérations menées en Géorgie (2008), Ukraine (2014) et Syrie (2015). Le ministre de la Défense Sergey Shoygu avait déclaré qu’il pensait que ces réformes permettraient à l’armée russe « d’atteindre un nouveau niveau qualitatif » fin 2020. Pour l’essentiel, ces réformes semblaient avoir été couronnées de succès. La situation en Ukraine a révélé la réalité du « village Potemkine » de l’armée russe, minée par la corruption, les défaillances de management humain et de l’entretien des matériels.
La guerre en Ukraine apparaît, après celles du Vietnam ou d’Afghanistan, comme un modèle en temps réel des bouleversements à venir. Pour l’armée russe, qui en paie le prix militaire, et pour l’Ukraine, qui subit durement des pertes civiles considérables, mais aussi pour l’Occident, qui semble enfin comprendre que les modèles de l’après-guerre froide sont devenus en grande partie obsolètes, en Europe aussi. Loin de n’être qu’un conflit de haute intensité, il s’agit surtout d’une nouvelle phase d’une paix brûlante, suivie d’une autre guerre froide qui s’amorce, avec une réorganisation multipolaire du monde.
Les Empires, partout, se réveillent. ♦