Guerre en Ukraine : Vers un isolement de la Russie ?
Depuis le début de la guerre en Ukraine, un certain nombre d’indicateurs révèlent un isolement de la Russie : l’importance des majorités recueillies tant au niveau du Conseil de sécurité que de l’Assemblée générale des Nations unies, l’absence de représentation étrangère lors du défilé du 9 mai à Moscou, l’ampleur de la réprobation internationale à la suite du constat des crimes de guerre commis par l’armée russe. Cependant un examen plus attentif permet de nuancer ce jugement, et de s’inquiéter de l’ambiguïté, voire de la complaisance de nombreux pays, sur tous les continents.
Des soutiens parfois inattendus
Un examen plus attentif des votes aux Nations unies fait apparaître des positions qui peuvent surprendre. Lors du vote en Conseil de sécurité du 25 février 2022, seulement 3 pays s’abstiennent, la Russie seule déposant son veto. En Assemblée générale le 2 mars, le score est massif en faveur de l’adoption de la résolution condamnant la Russie, 141 pays ont voté pour, 5 seulement ont voté contre et 35 se sont abstenus. S’agissant de la résolution du 7 avril suspendant l’adhésion de la Russie au Conseil des droits de l’homme, le score est un peu différent avec 93 voix pour, 24 contre et 58 abstentions. On peut s’étonner tout d’abord que parmi les pays qui se sont abstenus lors du vote du Conseil de sécurité, outre la Chine, on relève une démocratie comme l’Inde, et les Émirats arabes unis. Pour ce dernier, proche des États-Unis et de l’Europe, ce vote reflète le point de vue de l’ensemble des pays arabes. Parmi ceux qui ont voté contre ou se sont abstenus en Assemblée générale le 7 avril, on notera que les votes se répartissent sur tous les continents et comptent des poids lourds comme la Chine, l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie, l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Arabie saoudite.
De fait, l’embarras et l’inquiétude dominent dans ces pays qui ne se sentent pas directement concernés par cette guerre, même s’ils seront, et sont déjà, affectés par ses conséquences, notamment dans les domaines économiques et financiers, en raison de l’accélération de la hausse des prix du pétrole et des denrées agricoles. La guerre en Ukraine est considérée par beaucoup d’entre eux comme une guerre entre pays slaves à l’histoire compliquée, ou comme une sorte de guerre de sécession qui tend à devenir une guerre entre Européens, voire une guerre entre les États-Unis et la Russie par procuration. L’ampleur de la rallonge de l’aide fournie par les États-Unis, qui pourrait atteindre 33 milliards de dollars et les déclarations de hauts responsables américains, notamment le secrétaire à la Défense Lloyd Austin qui voudrait « voir la Russie affaiblie au point qu’elle ne puisse plus faire le genre de choses qu’elle a fait en Ukraine », ne peuvent que les conforter dans leur analyse. Antony Blinken, secrétaire d’État, estime qu’il convient de s’assurer que la Russie subira un « échec stratégique », tandis que l’afflux de personnalités américaines à Kiev ou des déclarations imprudentes à Washington sous-entendent que l’objectif serait le départ de Vladimir Poutine.
Cette attitude peut s’expliquer par de nombreuses raisons. D’abord, il est clair que la Russie peut compter sur le soutien des pays avec lesquels elle entretient des relations spéciales, dont certaines remontent à la période soviétique. Il en est ainsi naturellement de la Chine, du Vietnam, de Cuba ou de la Syrie. Le développement de la coopération militaire avec de nombreux pays d’Afrique et d’Asie a provoqué une relation de dépendance dans un domaine sensible qui éclaire par exemple l’attitude de l’Inde qui entretenait déjà des relations étroites avec l’URSS ; l’essentiel de son armement est encore d’origine russe, malgré un effort récent de diversification en direction des États-Unis et de la France. Ce même constat concerne de nombreux pays africains, comme la République démocratique du Congo (RDC), le Zimbabwe ou Madagascar, où la coopération militaire avec la Russie s’est fortement accentuée depuis quelques années.
Mais la Realpolitik joue également son rôle. Depuis le début des années 2000, les déceptions provoquées au Moyen-Orient par la politique des États-Unis, leur perte de crédibilité et leur désengagement ont conduit nombre de pays de la région à nouer des relations économiques, mais également politiques et militaires avec la Russie. Le cas de l’Arabie saoudite est à cet égard exemplaire : pour la première fois, un souverain saoudien s’est rendu à Moscou en 2016 et les rencontres de Vladimir Poutine et Mohamed Ben Salmane à Sotchi ou ailleurs ont été d’autant plus remarquées qu’elles avaient un caractère ostensiblement chaleureux à un moment où ce dernier était ostracisé en raison de l’affaire Khashoggi. Il en est de même de l’Égypte, où Poutine s’est rendu à plusieurs reprises et y a été reçu en grande pompe, la presse aux ordres le qualifiant de « héros de notre temps » : de nombreux accords et contrats ont été conclus, y compris dans le domaine de l’armement (hélicoptères et avions de combat Sukhoi) ou le nucléaire civil. En fait, la Russie recueille le fruit d’une politique très active au Moyen-Orient ponctuée de nombreux voyages de Poutine et de son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov.
Ainsi, après « la décennie noire », la Russie a non seulement repris des relations fortes avec les anciens obligés de l’URSS, mais aussi des pays avec lesquels les relations étaient plutôt méfiantes, comme l’Iran, l’Arabie saoudite, les émirats du Golfe ou Israël. Le cas de ce dernier est un peu à part. À la suite de l’implosion de l’URSS, Israël compte une population originaire d’Ukraine et de Russie de près de 1,4 million de personnes. La relation avec la Russie est devenue un problème à la fois de politique intérieure et de sécurité, qui a conduit Benjamin Netanyahou et maintenant Naftali Bennett à être très prudents. Il est clair qu’Israël a besoin de la neutralité des forces russes basées en Syrie lorsqu’elle attaque, systématiquement depuis deux ans, des cibles iraniennes (bases, milices, brigades Al-Qods) sur ce territoire. Le dérapage verbal de Sergueï Lavrov sur « Hitler qui avait aussi du sang juif » suivi des propos apaisants de Poutine ne semble pas avoir modifié la position de neutralité prudente d’Israël, même s’il a fait quelques gestes en direction de l’Ukraine.
Tant en raison de ses liens avec les pays arabes qu’avec Israël, la Russie est ainsi devenue un interlocuteur incontournable dans cette région du monde.
Cette même Realpolitik explique que de nombreux pays, aussi bien en Afrique (Sénégal, Cameroun), qu’au Moyen-Orient (Jordanie), en Asie (Malaisie, Indonésie) ou en Amérique latine (Mexique, Bolivie) ne veulent pas se fâcher avec la Russie. L’exemple de la Turquie, pourtant membre de l’Otan, est symptomatique à cet égard, ce qui l’a conduit à vouloir jouer un rôle de médiateur, sans beaucoup de succès pour l’instant.
Des positions ambiguës voire complaisantes
Cette situation a donc conduit de nombreux pays à prendre une position ambiguë de neutralité envers la Russie, entre bienveillance et complaisance. Il en résulte que la plupart d’entre eux refusent de mettre en œuvre les sanctions édictées par l’Europe et les États-Unis. Israël, les Émirats arabes unis (EAU) et la Turquie sont devenus des refuges ostensibles pour les oligarques russes, leurs yachts comme leur fortune. De nombreux pays ne cachent pas qu’ils continueront à s’approvisionner en hydrocarbures en Russie, comme la plupart des asiatiques. En outre, nombreux sont ceux qui mettent en cause ces sanctions en dénonçant leur caractère juridiquement non fondé ; ils n’hésitent pas à souligner qu’elles aggravent les effets de la guerre en Ukraine, notamment dans le domaine des prix du pétrole. Il en résulte de nombreuses réactions critiques vis-à-vis des pays occidentaux, notamment contre les États-Unis, jusqu’à dénoncer la posture agressive de l’Otan ou à renvoyer dos à dos la Russie et l’Ukraine. Le ton des officiels chinois n’étonnera pas. Ainsi un vice-ministre des Affaires étrangères, Le Yucheng, lors d’un colloque le 6 mai dernier, déclarait : « À l’évidence, [les États-Unis] ne sont pas intéressés par des pourparlers de paix ou la fin de la guerre et la vie des Ukrainiens, mais ce qui les importe est d’utiliser les Ukrainiens comme des biens consommables et de la chair à canon de façon à abattre la Russie pour satisfaire leurs ambitions de grande puissance et réaliser leurs propres objectifs géostratégiques. » Cette thématique est amplement reprise par les médias chinois.
Peut-être plus surprenante est l’attitude des médias saoudiens, tenus par la famille régnante. Le grand quotidien Okaz invitait, dès le 17 mars, les pays arabes « pour préserver leur sécurité, leur stabilité et leur bien-être d’éviter de tomber dans les crocs du piège de la stratégie américaine ». Le quotidien Al Riyad du 23 mars s’offusque de l’interdiction des médias russes en Europe qui a « mis à jour la mascarade de la liberté d’expression ». Visant les pays occidentaux, il dénonce les « hypocrisies promues par les allégations et postions juridiques et politiques » de même que les « déclarations racistes de certains responsables ». Dans les médias arabes, contrôlés le plus souvent par des États, l’expansion « inconsidérée » de l’Otan vers l’est est souvent avancée pour expliquer l’attaque russe. De même, les crimes de guerre des Russes en Ukraine sont relativisés en rappelant ceux commis par l’armée israélienne à Gaza, européenne en Libye ou américaine en Irak. Le « deux poids deux mesures », reproche constant dans la région à l’égard des États-Unis et de l’Europe, est ainsi rappelé avec insistance.
L’Afrique n’est pas en reste dans la critique de l’Occident, même dans des pays qui ne sont pas proches de la Russie, en évoquant « les hypocrisies des médias, des gouvernements et des sociétés occidentales » dans le traitement dont ont bénéficié les réfugiés ukrainiens, par rapport à celui des migrants africains. On retrouve des échos et des critiques comparables en Amérique latine, notamment parmi les gouvernements et dirigeants de partis de gauche. Les récentes déclarations de Lula, candidat favori aux élections présidentielles au Brésil, est symptomatique de cet état d’esprit. Dans une longue interview publiée le 4 mai par Time Magazine, interrogé sur la guerre en Ukraine, celui-ci a déclaré que « Poutine n’aurait pas dû envahir l’Ukraine. Mais il n’y pas que Poutine qui est coupable. Les États-Unis et l’Union européenne sont également coupables ».
Ainsi, la complaisance à l’égard de la Russie s’accompagne souvent de vives critiques envers les pays occidentaux.
Certes, ces ambiguïtés et ces complaisances de ces pays, venant notamment des BRICS, relèvent souvent de la rhétorique et le soutien affiché a plus rarement un contenu concret. Ils restent d’une grande prudence lorsqu’ils mettent en place, avec la Russie ou la Chine, des mécanismes de contournement des sanctions. Ces mécanismes n’auront que des effets marginaux et ne résoudront pas les sérieux problèmes d’approvisionnement que la Russie va connaître. Cependant, sur le plan politique elles sont significatives voire marquantes.
Aux États-Unis, cet état d’esprit inquiète, comme en témoignent les commentaires de plusieurs journaux et think tanks influents. Une tribune du 12 mai de Jon Alterman du Center for Strategic and International Studies (CSIS) n’est pas passée inaperçue. « La crise de l’Ukraine est un clair avertissement que l’investissement américain dans l’ordre international n’a pas laissé beaucoup de traces… » et que le désintérêt marqué globalement dans le monde de la guerre en Ukraine est « le signe d’un scepticisme profond à l’égard du leadership américain » et d’ajouter : « l’indifférence du monde à l’action russe en Ukraine représente une victoire de la diplomatie chinoise ». Ainsi il n’est pas sûr que dans une éventuelle confrontation entre les États-Unis et la Chine, Washington trouve beaucoup de soutien dans les pays du Sud.
Vers un nouveau clivage ?
Se trouve-t-on en face d’un nouveau clivage opposant les pays occidentaux à un groupe de pays non alignés, complaisants à l’égard de la Russie et de la Chine, comme ce fut le cas dans le passé ? Ce risque existe, tant la montée de l’anti-occidentalisme, menée par les BRICS élargis, est évidente aussi bien en Asie qu’en Afrique ou dans le monde arabo-musulman. Mais la situation n’est naturellement pas immuable.
Consciente de ce risque la diplomatie américaine s’active, comme en témoignent les déplacements nombreux de ses principaux responsables et du patron de la CIA, William Burns, qui a été dépêché notamment au Moyen-Orient. D’amicales pressions sont ainsi exercées, en particulier sur les EAU et l’Arabie saoudite, pour qu’ils augmentent leur production de pétrole pour réduire la tension sur les prix et qu’ils respectent les sanctions. Le Japon relaie ces efforts de persuasion en Asie, notamment auprès de la Corée du Sud, l’Indonésie et le Vietnam.
La diplomatie russe agit de son côté dans le sens opposé. Sergueï Lavrov est ainsi allé en Algérie pour dissuader les autorités de fournir aux Européens plus de gaz en compensation de la réduction de celui qui vient de Russie. De même, un séjour en Inde lui a permis d’assurer son approvisionnement en pétrole russe en grande quantité, mais à prix bradé, qui sera réglée en une autre monnaie que le dollar ou l’euro.
Un test intéressant à suivre est la position de l’Indonésie qui préside actuellement le G20, dont la tenue est prévue en novembre 2022. Le président Joko Widodo a d’ores et déjà invité Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky. Cette invitation met les États-Unis et les pays européens membres de cette enceinte dans l’embarras. Un consensus pour retirer ces invitations n’est pas envisageable. Ne pas y aller laisserait le champ libre à la Russie et à la Chine. Y aller pourrait apparaître comme redonnant à Poutine la légitimité que Washington lui refuse.
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L’évolution de la guerre peut faire évoluer la situation. Une victoire militaire ukrainienne et une défaite russe caractérisée suivie d’un retrait des troupes, du moins du territoire ukrainien récemment conquis, pourraient faire évoluer certains pays opportunistes vers l’ouest et renforcer le leadership américain. À l’inverse, un réengagement russe massif et des progrès militaires sur le champ de bataille joueraient dans l’autre sens. La situation reste encore très fluide et l’avenir demeure hypothétique. Cependant, il est évident que la guerre en Ukraine a bouleversé la carte géopolitique mondiale qui est en pleine recomposition avec un rôle croissant des pays d’Asie. Il faudra certainement du temps avant de retrouver un ordre qui sera toujours fragile. ♦
18 mai 2022