La guerre en Ukraine 100 jours après
Depuis le 24 février vers 4 heures du matin, le continent européen connaît une guerre sans équivalent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Certes, il y eut le conflit en ex-Yougoslavie avec son lot de destructions et ses environ 100 000 morts, mais cette fois-ci, il s’agit bien d’une guerre d’un État – en l’occurrence la Russie de Vladimir Poutine – contre un autre État souverain, l’Ukraine, dont le Kremlin avait comme objectif de le démembrer et de le vassaliser. Nous sommes ainsi revenus brutalement au temps des Empires où le souverain décidait la guerre pour étendre son territoire ou éliminer un adversaire gênant.
Au bout de 100 jours, l’échec de Moscou est quadruple – même s’il est trop tôt pour affirmer la défaite soit du Kremlin, soit de l’Ukraine. L’heure est à la bataille, à la confrontation des armes et non à un début de négociations. Celles-ci étaient initialement vues par Moscou comme une capitulation de Kiev, quasi à l’image d’Alfred Jodl le 8 mai 1945 à Reims.
Or, rien ne s’est passé comme prévu. L’« opération militaire spéciale » est devenue un fiasco, n’en déplaise aux thuriféraires de Poutine. Certes, la Russie a progressé et obtenu des succès tactiques mais bien loin de ceux qui étaient escomptés dans les premiers jours, puisqu’il s’agissait de « dénazifier », « démilitariser », « libérer les populations russophones victimes d’un génocide » et de « neutraliser » l’Ukraine.
L’échec est d’abord militaire, avec une surestimation par Moscou de ses propres forces et une sous-estimation de l’adversaire et des réactions d’un Occident perçu comme en déliquescence et incapable de réagir. Poutine a cru bénéficier d’une fenêtre d’opportunité avec une Allemagne ayant un nouveau chancelier d’une coalition hétéroclite, avec une France en campagne électorale et des États-Unis humiliés par l’abandon chaotique de Kaboul à l’été dernier.
La première offensive se voulait rapide et déconcentrée sur plusieurs fronts devant aboutir à l’écroulement de la défense ukrainienne. Passé l’état de sidération des premiers jours, le commandement et les forces ukrainiennes ont tenu le coup, tandis que le président Volodymyr Zelensky a su catalyser son peuple et créer une unité nationale qui n’existait pas vraiment.
Les choix militaires russes ont été peu pertinents et ont abouti à des échecs, dont celui de la bataille de Kiev et des reculs au final humiliants pour la deuxième armée du monde. Certes, depuis le mois de mai, l’effort s’est concentré autour du Donbass avec le retour à des tactiques privilégiant la masse et le déluge de feu transformant chaque hameau, chaque village, chaque ville en un vaste champ de ruines, rendant impossible toute reprise économique à court et moyen termes. En détruisant systématiquement tous les établissements publics dont les centres de santé et les écoles ; et en ayant des troupes notoirement mal commandées et au comportement intolérable avec l’accumulation de crimes de guerre, d’exactions contre les populations civiles et de pillage.
La modernisation de l’outil militaire russe conduit par Vladimir Poutine a d’ores et déjà montré ses limites et interroge sur les capacités réelles du commandement, sacrifiant ses soldats comme lors de la « grande guerre patriotique ». Sans parler de la gesticulation nucléaire et ce, quasi dès le début de la guerre.
L’échec est bien sûr politique. Même si en ce début juin, la Russie contrôlerait environ 20 % du territoire ukrainien, la démocratie ukrainienne – même imparfaite et contrainte à des améliorations – l’a emporté sur le totalitarisme russe. Moscou a révélé son vrai visage politique, étouffant toute opposition et utilisant un vocabulaire suranné, allant même à envisager que Berlin, en augmentant son budget de défense, se remilitarise comme au temps du IIIe Reich. L’intransigeance de Poutine à l’égard de ses homologues étrangers traduit un isolement et une incompréhension de la réalité de la situation qu’il a lui-même créés. Aucun des buts de guerre n’a été réellement atteint et la conquête de l’Oblast de Louhansk, désormais à portée de main, sera une victoire à la Pyrrhus. Poutine voulait effacer l’Ukraine comme nation. Il voulait écarter et éloigner les influences de l’Union européenne et de l’Otan. Tout le contraire s’est produit avec la Suède et la Finlande demandant leur intégration à l’Alliance atlantique – malgré les rodomontades d’Erdogan –, tandis que le Danemark rejoint la politique de défense européenne.
Certes, Moscou dispose encore de nombreux appuis internationaux en jouant notamment du chantage sur l’arme alimentaire. Bloquant les exportations des céréales ukrainiennes, Poutine en fait porter la responsabilité sur les Occidentaux et se ménage ainsi des soutiens parmi certains États clients, en Afrique notamment. Là encore, Moscou raisonne en termes impériaux en fustigeant les anciennes puissances coloniales qui seraient responsables de tous les maux affectant ces pays – dont les vrais problèmes restent liés à des gouvernances médiocres –, et en consolidant un réseau d’États vassaux votant à l’ONU en faveur des choix russes.
L’échec est également médiatique. Alors que l’on pensait que Moscou était passé maître dans l’art de la manipulation des opinions publiques et capable de lancer des campagnes de désinformation efficaces, le fiasco est patent. Le Président Zelensky et le maire de Kiev, Vitali Klitschko, ont su gagner la bataille de la communication et des images. Le chef de l’État ukrainien a multiplié les interventions et les contacts, il a su rendre sympathique son pays qui, jusqu’au 24 février, intéressait peu et ne faisait pas forcément l’unanimité en raison d’une forte corruption de ses dirigeants. À l’inverse, Poutine apparaît comme figé dans une posture de Tsar sans aucune empathie avec une cour de fidèles subordonnés rapportant les propos du maître avec un zèle tout soviétique.
Enfin, l’échec est moral avec la souffrance brutale infligée à la population ukrainienne. Quatorze millions d’Ukrainiens ont été déplacés, entre ceux qui ont fui à l’étranger, composés à 90 % de femmes et d’enfants, et ceux qui ont dû quitter l’est du pays pour trouver un abri à l’ouest. Les destructions systématiques n’ont aucun but militaire, si ce n’est celui de punir la population, tandis que le comportement de la soldatesque russe mal commandée, mal instruite et formatée par une violence systémique, aggrave la perception de l’« opération militaire spéciale ». Les crimes de guerre se sont multipliés et ont accru paradoxalement le sentiment national ukrainien contre l’ennemi russe, y compris parmi les populations russophones. De fait, il n’y a aucune perspective de réconciliation possible entre les deux peuples, même après une solution diplomatique négociée. Cela signifie qu’un nouveau rideau de fer sépare désormais l’Europe de l’est de la Russie et de son satellite la Biélorussie.
Cent jours après, la face de l’Europe a brutalement changé. La guerre n’est, certes, pas mondiale mais la mondialisation de celle-ci est désormais une réalité avec des conséquences qui ne cessent de s’aggraver jour après jour. La crise économique et alimentaire consécutive à l’offensive russe est devant nous avec plus d’interrogations que de solutions disponibles. Comment sortir les 20 millions de tonnes de céréales qui sont nécessaires pour éviter les famines ? Comment obliger Moscou à cesser de pilonner les villes ukrainiennes pour les transformer en champs de ruine ? Comment contraindre Moscou à arrêter cette guerre d’un autre temps ? Autant de questions aujourd’hui sans réponse. La seule certitude est que la guerre va continuer et que le temps est toujours à l’affrontement des armes, en attendant une éventuelle ouverture pour des discussions d’une paix aujourd’hui impossible. ♦
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