L’entrée de l’Ukraine dans l’Otan, mission impossible ? Une histoire compliquée
Vladimir Poutine, arrivé à Bucarest le 2 avril 2008 dans le cadre du Conseil de la coopération Otan-Russie au deuxième jour du Sommet de l’Otan, se tournant vers George W. Bush lui glissa à l’oreille : « George, comprenez-vous que l’Ukraine n’est même pas un État. Qu’est-ce que l’Ukraine ? Une partie de son territoire se situe en Europe centrale, mais la plus grande partie a été donnée par nous. » Selon certaines versions, Vladimir Poutine n’aurait pas dit alors « que l’Ukraine n’existe pas », mais il le pensait, car il l’a répété de nombreuses fois par la suite et l’a écrit dans son article fleuve du 12 juillet 2021. Il a agi en conséquence, et en 2014 au sujet de la Crimée, et en 2022 en envahissant l’Ukraine ! Cependant, dès avril 2008, ses propos qui, pour lui, n’étaient qu’une pure constatation, apparurent comme un avertissement et interprété comme une menace. A-t-on tenu compte de cette menace et l’avait-on vraiment prise au sérieux ? « En général, quand les Russes font des menaces, ils les exécutent », avait pourtant averti Toomas Ilves, président de l’Estonie (2006-2011) (1).
Dès lors une question nous interpelle. Elle est grave et devrait nous faire réfléchir sur nos relations avec la Russie. Sommes-nous vraiment incapables de comprendre ses motivations ou faisons-nous en sorte de délibérément les ignorer ? Surtout, doit-on s’interroger pourquoi le maître du Kremlin a attendu tant d’années pour exécuter la menace qu’il brandissait constamment, ayant tout récemment encore déclaré : « Nous avons été obligés d’agir afin de récupérer les territoires qui nous appartenaient ». Cette série d’énigmes, absolument stupéfiantes, demandera certainement des années à être résolue. Winston Churchill avait en son temps fourni un début de réponse, la Russie ne poursuit que son intérêt national : n’est-ce pas là le devoir de tout État dans ce monde largement hobbesien ? Bien entendu la question de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie n’a pas été le seul élément qui a motivé l’action de Vladimir Poutine, les 21 et 24 février, lui qui aurait tant aimé devenir un second Pierre le Grand.
La question de l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, à côté du statut du Donbass et des garanties de sécurité réclamées par la Russie, qu’à ses yeux, les Occidentaux lui ont constamment refusé, a été l’une des causes – sinon la principale –, de l’invasion russe du 24 février 2022. Cinq jours avant, dans son discours prononcé à la 58e Conférence de Munich sur la sécurité, le président ukrainien Volodymyr Zelensky, la réclamait toujours en ces termes : « C’est aussi le cas de l’Otan. On nous dit : “la porte est ouverte”. Mais jusqu’à présent, elle l’est qu’à ceux qui sont autorisés à y entrer… Ouvrir les portes c’est bien, mais nous avons besoin de réponses ouvertes et non de questions qui restent ouvertes pendant des années… La Russie affirme que l’Ukraine cherche à rejoindre l’Alliance pour reprendre la Crimée par la force. C’est réconfortant de savoir que les mots “retour de la Crimée” font partie de leur rhétorique, mais ils n’ont pas lu avec attention l’article 5 de la Charte de l’Otan selon lequel l’action collective sert à la défense et non à l’attaque. La Crimée et la région occupée du Donbass retourneront certainement à l’Ukraine, mais seulement de manière pacifique. L’Ukraine applique les accords de Normandie et de Minsk avec cohérence. Ils sont le fondement de la reconnaissance de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de l’État. Nous voulons une résolution diplomatique au conflit armé. Vous noterez : seulement sur la base du droit international (2). »
Néanmoins, cela c’était hier. Depuis, Volodymyr Zelensky s’est dit disposé à ne pas demander l’admission de son pays à l’Alliance atlantique, sachant bien que ses membres n’y étaient pas favorables. Cependant, cela veut-il dire qu’il y renonce à jamais, comme le demandait la Russie, dans ses projets des deux textes qu’elle avait déposés le 17 décembre 2021 (3) ? Cela est moins sûr, la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan restera, vraisemblablement toujours ouverte, ne serait-ce qu’en pointillé. Si on disait jadis que la question [de la réunification] allemande reste ouverte tant que la porte de Brandebourg est fermée, on peut dire aujourd’hui que tant que la porte de l’Otan est ouverte, la question ukrainienne reste fermée.
L’Ukraine dans l’Otan, porte ouverte ou fermée ?
En théorie, les alliances demandent à leurs nouveaux membres d’apporter une contribution significative à la défense collective, tel est le sens même de l’article 10 de la Charte atlantique (4) auquel s’est d’ailleurs référé le ministre des Affaires étrangères russes Sergueï Lavrov lors de la crise de 2022, en arguant que l’entrée de l’Ukraine n’apporterait aucune sécurité, ni au monde euro-atlantique, ni au continent européen tout entier. De fait, de nouveaux membres peuvent nuire à l’attractivité d’une alliance si leur inclusion ajoute de nouveaux conflits avec d’autres pays et/ou s’ils ne contribuent pas à la défense collective. Tel a été, peu après l’indépendance de l’Ukraine en 1991, le dilemme de sécurité auquel elle a été confrontée. En 1993, avec l’arrivée de Bill Clinton à la Maison-Blanche, la priorité des États-Unis n’était pas l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan : il s’agissait d’abord d’assurer la sécurité en Europe en créant des Partenariats pour la Paix (PPP), des liens de coopération militaire entre l’Alliance atlantique et les anciennes républiques soviétiques, ce qui fut fait, non seulement avec l’Ukraine, mais aussi avec la Russie et bon nombre d’autres républiques ex-soviétiques. Le seul résultat tangible fut l’accord intervenu, en janvier 1994 à Moscou entre Bill Clinton, Boris Eltsine et Leonid Kravtchouk – les Présidents américain, russe et ukrainien –, par lequel l’Ukraine s’engageait à « l’élimination totale de toutes les armes nucléaires, notamment les armes stratégiques offensives, stationnées sur son territoire » en échange de la garantie de respect de sa souveraineté et son indépendance dans ses frontières existantes. Après que la Verkhovna Rada – Parlement monocaméral de l’Ukraine – eut ratifié le traité START et en fit de même, en novembre pour le TNP, un document fut adopté, un mois plus tard (le 5 décembre 1994) à Budapest, dans le cadre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), connu plus tard sous le nom de « Mémorandum de Budapest ». Dans ce document, trois puissances nucléaires – États-Unis, Fédération de Russie et Royaume-Uni – donnaient des garanties de sécurité aux trois nouveaux signataires du TNP – c’est-à-dire, outre l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan –, contre les menaces de recours à la force dans le but de porter atteinte à leur intégrité territoriale, leur indépendance politique ou leur souveraineté. La dénucléarisation de l’Ukraine, comme celle des deux autres pays, fut réalisée en juin 1996. Ainsi, un des grands obstacles sur le chemin menant à une éventuelle adhésion à l’Otan se trouvait levé. S’est-on pour autant engagé sur cette voie ?
Certes, la perspective de l’adhésion avait commencé à se dessiner en 1995 lorsque le Président américain était parvenu à établir de bonnes relations avec Leonid Koutchma, qui avait succédé à Leonid Kravtchouk, le « père de l’indépendance » dont la présence au pouvoir (décembre 1991-juillet 1994) ne créa qu’une série de désillusions. Les discussions engagées alors aboutirent à l’adoption d’une Charte de partenariat spécifique Otan-Ukraine en 1997, suivie, en 2002, lors du Sommet de l’Otan de Prague, soit deux ans après l’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin, d’un Plan d’action destiné à examiner la compatibilité entre les forces armées des partenaires en vue d’une éventuelle future adhésion. Ce texte peu engageant n’était signé qu’au niveau des ministres des Affaires étrangères, et le point 9 du communiqué de Prague du 21 novembre 2002 montrait bien que les membres de l’Otan étaient peu disposés à inviter l’Ukraine à les rejoindre : « La poursuite des progrès dans l’approfondissement et le renforcement de nos relations requiert de la part de l’Ukraine, un attachement sans équivoque aux valeurs qui sont celles de la communauté euro-atlantique (5). » Cependant, la position des membres de l’Alliance et surtout la situation politique en Ukraine, tiraillée entre les forces pro-russes et les forces pro-européennes, ne permirent pas de faire avancer les choses. C’est bien pourtant sur la base de ce texte que se poursuivra une coopération militaire dont on voit les résultats aujourd’hui.
La Révolution orange rebat les cartes : la démocratie et l’indépendance
Ce n’est pourtant qu’après la Révolution orange qui porta à la présidence, au terme de trois tours chaudement disputés et controversés pour les premiers, l’ancien président de la Banque centrale ukrainienne et l’artisan de la libéralisation économique du pays, Viktor Iouchtchenko que Washington commença à faire pression pour ouvrir des Plans d’action pour l’adhésion (MAP) avec l’Ukraine et aussi la Géorgie, arguant que l’adhésion consacrerait la démocratie dans ces pays, et qu’ils apporteraient des contributions à la défense collective. Des motifs plus cachés pourraient être que Washington s’attendait à ce que l’Ukraine et la Géorgie le soutiennent diplomatiquement, en particulier lorsque les Européens de l’Ouest décidèrent de ne pas le faire, ce qui advint bien en 2003 avec la guerre en Irak. De plus, de nouveaux membres pourraient donner aux États-Unis une flexibilité pour les déploiements de troupes et même les opérations clandestines. Les Européens de l’Ouest, eux, étaient beaucoup moins enthousiasmés par l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie. En plus de s’aliéner davantage la Russie – ce que le Président français Jacques Chirac puis le Chancelier allemand Gerhard Schröder avaient parfaitement compris à l’époque –, ils doutaient que ces deux candidats puissent apporter une contribution significative à la défense collective. De plus, des conflits non résolus avec l’Ukraine et les voisins de la Géorgie pourraient entraîner l’Otan dans ces différends. Enfin, les Européens de l’Ouest estimaient que la priorité de l’Otan devait être l’amélioration de l’efficacité militaire plutôt que l’élargissement.
Les discussions sur ce sujet controversé ont commencé lors du Sommet de Riga. Pour la première fois, en 2006, un sommet de l’Otan se tenait sur le sol d’un pays qui avait appartenu à l’ancienne Union soviétique et cela a été vu comme une provocation contre Moscou. Le gouvernement russe considérait l’ancienne URSS comme étant son actuelle sphère d’influence – son « étranger proche » – et ressentait toute avancée de l’Otan vers ses frontières comme une menace existentielle d’où son hostilité, entre autres, au système antimissiles envisagé par le Président américain George Walker Bush. C’est de cette rencontre et des discussions qui s’y sont déroulées que l’on peut dater le schisme Russie-Occident. Il s’est élargi au cours des années, conduisant à la crise, puis à la guerre actuelle.
Ce sommet de l’Otan, qui s’est tenu les 28 et 29 novembre dans la capitale lettone, avait été en fait marqué par de profondes divergences d’opinions entre les États-Unis, d’une part et la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, de l’autre. L’objectif de Washington était clair : transformer l’Otan en une alliance militaire mondiale qui comprendrait des pays tels que l’Ukraine, la Géorgie, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, Israël et l’Afrique du Sud, et qui opérerait alors comme une sorte de réservoir de troupes que les États-Unis pourraient déployer dans leurs campagnes militaires mondiales. Cette « nouvelle Otan » comme l’a rapporté l’hebdomadaire allemand Die Zeit, équivaudrait à un « pool permanent de coalition des volontaires (Coalition of the Willing) sous régie américaine. Certes, les Européens se montraient également favorables à un déploiement militaire global renforcé, mais pas sous la forme de troupes auxiliaires mises à la disposition des États-Unis. Comme l’exprimait Jacques Chirac : « Les Européens se sont trop longtemps reposés sur leurs Alliés américains. Ils doivent assumer leur part du fardeau en consentant un effort national de défense qui soit à la hauteur de leurs ambitions pour l’Alliance atlantique (6). »
La discussion quant à l’élargissement futur de l’Otan qui, à vrai dire, aurait dû être le thème principal du Sommet, fut en grande partie abandonnée, car l’essentiel de la discussion porta sur l’Afghanistan. Seuls les trois petits pays des Balkans – l’Albanie, la Croatie et la Macédoine – pourraient adhérer à l’Otan dès 2008 suite à l’ouverture de négociations d’accession. En ce qui concerne l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine qui est fortement soutenue par les États-Unis, seule la possibilité d’ouvrir « un dialogue » avait été indiquée à Riga. D’autres candidats potentiels, tels le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ne furent même pas mentionnés. L’Union européenne était alors activement engagée à développer ses propres capacités militaires, et ce, en partie, en concurrence avec l’Otan. Ce sont les intérêts stratégiques divergents qui se cachent derrière les différences quant à la manière de procéder en Afghanistan. Les puissances européennes redoutent d’être entraînées dans le sillon de la politique étrangère américaine et de plonger dans le tourbillon du désastre en Irak au cas où les États-Unis contrôleraient l’Otan : elles ne sont pas disposées non plus à ce que les États-Unis compromettent leurs vastes intérêts économiques au Moyen-Orient.
L’ampleur des conflits au sujet de la politique étrangère fut révélée dans une autre question qui ne fut pas abordée ouvertement lors du Sommet, à savoir les relations de l’Europe avec la Russie. Dans son discours d’ouverture du Sommet, George W. Bush a en effet déclaré que « pour la première fois notre alliance se réunissait dans l’une des “nations captives” annexées par l’Union soviétique. » Il fit allusion au monument de la Liberté qui se trouve en plein centre de Riga non loin du lieu de réunion du Sommet. Le monument avait été érigé en 1935 par le régime autoritaire de K?rlis Ulmanis qui avait pris le pouvoir un an auparavant à la suite d’un coup d’État. Le Président américain évita de mentionner l’occupation de la Lettonie durant quatre ans par les Nazis qui, avec le soutien des unités SS lettones, ont massacré l’ensemble de la population juive et un nombre considérable de partisans. Au lieu de cela, il fit référence à l’expulsion des Nazis par l’Armée rouge soviétique en 1944 comme étant le signal de départ d’une dictature qui dura cinq décennies. C’est précisément ce genre d’interprétation de l’histoire lettone qui provoque l’ire de Moscou, qui a fait de la « libération » des pays baltes du nazisme, une page sacrée et inviolable de son histoire. De plus, George W. Bush n’hésita pas de mettre en parallèle la lutte pour la « liberté » contre le « communisme » avec ce qu’il appela la « lutte idéologique décisive du XXIe siècle », notamment la « guerre contre la terreur » qui apportera, dit-il, au Moyen-Orient le genre de « liberté » et de « paix » qui règnent actuellement en Europe. C’était, certes, une certaine vision de l’histoire, mais méritait-elle d’être exprimée de manière aussi brute, sans nuances ?
Le président Jacques Chirac a réagi à sa manière en invitant le président russe Vladimir Poutine, non invité au Sommet, à venir au dîner de son 74e anniversaire à Riga. Cette nouvelle a, selon Le Figaro, « provoqué l’ire du président américain, George Bush (7). » Il revint à la Présidente lettone, Vaira Vike-Freiberga, d’empêcher Vladimir Poutine de venir. Le Président français n’avait pourtant pas ménagé ses efforts afin de ne pas brusquer la Russie dont il connaissait fort bien l’histoire et la mentalité. Dans un récent article, son sherpa, futur Secrétaire général du Quai d’Orsay, l’a expliqué : « Fin 2006, Jacques Chirac dans une relation de confiance construite peu à peu avec Poutine et préoccupé du déséquilibre stratégique en Europe, et du revanchisme possible en Russie, m’avait envoyé à Moscou pour présenter l’esquisse d’un plan consistant en une protection croisée de l’Ukraine par la Russie et l’Otan, et qui serait gérée par le conseil Otan-Russie créé peu de temps auparavant. Cela aurait été une manière de faire de l’Ukraine un pays neutre garanti dans ses frontières. Le conseiller diplomatique de Poutine, qui était mon interlocuteur, s’était montré très intéressé, y voyant le règlement de la situation de la flotte de Sébastopol, basée en Crimée ukrainienne, garantissant à la Russie un accès aux mers chaudes. Condoleezza Rice, secrétaire d’État du président Bush, à qui j’en parlais un peu plus tard me répliqua sans ambages que “la France n’avait pas à bloquer l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie” (8). » On entrait manifestement dans une ère de collision, mais qui y prêta l’attention qu’elle méritait ?
On connaît bien le discours de Vladimir Poutine prononcé peu après à Munich le 10 février 2007 : « Il est évident, je pense, que l’élargissement de l’Otan n’a rien à voir avec la modernisation de l’Alliance, ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est un facteur représentant une provocation sérieuse et abaissant le niveau de la confiance mutuelle. Nous sommes légitimement en droit de demander ouvertement contre qui cet élargissement est opéré. Que sont devenues les assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du Pacte de Varsovie ? Où sont ces assurances ? On l’a oublié. Néanmoins, je me permettrai de rappeler aux personnes présentes dans cette salle ce qui a été dit. Je tiens à citer des paroles tirées du discours de M. Werner, alors Secrétaire général de l’Otan, prononcé à Bruxelles le 17 mai 1990 : “Que nous soyons prêts à ne pas déployer les troupes de l’Otan à l’extérieur du territoire de la RFA, cela donne à l’Union soviétique des garanties sûres de sécurité”. Où sont aujourd’hui ces garanties ? »
En Ukraine, la question de l’adhésion à l’Otan devint un des sujets de discorde entre les différentes forces politiques du pays. Ioulia Timochenko, devenue Premier ministre en décembre 2007, avait toujours préconisé une approche équilibrée entre l’Ouest et la Russie s’opposant en cela au président Iouchtchenko. Ce dernier, partisan acharné de l’adhésion à l’Otan comme à l’UE, avait en outre décidé de ne pas renouveler le bail du port militaire de Sébastopol à la flotte russe après 2017. Or, politiquement il ne représentait plus rien. Certes, sa volonté de rejoindre l’Otan s’était traduite par la mise en place d’un « dialogue intensifié » avec l’Alliance, qui culmina en 2008 lorsque le président George W. Bush, dont c’était la dernière année de mandat, se décida à précipiter les choses. En visite à Kiev, le 1er avril 2008, il avait exprimé sa conviction qu’un MAP serait adopté lors du Sommet de l’Otan de Bucarest, dont les travaux s’ouvriraient dès le lendemain. Le projet américain concernait également la Géorgie de Mikheil Saakachvili, dont les inclinations pro-américaines étaient bien connues.
Cependant, l’accession au MAP de la Géorgie et de l’Ukraine fut remise à plus tard, en raison d’une forte hostilité russe. « L’apparition d’un bloc puissant à nos frontières est considérée en Russie comme une menace directe contre notre sécurité » a expliqué Vladimir Poutine. Une préoccupation relayée au sein de l’Alliance par le Président français Nicolas Sarkozy et la Chancelière allemande Angela Merkel, désireux de ne pas ajouter un point de crispation avec leur grand voisin. Si les 26 ont décidé que ces deux pays « deviendraient membres » de l’Otan, des progrès sont encore nécessaires et ce sera aux ministres des Affaires étrangères de faire, en décembre 2008, une « première évaluation des progrès accomplis » pour vérifier si ces pays peuvent franchir l’avant-dernière étape, le programme pour l’adhésion. Lors de la brève guerre russo-géorgienne, qui avait éclaté le 8 août 2008, Kiev ne s’était pas contentée d’un appui diplomatique à la Géorgie, mais lui avait octroyé une importante aide en matériel militaire, ce qui hypothéqua toute perspective d’adhésion à l’Otan pour les deux pays. La volonté ukrainienne de rejoindre l’Alliance se heurta même à une fin de non-recevoir de la part des États-Unis qui, par la voix de la secrétaire d’État Condoleezza Rice, jugèrent que la Commission Otan-Ukraine était suffisante pour intensifier leurs relations.
Viktor Ianoukovytch, leader du Parti des régions tourne le dos à l’Otan
L’élection à la présidence, le 7 février 2010, de Viktor Ianoukovytch, du Parti des régions, provoqua un nouveau retournement de la situation. Ce dernier et Ioulia Tymochenko, l’égérie de la « Révolution orange », se rejoignaient sur des points qui comptaient pour le Kremlin : refus de l’adhésion à l’Otan et maintien de la neutralité de l’Ukraine (9). Alors que Viktor Iouchtchenko était le seul candidat d’importance sur lequel les États-Unis et l’Otan pouvaient compter…
Dès le 2 avril, Viktor Ianoukovytch signa les décrets de dissolution de la commission interministérielle de préparation du pays à l’adhésion à l’Otan et du Centre national pour l’intégration euro-atlantique, instances créées en 2006 par Iouchtchenko. Puis le 21 avril, lors d’un Sommet avec le président russe Dmitri Medvedev, il signa un accord sur l’extension du bail de la base navale de Sébastopol jusqu’en 2042. Ainsi, les stratèges de l’Otan se voyaient privés de la possibilité de s’y installer après le départ espéré des Russes de la péninsule de Crimée.
Le 15 juillet 2010, le président Ianoukovytch signa une loi sur les orientations de la politique extérieure du pays qui définissait le statut non-aligné de l’Ukraine, qui renonçait de ce fait à adhérer à l’Otan, mais confirmait la volonté d’intégration à l’Union européenne tout en préservant ses partenariats stratégiques avec la Russie et les autres membres de la Communauté des États indépendants (CEI). C’était là une voie médiane raisonnable qui, si elle avait pu être menée à bien, aurait évité bien des difficultés et peut-être même l’entrée en guerre de la Russie en février 2022. Cependant, on sait bien que l’unanimité est loin de régner sur ce point et les positions des uns et des autres ont bien évolué à la faveur du grondement du canon.
Après la « révolution » du Maïdan, la porte de l’Otan s’ouvre largement
Après la révolution du Maïdan Nezalezjhnosti (« la place de l’Indépendance ») des 18-23 février 2014, la situation effectua un nouveau virage à 180 degrés, mais il fallut attendre avril 2019 pour, qu’à la veille du scrutin présidentiel, le président Petro Porochenko signât un amendement constitutionnel engageant le pays à devenir membre de l’Otan et de l’Union européenne. S’adressant au Parlement le 19 février, il déclara qu’il considérait l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan et à l’UE comme sa « mission stratégique ». « L’Ukraine devrait soumettre une demande d’adhésion à l’UE et recevoir un plan d’action d’adhésion à l’Otan au plus tard en 2023 », déclara le président à la Verkhovna Rada. Cependant, il a reconnu que son pays devait parcourir un « long chemin » pour remplir les critères d’adhésion aux deux institutions. Le président du Conseil européen, le Polonais Donald Tusk, a assisté à la signature de l’amendement constitutionnel dans le bâtiment du Parlement. S’adressant aux législateurs en ukrainien, Donald Tusk a déclaré qu’« il ne peut y avoir d’Europe sans l’Ukraine ». On revenait au point de départ.
Juste avant l’indépendance, le chef du Roukh (mouvement d’indépendance ukrainien créé au milieu des années 1980), Ivan Dratch, qui fut chargé après celle-ci, des rapports avec les Ukrainiens n’avait-il pas déclaré que « Nous voulons emprunter la voie polonaise ». « Nous savons que le chemin de l’Europe passe par la Pologne. » Le traité polonais-ukrainien de mai 1992 fut ratifié par le Parlement ukrainien, le 17 septembre 1992, un jour bien symbolique puisque c’était le jour anniversaire de l’invasion de la Pologne par l’Union soviétique en 1939, conformément au protocole secret du pacte Molotov-Ribbentrop d’août 1939. Les blessures du passé, les craintes d’une résurgence polonaise à Lviv, sans être oubliées, passèrent au second plan, étant jugées moins importantes que la sécurité de leur État. Selon le président de l’époque Leonid Kravtchouk, ce traité de mai 1992 faisait de la Pologne un partenaire plus important pour l’Ukraine que la Russie, une brèche, une blessure même qui ne fit que s’élargir. Comment croire que la Russie, en proie à ce qu’elle percevait déjà comme une tentative de déstabilisation de la Biélorussie à partir de l’été 2020, venant de la Pologne et de la Lituanie, ne voyait pas resurgir le spectre ou le fantôme fort ancien de la République des deux Nations (10), qui avait incorporé les territoires ukrainiens dans son giron ? En tout cas, ce fut certainement un des facteurs expliquant la suite tragique qu’ont prise les événements.
* * *
Pour le moment, compte tenu des incertitudes de la guerre, du processus d’élargissement de l’Otan à la Finlande et à la Suède, dont le président Erdogan a levé les derniers obstacles, l’entrée de l’Ukraine dans l’Alliance n’est plus d’une actualité immédiate. Cependant et d’ores et déjà – ce que redoutait Vladimir Poutine –, on peut dire que l’Ukraine est devenue un quasi-allié de l’organisation atlantique à laquelle Volodymyr Zelensky vient de s’adresser, lors de son Sommet de Madrid. Il viendra un jour – lointain – lorsque toute la question de l’architecture de la sécurité européenne, bien mise à mal par la guerre actuelle, devra être repensée et l’Ukraine y occupera certainement une place centrale. ♦
(1) Mandeville Laure, « Toomas Ilves : “En général, quand les Russes font des menaces, ils les exécutent“ », Le Figaro, 28 avril 2014.
(2) Zelensky Volodymyr, Pour l’Ukraine, Grasset, 2022, p. 23-24.
(3) NDLR : Un « traité entre les États-Unis et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité » et un « Accord sur les mesures pour assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des États-membres [de l’Otan] ». AFP, « La Russie présente ses exigences pour limiter l’influence de l’Otan et des États-Unis dans son voisinage », Le Monde, 17 décembre 2021 (https://www.lemonde.fr/).
(4) « Les parties peuvent, par accord unanime, inviter à accéder au Traité tout autre État européen susceptible de favoriser le développement des principes du présent Traité et de contribuer à la sécurité de la région de l’Atlantique Nord. » (https://www.nato.int/).
(5) Otan, Le Sommet de Prague et la transformation de l’Otan – Le guide complet, 2003, p. 84 (https://www.nato.int/docu/rdr-gde-prg/rdr-gde-prg-fra.pdf).
(6) Tribune du président de la République Jacques Chirac dans la presse étrangère du 28 novembre 2006 sur l’adaptation de l’Otan, notamment face aux nouvelles menaces et au développement de la défense européenne, intitulée « Sommet de Riga : le lien Europe-Amérique du Nord au service de la paix ».
(7) Goulliaud Philippe (avec Alexandrine Bouilhet) « Chirac et Poutine troublent le Sommet de Riga », Le Figaro, 29 novembre 2006 (https://www.lefigaro.fr/).
(8) Gourdault-Montagne Maurice, « Face à la Russie, sortons de la dynamique qui peut conduire à la guerre », Le Figaro, 25 mars 2022.
(9) Lorrain Pierre, L’Ukraine, Une histoire entre deux destins, Bartillat, 2021, p. 578.
(10) L’union du Royaume de Pologne et du Grand-duché de Lituanie (1569-1795).