Entre retraite et avancée : où en est l’invasion russe en Ukraine ?
Le 30 juin, la Russie annonçait se retirer de l’île aux Serpents (1) après avoir pris le contrôle sur la ville de Severodonetsk le 24 juin (2) et juste avant d’annoncer, le 3 juillet, la prise de Lyssytchansk (3). Près de quatre mois après le début de la guerre, comment analyser ces avancées et retraits et quels pourraient être les points décisifs et stratégiques de ce conflit ?
Entre conquêtes, retraites et symboles
Le public se souvient de l’île aux Serpents, notamment en raison de la réponse fleurie des forces ukrainiennes basées sur cette petite île à quelques kilomètres d’Odessa au navire russe qui leur demandait de se rendre. Bien que les militaires, initialement présumés morts, aient été retrouvés vivants, leur répartie est restée dans les mémoires et a marqué durablement les esprits. En outre, cette île revêt une importance stratégique : elle met les côtes ukrainiennes à portée de tirs et, pour qui la contrôle, elle permet d’avoir une main sur le trafic maritime, y compris sur le passage des cargos céréaliers. Néanmoins, aussi stratégique qu’elle soit, son contrôle est insuffisant pour assurer ou lever le blocus actuel de la ville d’Odessa.
Enfin, le retrait russe ne constitue pas une surprise complète. En effet, l’île se trouve à portée de l’artillerie ukrainienne. Outre les frappes qui la menacent, sa situation géographique permet aux forces ukrainiennes de fortement contester le ravitaillement par la mer de ce morceau de terre. Comme plusieurs experts l’avaient souligné dès la prise de l’île par les Russes, la conjonction de ces paramètres est peu propice au maintien des troupes sur place. Néanmoins, ce retrait, qui reste une défaite quoi qu’en dise le ministère russe de la Défense, est particulièrement symbolique pour l’Ukraine.
Or, alors que la ville de Severodonetsk est tombée et que la Russie annonce avoir pris le contrôle sur Lysychansk, les symboles revêtent une importance toute particulière.
Severodonetsk et Lysychansk sont-elles des victoires stratégiques pour la Russie ?
Si la manœuvre d’encerclement russe a fini par porter ses fruits dans la région de Severodonetsk, la portée de cette victoire mérite une analyse particulière. Elle permet à la Russie d’annoncer qu’elle contrôle l’ensemble de l’oblast de Louhansk, soit d’avoir atteint une partie de ses objectifs, certes revus à la baisse par rapport à ceux initialement affichés au début de la guerre, fin février 2022 (4).
En outre, si l’encerclement de ces villes s’est avéré efficace, il vient après l’échec relatif à un autre encerclement, plus large, tenté par les forces russes au début du conflit sans y parvenir. Par ailleurs, les troupes russes auront mis un temps important pour concrétiser des gains territoriaux obtenus au prix de la quasi-destruction de ces villes et d’importantes pertes humaines et matérielles, du côté russe comme du côté ukrainien, en relativisent largement la valeur.
Enfin, cette avancée territoriale est-elle une victoire stratégique ? Il est probable que non. Pour les Russes, l’objectif serait de pouvoir gagner Sloviansk et Kramatorsk. Ces villes, fortement protégées par les forces ukrainiennes, sont déjà frappées dans la profondeur par l’artillerie russe. Dès lors, pour arriver jusqu’à Sloviansk et Kramatorsk, les forces russes devront franchir l’axe de défense Bakhmut-Siversk. Dans ce cas le gain n’aura été que de repousser la ligne de conflit un peu plus à l’ouest sans pour autant pouvoir rapidement atteindre les villes cibles. En effet, cette ligne de résistance ukrainienne a eu le temps de s’organiser et ne se rendra pas sans avoir livré des combats acharnés qui pourront, là aussi, se révéler particulièrement coûteux, susceptibles de durer, et risquent de prendre la forme d’affrontements d’attrition.
Enfin, si l’intensité des combats du Donbass focalise l’attention des médias, ceux qui sont en cours plus au sud, en particulier dans la région de Kherson, ne doivent pas être négligés. En effet, cette zone est économiquement et stratégiquement plus importante que celle du Donbass et les forces ukrainiennes y ont accompli quelques percées notables, faisant de la ligne de contact une zone bien plus fluide que celle du Donbass. En tout état de cause, un des enjeux du conflit sera, au-delà du rythme et des avancées des deux forces en présence, de mesurer l’impact des combats sur les deux camps, sur leurs capacités à poursuivre le conflit sous la forme actuelle. En effet, quelle que soit l’ampleur, parfois faible, de ces avancées, elles provoquent de lourdes pertes pour l’Ukraine comme pour la Fédération de Russie, et les déclarations de Moscou, qui prétend que tout se passe comme prévu, n’y changent rien.
La diplomatie parallèle : utilisation de la violence lors des sommets internationaux
Outre la rhétorique directement axée sur les progrès de ce que Moscou considère toujours comme une « opération spéciale », on a pu observer que les veilles de sommets internationaux sont presque toujours précédées par une montée de violence qui aura cette fois pris la forme de ciblage de sites civils dépourvus d’intérêt tactique ou stratégique. Ainsi, un centre commercial de Krementchouk a subi des tirs le 28 juin pendant que le Sommet de l’Otan, consacré à la définition de ses nouveaux concepts stratégiques, se déroulait à Madrid (5) et que le G7 se réunissait du 26 au 28 juin à Krün, en Allemagne (6). De même, la veille de ces événements, le 26 juin, Kiev était de nouveau ciblé, juste après que le statut de candidat à l’UE a été accordé à l’Ukraine (7) et quelques jours à peine avant le Sommet de l’Otan. Ces événements rappellent les tirs qui ont visé Kiev lors de la visite du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, le 28 avril 2022 (8). Cette approche, qui consiste tout à la fois à faire monter la pression sur les différents participants à ces rendez-vous internationaux, rappelle l’intensification des bombardements dans le Donbass (9) au moment où se profilaient des rencontres destinées à trouver des issues au conflit notamment entre 2014 et 2019.
Par ailleurs, ces bombardements constituent des messages qui peuvent être diversement interprétés. Ils sont un avertissement par lequel la Russie semble annoncer que, quoi que puisse faire la communauté internationale Moscou poursuivra ses opérations sans en tenir compte. En parallèle, on pourrait considérer que ces pressions sont des messages par lesquels la Russie souhaite démontrer la retenue dont elle fait preuve en ne visant pas systématiquement des cibles civiles, retenue qu’elle pourrait décider d’abandonner. Rappelons ici que selon les Conventions de Genève du 12 août 1949, leurs Protocoles additionnels I et II de 1977, et des Conventions de La Haye de 1899 et 1907, les attaques intentionnelles contre la population civile sont qualifiables de crimes de guerre (10).
L’accentuation de la pression : l’utilisation de Kaliningrad et de la Biélorussie
La Russie manie la menace sur le réarmement, notamment de l’exclave de Kaliningrad. En effet, cette exclave russe en Europe est un moyen de pression et l’enjeu que représente Kaliningrad s’est notablement affirmé avec le début de la guerre dans le Donbass d’abord, et avec l’annexion de la Crimée ensuite. De fait, après l’annonce par Moscou de l’installation d’Iskander, des missiles balistiques de courte portée pouvant emporter des charges nucléaires, sur ce petit morceau de territoire, ce déploiement est devenu effectif en novembre 2017. Ainsi, Kaliningrad fait partie intégrante de la dissuasion russe, tout particulièrement depuis que Moscou a annoncé la mise en alerte de ses forces stratégiques en février 2022 (11). Ainsi le Kremlin entend maintenir une posture défensive reposant sur une intimidation fondée sur la crainte d’un recours au nucléaire tactique, crainte que renforce la dualité de ses systèmes d’armes qui peuvent également emporter des frappes traditionnelles ou nucléaires. Cette intimidation est renforcée par la possibilité, revendiquée par la Russie, d’utiliser ce type d’arme soit en frappes dites « préventives » ou d’intimidation (ustrasheniye), ou de manière dissuasive afin d’endiguer une action militaire adverse (sderzhivaniye), pour conclure une ultime démonstration.
Il est ici intéressant d’observer que Kaliningrad est, au sens géographique, une exclave, c’est-à-dire un territoire non contigu au reste du pays dont il fait partie intégrante. Pourtant la Russie parle d’une enclave qui, au sens géographique, représente un territoire totalement entouré par un pays étranger. On voit ici que la perception politique et le sentiment, réel ou proclamé, d’encerclement de la Russie a fait glisser le vocabulaire d’une réalité géographique, l’exclave, à celui d’enclave, plus conforme à la perception de Moscou mais contraire à la réalité physique.
L’annonce de livraison d’armes nucléaires en Biélorussie (12), consécutive au référendum de février 2022 (13), qui a adopté une nouvelle constitution de laquelle disparaît l’obligation pour Minsk de rester une « zone sans nucléaire », s’inscrit dans cette même logique de dissuasion. On voit ici une expression de ce que Mark Galeotti qualifie de « heavy metal diplomacy » russe, soit dit une démonstration déclarative et militaire de la Russie sur son statut de puissance conventionnelle et nucléaire. Néanmoins, ne perdons pas de vue que la dissuasion repose sur sa crédibilité à savoir la probabilité que la menace soit mise à exécution, ce que la Russie sait parfaitement.
Le « game changer » des livraisons des canons Caesar et des lance-roquettes mobiles HIMARS
Pour résister à l’invasion russe, l’Ukraine reste largement dépendante du soutien occidental, qu’il soit financier ou qu’il consiste en des livraisons de matériel militaire. La fourniture des systèmes d’armes a fait couler beaucoup d’encre, qu’il s’agisse des canons Caesar français (14) ou des lance-roquettes multiples HIMARS américains (15). Si beaucoup annoncent déjà que ces systèmes d’armes pourraient être des « game changer » dans le conflit, cette analyse risque de s’apparenter à une pensée par trop positive. Bien que ces armements permettent effectivement à l’Ukraine de mener des frappes à des profondeurs tactiques et opérationnelles, notamment en visant le Command & Control (C2) et la logistique russe, leur impact pourrait connaître une sorte d’effet bulle. Il est fort probable que, passée la surprise des premiers moments et l’impact corrélatif important de l’introduction de ces armes, les forces russes s’y adapteront, limitant ainsi mécaniquement les succès potentiels à court ou moyen terme permis par ces dispositifs. Si ces systèmes sont donc parfaitement nécessaires, ils ne peuvent à eux seuls décider de l’issue de la guerre.
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On le voit, ce conflit, comme tant d’autres avant lui, n’évoluera pas de manière linéaire. Ainsi, au-delà de la réitération de déclarations relatives à cette guerre, son analyse devra se lire à la fois à l’échelle du terrain, ville par ville, mais aussi avec un recul suffisant pour en apprécier les évolutions dans leur globalité. Enfin, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a des conséquences systémiques qui, outre le volet cinétique, comporte des aspects sociaux, économiques, politiques, technologiques, cyber et médiatiques qui excèdent les frontières Russes et Ukrainiennes. Cette superposition de niveaux fait de cette guerre un conflit systémique qui, en tant que tel, complique la prise de décision et l’appréciation de leurs conséquences sur les pays tiers. ♦
(1) Zamora Fabien, « L’île des Serpents, une victoire ukrainienne sans doute inexploitable », TV5Monde, 30 juin 2022 (https://information.tv5monde.com/info/l-ile-des-serpents-une-victoire-ukrainienne-sans-doute-inexploitable-462686).
(2) Agence France Presse (AFP), « L’armée ukrainienne se retire de Severodonetsk, laissant la ville rasée aux mains des Russes », L’Obs, 24 juin 2022 (www.nouvelobs.com/).
(3) Timsit Anabelle, Bisset Victoria, C. Chapman Annabelle et Miroff Nick, « Russia Claims Key City in Punishing Conquest of Eastern Ukraine », The Washington Post, 3 juillet 2022 (www.washingtonpost.com/).
(4) Poutine Vladimir, Discours du 24 février 2022 (https://www.youtube.com/watch?v=O3M3HSnqZJ8).
(5) Otan, « NATO’s 2022 Strategic Concept » (https://www.nato.int/strategic-concept/).
(6) Sommet du G7, Schloss Elmau, 26 au 28 juin 2022 (www.consilium.europa.eu/).
(7) « Le Conseil européen accorde à l’Ukraine et à la Moldavie le statut de candidat à l’UE », Vie publique, 24 juin 2022 (https://www.vie-publique.fr/en-bref/285488-ue-statut-de-candidat-accorde-lukraine-et-la-moldavie).
(8) TV5Monde, « Des missiles russes frappent Kiev pendant la visite du chef de l’ONU », 28 avril 2022 (https://information.tv5monde.com/).
(9) AFP et Reuters, « Crise ukrainienne : accord diplomatique, bombardement et guerre des mots », France 24, 22 janvier 2015 (www.france24.com/).
(10) Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, « Projet “Mapping” concernant les violations des droits de l’homme en République démocratique du Congo 1993-2003 », juin 2009 (www.ohchr.org/).
(11) Lagneau Laurent, « La Russie met ses forces stratégiques en alerte », Opex 360, 27 février 2022 (https://www.opex360.com/2022/02/27/la-russie-met-ses-forces-strategiques-en-alerte/).
(12) AFP, « La Russie va livrer à la Biélorussie des missiles capables de transporter des charges nucléaires, annonce Poutine », Le Figaro, 25 juin 2022 (www.lefigaro.fr/).
(13) AFP et Reuters, « Un référendum permet à la Biélorussie d’accueillir des armes nucléaires russes », France 24, 28 février 2022 (www.france24.com/).
(14) Ricard Philippe, « La France livre des canons Caesar et des missiles antichars Milan à l’Ukraine », Le Monde, 23 avril 2022.
(15) AFP, « Livraison de systèmes Himars à Kyiv : Moscou accuse Washington de “mettre de l’huile sur le feu” », 1er juin 2022 (https://fr.euronews.com/).