Samedi 23 juillet : 150e jour de guerre en Ukraine
Le jeudi 24 février au petit matin, la sidération était totale face au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Peu croyaient que Moscou passerait à l’acte, malgré les avertissements du renseignement américain annonçant la guerre. Et peu, dont je faisais partie, pensaient que Kiev allait être capable de résister à l’« Opération militaire spéciale » voulue par Vladimir Poutine. Face au rouleau compresseur russe, les forces armées ukrainiennes semblaient bien incapables d’offrir une résistance autrement que symbolique.
Certes, très vite, les condamnations, principalement venant du monde occidental, furent nombreuses dénonçant l’agression russe. La principale préoccupation au début du mois de mars était plutôt de pouvoir accueillir les flots de réfugiés ukrainiens fuyant la guerre mais aussi de protéger militairement nos partenaires de l’Est de l’Europe, membres de l’Otan et de l’Union européenne, tout en affirmant haut et fort qu’il n’était pas question d’intervenir militairement sur le territoire ukrainien en refusant notamment l’établissement d’une no fly zone, qui aurait amené automatiquement une confrontation avec l’aviation russe.
Pourtant, il fallait également essayer d’aider l’Ukraine à résister aux différentes offensives menées sur plusieurs fronts avec la livraison, dans un premier temps, d’armements défensifs comme des missiles antichars ou antiaériens, dont l’usage très efficace par les soldats et miliciens ukrainiens permit de ralentir les colonnes russes, voire de briser les attaques notamment autour de Kiev et donc de modifier peu à peu le rapport de force.
Chaque jour passé depuis le 24 février a vu à la fois la poursuite d’une guerre de haute intensité aux ravages dramatiques pour la population civile ukrainienne, la mondialisation des effets induits par le conflit avec la question croissante de l’exportation des céréales, les plaines ukrainiennes étant un des principaux greniers à blé de la Planète, la « découverte » de la dépendance européenne au gaz russe et enfin la fragmentation d’un monde déjà multipolaire avec d’un côté, les Occidentaux soutenant de plus en plus l’Ukraine et de l’autre, de nombreux pays, dont les BRICS et une partie de l’Afrique affichant une neutralité bienveillante à l’égard de Vladimir Poutine.
150 jours après le déclenchement des premières attaques, force est de constater que l’échec russe est patent, même si Moscou conserve l’initiative militaire sur le terrain. Certes, environ 22 % de la partie Est de l’Ukraine est désormais sous contrôle russe, au prix de destructions massives des principales agglomérations et d’un exode des populations. Cependant, ce ne sont plus que champs de ruines et villes fantômes dont la reconstruction coûtera très cher. Certes, Moscou maintient une pression forte non seulement sur la ligne de front, dont la longueur atteint les 900 km, rappelant étrangement le front Ouest de la Première Guerre mondiale où, après l’essoufflement des offensives allemandes de 1914, les tranchées virent la stabilisation des combats, mais également en frappant aveuglément l’arrière avec des bombardements aériens mêlant missiles, roquettes et bombes. Sans aucune retenue, les artilleurs et aviateurs russes frappent indistinctement forces adverses au sol, mais aussi des emprises comme les écoles ou des centres de soins et de santé, ainsi que des immeubles d’habitation, sans grande valeur militaire.
Par ailleurs, et à la suite des contre-offensives ukrainiennes ayant permis de libérer l’étau autour de Kiev, l’opinion publique internationale a pu découvrir la sauvagerie du comportement des unités russes avec des exactions et des crimes de guerre en cours de documentation, attisant à la fois la haine y compris parmi la population russophone de l’Ukraine, mais aussi en contribuant à accroître l’unité nationale autour du président Volodymyr Zelensky qui a su très vite incarner la fonction du chef d’un État en guerre. Bien sûr, son régime souffre encore de nombreuses failles dont une corruption endémique et d’un manque de transparence, mais la guerre imposée par Moscou a accéléré sa mutation indispensable pour pouvoir prétendre un jour à l’intégration dans l’Union européenne.
Après le cap des 100 jours et le passage à une économie de guerre, le bilan est sombre en ce 150e jour, non seulement pour l’Ukraine qui reste un champ de bataille avec le risque désormais d’un désintérêt des opinions publiques européennes, mais aussi pour la Russie, incapable d’obtenir la décision militaire sur le terrain. La conquête laborieuse du Donbass, au prix de pertes conséquentes pour les forces russes, montre les limites du système militaire mis en place par le Kremlin. Bien sûr, Vladimir Poutine n’a pas sonné la mobilisation générale et la nomenklatura russe ne cesse de répéter qu’il ne s’agit pas d’une guerre, que la responsabilité incombe exclusivement aux Occidentaux qui ont instrumentalisé l’Ukraine et que la Russie ne commet aucune exaction.
Il n’en demeure pas moins que la vision d’éventuelles négociations de paix – vue par Moscou – n’est ni plus ni moins qu’une capitulation du régime « nazi » de Kiev. Les récentes déclarations de Sergueï Lavrov, l’inamovible (en fonction depuis 18 ans !) ministre des Affaires étrangères, ne vont pas dans le sens d’une ouverture en affirmant que le Donbass n’est qu’une première étape avant le contrôle de tout le sud de l’Ukraine.
Alors quelles perspectives ? Va-t-on vers un 200e jour de guerre ? Et au-delà ? Très certainement. Le temps est à la guerre et non à la diplomatie, chaque camp escomptant une victoire militaire sur le terrain d’ici l’automne. La Russie espère que la lassitude va s’emparer des Occidentaux et que l’arme du gaz « désarmera » les velléités européennes de poursuivre le soutien militaire vers Kiev. L’Ukraine espère réussir une contre-offensive dans le Sud et reconquérir les territoires trop rapidement perdus au début du conflit. Et sur la ligne de front, c’est une bataille d’attrition où l’artillerie est abondamment utilisée, notamment du côté russe pour casser la résistance des bataillons d’infanterie ukrainiens.
En l’absence de victoire tactique décisive d’ici l’automne, l’hiver figera la ligne de front avec des échanges sporadiques de feux d’artillerie, et avec des frappes russes dans la profondeur, en attendant le printemps 2023 pour relancer de nouvelles offensives.
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La guerre froide est redevenue une réalité géopolitique sur le continent européen. Malgré des tentatives de maintenir un canal de discussion avec Moscou, l’intransigeance de Vladimir Poutine offre peu d’ouverture. Cela signifie, outre que le conflit s’inscrit désormais dans la durée, que l’Europe est à nouveau confrontée à une crise sans équivalent et qui peut déraper vers une extension de la guerre à l’Est. Face aux discours très agressifs du Kremlin, il convient de rester ferme et sans compromis, d’afficher notre détermination surtout envers nos partenaires européens, mais aussi de comprendre que notre outil de défense est une garantie pour protéger notre sécurité et non plus une variable d’ajustement budgétaire. À l’heure où de nouvelles propositions concernant notre défense vont être préparées avec un renforcement de celle-ci, plus que jamais ce 150e jour de conflit nous rappelle que l’Histoire reste tragique et que la première responsabilité d’un État est d’en assurer sa défense. ♦