Préface - « D’urgence, essayons ! »
« Rien n’est plus commun que les bonnes choses : il n’est question que de les discerner (1). »
Pascal
Depuis 1911 et sa création à l’inspiration du futur maréchal Foch, le Centre des hautes études militaires entretient la vocation de nourrir ses auditeurs « d’idées de la guerre ». Toujours, il s’est agi de déchiffrer ce que la guerre avait d’inédit ou d’impensé dans ses parties les plus hautes. En 1911, Foch déplorait d’ailleurs la modestie des débuts : le CHEM laissait à ses yeux « entière la lacune de notre enseignement militaire, vide de toute théorie de la grande guerre (2) », trop concentré sur la manœuvre des armées ou des groupes d’armées (3). Il est vrai que l’incroyable échelle ouverte par la mécanisation et par une conscription organisée pour jeter dans la lutte des masses sans précédent, ouvrait des questions techniques d’une complexité inédite.
Ces considérations pratiques laissaient néanmoins mesurer combien « le feu tue », selon la formule célèbre du colonel Pétain, professeur à l’École de Guerre (4). Tautologie, de prime abord. Toutefois, sa piètre diffusion dans les doctrines, les organisations, le soutien, les systèmes de formation et d’entraînement qui firent d’août à décembre 1914 les mois les plus meurtriers de quatre années d’acharnement, donne toute l’étendue des conséquences qu’il eût fallu tirer de cette « idée de la guerre » à l’ère industrielle.
Cent onze ans plus tard, avec l’ambition invariante pour le CHEM, depuis Foch, de préparer ses auditeurs « à l’exercice des plus hautes responsabilités (5) » militaires, le défi reste entier. Sa difficulté tient toujours, intégralement, dans les mots de Paul Valéry en réponse au discours de réception du maréchal Pétain à l’Académie française : « vous avez découvert ceci : que le feu tue. Je ne dirai pas qu’on l’ignorât jusqu’à vous. On inclinait seulement à désirer de l’ignorer (6). »
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Du même genre de désir, celui plus ou moins avoué de considérer la guerre comme définitivement extirpée de son sol et de son histoire, notre Occident européen semble se détourner depuis l’invasion russe en Ukraine. Combien de temps, néanmoins, saura-t-il ainsi forcer « l’habitude paresseuse qui nous pousse à abaisser ce qui nous contrarie pour le vaincre avec aisance » (7) ? Contre cette tentation, il est utile d’agiter des « idées de la guerre ».
Encore faut-il, comme pour le feu en 1914, mesurer toutes les conséquences à en tirer. D’où la pertinence de développer des idées libres, imaginatives, mais aussi de les décliner jusqu’à leur mise en œuvre pratique pour évaluer leurs impacts réels. Et en particulier de le faire au CHEM, cette ultime année d’enseignement supérieur pour nos élites militaires.
Le CHEM vise à transformer des auditeurs déjà construits, officiers accomplis, forts d’une riche expérience opérationnelle couronnée par un dernier grand commandement tactique (d’un régiment, d’un grand bâtiment de combat, d’une base aérienne, etc.). Il s’efforce de les élever vers le stratégique, vers la conception, à la charnière avec la direction politique de la défense et, le cas échéant, de la guerre. Il veut les rendre convaincants et avertis dans l’environnement humain de ce niveau de décision, capables de comprendre le regard posé sur eux. Il ambitionne de les porter à un degré renouvelé de vision, d’habileté et de courage, à la hauteur des acteurs et des enjeux.
Le Centre se situe à l’École militaire, à une distance des états-majors et des administrations centrales qui décale sans isoler, en groupe restreint qui partage sans uniformiser. La trentaine d’auditeurs y reste connectée aux préoccupations politico-militaires et stratégiques que partagent avec elle, au jour le jour, les hautes autorités civiles et militaires, les penseurs indépendants et les contradicteurs qui contribuent fidèlement à son éclairage, en France et à l’étranger, depuis cent onze ans.
Ainsi les « Chémistes » approfondissent-ils tous les domaines d’exercice des plus hautes responsabilités militaires dans des conditions privilégiées, préservés de la tyrannie des méthodes, des équilibres, des délais et des objectifs parfois légitimement préconçus qui règne en état-major ou en administration centrale. Durant cette dernière préparation avant l’accès aux étoiles que lui laisse espérer, sous quelques années, le haut potentiel sur la foi duquel il a été sélectionné, chacun travaille en particulier, plusieurs mois durant, une question d’intérêt pour lui-même, ses camarades et les armées. Ce recueil les rassemble pour la plupart.
Le CHEM sollicitait ses auditeurs cette année sur les combinaisons de domaines dans la guerre. Plus précisément, il s’interrogeait sur les façons de commander pour synchroniser les effets que produisent des spécialités de plus en plus techniques et de plus en plus confidentielles dans l’Espace, sur les grands fonds marins, dans le cyberespace ou en matière d’information, autant qu’à terre, en mer et dans les airs. Ainsi ambitionnait-il d’esquisser les pistes d’une coordination holistique, opératoire, de l’engagement permanent des armées dans l’alternative compétition-contestation-affrontement, socle de la vision stratégique du général Burkhard (8).
Les épisodes de l’année écoulée illustrent à quelle vitesse le monde grimpe, sur cette échelle, d’un stade à l’autre. L’inquiétude individualise les perceptions, les pratiques numériques les cloisonnent de surcroît. La compétition devient d’une brutalité courante jusqu’entre alliés – que l’on pense au traitement réservé à la France en négociant puis en annonçant l’alliance AUKUS ou au comportement de la Turquie au sein de l’Otan comme envers de nouveaux candidats. La contestation s’universalise de la part de ceux que l’on nomme encore par habitude « compétiteurs » : prises d’influence dans les États insulaires du Pacifique, agissements en Afrique de la société paramilitaire privée russe Wagner, anti-occidentalisme de plus en plus assumé, querelles normatives de plus en plus ouvertes… L’affrontement, enfin, ne craint pas de se déchaîner aux marches de l’Otan en dépit de nombreux calculs ; ailleurs, il nourrit dangereusement des rhétoriques et des démonstrations de plus en plus agressives, au mépris du droit international et de ses fondements.
Dans un tel contexte, cette session du CHEM a vécu des coïncidences spectaculaires. Elle était au Mali à la mi-décembre 2021, au moment où se cristallisait la crise qui devait aboutir au renvoi de l’ambassadeur de France puis à redéployer la force Barkhane hors du pays. Le CHEM était à Bruxelles auprès de l’UE et de l’Otan la veille de l’agression russe en Ukraine. Il était à Berlin au moment où le Bundestag, en commission puis en séance plénière, votait l’inscription historique dans la loi fondamentale allemande d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros destiné à compléter les budgets annuels de défense. La session échangeait avec de hauts responsables du Pentagone à la veille du Sommet de l’Otan à Madrid. Elle a nourri ses « idées de la guerre » au contact de l’histoire en marche.
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À l’image de ces évolutions du monde, exploiter les terrains de surprise et de débordement que l’occasion et la modernité ouvrent à la guerre, le principe en est aussi vieux qu’elle-même. C’est ici que se noue la « guerre des idées », second éclairage de notre sélection de travaux annuels des auditeurs du CHEM, et de deux façons.
La première est on ne peut plus traditionnelle. C’est celle des « idées qui changeront la guerre », celle de l’analyse des innovations, de leur potentiel et de leur portée, de la réalité qu’on en peut attendre. Parler de « guerre des idées » n’est pas excessif en la matière.
La révolution numérique, le New Space, l’accessibilité récente des grands fonds marins et du traitement de données de masse, la portée des normes techniques et juridiques ouvrent de tels horizons qu’ils obligent à faire la part des choses. Part des données permanentes de la guerre. Part des modes intellectuelles et médiatiques. Part de l’efficience et part de la résilience, forme la plus moderne et la plus pertinente aujourd’hui du vieux dilemme entre nombre et technologie, entre modèle complet et épaisseur organique ou encore entre modalités d’organisation. Autant de choix douloureux et risqués pour éviter toute surprise sur un terrain nouveau sans creuser de faiblesse à la portée de l’ennemi dans un champ traditionnel.
Parmi les études regroupées ici, on trouve aussi plusieurs échos d’une seconde façon de considérer la « guerre des idées ». L’ultime terrain de débordement serait, paradoxalement, celui vers lequel tendent toutes les stratégies, sur tous les champs d’affrontement, depuis la nuit des temps : le cerveau, siège même des volontés humaines, jusqu’à cibler ses mécanismes cognitifs autant que l’information qui les sollicite. « Gagner la guerre avant la guerre », formule choc de la vision stratégique du Céma, se doit de prendre en compte ces deux hypothèses, d’ailleurs anciennes. L’intimidation physique ou morale, ou son contraire le réconfort, comptent dans le champ cognitif depuis l’invention des peintures de guerre ou du péan. Ainsi de la manipulation de l’information : Sun Tzu en tirait déjà des leçons dans la Chine des Royaumes combattants, plus de cinq siècles avant notre ère.
Cependant, là aussi l’évolution technologique ouvre des perspectives inédites, confirmant plus que jamais que « l’art de la guerre est d’éviter la guerre, en agissant sur le psychisme par le psychisme, par la crainte, la paralysie et la dissuasion (9) » – et donc peut-être demain, aussi, par des ressorts cognitifs insoupçonnables quand Jean Guitton écrivait ces lignes. Encore faut-il compléter en soulignant combien cela suppose de rester capable de livrer la guerre et de la gagner sur tous les champs où ce « pari du découragement » aura fait s’engager. Question de crédibilité, question aussi de continuité logique pour prendre en compte la nature même de la guerre selon Clausewitz, et son risque intrinsèque d’ascension incontrôlée jusqu’aux extrêmes.
Sans aller jusque-là, au premier stade de cette guerre des idées qui s’étend de « l’influence » à la « guerre cognitive » en passant par la lutte informationnelle, on trouve, lorsqu’on la décline selon le triptyque du Céma, la « compétition des compréhensions » qui nourrit les préjugés entre alliés. Elle est en quelque sorte le pendant symétrique de l’affrontement des modèles politiques et de société que la crise sanitaire a accéléré et mis en lumière. Elle se nourrit aux mêmes mécanismes qui creusent la pente durcissant d’abord la compétition, avant de glisser vers la contestation et l’affrontement. Pour contribuer à la réduire, le CHEM a la chance d’accueillir, depuis vingt ans, des auditeurs alliés. En même temps qu’ils participent à la construction d’une culture stratégique commune et qu’ils bénéficient de notre longue tradition d’enseignement militaire, ils aident au décentrage, au « pas de côté » essentiel à qui veut, pour « vaincre et convaincre », se voir et se penser par le regard et par l’esprit des autres. La richesse de leurs observations, bienveillantes sans complaisance, irrigue également ce recueil.
Quelle que soit finalement la façon d’entendre et d’aborder les idées de la guerre comme la guerre des idées, si un sentiment domine dans les pages qui suivent, c’est celui de l’urgence. Et plus précisément, l’urgence de développer et de tester des options concrètes pour ne pas subir les procédés ni le tempo d’une guerre à ce point renouvelée que nous ne la comprendrions plus. Une guerre qui cristalliserait un nouveau risque d’Étrange défaite selon le tragique témoignage de Marc Bloch : « le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave. […] Les Allemands ont fait une guerre d’aujourd’hui, sous le signe de la vitesse. Nous n’avons pas seulement tenté de faire, pour notre part, une guerre de la veille ou de l’avant-veille. Au moment même où nous voyions les Allemands mener la leur, nous n’avons pas su ou pas voulu en comprendre le rythme, accordé aux vibrations accélérées d’une ère nouvelle. Si bien, qu’au vrai, ce furent deux adversaires appartenant chacun à un âge différent de l’humanité qui se heurtèrent sur nos champs de bataille. Nous avons en somme renouvelé les combats, familiers à notre histoire coloniale, de la sagaie contre le fusil. Mais c’est nous, cette fois, qui jouions les primitifs. […] nous pensions en retard (10). »
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De l’accélération géopolitique dont elle est témoin, cette session du CHEM tire une sensibilité propre – et perceptible – à la question du temps. Peut-être en avons-nous déjà trop perdu, entre alliés voire entre administrations françaises, en subtilités conceptuelles, caractéristiques d’arrière-pensées intéressées. Car définir, c’est limiter, et pas seulement par étymologie. Nous sommes passés maîtres dans l’art de le faire pour empêcher les choses d’advenir : erreur, accident, emploi abusif des forces, etc. Cet usage obsidional de la définition, du concept, ne répond plus au besoin d’un monde où toute la gamme des confrontations et tous les milieux, tous les champs d’expression de la puissance sollicitent notre vigilance et notre capacité d’agir. Il faut désormais faire advenir. Au bornage et à la préservation, si légitimes qu’ils aient été dans un autre contexte, doivent succéder l’innovation et l’imagination. En ce sens, l’heure n’apparaît plus tant à débattre des constats qu’à s’accorder sur des objectifs et des solutions.
Ainsi, la solidarité stratégique prend le pas désormais. Les deux termes de l’ex pression ont leur importance. La solidarité dit bien l’association dans des entreprises concrètes et dans un but de soutien réciproque, fût-il ou non simultané. La stratégie de son côté signifie sans équivoque que ces entreprises doivent contribuer à contraindre les volontés adverses pour se rapprocher d’intérêts définis et atteignables par le recours aux armes. Il ne s’agit donc pas, bien sûr, de se laisser entraîner dans des dépenses insoutenables ou des dépendances critiques, ni d’ignorer la fair competition (11) naturelle et sa dimension normative, y compris entre alliés. Néanmoins, in fine, « que faire ensemble ? », stratégiquement, doit demeurer la question centrale, avant même de converger sur chaque virgule d’analyse de la situation, dès lors que des intérêts communs sont clairement en jeu.
D’où la seconde conclusion en filigrane de ce recueil : il est essentiel, dans la technicité et dans la variété des domaines où la guerre s’aventure désormais, dans la complexité de leur synchronisation, de généraliser l’empirisme. En un mot, « essayons ! »
Dans Learning War (12), l’historien américain Trent Hone analyse les facteurs qui permirent à l’US Navy de devenir en à peine un demi-siècle, de 1898 à 1945 (13), la première marine du monde, vainqueur de la Seconde Guerre mondiale sur deux océans à la fois. Cette révolution fournit des enseignements d’autant plus remarquables qu’elle n’allait pas de soi. Elle s’est amorcée dans un contexte initial de républicanisme extrême, rétif à la création d’états-majors et de chefs opérationnels puissants en temps de paix, redoutant qu’une marine ainsi renforcée ne poussât le pays dans l’impérialisme. Et ses résultats les plus spectaculaires furent obtenus au plus aigu de l’adversité : dans la position très défavorable qui suivit Pearl Harbour, un premier rééquilibrage s’opérait à Midway six mois plus tard, et l’initiative changeait de camp au fil des combats pour Guadalcanal, moins d’un an après le 7 décembre 1941. Ce renversement ne devait encore rien à l’hyperpuissance industrielle, qui n’avait pas encore pu se déployer : il eut lieu à moyens américains quasi constants. Il est né d’un état d’esprit qui prédisposait, comme la langue anglaise sait l’exprimer dans un raccourci incomparable, à outlearn the enemy (14).
Résumons les facteurs de cette rupture dans leur ordre d’apparition : une ambition militaire héritée de l’amiral Mahan et transmise au politique ; une réforme du corps des officiers qui allait l’unir dans une vraie cohérence et permettre ensuite de sélectionner les plus aptes à développer puis à emmener au combat une telle marine ; un système très ouvert et safe to fail (15) d’innovations rapides et incrémentales tous azimuts, tant techniques que tactiques. Ce système laissait une part considérable aux essais parallèles, durables, de solutions variées jusqu’à ce que la meilleure s’imposât avec certitude. Il était soutenu par du wargaming et des exercices, sur papier comme de terrain, dont les fameux Fleet Problems annuels, portés à une échelle industrielle et eux-mêmes sans cesse perfectionnés. Enfin, l’organisation centrale suivait. Sa transformation signifiait, par des ruptures de symétrie visibles (16), l’intégration progressive des axes prioritaires d’innovation tout en garantissant le partage universel et rapide des meilleures pratiques.
L’âme et le carrefour de ce dispositif se situaient au Naval War College, organisateur, arbitre et garant de la performance des wargames, diffuseur d’idées et de doctrines au meilleur échelon pour les mettre immédiatement en œuvre ou à l’épreuve, connecté à la sélection et à la promotion des talents. L’ensemble était canalisé par une enabling constraint (17) selon le terme consacré en théorie des systèmes complexes. Cette contrainte imposait le choix a priori de tout ce qui, dans tous les domaines, valoriserait et favoriserait l’initiative de combat autonome et agressive (18), prônant une application souple, contextualisée et nuancée des principes de la guerre selon Mahan (19).
En 1941-1942, poursuivant leurs expérimentations jusqu’en pleine guerre donc, ces dispositifs, ces hommes, ces habitudes de travail inventaient encore les groupes aéronavals, les procédures standardisées permettant de changer sans délai la composition des task forces, le central opérations, le feu guidé par radar. Ils se haussaient à la hauteur de l’excellence japonaise dans le combat de nuit, renouvelaient les tactiques d’emploi des destroyers qu’ils rendaient suffisamment capables et agressifs pour se sacrifier avec succès contre des forces cuirassées, comme au golfe de Leyte en 1944.
Bien sûr, tout n’est pas transposable, d’autant que partir de peu et avoir identifié très tôt son ennemi fut pour l’US Navy un gage d’homogénéité décisif dans cette progression fulgurante. Pour autant, de récentes impulsions attestent d’un élan comparable dans les armées françaises aujourd’hui : avancées significatives dans le domaine de l’entraînement complexe (20), développement des wargames et brain games. Pour orienter la suite en se nourrissant de ces leçons de l’histoire, il n’est pas interdit d’imaginer une mise à l’unisson, en cycle accéléré, de la doctrine interarmées, de l’Enseignement militaire supérieur, de l’entraînement, de la simulation et du wargaming interarmées, ainsi que de la sélection des hauts potentiels.
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Un tel mouvement peut prendre plusieurs formes. La plus manifeste et radicale – vraie « rupture de symétrie » – serait sans doute l’institution d’une sous-chefferie de l’EMA regroupant ces responsabilités, tout en favorisant et fédérant les initiatives de chaque armée. La plus facile à établir, avec une efficacité à surveiller ensuite dans le temps, consisterait, à tout le moins, à mettre en réseau les organismes qui assurent aujourd’hui ces différentes responsabilités pour garantir leur coordination plus étroite, plus fluide et plus structurelle. Quoi qu’il en soit, la plupart des préoccupations exprimées dans cet ouvrage collectif trouveraient finalement leur réponse dans ce type de mouvement, sous réserve de deux facteurs de succès.
Le premier : préserver l’ouverture à l’initiative et à l’innovation. Cela suppose d’abord une part d’indéfinition des objectifs poursuivis, limités à quelques enabling constraints laissant libre l’imagination. Par exemple : sans se cantonner aux milieux ou aux champs sur lesquels nous sommes engagés, décourager toute escalade vers l’affrontement ; et en cas d’affrontement, même subi, emporter une supériorité irréversible dès les premières minutes. Cela impose ensuite une tolérance durable à la diversité des solutions testées, jusque dans nos activités opérationnelles effectives. Car Trent Hone est formel : dès lors que l’intégration en masse de réservistes, accompagnant la croissance matérielle exponentielle de l’US Navy, imposa en seconde moitié de guerre de normaliser les procédures, les doctrines et les équipements, l’esprit du demi-siècle précédent cessa immédiatement de souffler…
Second facteur de succès : mettre en cohérence tous les ressorts du système en faveur de cette transformation. Comme le feu en 1914, cela semble une évidence. Cependant, les armées françaises sont-elles vraiment prêtes, dans leur profondeur, à faire prévaloir les impératifs de l’entraînement à la guerre de demain par rapport aux actuelles opérations extérieures ? Car cette transformation s’étendrait jusqu’à l’intime de leur fonctionnement : incitations RH (reconnaissance, sélection, promotion, fidélisation, accessoires de solde et de pension), financement prioritaire, à moyens constants, de l’activité d’entraînement et de formation (études technico-opérationnelles, achat de prototypes à tester en conditions réelles, maintenance des équipements, organisation des entraînements et des wargames, contractualisations associées, etc.) De ce point de vue, dans un univers administratif moderne, la tâche est plus complexe qu’autrefois.
Pour faire face au risque renouvelé, demain, d’une guerre symétrique démultipliée par le nombre de champs et de milieux où elle est susceptible de se livrer, comme par les seuils sous lesquels l’adversaire peut chercher à dissimuler sa vraie nature, et quelles que soient les transformations qui soutiendront cet effort, « d’urgence, essayons ! » Ainsi pourrait donc se résumer ce recueil de libres propos, dans l’esprit de la Revue Défense Nationale qui fait au CHEM l’amitié de publier ses « regards » depuis six ans.
Idées de la guerre ou guerre des idées, leur foisonnement est aussi un tâtonnement, assumé. Conscient de ses limites, contribution partielle à la réflexion stratégique d’ensemble selon l’une des missions également confiées au CHEM, cet ensemble de travaux est surtout l’un des moyens par lesquels, futurs conseillers des « chefs des généraux », les auditeurs du CHEM se sont préparés à convaincre ; par lesquels, futurs « généraux en chef », ils se sont préparés à vaincre. Œuvre de praticiens, par-delà ses adhérences aux expériences individuelles et ses tonalités variées, fort même de cette diversité, il témoigne d’une volonté collective, fidèle à l’esprit des origines, de penser la guerre dans toutes ses dimensions, avec nos alliés, dès le stade permanent de la compétition, pour le succès de nos armes. ♦
(1) Pascal Blaise, Œuvres complètes. Tome III : De l’esprit géométrique, II, « De l’art de persuader », § 29, Éd. J. Mesnard et Desclée de Brouwer, 1991, p. 427.
(2) Cité dans Vial Philippe et Denglos Guillaume, Histoire de l’IHEDN, Éd. Tallandier, 2021, p. 23.
(3) Objectif explicitement assigné par l’instruction ministérielle n° 4200.3/11 du 21 octobre 1910 portant création d’un Centre des hautes études militaires, signée du général Jean Brun, ministre de la Guerre (http://www.ecole-superieure-de-guerre.fr/le-centre-des-hautes-etudes-militaires.html).
(4) Enseignant la tactique d’infanterie à l’École supérieure de Guerre (armée de Terre).
(5) Mission du CHEM aux termes de l’arrêté ministériel du 4 mars 2009 portant organisation de la direction de l’Enseignement militaire supérieur (https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000020347997/2022-03-13).
(6) Valéry Paul, « Réponse du directeur de l’Académie française au discours de M. le Maréchal Pétain », 22 janvier 1931 (https://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-philippe-petain).
(7) Guitton Jean, La Pensée et la Guerre, Éd. Desclée de Brouwer, 2017, p. 102.
(8) Burkhard Thierry, Vision stratégique du Chef d’état-major des armées, EMA, octobre 2021, p. 8 (https://www.defense.gouv.fr/).
(9) Guitton Jean, op. cit. p. 28.
(10) Bloch Marc, L’Étrange Défaite, Éd. Gallimard, 1990, p. 66-67 et 78.
(11) « Compétition équitable. »
(12) Hone Trent, Learning War, Annapolis, Naval Institute Press, 2018.
(13) L’ouvrage couvre la période qui s’étend des leçons tirées par l’US Navy de la guerre contre l’Espagne, à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
(14) « Apprendre plus, mieux ou plus vite que l’ennemi. »
(15) « Ne tenant pas rigueur des échecs. » C’est d’ailleurs un raccourci, même si Trent Hone en use abondamment. Puisque le système sélectionnait, on ne peut pas le présenter comme absolument safe to fail, mais il écartait plus fermement encore ceux qui n’essayaient rien que ceux qui tentaient, quitte à échouer.
(16) Elles-mêmes caractéristiques de l’adaptation d’un système complexe.
(17) Littéralement « contrainte qui permet » : une contrainte formulée comme un effet général à obtenir, afin de canaliser les énergies pour les rendre plus capables de le produire, évitant autant l’inhibition que la dispersion.
(18) Par exemple, l’ouverture efficace du feu en limite de portée, qui fit l’objet de recherches soutenues.
(19) Contrairement à la marine impériale japonaise qui, nourrie des mêmes théories mais obsédée par l’objectif de répéter Tsushima – victoire décisive les 27 et 28 mai 1905 pendant la guerre russo-japonaise –, ignora précisément leurs nuances pour les réduire à la recherche de la bataille décisive.
(20) Exercices Warfighter et Polaris 2021, Orion 2023.