Le cerveau a toujours joué un rôle clé dans la conduite de la guerre, c’est un truisme de le dire. C’est aussi dans les esprits que les défaites sont reconnues, les victoires exploitées et les trêves acceptées. Il n’est donc pas nouveau que le cerveau humain occupe une place centrale dans la stratégie militaire. Pour autant, les actuelles avancées scientifiques dans le domaine cognitif permettent d’envisager, à horizon des prochaines décennies, des bouleversements majeurs en matière de contrôle et de manipulation des cerveaux. Certains compétiteurs étant très largement en avance sur la France, il convient de prendre la mesure des enjeux de la cognitique militaire pour éviter d’être demain déstabilisé par un agresseur dans ce nouveau domaine.
Neurosciences et sciences cognitives : comment se préparer à la guerre des cerveaux ?
« Gagner la guerre avant la guerre » (1) consiste à remporter la dialectique des volontés avant de franchir le seuil de l’affrontement cinétique et homicide. Il s’agit donc de porter des coups « sous le seuil » et visant à agir sur la volonté de l’adversaire – ou du compétiteur – plutôt que sur son intégrité physique. Il s’agit là de porter le combat sur un terrain dont la littérature militaire parle de plus en plus : le terrain cognitif, c’est-à-dire le lieu de l’infiniment intime et stratégique au sein de chaque individu : le cerveau.
« Gagner la guerre avant la guerre » consisterait donc à gagner la guerre des cerveaux, la guerre cognitive. C’est du moins la thèse défendue par le plus grand expert américain de la Cognitive Warfare, le neuroscientifique James Giordano, qui déclare dans ses nombreuses conférences à forte audience, notamment auprès des forces armées américaines, que « the human brain is the battlefield of the 21th century ».
Mais que recouvre l’expression « guerre cognitive » ? Souvent réduite aux sciences cognitives qui analysent le comportement du cerveau, ou à la dimension cognitive du soldat augmenté, ou encore aux opérations d’influences et à la guerre psychologique, la cognitique (2) militaire est tout cela à la fois. C’est cette acception très inclusive qui sera retenue et analysée dans le développement qui suit afin de démontrer que le sujet est aujourd’hui émergeant, qu’il porte des enjeux majeurs et impose que nous l’épousions avec audace, volontarisme et lucidité car il pourrait transformer, voire bouleverser, la guerre d’ici quelques décennies.
État des lieux
Le sujet cognitif n’est pas nouveau, mais il prend aujourd’hui une dimension particulière du fait de deux mouvements parallèles : la vulnérabilité croissante du cerveau et les progrès fulgurants de la science dans la connaissance de ce même cerveau.
Une mutation plus qu’une genèse
Le cerveau n’est pas strictement un nouvel espace de conflit. La guerre est tout d’abord ontologiquement une dialectique cognitive car, d’une part, l’essence même de la guerre est de vaincre la volonté de l’autre et, d’autre part, le cerveau est le siège de cette volonté. Plus largement, ce sont toujours dans les cerveaux que naissent la décision d’entrer en guerre, la façon de la conduire, tout comme l’acceptation de la défaite.
Par ailleurs, comprendre l’autre, connaître ses intentions et au contraire le duper, le tromper sur nos intentions, a toujours occupé une place majeure dans la guerre. La ruse et les opérations dites psychologiques sont des structurants militaires intemporels. Le cheval de Troie ou l’opération Fortitude (3) sont des exemples parmi tant d’autres de la plus-value du champ cognitif dans les opérations militaires.
L’histoire regorge également d’exemples où la science, principalement la médecine, a été sollicitée pour aider à la prise de l’ascendant cognitif. On peut notamment penser à la drogue utilisée par les Vikings pour gagner la « bataille de la peur » ou à la pervitine consommée par les soldats du IIIe Reich pour gagner la « bataille de l’agressivité ».
Si la prise de l’ascendant cognitif a toujours constitué un enjeu majeur, la façon de le faire a évolué dans le temps et particulièrement au cours du siècle passé, duquel on peut dégager trois étapes majeures.
1re étape : celle des duels idéologiques
La révolution russe de 1917 a structuré la « lutte des cerveaux » autour de l’opposition de narratifs idéologiques jusqu’à l’effondrement de l’URSS. Subversion, guerre psychologique, propagande et désinformation étaient les modes opératoires d’une confrontation de nature politique entre les puissances. Ce sont donc les narratifs idéologiques qui s’opposaient alors, message contre message, sans que soient questionnés outre mesure le vecteur du message et son récepteur.
2e étape : celle de la dialectique informationnelle
Au début des années 1990, les bouleversements géopolitiques, corrélés à l’émergence d’Internet, ont transformé l’opposition de narratifs en véritable guerre informationnelle. Le message (le narratif) n’était plus le seul enjeu. Dominer le vecteur de l’information était devenu alors aussi important. En somme, l’enjeu était de dominer le champ informationnel dans sa globalité (le message et le vecteur). C’est l’avènement du cyber, des attaques sur les systèmes d’information, de l’hyper-connectivité, des réseaux sociaux et des influenceurs, de la sur-information et des fake news. C’est l’entrée dans l’ère de la post-vérité.
3e étape : celle de la guerre cognitive
La période qui vient peut, à certains égards, être considérée comme une troisième étape, celle de la guerre cognitive, celle où l’enjeu repose autant sur le récepteur (le cerveau) que sur le message et le vecteur. Englobant les éléments structurants des deux premières étapes, elle les dépasse en laissant entrevoir des possibilités de manipulation (bienveillante ou malveillante) et de prise de contrôle des cerveaux. S’appuyant sur le développement des sciences à la fois comportementales (sciences cognitives) et technologiques (neurosciences), elle permet d’envisager jusqu’au hacking des cerveaux. Cette perspective est très bien décrite dans le scénario « Barbaresques 3.0 » de la Red Team (4), autour du piratage du projet NeTAM et du protocole ArmVie (5).
Deux grands facteurs indiquent que nous sommes en train de basculer dans cette ère de la guerre cognitive : d’une part, la vulnérabilité croissante du cerveau humain et, d’autre part, la connaissance de plus en plus fine de son fonctionnement.
La vulnérabilité croissante des cerveaux
Le cerveau humain est structurellement vulnérable. C’est d’ailleurs la thèse développée par le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman dans son best-seller Système 1, Système 2 (6). Les intuitions (l’heuristique) prennent souvent le pas sur une approche rationnelle (le raisonnement) et permettent à de nombreux biais cognitifs – individuels comme collectifs – de s’engouffrer dans la brèche.
Au nombre de ceux-ci, il est par exemple à noter que le cerveau est incapable de distinguer par lui-même si une information particulière est juste ou fausse. Il prend par ailleurs régulièrement des raccourcis pour déterminer la fiabilité des messages en cas de surcharge d’information et est amené à croire comme vrai des déclarations ou des messages qu’il a déjà entendus même s’ils peuvent être faux. Il accepte enfin les déclarations comme vraies si elles sont étayées par des preuves, sans se soucier de l’authenticité de celles-ci.
Aujourd’hui, le cerveau humain est particulièrement vulnérable dans l’environnement hyper-connecté qui est le sien. Le sociologue français Gérald Bronner, dans son ouvrage Apocalypse Cognitive, démontre que les progrès scientifiques et sociétaux augmentent notre « temps de cerveau disponible (7) ».
Ce temps disponible est à la fois une opportunité pour se cultiver et une vulnérabilité s’il est utilisé à consommer passivement de la data (télévision, Internet, réseaux sociaux…). La seconde option étant de loin la plus fréquente, les cerveaux humains sont très nettement fragilisés par leur hyper-connexion passive. Le métavers va très certainement amplifier cette fragilité par une véritable déconnexion entre le monde réel et le monde virtuel. Le scénario « Chronique culturelle d’une mort annoncée » de la Red Team est à cet égard éloquent avec les notions de Safe Spheres (8). Les grands acteurs économiques que sont les GAFA exploitent la vulnérabilité croissante de nos cerveaux à des fins économiques. Rien n’assure que les États n’y auront pas recours, voire n’y ont pas déjà recours…
Des perspectives scientifiques vertigineuses
Les progrès scientifiques nous permettent chaque jour d’améliorer notre compréhension du fonctionnement de notre cerveau. Les perspectives sont immenses pour la quadruple bataille cognitive (celle des émotions, de l’attention, de la compréhension et de la décision). C’est l’essor des NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), selon un acronyme défini en 2002 par le département de la Défense américain (DoD).
En particulier, dans le domaine des neurosciences, des progrès concrets jalonnent un chemin objectivement assez vertigineux. Le docteur Armin Krishnan, chercheur de référence sur le sujet et auteur en 2017 d’un ouvrage d’une grande richesse intitulé Military Neuroscience and the coming Age of Neurowarefare (9), structure ces évolutions technologiques autour de quatre mots-clés : Drugs, Bugs, Bytes & Waves.
« Drugs & Bugs »
Cela concerne le domaine des calmants, des hallucinogènes, des incapacitants biologiques et chimiques. La science permet aujourd’hui par exemple de ralentir la pensée, d’empêcher de dormir, de modifier les émotions, de diffuser la peur… Les applications sont locales, mais les prochaines décennies pourraient permettre de changer d’échelle en utilisant notamment des vecteurs naturels (insectes, virus…) pour diffuser largement des substances capables de modifier notre façon de penser comme nos émotions.
« Bytes & waves »
Il s’agit d’un domaine encore plus prometteur pour Armin Krishnan. Des systèmes à énergie dirigée (micro-ondes, acoustique, électromagnétique) et des implants pourront notamment, à terme, établir une véritable interface entre la machine et le cerveau pour le comprendre, lui donner des ordres, l’influencer, le déstabiliser, en bref le hacker. Les scientifiques appellent cela le Brain Computer Interface (BCI). Les horizons de maturité des technologies ne sont pas d’un autre temps : l’US Army parle de hacker des cerveaux à horizon 2040 (10). De façon plus « douce », certaines technologies permettent par ailleurs dès à présent de façonner les consciences, comme la « 25e image (11) » (image subliminale) et le « son silencieux » (son subliminal). L’exposition croissante des cerveaux à une consommation passive de data rend les humains extrêmement vulnérables à ces approches insidieuses.
Enjeux cognitifs en « 4D »
Pour analyser les multiples facettes d’un sujet extrêmement vaste, il est proposé de considérer une grille de lecture basée sur une triple dialectique, celle qui distingue le monde militaire et le reste de la société, celle qui regarde les solutions techniques en fonction de leur niveau d’agressivité sur les cerveaux, et enfin celle qui oppose les postures offensives et défensives. Cette grille est complétée d’une mise en lumière des enjeux éthiques et juridiques sur le sujet.
Militaire vs sociétal
La « guerre des cerveaux » doit avant tout s’entendre à deux niveaux que la littérature isole souvent alors qu’ils sont les deux faces d’une même pièce. La cognitique militaire concerne le soldat au combat comme le reste de la société. Au-delà d’une question d’échelle, il y a un changement de nature des enjeux cognitifs.
Militaire
Au niveau du soldat, la science offre des potentialités pour son augmentation cognitive comme pour l’altération cognitive de son ennemi. À son bénéfice, la science peut permettre une meilleure sélection, une formation plus efficiente, une récupération post-trauma plus rapide et efficace, et au combat une meilleure performance cognitive pour décider (gestion plus performante des informations, suppression des émotions négatives…). Au désavantage de l’ennemi, la cognitique peut accroître le brouillard de la guerre chez l’adversaire, altérer ses capacités cognitives en l’empêchant de dormir ou en lui causant par exemple des maux de tête. C’est l’exemple du syndrome dit « de La Havane » (troubles cognitifs par céphalées d’agents de la CIA et de diplomates de l’ambassade de Cuba en 2016). Ce syndrome pourrait être la conséquence d’une action malveillante, à base d’ondes basses fréquences (12). Certains cas ont aussi été identifiés dans des ambassades américaines en Europe, dont un à Paris, révélé le 13 janvier 2022 par le Wall Street Journal (13).
Sociétal
Au niveau du citoyen, de la société, la cognitique présente avant tout un enjeu de confiance et de volonté. Confiance en « le collectif » et en « les dirigeants » ; volonté de résister, de défendre ses valeurs. Confiance et volonté peuvent être altérées par des actions cognitives malveillantes. C’est la « guerre psychologique 3.0 ». L’adversaire cherchera principalement à utiliser la cognitique pour jouer sur les peurs, sur l’hystérie collective des sociétés dans le but de faire exploser le contrat social (balkanisation de la société), avec toujours un avantage à l’agresseur, ainsi que le note l’informaticien-éthicien américain Tristan Harris : « il est beaucoup plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu’ils ont été bernés (14) ».
Actif vs passif
Que ce soit au niveau militaire ou sociétal, les technologies et modes opératoires s’inscrivent dans deux familles : les techniques actives (intrusives ou non) et les techniques passives qui reposent sur la permissivité du cerveau humain.
Actif
D’un côté, on retrouve toutes les techniques actives intrusives liées aux traditionnelles ingestions de substances pharmaceutiques, à la mise en place d’implants et à l’usage de micro-organismes (virus et bactéries notamment). On trouve également tout le champ des techniques actives non-intrusives, utilisant, entre autres, la stimulation ultrasonique, magnétique ou électromagnétique pour interagir avec le cerveau (les Brain Stimulation Methods). Dans cette catégorie figurent les armes cognitives dites « à effet dirigé » comme l’Active Denial System (15) (ADS) de la société américaine Raytheon, système qui a été déployé en Afghanistan sans y avoir été officiellement employé. L’ADS est un moyen de dispersion des foules, une arme cognitive en ce sens qu’elle fait croire au cerveau que la peau est brûlée alors qu’elle ne l’est pas (16).
Passif
D’un autre côté, on retrouve les techniques passives qui ne ciblent pas physiquement tel ou tel cerveau. Elles servent, d’une part, à influencer et/ou déstabiliser des groupes, à l’instar des images et sons subliminaux, déjà évoqués, mais aussi de techniques plus ambitieuses comme les hologrammes ou au contraire les « invisibility cloaks ». La compagnie canadienne Hyperstealth a ainsi développé dans les années 2010, grâce aux nanotechnologies, une matière nommée « Quantum Stealth (17) » qui rendrait tout objet invisible à l’œil nu et aux infrarouges. Les techniques passives offrent, d’autre part, des perspectives intéressantes pour mieux connaître et comprendre. Le département [américain] de la Sécurité intérieure (18) conduit plusieurs projets qui visent à détecter, au sein d’une foule, un individu qui aurait une intention hostile. Les applications potentielles sont éminemment stratégiques.
Défensif vs offensif
Cet axe de lecture pose une question de fond aux démocraties, d’une certaine façon semblable à celle qui s’est posée à la lutte cybernétique : peut-on se permettre de conduire des actions offensives dans ces zones grises, non conventionnelles, ou doit-on s’interdire toute entreprise non strictement défensive ?
Défensif
Sous l’angle défensif, tout d’abord, on peut identifier deux types d’actions. Il y a tout d’abord celles qui visent à renforcer la résistance du cerveau qui regroupe tous les travaux cognitifs sur l’homme augmenté, allant de solutions soft comme les « techniques d’augmentation du potentiel » à d’autres plus technologiques comme les « brain stimulations ». À titre d’exemple, l’armée américaine finance en ce moment, à hauteur de près de 3 millions de dollars, le développement d’un « bonnet de nuit » capable d’accélérer le nettoyage du liquide cérébrospinal qui entoure le cerveau pendant le repos, et donc accélérer la récupération (19). Dans le même esprit, en 2016, sur la base américaine de Wright-Patterson dans l’Ohio, des expérimentations concluantes avaient déjà été conduites par l’US Navy en utilisant la stimulation trans-crânienne à courant direct pour augmenter la capacité cognitive. Il y a ensuite les actions qui visent à détecter les agressions exogènes (la vigilance cognitive), à l’image de ce que le service Viginum (20) fait déjà dans le champ informationnel, en particulier sur les réseaux sociaux. Il est en effet primordial de considérer que, dans le domaine cognitif, avoir conscience d’être attaqué constitue déjà une parade à l’attaque.
Offensif
Sous l’angle offensif, on retrouve toute la palette « Drugs-Bugs-Waves-Bytes » de Armin Krishnan, illustrée précédemment. C’est dans ce domaine, celui des armes et des technologies dégradantes, que les prochaines décennies pourraient nous conduire à changer de paradigme stratégique. Il serait illusoire de penser que tous les projets en cours aboutiront. Nombreux ne pourront pas passer à l’échelle et donc devenir opérationnels, mais si une petite partie d’entre eux permettaient par exemple le hacking des cerveaux, à distance et à grande échelle, si un compétiteur pouvait changer la façon de penser d’une partie significative de la population (opinion publique, décideurs…), alors il posséderait une arme d’une puissance littéralement absolue, qui serait même de nature à instaurer à long terme une grammaire stratégique se rapprochant de celle de la dissuasion. Il est d’ailleurs à noter qu’un collectif de scientifiques américains a demandé à ce que soit mis en place un nouveau projet Manhattan (21) pour la cognitique militaire.
Éthique et droit
Selon que l’on aborde la Cognitive Warfare sous l’angle strictement militaire ou plus largement sociétal, selon que l’on s’intéresse aux technologies passives ou actives, et selon que l’on promeuve un usage offensif ou strictement défensif, alors la question éthique et juridique se présente avec une intensité différente sur les trois thèmes structurants suivants : la question bioéthique, le droit de la guerre et l’essence même du droit.
La question bioéthique
Face à des technologies qui sont notamment parfois intrusives sur un individu, un cadre bioéthique solide est indispensable. En la matière, la prise de conscience a déjà eu lieu. La France a d’ailleurs été le premier pays à légiférer sur le sujet dans la loi de bioéthique de 2011. Plus récemment, en 2019, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a formulé neuf principes en vue d’encadrer l’innovation en neurotechnologies (22). Pour autant, en la matière, rien n’est jamais figé pour longtemps. La bioéthique est d’ailleurs souvent décrite comme « un jardin d’acclimatation qui tend à autoriser aujourd’hui ce qui était inacceptable hier et à préparer l’acceptation demain de ce qui est aujourd’hui interdit (23) ».
Le droit de la guerre
Le cadre juridique de l’emploi militaire de ces technologies ne fait pas encore l’objet d’un corpus à proprement parler, mais l’exemple de la démarche lancée par la France dans le cadre de l’Appel de Paris (2018) sur le sujet du cyber (24) peut servir à aiguiller la réflexion. En substance, deux cas sont à distinguer : le cadre du temps de paix où il est à noter qu’une agression même non armée peut être qualifiée d’agression armée et justifier la légitime défense, en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies ; et le contexte de conflit armé où le Droit international humanitaire (DIH) doit s’appliquer et, en particulier, les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution. Pour autant, à l’instar du cyber, le domaine cognitif étant propice aux actions sous le seuil, la caractérisation juridique d’une agression et de sa conformité aux principes est tout sauf une science exacte.
L’essence du droit
Plus important encore est le potentiel impact de l’usage des neurosciences sur le droit civil et pénal. Ainsi, par exemple, la parfaite connaissance de la pensée d’un individu sans que celui-ci ne parle (détecteurs de mensonges de nouvelle génération) viendra révolutionner le droit au silence, l’un des fondements juridiques actuels majeurs, et ainsi bouleverser la façon dont la justice sera rendue, avec un risque de déshumanisation de celle-ci. A contrario, la possible aptitude à la suppression ou la modification des souvenirs par les technologies cognitives prendra le contrepied de cette absolue transparence et constituera un second écueil. En outre, quid de la notion de responsabilité (25) avec la disparition potentielle du consentement éclairé en cas d’altération cognitive externe, qui plus est d’origine malveillante ?
Tour du monde cognitif
Avant de s’intéresser aux actions à entreprendre pour faire face à ces enjeux, il est intéressant de procéder rapidement à un tour d’horizon de « l’état du monde » sur le sujet de la cognitique militaire, en s’intéressant à la fois au bloc occidental et à nos grands compétiteurs stratégiques chinois et russes.
À l’Ouest
Les États-Unis
Les États-Unis investissent depuis longtemps et fortement dans le domaine cognitif militaire. Les efforts les plus significatifs en la matière ont sans doute été menés par le DoD, en particulier au sein de la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA), et par le monde du renseignement, avec l’Intelligence Advanced Research Project Agency (IARPA). En 2013, la BRAIN (26) Initiative lancée par le président Obama – avec des centaines de millions de dollars pour ses seules trois premières années de mise en œuvre – a particulièrement dynamisé la recherche, notamment dans le cadre de la lutte contre les syndromes post-traumatiques et du développement de prothèses de nouvelle génération. L’approche américaine du sujet est très technologique et les expérimentations sont nombreuses, en particulier dans le cadre de l’augmentation cognitive du combattant (cf. exemples évoqués supra au 2.3).
L’Otan
À l’Otan, le Commandement allié pour la transformation (SACT) est particulièrement loquace depuis 2020, par le biais du NATO Innovation Hub placé sous la responsabilité de François du Cluzel, ancien officier supérieur de l’armée de Terre française. En janvier 2021, un rapport a notamment été publié (27) . Celui-ci précise la convergence des domaines Cognitive Warefare, Electronic Warefare, Psychological Warefare, Information Warefare, Cyber Warefare. Il décrit le double but de la Cognitive Warfare – déstabiliser et influencer – et ouvre la porte à une posture offensive de l’Otan sur un sujet qui atténue encore davantage les frontières spatiales et temporelles de la paix et de la guerre. L’Otan se pose par ailleurs la question d’en faire un sixième espace de conflictualité (28).
La France
En France, la recherche est surtout dynamisée par le domaine civil, notamment médical. Le ministère des Armées n’est pas menant à la différence du cas américain. Pour autant, il y a une véritable expertise scientifique sur le sujet, portée notamment par l’École nationale supérieure de cognitique (ENSC), située en région bordelaise et partenaire de sociétés également en pointe sur le sujet, comme Thales, avec laquelle l’école partage un laboratoire. L’ENSC travaille en relation avec le NATO Innovation Hub de SACT. Dans les armées, l’expertise est portée par l’Institut de recherche bio médical des armées (Irba) pour le volet médical (29) et par l’Agence pour l’innovation de défense (AID) qui pilote le récent projet Myriade (30), lié à la Red Team et chargé de mieux comprendre et mieux anticiper les ruptures dans ce nouvel espace de conflictualité.
À l’Est
La Chine
La culture chinoise est de façon évidente mieux adaptée à la guerre cognitive que la culture occidentale. Cette propension à concevoir la guerre au-delà de son expression cinétique est illustrée de nos jours par le concept de sanzhan (concept des « trois guerres ») qui structure la stratégie chinoise autour de trois axes : la guerre psychologique, la guerre légale et la guerre de l’opinion publique.
En particulier, ainsi que le démontre une remarquable étude récente de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) (31), les concepts d’opérations dans le domaine cognitif sont apparus en 2012 dans un document officiel chinois (32) et, depuis 2005, l’Armée populaire de libération (APL) dispose d’une unité (l’unité 61716), surnommée « base de la guerre de l’opinion publique, de la guerre psychologique et de la guerre du droit », qui opère sous écran de sociétés civiles pour produire des effets dans les champs cognitifs, notamment autour du sujet taïwanais. Le rapport de l’Irsem évoque par ailleurs une formulation (33) on ne peut plus explicite du professeur Zeng Huafeng, doyen de l’école des Humanités et des Sciences sociales à l’Université nationale des technologies de défense, sur les objectifs de la guerre cognitive pour la Chine.
Du côté scientifique, il est à noter que les Chinois sont particulièrement avancés dans les technologies de Brain Control Interface, notamment grâce aux travaux conjoints de l’université de Tianjin et de la China Electronics Corporation. La Chine aurait même développé récemment des BrainControl Weapons valant aux États-Unis de dénoncer cette situation en décembre 2021 et de riposter en blacklistant plus d’une trentaine d’entreprises chinoises (34).
La Russie
La Russie a hérité de l’URSS une véritable expertise de manipulation des opinions et de guerre psychologique (35). C’est donc logiquement que le président Poutine a lancé la National Technological Initiative (NTI) pour stimuler la recherche dans des secteurs technologiques stratégiques victimes de la « malédiction des ressources » post-soviétique. Neuf marchés émergents de haute technologie ont été sélectionnés, dont les neurosciences et les neurotechnologies (ce que les Russes appellent le NeuroNet). Un investissement substantiel y a été consenti : NeuroNet illustre la priorité accordée par la Russie aux sciences du cerveau, considérant que c’est un facteur clé opérant dans les opérations d’influence dirigées et les économies et le pouvoir mondiaux.
En doctrine, le Reflexive Control guide la stratégie militaire depuis plus de 40 ans. Cette doctrine théorise la notion d’opération intégrée qui contraint un décideur adverse à agir en faveur de la Russie en modifiant sa perception du monde. En 2012, le professeur Vladimir Karyakin de l’Université militaire du ministère de la Défense russe confirmait d’ailleurs l’actualité de cette théorie (36).
Quelle stratégie ?
Le développement qui suit ne porte pas l’ambition de définir la stratégie à mettre en œuvre dans ce domaine, mais il formule un certain nombre de recommandations sur un sujet qu’il est indispensable de considérer sur le temps long. En effet, s’il n’y a pas de rupture majeure à envisager dans la prochaine décennie au vu du niveau actuel de maturité des technologies, les efforts consentis demain nous permettrons d’être au rendez-vous quand la rupture arrivera, à un horizon probable que les experts s’accordent à situer entre 2040 et 2050. Trois axes majeurs doivent guider la démarche française : culturel, scientifique et technologique, ainsi qu’organisationnel.
Révolution culturelle
Avant d’interroger la recherche et les organisations, il convient de questionner deux interactions conceptuelles structurant nos schémas de pensée : le rapport que l’homme entretient avec la machine, ainsi que le rapport entre le soldat occidental et la notion de ruse.
Le rapport de l’homme à la machine
Aujourd’hui, lorsqu’une solution technologique est déployée, le réflexe quasiment pavlovien est de prévoir un mode dégradé dans lequel l’homme puisse reprendre la main sur la machine. On apprend par exemple en école de formation qu’il faut continuer à savoir utiliser sa boussole en cas de panne du GPS. Pourtant, la machine est de plus en plus fiable et résiliente, et le cerveau humain de plus en plus vulnérable. L’avènement de la cognitique militaire impose de repenser la notion de « mode dégradé » au sein du binôme « homme-machine ». Il n’est pas à exclure que demain la machine soit un véritable mode dégradé cognitif de l’homme défaillant, une sorte d’ABS de la pensée dans un premier temps, puis un jour une forme de « conduite autonome » du cerveau par la machine.
Cela impose une véritable révolution culturelle dans nos armées (comme dans notre société) : la machine ne doit plus être considérée comme un outil pour l’homme mais comme un partenaire, dans une approche post-humaniste (après le monde antropo-centré) et non trans-humaniste (au-delà de l’humain), c’est-à-dire dans une vision du monde où l’homme n’est pas effacé par ce nouveau partenariat, mais bien épaulé par celui-ci. Homme et machine se complètent mutuellement mais leur nature, leur essence, ne se confondent pas.
Il n’y a pas lieu dans ce cadre de développer une forme de « honte prométhéenne (37) ». Si d’ailleurs l’homme a peur de devenir partenaire de la machine sur le terrain scientifique, c’est justement parce qu’il a déserté le terrain de la transcendance. En cultivant dans nos armées l’enseignement de la philosophie, sans la réduire à des cas concrets d’éthique et de droit des conflits armés, on arme le soldat de demain à affronter un monde où il avancera de toutes les façons côte à côte avec la machine, qu’il le veuille ou non. Ces mots d’Edgar Morin nous réorientent ainsi sur l’essentiel : « chassé par la science, le sujet prend sa revanche dans la morale, la métaphysique, l’idéologie (38) ».
Le rapport du soldat occidental à la ruse
Accepter de porter le combat sur un terrain autre que strictement cinétique suppose que le soldat français se réconcilie avec la ruse, avec le contournement de la puissance, ce qui impose, là également, une petite révolution culturelle. « La guerre, si on la regarde à travers l’histoire de la stratégie, à deux visages : celui d’Achille et celui d’Ulysse, de la force et de la ruse, de la grande guerre et de la petite guerre (39) ». Le soldat français est plus naturellement porté à revêtir le costume d’Achille que celui d’Ulysse, à la différence, par exemple, de la culture stratégique asiatique incarnée notamment par Sun Tzu (40).
Pour encourager cette évolution, il pourrait être utile, par exemple, que les méthodes de planification et les canevas de rédaction des ordres tactiques, directives opérationnelles et stratégiques, intègrent la dialectique cognitive : comment contraindre la pensée ou les émotions de mon adversaire, comment me protéger de ses agressions de nature cognitives ? Cette « sensibilisation à la cognitique militaire » est déjà en marche dans les armées, à l’image du développement de l’expertise « Effets dans les champs immatériels » (ECIm) en cours de montée en puissance dans l’armée de Terre.
Par ailleurs, et pour ancrer dans le réel un domaine qui peut assez rapidement devenir excessivement conceptuel, il semble important d’associer plus largement les militaires aux expérimentations technologiques dans le domaine des sciences cognitives et des neurosciences de façon à diffuser une culture en la matière.
Volontarisme scientifique
Le volontarisme scientifique suppose que deux curseurs soient nettement déplacés : le curseur du frein éthique qui pèse sur la R&D et le curseur de la participation du monde de la Défense à cette même R&D.
R&D et éthique
La France a construit un rapport singulier entre science et éthique par rapport à ses principaux compétiteurs mondiaux. D’un côté, dans les sociétés autoritaires et d’essence totalitaire, la question éthique est souvent marginalisée. Les compétiteurs russes et chinois sont donc très clairement désinhibés vis-à-vis du développement de technologies et de capacités de lutte dans le domaine cognitif. D’un autre côté, aux États-Unis, du fait de la culture « Far West » très entrepreneuriale, l’éthique est souvent suiveuse, comme le décrit le célèbre neuroscientifique américain James Giordano (41).
En France, et plus largement en Europe, la tradition veut plutôt que, au nom du précieux principe de précaution, l’éthique éclaire la marche de la science, la ralentissant inévitablement par voie de conséquence. Mathieu Laine, essayiste influent, décrit mieux que personne que le progrès nait de l’audace, de la prise de risque et de l’erreur (42).
Les bouleversements technologiques qui s’annoncent, dans le domaine cognitif mais également dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), comme dans la perspective de la révolution quantique, militent pour une approche plus audacieuse et moins inhibante de l’éthique dans le domaine de la recherche. L’éthique doit encadrer davantage l’emploi et la mise en œuvre des technologies que la recherche elle-même car l’éthique d’aujourd’hui n’est pas celle de demain et il faut absolument « éviter tout décrochage scientifique et technique (43) » face à nos compétiteurs.
À ce titre, la recherche cognitive doit s’intéresser aux solutions technologiques actives – y compris intrusives – autant qu’aux solutions passives. Elle doit envisager les usages offensifs autant que les usages défensifs, y compris dans des scénarios à grande échelle, celle des sociétés toutes entières. Les considérations éthiques doivent cadrer l’emploi mais ne doivent aucunement freiner l’innovation. Un mandat « cognitique militaire » pourrait d’ailleurs être confié au comité d’éthique de la Défense afin de dimensionner l’inhibition éthique au juste niveau.
Défense et R&D
Le ministère des Armées doit piloter une montée en gamme du volet militaire de la R&D cognitive afin que le monde militaire devienne « menant » face au monde médical. À l’instar de l’expertise de l’Irba sur le volet « cognitif » du combattant augmenté, il est important de développer d’autres pôles d’expertises, en faisant notamment un effort dans le domaine des sciences dites « dures » – ou neurosciences – y compris avec des solutions technologiques agressives (c’est-à-dire offensives et/ou intrusives).
Dans ce domaine, le projet Myriade de l’AID est particulièrement prometteur. Suscité par des faiblesses et angles morts identifiés par la Red Team, il doit constituer la pierre angulaire de la stratégie militaire française en la matière. Pour autant, ce projet est de création très récente et il doit désormais passer de l’intention à l’action. Cela suppose notamment que l’AID structure une véritable « BITD de la cognitique militaire » et qu’elle se donne pour ambition d’orienter, soutenir et accompagner financièrement les initiatives. L’ENSC est par ailleurs un partenaire-clé pour la mise sur pied de ce cluster industriel thématique.
Parallèlement, il est primordial de rester largement connecté aux alliés, en particulier par le biais de SACT et du NATO Innovation Hub, avec lequel il convient de se rapprocher sans compromettre toutefois la nécessaire « intimité nationale » sur le sujet. Une coopération bilatérale avec les États-Unis sera difficile sur un sujet aussi sensible mais demeure à rechercher. Le Canada est également un partenaire intéressant car très investi sur cette thématique.
Adaptation structurelle
Après la culture et la démarche scientifique, il est important d’organiser nos structures pour à la fois anticiper et préparer l’arrivée de cette révolution cognitive à l’horizon 2040-2050.
Un nouveau domaine ?
L’idée de créer un sixième domaine de conflictualité à l’Otan est née début 2020 suite à la recommandation faite par Hervé Le Guyader, ingénieur français de l’ENSC, dans son essai Weaponization of Neurosciences, écrit dans le cadre de l’étude Warfighting 2040 lancée par SACT fin 2019 (44).
Au-delà des querelles byzantines en cours sur les critères à remplir pour devenir un nouveau domaine, il semble surtout que cette idée pourrait se révéler contreproductive car elle pourrait cantonner un sujet complètement transverse dans un silo doctrinal. Dans tous les champs de conflictualité, il est question de cognitique. Il semble donc prudent de ne pas céder aux sirènes simplificatrices et aux bâtisseurs de cloisons. Ainsi que le précise le philosophe Edgar Morin : « dans les choses les plus importantes, les concepts ne se définissent jamais par leurs frontières mais à partir de leurs noyaux (45) ».
Les frontières de la cognitique ne servent à rien. L’essence du cerveau, centre de gravité de toute action militaire est bien davantage utile à penser ce sujet. Pas de nouveau domaine formalisé, donc ; le « cognitif » doit s’entendre en surplomb du « multi-domaines/multi-champs » (M2MC). Pas non plus de commandement unique. En revanche, il semble pertinent de définir une véritable « communauté de la cognitique militaire » regroupant les principaux acteurs du ministère qui pourraient être impliqués sur le sujet. Cette communauté réunirait les acteurs de la trilogie « message-vecteur-récepteur » évoquée au début de cet article. Pour le « message », les experts de la Communication stratégique (EMA Com) et de l’influence (CIAE – Centre interarmées des actions sur l’environnement – notamment) se compléteraient utilement. Pour le « vecteur », le Commandement du cyber (Comcyber), le COS et la Cellule de ciblage large spectre du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO/JCLS) semblent avoir une pertinence. Sur le « récepteur », enfin, la participation de l’Irba porterait la vision humaniste que compléterait le regard technologique de l’équipe de l’AID en charge du projet Myriade. Le Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE) pourrait se voir chargé de l’animation de cette communauté.
Une stratégie interministérielle ?
Comme de nombreux nouveaux champs de conflictualité, la cognitique s’affranchit allègrement des frontières entre la paix et la guerre, entre le monde militaire et le reste de la société. Il est donc indispensable qu’une stratégie interministérielle soit progressivement mise en place pour nous défendre à tous les niveaux de la société des agressions de nature cognitive.
Dans ce cadre, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), notamment par le biais du service « Viginum » qui pourrait progressivement élargir son champ d’action en devenant par exemple « Vigicog », semble avoir un rôle important pour coordonner et mettre en synergie les différents services de l’État concernés par le sujet (armées, intérieur, recherche, santé…).
Par ailleurs, un rapprochement Minarm-Minint se révélerait très certainement précieux du fait d’un grand nombre de technologies duales, au sens intérieur-extérieur, notamment dans le domaine du renseignement et de la prédiction (détection des menaces, mind reading, recherche comportementale…). La Gendarmerie nationale pourrait constituer à cet égard un partenaire de choix pour les armées.
Quelles organisations militaires ?
L’enjeu pour les forces est de préserver leur intégrité cognitive. Trois principes semblent à cet égard devoir être suivis par les structures de décision et de commandement pour la préserver : subsidiarité, redondance, hygiène numérique.
La subsidiarité sera encore plus nécessaire en environnement de compétition cognitive. Le cerveau étant le centre de gravité de cet affrontement, il est impératif que toutes les décisions ne remontent pas à un seul et même cerveau. Le chef sera demain beaucoup plus vulnérable avec les neuro-armes, quand bien même il se tient physiquement en retrait. La subsidiarité lui permettra alors une dispersion structurelle et géographique de la fonction C2, offrant une meilleure résilience.
Par ailleurs, les redondances des systèmes de communication, des canaux humains et techniques de remontée de l’information, des circuits de validation des décisions et des ordres devront être recherchées pour pouvoir identifier de façon différentielle toute altération de notre environnement cognitif et isoler les segments qui seraient potentiellement contaminés. Il peut même être envisagé que des états-majors soient commandés par plusieurs chefs non hiérarchisés qui se relaieraient en quart ou bordée, de façon à limiter la vulnérabilité du chef par sa redondance.
Enfin, puisqu’en l’état actuel des découvertes scientifiques, c’est surtout par le biais des flux numériques qu’aujourd’hui les hommes et les organisations sont vulnérables du point de vue cognitif, il convient de faire un effort significatif d’hygiène numérique. Ce terme doit toutefois être entendu non comme la simple hygiène « du numérique » (les mesures relatives à la sécurité des systèmes d’information) mais comme une hygiène « avec le numérique » : ne pas avoir une confiance aveugle dans ce qui arrive par voie numérique, ne pas être naïf sur les intentions et capacités de nos compétiteurs, être conscient de ses biais et de notre vulnérabilité numérique… La fonction « management de l’information » deviendrait alors une véritable fonction stratégique en se voyant accoler la responsabilité de l’« hygiène numérique ».
* * *
En 1865, l’écrivain français Jules Verne a publié son roman De la Terre à la Lune dans lequel il décrit une gigantesque arme spatiale qui pourrait lancer des projectiles directement sur la Lune. Un peu plus d’un siècle plus tard, le vol spatial Apollo 11 s’y est posée. Il avait le nom que Jules Verne avait prédit, et son équipage comportait le même nombre de membres. L’auteur avait même réussi à prédire la sensation d’apesanteur qu’ont expérimentée les astronautes lorsqu’ils étaient dans l’Espace. La science-fiction a souvent, à l’image de cet exemple, l’insolente aptitude à décrire le futur alors qu’il est encore impensable par un cerveau rationnel.
Le domaine cognitif nourrit depuis longtemps les romans et films de science-fiction. Il se pourrait que dans un futur relativement proche l’imaginaire devienne – au moins partiellement – réel. Dans cette perspective, les armées et d’une façon plus globale le pays, doivent se préparer activement pour ne pas être les victimes passives de cette révolution dont on sent poindre les prémices. La préparation repose en grande partie sur l’innovation, laquelle est structurée par une aptitude à oser faire face à « la peur de tourner le dos à des perceptions anciennes, la peur provoquée par l’action hors des limites, la peur de suivre un choix guidé par une pensée nouvelle, la peur enfin de s’exposer à l’incompréhension des consensus établis, de créer des oppositions et de forcer la confrontation de visions contraires (46) ».
Jean Guitton rappelle à tous la nature du choix proposé, un choix entre le conservatisme et l’audace, entre un Gamelin ou un Guderian pourrait-on affirmer par provocation : « il faut reconnaître que l’homme de guerre se trouve dans une situation difficile : ou bien il abordera une guerre avec l’enseignement tiré de la guerre précédente, qui est au moins, pense-t-il, quelque chose de sûr. Ou bien il se lancera dans une aventure, en envisageant des méthodes absolument nouvelles (47) ».
Éléments de bibliographie
Ouvrages
Charon Paul et Jeangène Vilmer Jean-Baptiste, Les opérations d’influence chinoises, Éditions IRSEM, 2021, 654 pages (https://www.irsem.fr/rapport.html).
Red Team, Ces guerres qui nous attendent 2030-2060, Éditions PSL Équateurs, 2021, 224 pages.
Bronner Gérald, Apocalypse cognitive, PUF, 2021, 396 pages.
Krishnan Armin, Military Neuroscience and the Coming Age of Neurowarfare, Routledge, 2017, 280 pages.
Holeindre Jean-Vincent, La Ruse et la Force, Éditions Perrin, 2017, 528 pages.
Kahneman Daniel, Système 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée, Éditions Flammarion, 2012, 560 pages.
Laine Mathieu, La Grande Nurserie : en finir avec l’infantilisation des Français, Éditions Lattès, 2007, 251 pages.
Mathieu Bertrand, Plaidoyer d’un juriste pour un discours bioéthique engagé, in Science, éthique et droit, Odile Jacob, 2007, p. 265, 359 pages.
Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, Éditions Rivages poche, 2006, 322 pages.
Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe, Point, 2005, 160 pages.
Guitton Jean, La Pensée et la Guerre, Éditions Desclée, De Brouwer, 1969, 228 pages.
Sun Tzu, L’Art de la guerre, traduction du père Amiot, 173 pages.
Articles
Castex (de) Elisabeth, Le cerveau humain : nouveau domaine d’opération militaire, Fondation pour l’innovation politique, 21 janvier 2022 (https://www.anthropotechnie.com/la-guerre-cognitive-nouveau-domaine-doperation-militaire/).
Chiva Emmanuel et Colas Jean-Baptiste, « Défendre notre souveraineté : innover ou périr », Revue Défense Nationale n° 847, février 2022, p. 17-22.
Delpuech Claude et Duée Pierre Henri, « Neurosciences et loi de bioéthique », Annales des Mines. Réalités industrielles, août 2021 (https://www.annales.org/ri/2021/ri-aout-2021/2021-08-11.pdf).
Gautherie Antoine, « L’armée américaine finance un “bonnet de nuit” high-tech pour nettoyer le cerveau des soldats », Journal du Geek, 7 octobre 2021 (https://www.journaldugeek.com/).
Harris Tristan, « How technology is Hijacking your mind », Thrive Global, 18 mai 2016 (https://medium.com/).
Hodge Mark, « Inside China’s terrifying ‘Brain Control Weapons’ Capable of ‘Paralysing Enemies and its own People’ with Mystery Tech », The Sun, 31 décembre 2021 (https://www.the-sun.com/news/4370120/chinas-brain-control-weapon/).
Huafeng Zeng, « Seizing Mind Superiority in Future Wars », PLA Daily, 16 juin 2014.
Karyakin Vladimir Vasilyevich, « The Era of a New Generation of Warriors—Information and Strategic Warriors—has arrived », Nezavisimaya Gazeta Online, 2012.
La lumière au sommet de la guerre psychologique : une étude des opérations dans le domaine cognitif dans la guerre moderne, Shenyang, Bashan édition, 2012.
Langlois Jean et Bazalgette Didier, « Défense, neurosciences et neurotechnologies : avancées, espoirs et limites éthiques » (Tribune n° 1141), RDN, 19 février 2020, 7 pages.
Larrieu Peggy, « Neuroscience et théorie générale du droit - enjeux éthiques » Journal de droit comparé du Pacifique, Hors-série, 2013 (https://www.wgtn.ac.nz/).
Minisini Lucas, « L’ambassade américaine en France rattrapée par le mystérieux syndrome de La Havane », Le Monde, 29 janvier 2022.
Pappalardo David, « La guerre cognitive : agir sur le cerveau de l’adversaire », Le Rubicon, 9 décembre 2021 (https://lerubicon.org/).
Remanjon Jérôme, « Le cerveau humain sera-t-il l’ultime champ de bataille ? » (Tribune n° 1277), RDN, 7 mai 2021, 8 pages.
Requarth Tim, « Votre cerveau va se transformer en arme », (traduit par Peggy Sastre), Slate, 2 novembre 2015 (http://www.slate.fr/).
Documentation institutionnelle
Comité d’éthique de la défense, Avis portant sur l’intégration de l’autonomie sur les systèmes d’armes létaux, 2021 (https://www.defense.gouv.fr/).
Ministère des Armées, Doctrine militaire de lutte informatique d’influence, DICoD, 2021.
Ministère des Armées, Droit international appliqué aux opérations dans le Cyberespace, DICoD, 2021 (https://www.justsecurity.org/).
Comité d’éthique de la défense, Avis portant sur le soldat augmenté, 2020 (https://www.defense.gouv.fr/comite-dethique-defense).
OCDE, Recommandation du Conseil sur l’innovation responsable dans le domaine des neurotechnologies, OECD/LEGAL/0457, 2019 (https://www.oecd.org/fr/).
Fall 2020 Cognitive Warfare rapport by NATO and Johns Hopkins University, 2020 (https://www.nato.int/).
Cluzel (du) François, Cognitive Warefare, NATO Innovation Hub, 2020 (https://www.innovationhub-act.org/).
« La guerre cognitique », journée d’études sous la direction scientifique de Claverie Bernard, Prébot Baptiste et Cluzel (du) François, 21 juin 2021 (https://www.innovationhub-act.org/sites/default/files/2021-10/NATO-CSO-CW%202021-10-26.pdf).
(1) Burkhard Thierry, Vision stratégique du Chef d’état-major des armées (Céma), octobre 2021 (https://www.defense.gouv.fr/).
(2) Le terme « cognitique » est entendu comme l’agrégat des sciences comportementales et technologiques ayant pour objet le cerveau.
(3) Opération visant à induire en erreur les Allemands sur le lieu et la nature du Débarquement pendant la Seconde Guerre mondiale.
(4) Red Team Défense, « Découvrir la Red Team » (https://redteamdefense.org/decouvrir-la-red-team).
(5) Red Team, « Scénario 2 » in Ces guerres qui nous attendent 2030-2060, PSL Équateurs, 2021, 224 pages.
(6) Kahneman Daniel, Système 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012, 560 pages.
(7) « Il représente environ cinq heures quotidiennes. Les enquêtes d’emploi du temps de l’Insee permettent de constater que le temps de liberté mentale a augmenté de 35 minutes entre 1986 et 2010 ». Cf. Bronner Gérald, Apocalypse cognitive, Puf, 2021, p. 86.
(8) Red Team, Ces guerres qui nous attendent 2030-2060, op. cit., scénario 3.
(9) Krishnan Armin, Military Neuroscience and the coming age of Neurowarfare, Éditions Routledge, 2017, 280 pages.
(10) Ibid., p. 137.
(11) Le cerveau humain ne pouvant voir de façon consciente que 24 images par seconde, la technique de la 25e image vise à insérer une image qui ne sera vue que de façon inconsciente.
(12) Thèse défendue par l’Académie des sciences de Washington dans un rapport rendu fin 2020. L’enquête est encore en cours sur le sujet et l’imputation n’est pas formalisée, mais un scénario malveillant est techniquement et stratégiquement crédible.
(13) Minisini Lucas, « L’ambassade américaine en France rattrapée par le mystérieux syndrome de La Havane », Le Monde, 29 janvier 2022.
(14) Harris Tristan, « How technology is Hijacking your mind », Thrive Global, 18 mai 2016 (https://medium.com/).
(15) Active Denial System FAQs, Joint Intermediate Force Capability Office (https://jnlwp.defense.gov/).
(16) L’ADS émet un faisceau d’onde électromagnétique vers un sujet. Quand les ondes touchent la peau, l’énergie de celles-ci crée une sensation de brûlure insupportable en 2 secondes faisant fuir le sujet ciblé alors qu’il faudrait une exposition au faisceau de 250 secondes pour réellement brûler sa peau.
(17) Krishnan Armin, op. cit., p. 136.
(18) DHS Science and Technology Directorate : Projet Screening Passenger by Observation Technique (SPOT) depuis 2007 (https://www.dhs.gov/) et projet Future Attribute Screening Technology (FAST) depuis 2008 (https://www.dhs.gov/).
(19) Gautherie Antoine, « L’armée américaine finance un “bonnet de nuit” high-tech pour nettoyer le cerveau des soldats », Journal du Geek, 7 octobre 2021 (https://www.journaldugeek.com/).
(20) Agence nationale de lutte contre les manipulations de l’information rattachée au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
(21) Nom de code du projet de recherche de bombe atomique américain pendant la Seconde Guerre mondiale.
(22) Recommandation du Conseil sur l’innovation responsable dans le domaine des neurotechnologies, OECD/LEGAL/0457 (https://legalinstruments.oecd.org/fr/instruments/OECD-LEGAL-0457).
(23) Mathieu Bertrand, « Plaidoyer d’un juriste pour un discours bioéthique engagé », Science, éthique et droit, Odile Jacob, 2007, p. 265, 359 pages.
(24) Ministère des Armées, Droit international appliqué aux opérations dans le Cyberespace, DICoD, 2021. (https://www.justsecurity.org/).
(25) « La responsabilité juridique repose sur deux facultés : d’une part, la faculté cognitive de comprendre, c’est-à-dire le discernement qui permet de distinguer ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ; et d’autre part, la faculté volitive, c’est-à-dire la faculté d’agir selon sa volonté délibérée et de contrôler ses actes. » Larrieu Peggy, « Neuroscience et théorie générale du droit - enjeux éthiques », Journal de droit comparé du Pacifique, hors-série, 2013, p. 61-88 (https://www.wgtn.ac.nz/).
(26) Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies (BRAIN).
(27) Cluzel (du) François, Cognitive Warefare, NATO Innovation Hub, 2020 (https://www.innovationhub-act.org/).
(28) « La guerre cognitique », journée d’études sous la direction scientifique de Bernard Claverie, Baptiste Prébot et François du Cluzel, 21 juin 2021 (https://www.innovationhub-act.org/).
(29) L’Armée de l’air et de l’Espace, ainsi que le Commandement des opérations spéciales (COS), sont également particulièrement impliqués dans le domaine des sciences cognitives comportementales.
(30) « Le ministère des Armées lancera d’ici la fin de cette année un nouveau projet qui s’appelle Myriade et qui aura pour mission de nous permettre de mieux comprendre, d’anticiper et d’identifier les facteurs critiques de ce nouveau domaine potentiel de conflictualité, dans une démarche innovante impliquant plusieurs services du ministère et pouvant associer des PME et des start-up sur la question des menaces cognitives. » Parly Florence, « Discours de la ministre des Armées au Forum Innovation Défense », 2021 (https://www.vie-publique.fr/).
(31) Charon Paul et Jeangène Vilmer Jean-Baptiste, Les opérations d’influence chinoises, Éditions Irsem, 2021, 654 pages (https://www.irsem.fr/rapport.html).
(32) La lumière au sommet de la guerre psychologique : une étude des opérations dans le domaine cognitif dans la guerre moderne, Shenyang, Bashan édition, 2012.
(33) « Le but ultime est de manipuler les valeurs, l’esprit national, les idéologies, les traditions culturelles, les croyances historiques, d’un pays pour les inciter à abandonner leur compréhension théorique, leur système social et leur voie de développement et d’atteindre des objectifs stratégiques sans combattre. » Zeng Huafeng, « Seizing Mind Superiority in Future Wars », PLA Daily, 16 juin 2014.
(34) Hodge Mark, « Inside China’s terrifying ‘brain control weapons’ capable of ‘paralyzing enemies’ », The Sun, 31 décembre 2021 (https://www.the-sun.com/).
(35) « Dans une série très étrange d’expériences menées entre 1981 et 1990, des scientifiques soviétiques ont conçu des équipements visant à perturber le fonctionnement des neurones dans le corps et le cerveau d’individus en les exposant à de fortes doses de rayonnements électromagnétiques. Pendant plusieurs décennies l’Union soviétique a ainsi déboursé plus d’un milliard de dollars pour des dispositifs de contrôle mental. » Requarth Tim, « Votre cerveau va se transformer en arme » (traduit par Peggy Sastre), Slate, 2 novembre 2015 (https://www.slate.fr/).
(36) « L’avènement des technologies de l’information et des réseaux, couplé avec les progrès de la psychologie concernant l’étude du comportement humain et le contrôle des motivations des gens, permet d’exercer un effet spécifié sur de grands groupes sociaux, mais aussi de remodeler également la conscience des peuples entiers. » Karyakin Vladimir Vasilyevich, « The Era of a New Generation of Warriors—Information and Strategic Warriors—has arrived », Nezavisimaya Gazeta Online, 2011.
(37) Expression centrale du philosophe allemand Günther Anders dans son ouvrage L’obsolescence de l’homme, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 10 avril 2002, 360 pages.
(38) Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe, Point, 2005, p. 55.
(39) Holeindre Jean-Vincent, « Conclusion » in La Ruse et la Force, Perrin, 2017.
(40) « Le grand capitaine soumet les armées sans combat, emporte les places sans en faire le siège, renverse l’univers avec des forces toujours fraîches, puisque jamais ses armées ne s’épuisent au combat et qu’il bénéficie du fruit intact de ses victoires. » Sun Tzu, « Article 3 » in L’Art de la guerre, traduction du père Amiot.
(41) « La tendance générale veut toujours que la science et la technologie avancent à pas de géant, et que l’éthique et la politique rampent derrière. Elles sont généralement bien plus réactives que productives. » Giordano James, cité par Requarth Tim, « Votre cerveau va se transformer en arme », op. cit.
(42) « L’histoire de l’humanité a depuis toujours été guidée par cette logique de l’essai, de la tentative et de l’erreur sans cesse corrigée pour parvenir à la vérité. Le principe de précaution annihile cette dynamique et paralyse le progrès. » Laine Mathieu, La Grande Nurserie : en finir avec l’infantilisation des Français, Éditions Lattès, 2007, p. 65-66.
(43) Comité d’éthique de la défense, Avis portant sur l’intégration de l’autonomie sur les systèmes d’armes létaux, 2021, p. 6 (https://dicod.hosting.augure.com/).
(44) La guerre cognitique, journée d’études, op. cit.
(45) Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe, Point, 2005, p. 98.
(46) Chiva Emmanuel et Colas Jean-Baptiste, « Défendre notre souveraineté : innover ou périr », Revue Défense Nationale n° 847, février 2022, p. 17-22.
(47) Guitton Jean, La Pensée et la Guerre, Éditions Elidia, 1969, p. 133.