Le monde vit aujourd’hui un véritable bouleversement dans le domaine spatial. Pour autant, l’infrastructure spatiale reste un « colosse aux pieds d’argile », avec des risques et des fragilités réels non maîtrisés au gré de l’évolution des menaces. Ainsi, pour garantir notre résilience et notre autonomie stratégique, pour faire face aux conflits possibles qui se préparent, sur terre et dans l’Espace, un nouvel élan est nécessaire : il s’agit de renforcer notre capacité à accéder à l’Espace, à voir, comprendre et agir dans, depuis et vers l’Espace. Cet article propose des pistes de réflexion pour renforcer encore le triptyque « autonomie-résilience-coopération » pour une meilleure maîtrise de l’Espace.
Quel degré d’autonomie spatiale pour la France au sein de l’Europe sur l’échiquier international ?
Le monde vit aujourd’hui un véritable bouleversement dans le domaine spatial : désormais omniprésentes dans notre quotidien, les facultés offertes par ce nouveau milieu ont complètement révolutionné notre société : la communication, les transports, le développement durable, les services financiers, l’agriculture, l’enseignement, les loisirs, etc. Les armées font aujourd’hui très largement appel à ces nouveaux moyens, qui améliorent la réactivité, la connectivité, la précision et la compréhension des théâtres d’opérations.
Pourtant, il est essentiel de bien prendre conscience que l’infrastructure spatiale reste un « colosse aux pieds d’argile », avec des risques et des fragilités réels non maîtrisés, au gré de l’évolution des menaces. Après la Chine, les États-Unis et l’Inde, la Russie a, elle aussi, récemment détruit un de ses propres satellites en orbite basse. Ainsi, le 15 novembre 2021, elle réalise un tir de destruction à l’encontre du satellite COSMOS 1408 à environ 490 km d’altitude – soit une orbite proche de la Station spatiale internationale (ISS). Ce sont près de 1 500 débris importants qui sont aussitôt propulsés dans l’Espace (1), questionnant de nouveau notre fragile équilibre.
Cet exemple n’est peut-être que la prémisse d’un accroc plus grave, qui viendrait déstabiliser notre modèle de société. Dès lors, au-delà de la nécessité de nous protéger contre les risques et les menaces, il faut également renforcer notre résilience face à diverses catastrophes ou simplement pour faire face à des attaques ciblées.
La France est une Nation majeure du domaine spatial. Présente dans presque tous les secteurs, elle a affirmé ses ambitions par la rédaction de la stratégie spatiale de défense (2) et la création du Commandement de l’Espace en septembre 2019. Cependant, le chemin vers une plus grande résilience reste encore long à parcourir. Pour garantir notre autonomie stratégique et préserver notre modèle de société, pour faire face aux conflits possibles qui se préparent, sur terre et dans l’Espace, un nouvel élan est nécessaire pour renforcer notre capacité à accéder à l’Espace, à voir, comprendre et agir dans, depuis et vers l’Espace. Cette ambition est également signe d’espoir et de progrès pour notre pays car, dans le domaine du spatial en particulier, les opportunités et les innovations sont foisonnantes et les retombées potentielles sont multiples, du militaire au civil, du spatial au non spatial.
Cet article évoque l’importance que revêt l’Espace aujourd’hui, les risques et menaces qui justifient de parler d’un « colosse aux pieds d’argile », et offre des pistes de réflexion pour renforcer le triptyque « autonomie-résilience-coopération » pour une meilleure maîtrise de celui-ci. Toutefois, avant tout, imaginons, avec un exemple simple, ce qui pourrait arriver dans les années à venir…
Incident majeur en orbite basse…
2 juin 2027. Trois heures du matin, heure française. Le Commandement de l’Espace vient d’être informé d’une triple destruction de satellites en orbite basse, à environ 500 km d’altitude. Les experts de tous bords interviennent dès le matin pour expliquer les conséquences de cet incident : selon des estimations préliminaires, 4 000 à 5 000 débris se propagent à grande vitesse, rendant l’environnement direct de l’explosion et l’orbite concernée particulièrement hostiles. Un nom est maintenant sur toutes les lèvres : Kessler (3), ce syndrome qui prédit une réaction en chaîne suite à une catastrophe spatiale, polluant de façon durable une partie de ce milieu.
De nombreux satellites ont été touchés par cette catastrophe, notamment plusieurs satellites météorologiques de la constellation Dove et des satellites One Web, nécessaires à l’emploi d’Internet et aux télécommunications. Israël et le Canada annoncent aussi avoir perdu quelques objets dans l’Espace, sans préciser quels sont les satellites concernés.
Cependant, malgré l’inquiétude grandissante de l’opinion publique, les analyses faites par les experts militaires du Commandement de l’Espace et les experts civils du Centre national d’études spatiales (Cnes) sont moins alarmistes et la situation semble sous contrôle. Seul le satellite d’observation militaire CSO2 est endommagé, la perte de puissance d’un panneau solaire réduisant fortement l’emploi et la manœuvrabilité de ce matériel.
Au final, même si les satellites qui permettent à notre monde de fonctionner semblent préservés, les conséquences restent néanmoins importantes et des perturbations sont immédiatement observables : dégradation de la télédiffusion et d’Internet dans les déserts numériques, dégradation du suivi des émetteurs Automatic Identification System (AIS) pour la gestion des flottes en mer, dégradation des services météo pour les prévisions à court terme, dysfonctionnements sur les services fournis par l’Internet des objets.
Sur la scène politique, le monde condamne fermement cet acte considéré comme une réelle agression mais les moyens de surveillance de l’espace sont insuffisants pour déterminer avec certitude son auteur. Seule la Chine étonne par son silence. Et ce n’est que fin juillet que le Président chinois prend finalement la parole pour proposer une solution de lancement à toutes les nations qui souhaitent remplacer les moyens détruits. Cette offre est gratuite et implique simplement que la Chine puisse participer à l’emploi des moyens qui seront mis en orbite. La course aux lancements réactifs est bel et bien lancée.
Si ce scénario reste de l’ordre de la fiction, sa crédibilité n’en est pas moins réelle, le tir antisatellite russe, réalisé en novembre 2021, venant confirmer la pertinence de la menace directe et indirecte, via les débris. En outre, le fait d’agir sous le seuil de conflictualité ou de ne pouvoir attribuer l’action au pays responsable est justement la caractéristique principale de ce nouveau champ de confrontation qu’est l’Espace. Sans tomber dans l’exagération qui conduit à jouer sur les peurs pour justifier la nécessité absolue d’agir, ce scénario est même plutôt modéré : il envisage une attaque essentiellement sur l’orbite « la moins stratégique » car elle ne concerne pas les systèmes GNSS (Global Navigation Satellite System) de navigation et de datation, ni les satellites de télécommunication militaire ou d’alerte avancée en orbite géostationnaire. En outre, elle n’a qu’un impact très partiel sur l’orbite basse, qui reste exploitable malgré la catastrophe.
Les questions de résilience sont multiples en France. Trouver le juste équilibre entre prise de risque et résilience, autonomie et coopération, sans jamais subir, est donc le défi à relever. Il faut simplement évaluer la situation avec la gravité décrite par Antoine de Saint-Exupéry dans le roman Terre des hommes (1939) : un subtil équilibre entre lucidité, courage et humilité.
La France a élaboré, dès 2019, une stratégie spatiale de défense, pour permettre à notre Nation de protéger ses capacités contre le risque de « rhinocéros gris », concept théorisé par l’essayiste et analyste américaine Michele Wucker (4), qui désigne les risques probables et à fort impact. Aujourd’hui, il convient de renforcer cette ambition pour se préparer également aux « cygnes noirs » évoqués par l’écrivain libano-américain Nassim Nicholas Taleb (5), c’est-à-dire les risques improbables, mais à fort impact. L’enjeu est important : être capable d’être résilient face à de tels phénomènes en disposant, au moins, des briques technologiques permettant, par leur combinaison adéquate, d’y faire face le moment venu, en fonction des différents scénarios possibles.
Cela implique une maîtrise accomplie de l’équilibre entre un niveau d’autonomie suffisant et une coopération stratégique qu’il convient de consolider avec nos alliés, en vue de l’évolution adéquate de l’architecture globale de nos organisations et de nos systèmes spatiaux.
Notre société moderne est dépendante des services fournis par l’Espace
Dire que notre société est aujourd’hui dépendante du spatial tient plus du lieu commun que d’une véritable analyse. Dès 2012, les parlementaires français ont d’ailleurs alerté sur les enjeux et les perspectives de la politique spatiale européenne, évoquant les technologies spatiales comme « un intérêt national vital (6) ».
Aujourd’hui, il est communément admis que chaque personne en France utilise environ 47 satellites par jour pour ses besoins quotidiens (7) : télévision, réseaux sociaux, localisation, opérations bancaires, météorologie, etc. Notre monde de plus en plus connecté fait appel, en permanence, à ces moyens qui orbitent à plusieurs centaines ou milliers de kilomètres autour de la Terre.
L’émergence du New Space depuis 20 ans, ce « nouvel âge » de l’industrie et de l’économie spatiale, a conduit à un foisonnement des acteurs dans les différentes filières d’applications spatiales : accès à l’Espace, télécommunications, observation de la Terre, exploration, services orbitaux, navigation, cybersécurité et informatique quantique (8). Toutes ces applications innovantes sont générées par l’intérêt massif d’investisseurs privés qui voient dans ce nouvel espace des marchés lucratifs colossaux (9). Quelques chiffres permettent d’illustrer ce nouveau paradigme : l’économie spatiale représente 370 milliards de dollars en 2021, dont les trois quarts sont des usages commerciaux (10). Ce chiffre ne va que croître pour atteindre plus de 600 Md $ dès 2030. Si les États-Unis dominent largement le marché avec plus d’un tiers des investissements mondiaux (parmi les 88 acteurs privés majoritaires du domaine spatial, 58 % sont américains), l’Europe reste dans la course (79 Md $ en 2021, dont 67 % entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne) (11).
Alors, face à ce marché florissant, nombreux sont les pays qui souhaitent participer à l’aventure : seuls quarante pays disposaient de satellites en 2000, ils sont maintenant plus de quatre-vingts en 2022 (12). Une des conséquences directes est bien évidemment l’augmentation exponentielle du nombre de satellites en orbite : 1 800 en 2018, 4 852 aujourd’hui (13) et près de 150 lancements de fusées seulement pour l’année 2021 – avec une domination de la Chine (48 tirs de ses fusées Longue Marche), des États-Unis (45) et de l’Europe (6) (14). Pour l’avenir, les spéculations sont très variables et la seule participation de Space X, l’entreprise spatiale d’Elon Musk, avec ses 13 000 satellites Starlink permet d’envisager des scénarios d’expansion galopante. Cependant, même pour les esprits les plus cartésiens, le nombre de 20 000 satellites en 2030 (15) reste une projection raisonnable.
La révolution est en marche : le terme de New Space, très souvent évoqué comme le nouvel Eldorado des entreprises privées, notamment celles de lancement et de télécommunication, est déjà obsolète. L’évolution des architectures spatiales amène à évoquer aujourd’hui le terme de Next Space, avec des constellations fortement interconnectées en réseau utilisant des technologies collaboratives complètement autonomes et disposant de moyens de calcul à bord de plus en plus puissants. Demain, l’Espace ne servira plus seulement à faire transiter l’information, mais sera lui-même la source de l’information avec un renforcement de la numérisation des services, de l’autonomie et de la collaboration entre les satellites des constellations (16). La donnée (sa génération, sa distribution, son interprétation) devient le centre de gravité des champs de communication et l’Espace deviendra plus encore un moyen d’assurer la maîtrise de l’information. Les géants du numérique ont d’ailleurs parfaitement compris les enjeux que cela peut représenter et le rapprochement des GAFAM (Google, Amazon, Facebook – devenu Meta –, Apple et Microsoft) en direction du monde du spatial est loin d’être anecdotique : à titre d’exemple, Microsoft et Google développent une coopération avec Space X, tandis qu’Amazon envisage de déployer sa propre constellation : « Kuiper » (17).
Le monde de demain sera celui du Power Space, avec une domination de la technologie visant à maîtriser à la fois la frugalité et la profusion énergétique dans l’Espace. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le développement actuel dans le domaine du nucléaire spatial ou celui de la transmission d’énergie par laser ou radiofréquence (Energy Beaming) depuis ou en orbite fait que ce Power Space n’est déjà plus de la science-fiction. Ainsi, le Power Space et sa dimension nucléaire sont pleinement assumés politiquement aux États-Unis avec l’ordre présidentiel Space Policy n° 6 (18).
Alors, que faut-il penser de cette course effrénée à ces nouvelles technologies et à cette compétition commerciale ? Plutôt que de chercher à lutter contre ce raz de marée que, de toute façon, aucun État ne pourra ou ne voudra contrôler – les investissements sont beaucoup trop importants et les normes et règles dans l’Espace beaucoup trop permissives et ce, délibérément (19) –, il est plus utile de s’intéresser à toutes les innovations que cela peut amener, dans l’intérêt du plus grand nombre. Les rapports sur le sujet sont trop nombreux (20) pour les présenter de façon exhaustive. Pour ne citer que quelques exemples, l’activité spatiale doit, notamment, permettre une meilleure compréhension du changement climatique et des dangers naturels. Elle doit permettre un meilleur accès à l’éducation, l’Espace étant la seule solution pour connecter des pays en développement avec peu d’infrastructures. Il en est de même pour un meilleur accompagnement dans l’essor des pays en développement : en Inde, la révolution agricole passe par l’envoi de messages sous forme de pictogrammes, via l’Espace, pour des personnes souvent analphabètes ; ou pour l’accès à la culture : en 2024, 85 % des communications seront assurées par des méga-constellations. L’activité spatiale devrait également favoriser l’agriculture – la constellation européenne Copernicus permet de surveiller la température des sols en temps réel –, l’accès à la santé, avec l’accélération de la numérisation avec la pandémie de la Covid-19 – la télémédecine est déjà fonctionnelle en Inde (21). Enfin, l’activité spatiale devrait améliorer la compréhension des enjeux énergétiques, en cartographiant, par exemple, les ressources éoliennes et solaires, puis les fermes solaires spatiales transmettant l’énergie sur Terre. Ce ne sont là qu’une infime partie des domaines couverts.
L’augmentation des risques et des menaces en orbite
Si la dépendance au domaine spatial n’était finalement qu’une question de guerre économique, comme c’est le cas pour les ressources naturelles sur Terre, il suffirait de garantir notre juste suffisance pour nous permettre une pleine autonomie dans l’exploitation de ces technologies. Néanmoins, malgré toutes les évolutions techniques, l’Espace reste particulièrement hostile aux machines et à l’homme. Au fur et à mesure de notre conquête de ce nouveau monde, les risques augmentent et de nouvelles menaces apparaissent, fragilisant notre liberté d’accès et d’action, et mettant en péril cet équilibre.
L’évolution du niveau de risque de collisions est parfaitement comprise depuis de nombreuses années mais ce risque reste, selon l’avis de certains États, trop peu maîtrisé (22) : il s’agit de réduire, ou tout au moins stabiliser, le nombre de débris dans l’Espace pour éviter l’impact entre un satellite actif et un débris. En effet, un impact pourrait, soit rendre le satellite inopérant, soit le détruire et générer de nouveaux débris, créant ainsi une réaction en chaîne de saturation de l’espace (syndrome de Kessler). L’Inter-Agency Space Debris Coordination Committee (IADC) a d’ailleurs été créé en 1993 par la NASA américaine, l’Agence spatiale européenne (ESA) et les agences spatiales civiles russe et japonaise pour faire face à ce phénomène. Cette coopération a débouché sur des directives avalisées en 2007 par le Comité des Nations unies pour l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique (COPUOS), dans le cadre des « meilleures pratiques » pour la sûreté des opérations dans l’Espace.
L’ESA considère qu’il y a aujourd’hui dans l’Espace environ 34 000 objets de plus de 10 cm, 900 000 objets de plus d’1 cm et 128 millions d’objets de plus d’1 mm (23). Il s’agit là des statistiques avant le tir antisatellite réalisé par les Russes. Cela représente près de 10 000 tonnes dans l’Espace, soit l’équivalent de la tour Eiffel. Pour bien comprendre l’importance du problème, deux explications majeures méritent d’être rappelées. Dans l’Espace, du fait de la vitesse très élevée des corps en orbite, le moindre débris de petite taille risque d’endommager gravement, voire de détruire, un satellite en cas de collision (24). En outre, le temps nécessaire pour éliminer ces déchets est extrêmement long, ce qui demande aux différents acteurs du domaine spatial de se montrer particulièrement vigilants et responsables vis-à-vis de cette question (25). Les décisions que nous prenons aujourd’hui auront donc des conséquences directes pour les générations à venir.
La question des risques n’est pourtant pas la plus préoccupante et deux options s’ouvrent :
• La première option est celle du développement d’un comportement responsable et d’une coopération saine entre toutes les Nations du spatial. En effet, notre technologie nous permet de limiter les impacts et de maintenir le niveau d’encombrement aujourd’hui atteint. La véritable question devient alors celle d’éventuelles actions volontaires réalisées par nos adversaires potentiels pour interdire ou restreindre notre liberté dans l’Espace.
• La seconde option consiste à accepter le risque, considérant que les avancées technologiques permettent de supporter la perte de capacités, somme toute remplaçables.
Reste la question des menaces. Le 15 novembre 2021, la Russie réalise un tir de destruction à l’encontre de l’un de ses propres satellites, générant près de 1 500 débris importants. Malgré les protestations internationales (26), il ne s’agit ni d’un acte illégal, ni d’un acte isolé. Les Russes ne sont que le quatrième pays à réaliser ce type de tir antisatellite, après la Chine (2007), les États-Unis (2008) et l’Inde (2019) (27). Le 7 septembre 2018, lors de son discours sur la défense spatiale à Toulouse, la ministre des Armées Florence Parly met en avant une action d’espionnage qui était alors seulement connue des spécialistes du domaine : le satellite russe Luch-Olymp s’est approché d’un de nos satellites de communication (Athéna-Fidus) (28). La Chine, dans sa conquête permanente de l’Espace, réalise régulièrement des opérations de maintenance mettant en œuvre des techniques qui pourraient être utilisées à des fins agressives. Le laser est également au cœur des préoccupations, avec des développements qui laissent entrevoir une capacité à brouiller, voire à détruire, la charge utile d’un satellite (l’optique d’un satellite d’observation par exemple), à partir de la Terre ou directement depuis l’Espace. Enfin, la perspective d’une possible cyber-agression a amené les États-Unis à considérer les infrastructures spatiales comme « critiques et vulnérables » (29).
Espionnage, destruction, brouillage, laser, action dans l’Espace, cyberattaque, utilisation duale, l’ensemble de ces menaces a conduit, encore récemment à Toulouse, le président Emmanuel Macron à rappeler que « le spatial est devenu aussi un des nouveaux lieux des conflictualités contemporaines » (30).
Une forte ambition pour la France et pour l’Europe dans le domaine spatial
Difficile de définir la quadrature du cercle face à de tels défis. Il faut tout à la fois développer nos capacités dans l’Espace et ne pas être en état de subir la course capacitaire et économique déjà engagée, disposer de capacités de surveillance de ces moyens spatiaux, être capable de les protéger face à toute forme d’agression et, enfin, renforcer le niveau global de résilience du domaine pour faire face à l’augmentation et à l’évolution des menaces.
La France a, d’ores et déjà, affiché, dès 2019, une réelle ambition dans sa stratégie spatiale de défense (31) et les projets de coopération en Europe sont déjà nombreux : EU-GOVSATCOM, Copernicus, Galileo (32).
La France dispose d’une stratégie spatiale de défense nationale
Depuis de nombreuses années, la France est un acteur majeur du spatial, qu’il s’agisse du secteur civil (le Cnes disposait d’un budget de près de 2,8 Md d’euros en 2021 pour mettre en œuvre la politique spatiale nationale) ou du secteur militaire : la Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 prévoyait 3,5 Md € pour le domaine spatial, avec le renouvellement de l’ensemble de nos satellites militaires – Composante spatiale optique (CSO) pour l’observation de la Terre, dont deux sont déjà opérationnels, constellation Céres (Capacité de renseignement électromagnétique spatial) pour le recueil électromagnétique, mise en orbite le 16 novembre 2021, et les satellites de communication Syracuse IV, dont le premier a été lancé le 24 octobre 2021. La stratégie spatiale de défense vient renforcer cette ambition : 700 M € supplémentaires devraient être investis dans le spatial militaire d’ici à 2025 (33), pour renforcer les moyens de surveillance et se doter de capacités d’autodéfense dans l’Espace. Renforcement de la connaissance de la situation spatiale, action dans l’Espace, développement d’un moyen de commandement et de conduite des opérations spatiales, telles sont les ambitions fixées au Commandement de l’Espace (34), créé en septembre 2019.
D’un point de vue économique, en incluant les investisseurs et le secteur privé, la France occupe la deuxième place en Europe, derrière l’Allemagne, et les trois pays européens en tête du spatial (Allemagne, France et Royaume-Uni) placent l’Europe en 3e position sur l’échiquier mondial, derrière les États-Unis et la Chine, et devant la Russie (35). Au final, la France est l’un des rares pays au monde pouvant se définir comme une puissance spatiale, c’est-à-dire disposant de la plupart des capacités couvertes par les opérations spatiales : capacité de lancement, surveillance de l’Espace, action dans l’Espace, soutien aux opérations. C’est cette position forte qui l’a conduite à être un partenaire privilégié de l’actuelle plus grande puissance spatiale au monde, les États-Unis. Ainsi, la France, membre du Combined Space Operations (CSpO) (36), peut jouer un rôle majeur dans l’évolution des normes pour le spatial militaire de demain et développer des partenariats nécessaires pour renforcer sa résilience.
Le spatial constitue une ambition duale pour l’Europe
De la même manière, nombreuses sont les initiatives du domaine spatial mises en œuvre par les pays européens et qui donnent aujourd’hui à l’Europe une réelle crédibilité sur la scène internationale, et une certaine autonomie.
Ainsi, la Commission européenne a notamment mis en place au 1er janvier 2020 la Direction générale de l’industrie de la défense et de l’espace (DG Defis) qui développe le marché intérieur européen du spatial. Sous son autorité, l’European Union Agency for the Space Program (EU SPA) assure le fléchage budgétaire de la commission vers les programmes européens. Avec un budget de près de 17 Md €, nombreux sont les programmes spatiaux européens qui ont vu le jour. Le Governmental Satellite Communications (GOVSATCOM) permet la mise en commun de ressources sur les satellites de communication. Le programme Copernicus offre une source d’images libres et gratuites au profit des pays de l’UE. Le système Galileo reste le fer de lance de l’autonomie stratégique européenne, puisqu’il permet de disposer d’un moyen de localisation et de datation complémentaire du système GPS, son complément Egnos renforce la qualité de localisation au sol pour les besoins de navigation haute précision. European Space Surveillance and Tracking (EuSST) est un consortium entre sept pays (37) qui permet à tous les pays membres de partager la connaissance de la situation spatiale et de financer l’évolution des moyens de surveillance – la rénovation du moyen français Grand réseau adapté à la veille spatiale (Graves) est d’ailleurs financée par cet outil. Ce sont là autant de réussites à mettre au crédit de l’Europe.
De son côté, l’Agence spatiale européenne (ESA), composée de 22 pays dont le Royaume-Uni, la Suisse et la Norvège (38), assure la maîtrise d’ouvrage au profit de l’UE sur de nombreux projets spatiaux. Disposant d’une expertise technique de premier ordre et partenaire privilégié du Cnes, cette agence est un acteur majeur pour promouvoir l’utilisation de l’Espace à des fins pacifiques, et travaille notamment sur un projet de « nettoyage » des débris dans l’Espace (Active Debris Removal – ADR). À ce titre, la France finance à hauteur de 2,6 Md € l’activité de l’ESA pour la période 2020-2022 (39).
Enfin, dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), l’Agence européenne de la défense dispose d’un Fonds européen de défense (Fedef) qui permet, avec 8 Md € sur sept ans, de subventionner certains projets de la Communauté structurée permanente (CSP). Plusieurs projets sont d’ores et déjà validés, dont notamment un réseau sensible de surveillance de l’espace, European Space Situational Awareness (EU SSA) – avec quatre pays participants (40) –, un projet de durcissement du système Galileo au brouillage (European Radio Navigation Solution), le projet Twister pour la défense antimissile balistique, ou le projet allemand d’un hub d’images classifiées (41). Au final, de nombreux projets qui montrent bien une ambition spatiale pour l’Europe.
Toutefois, la somme de ces projets ne constitue pas une stratégie et, si l’Europe témoigne d’une volonté manifeste, il reste de réelles lacunes, en particulier pour garantir notre résilience. Il convient de progresser encore, en autonomie et avec nos alliés, pour « sans agressivité, mais sans naïveté, nous doter d’une vision sur la protection et la résilience de nos infrastructures spatiales et sur la manière de riposter avec l’ensemble de nos alliés, à des agressions sur nos capacités », rappelle le président Emmanuel Macron dans son discours du 16 février 2022 (42).
Autonomie stratégique : comment renforcer notre résilience opérationnelle et capacitaire ?
Participer au cadrage de l’usage pacifique de l’Espace par les Nations : un champ politique à occuper
La première action est celle du champ politique, et en particulier au sein du COPUOS (pour les risques) et de la Conférence du désarmement (pour les menaces). Ainsi, alors que la Russie et la Chine recommandent une interdiction d’armes dans l’Espace, ce qui relève d’une certaine hypocrisie lorsque l’on sait que le satellite lui-même est potentiellement une arme cinétique, la position occidentale défend une politique de « comportements responsables ». Définir des règles de Rendez-vous and Proximity Operations (RPO) (43), imposer des règles de comportement relatives à l’emploi du laser, convaincre qu’un principe de stricte défense est nécessaire dans l’Espace, telles sont les ambitions pour lesquelles le consensus est difficile à obtenir, mais qui nécessite, plus encore aujourd’hui avec l’évolution croissante des menaces, que la France soit présente et active à l’ONU.
Être moteur dans l’ambition européenne : la Boussole stratégique
La France a prôné, dans le cadre de la Présidence française de l’Union européenne (PFUE) (44), la prise en compte d’une Boussole stratégique (45). Ce document, signé et adopté le 21 mars 2022, représente bien, pour le spatial, la voie à suivre pour progresser vers une stratégie militaire européenne spatiale.
En 2003, lorsqu’elle a lancé le premier Galileo, l’Europe a su répondre à cet impératif d’autonomie stratégique, malgré les réticences des États-Unis, en complément du système GPS. Ce besoin était la réponse à notre propre autonomie d’appréciation et liberté d’action et, aujourd’hui, Européens comme Américains sont pleinement satisfaits de disposer d’une double constellation, dont l’interopérabilité garantit une réelle résilience dans le domaine certainement le plus stratégique du spatial, la capacité GNSS, nécessaire pour faire fonctionner l’économie mondiale grâce notamment à la précision des horloges atomiques.
Aujourd’hui, le nouveau défi est celui du développement d’une constellation en orbite basse offrant une connectivité sécurisée à l’Europe. L’intérêt d’une telle constellation, mise en avant par le commissaire européen Thierry Breton (46), est multiple : couverture globale, latence plus faible que sur les orbites géostationnaires, complémentarité avec les autres moyens de télécommunications, etc. L’Espace étant par essence dual, la plus-value apportée par une telle constellation pourrait également servir les intérêts militaires. Il faut sans doute même aller au-delà et envisager d’ajouter, au plus tôt, des capteurs passifs de surveillance de l’Espace qui viendraient renforcer notre connaissance des objets en orbite et donc améliorer la résilience de nos propres satellites. Il s’agit de faire de l’Union européenne une structure forte, indépendante et dont les capacités viendront renforcer celles partagées par les Américains. Cette constellation pourrait constituer un puissant levier pour garantir la solidarité et l’autonomie stratégique qui unissent les nations en Europe.
Cette constellation permettra également de relever un autre défi, celui de la gestion du trafic des satellites dans l’Espace, le Space Traffic Management (STM) pour en faire un lieu protégé en commun par la mise en place de moyens de régulation. Conséquence directe, exister dans le monde des constellations hyperconnectées servira, sans aucun doute, de catalyseur ou d’amplificateur d’influence à l’international, car l’enjeu de la surveillance de l’Espace est le véritable enjeu du spatial de demain. Y renoncer revient simplement à renoncer à notre autonomie.
L’Espace, c’est aussi l’aventure par excellence. Les États-Unis ont une ambition forte de réimplantation sur la Lune dans le cadre du programme Artemis (47). De leur côté, les Chinois, en association avec les Russes, veulent aussi conquérir l’Espace, et leur base lunaire pourrait être ouverte à la coopération internationale (48). Pour l’Europe, il s’agit d’être un acteur substantiel de la coopération avec les États-Unis et de ne pas subir. C’est à la fois une question économique, un défi pour l’avenir de notre planète et l’affirmation d’une certaine philosophie : considérer que le progrès scientifique nourrit le progrès humain.
À terme, certains évoquent la création d’un commandement de l’Espace européen (49). Ce sera sans doute nécessaire, quand un état-major et sa tutelle politique existeront. Dans un premier temps, il faut impérativement que l’Europe se dote des capacités lui permettant de se défendre et d’assurer un niveau d’autonomie stratégique suffisant, deux ambitions qui relèvent d’un objectif politique dont l’évolution laisse entrevoir que le chemin pour y parvenir est encore long.
Comprendre, renforcer et bien évaluer notre coopération avec nos principaux alliés
Avec les États-Unis : la question de la résilience
La collaboration avec les États-Unis est une nécessité, mais il faut, avant tout, comprendre comment fonctionne notre allié américain. L’expérience récente d’AUKUS (50) a suscité une vive émotion et marqué de façon durable la différence qu’il convient de faire entre un ami et un allié, fût-il historique : les États sont les plus froids des « monstres froids » (51), dont la motivation est dictée par l’intérêt. Les Américains sont les champions du marché spatial mondial et la France a déjà dû subir à plusieurs reprises, dans ce domaine, le pragmatisme qui les caractérise. Dès 1974, l’accord de la NASA de lancer le nouveau satellite de communication franco-allemand Symphonie avec une limitation qui « revenait à interdire à la France toute exploitation opérationnelle de Symphonie » (52) conduisit le professeur Hubert Curien, alors président du Cnes, à déclarer en raccourci « Symphonie est le père d’Ariane » car il a servi de catalyseur à la volonté européenne de disposer d’un grand lanceur. De même, le programme Helios a vu le jour dans la douleur, car les premières images satellites dont disposaient les États-Unis étaient montrées brièvement, mais en aucun cas laissées à l’analyse des spécialistes français du renseignement. Plus récemment, les États-Unis ont multiplié les pressions contre le projet européen Galileo pour éviter qu’il ne voie le jour (53).
Les Américains ne comprennent que deux types de rapport avec leurs alliés : un rapport de dépendance stricte ou un rapport de partenariat « gagnant-gagnant ». Pour rester « the most space capable ally », il convient donc de mettre en place une capacité nationale forte, pour que notre propre résilience contribue à leur propre résilience. Alors, la collaboration avec les États-Unis prendra tout son sens : participation à la mise à jour de la situation spatiale avec les Américains, contribution à la Recognized Space Picture (RSP) (54) pour un meilleur partage de connaissance, intégration d’un officier français aux opérations américaines (Space Command) pour fluidifier les processus entre nos deux centres opérationnels, etc. Toute coopération devient légitime, sous réserve que chacune des nations participantes y trouve un intérêt. Il s’agit, pour la France, de disposer de moyens autonomes qui peuvent se monnayer contre des « dépendances consenties », apporter quelque chose de concret et d’immédiat dans la relation pour mettre en place un partenariat équilibré. Ce raisonnement est également applicable, sous une forme adaptée, à nos autres partenaires.
Avec l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie : des partenariats privilégiés mais non exclusifs
L’Allemagne et l’Italie se sont dotées de commandements spatiaux en 2021 (55), prenant également conscience des enjeux de sécurité dans l’Espace.
Le partenariat avec l’Allemagne est jusqu’ici une nécessité, autant sur un plan politique – car le binôme France-Allemagne joue un rôle de catalyseur pour l’Europe – que sur le plan économique. L’accord, signé en mars 2020 pour la surveillance de l’Espace (56) est, à ce titre, un exemple à suivre. Également, les Allemands et les Italiens se sont engagés à aider au financement d’Ariane 6 et à faire les mises en orbite gouvernementales via Ariane – engagement péniblement tenu en Europe (57), la notion d’autonomie d’accès étant une spécificité purement française. Là encore, il est nécessaire de maintenir cet intérêt partagé, car ce lanceur, indispensable à notre autonomie stratégique, a besoin de ce soutien des Nations européennes pour rester viable sur le long terme, étant donné l’approche économique agressive proposée par le concurrent américain Space X.
L’Italie reste également un partenaire de taille dans le domaine de l’Espace. Les Italiens sont déjà associés sur les programmes de télécommunication Athéna-Fidus et Sicral 2 (58). Le Traité du Quirinal (59) amène à « intensifier la coopération entre les commandements et centres opérationnels spatiaux ». Les accords de coopération avec le Royaume-Uni sont d’ores et déjà présents, qu’il s’agisse des activités menées à l’ESA ou au CSpO. En synthèse, il s’agit de favoriser toute forme de coopération qui implique une « solidarité stratégique », une relation de confiance qui ne puisse être rompue, car chacun est nécessaire à la réussite de l’autre. Cela passe par une démarche de complémentarité, nos systèmes respectifs bénéficiant d’un certain niveau d’autonomie et la coopération entre ces moyens jouant un rôle majeur de catalyseur de performance.
La nécessité de renforcer nos capacités nationales
Il reste cependant un certain nombre de capacités spatiales qui ne peuvent s’envisager qu’au niveau national. Il y va de notre crédibilité, de la protection de nos moyens souverains et, surtout, de notre autonomie stratégique. Ainsi, pour garantir notre maîtrise de la situation spatiale, il nous faut pouvoir identifier, agir, contrer et neutraliser les menaces, et ceci sans dépendre du bon vouloir de nos partenaires qui pourraient ne pas partager la même caractérisation ou classification des actes ou intentions hostiles dans l’espace.
Le premier besoin est celui de disposer d’un outil de commandement et contrôle des opérations spatiales (Command Control Communication and Computing des opérations spatiales – C4OS) performant et interopérable avec celui de nos alliés américains. Colonne vertébrale de notre système spatial, il est difficile aujourd’hui d’envisager une coopération européenne, car ce système devra répondre à des exigences et des capacités nationales de premier ordre.
La deuxième de ces capacités est celle de l’action dans l’Espace : pouvoir se défendre face à une agression caractérisée. Il ne s’agit pas de mettre des armes d’attaque dans l’Espace, mais bien de pouvoir contrer une menace ennemie. De nombreuses techniques existent en dehors de la seule approche cinétique, comme le laser, le brouillage ou le déni d’accès. Et, plutôt que d’envisager un système parfait dès aujourd’hui, un principe incrémental qui permet de conjuguer expérience et évolution du besoin semble la solution. Ainsi, le démonstrateur Yoda (Yeux en orbite pour un démonstrateur agile) (60), dont la mise en service est prévue prochainement, doit impérativement être le précurseur d’un développement capacitaire plus important, sur chacune des orbites occupées par nos satellites. La réalisation d’un tel projet prendra plusieurs années, mais une ambition raisonnable est de commencer la construction de cette capacité dès à présent, avec une priorité marquée sur la protection de nos moyens de communication (orbite géostationnaire) et GNSS (orbites moyennes).
Le troisième besoin est celui d’un renforcement de notre capacité de surveillance de l’Espace (Space Domain Awareness – SDA), en complément de la solution européenne évoquée précédemment. Il ne s’agit plus, cette fois, d’une simple question de sécurité, mais bien d’une question de défense au sens militaire du terme : disposer de capteurs programmables en orbite et au sol pour scruter l’Espace et pilotés à partir du Commandement des opérations spatiales militaires. Ce moyen pourra être couplé avec la constellation européenne mais il reste impératif de pouvoir décider, en parfaite autonomie et avec une réactivité suffisante, de ce que nous voulons détecter, poursuivre, et identifier. Cette « constellation » SDA sera complémentaire au successeur du Graves, dont les performances ne permettent pas de couvrir toutes les orbites, mais dont la présence sur Terre garantit, à elle seule, une certaine forme de résilience, en complément des services contractualisés auprès de partenaires commerciaux.
Enfin, le quatrième besoin est celui de l’entraînement. Si la préparation des forces est, par nature, complètement indispensable à la mise en œuvre de nos armées, elle revêt une importance toute particulière dans le domaine spatial en raison du manque d’expérience dans ce nouvel espace de conflictualités. Des exercices comme AsterX (61), seul exercice militaire spatial français et européen, dont la deuxième édition s’est tenue en février 2022, sont, au-delà de la stricte préparation opérationnelle du personnel, également un laboratoire extraordinaire pour bien comprendre les besoins futurs, un atout indispensable à une approche incrémentale et mesurée de l’acquisition de nos systèmes et un outil majeur pour « promouvoir la compréhension commune des enjeux » (62).
Savoir faire face à une catastrophe spatiale
Renforcer notre résilience, c’est également se préparer à faire face à une catastrophe spatiale, c’est-à-dire lorsque nos moyens en orbite, notre segment sol ou notre outil de commandement et contrôle des opérations spatiales ont été détruits, volontairement ou non. La capacité de lancement réactif pour mettre en orbite des satellites « de substitution » dépasse largement le seul domaine militaire, et la guerre en Ukraine (63) rappelle cette dépendance : l’absence de stock de moteurs de fusée suffisant pour la fusée Véga et l’arrêt de la collaboration avec la fusée russe Soyouz (64) ont, d’ores et déjà, contraint la France à retarder la mise en orbite du satellite CSO3.
Pour garantir notre accès à l’Espace en cas de catastrophe, il est aujourd’hui nécessaire de travailler sur une double capacité, offrant une résilience par le nombre : Disposer des technologies à l’état de l’art pour de petits satellites et des charges utiles rapidement disponibles, multi-domaines, multi-capteurs et multi-missions, paramétrables avant et après le lancement, qui permettront de pallier, au moins en partie, la perte capacitaire considérée, le temps de développer une nouvelle capacité spatiale, d’une part. Disposer, au niveau national ou avec l’aide de nos principaux partenaires en Europe, sans pour autant s’en rendre complètement dépendant, d’une capacité de lancement réactif, d’autre part. Il conviendra de couvrir tous les segments du système spatial, y compris le segment sol qui présente, lui aussi, ses propres vulnérabilités. Certes, cela représente un investissement fort et un changement de paradigme économique pour nos industriels, mais cette garantie permanente d’accès à l’Espace est une condition de notre résilience, civile et militaire. C’est une réelle ambition, un nouveau défi, mais c’est également l’ouverture vers un nouveau marché dont on mesure encore assez mal aujourd’hui l’importance.
Reste à savoir si la France et l’Europe sont prêtes à relever ce défi comme elles ont su le faire il y a quelques années lors de la mise en service de la constellation Galileo.
* * *
Qui voulons-nous vraiment être en 2030 ?
Sans pour autant être à ce stade déclassée et disposant de nombreux atouts technologiques, l’Europe n’est pas au premier plan de la conquête spatiale et voit ses principaux compétiteurs – États-Unis, Chine, Russie ou Inde – investir massivement dans ce domaine. Malgré une volonté marquée par la signature de la Boussole stratégique, il convient également de prendre conscience que la notion « d’union sacrée » est loin d’être acquise, l’intérêt de nos principaux partenaires pour le lanceur de Space X montrant par exemple toute l’ambiguïté de l’attitude des autres Nations européennes.
La France a déjà pleinement pris conscience de sa dépendance au spatial et sa stratégie spatiale de défense traduit une volonté avérée d’y faire face, pour défendre notre liberté d’action dans l’espace devenu lieu de confrontation. Il est essentiel de continuer à développer des partenariats efficaces, fondés sur une dépendance consentie, avec l’allié américain, bien sûr, mais également au sein d’une Europe forte et en bilatéral avec les principales nations européennes du spatial. Pour autant, sans s’interdire de s’insérer dans une saine logique de complémentarité européenne, il reste primordial de continuer à développer nos propres capacités nationales, pour renforcer notre légitimité à l’international, d’une part, et pour garder un niveau suffisant d’autonomie de décision et d’action pour protéger nos moyens et nos intérêts dans l’Espace, d’autre part.
Plus qu’un souhait, c’est une nécessité si nous voulons être prêts en 2030 à faire face au monde qui nous attend. ♦
(1) Maire Christian, Réflexions sur l’essai anti-satellite russe du 15 novembre 2021, Note n° 41/21, 1er décembre 2021, Fondation pour la recherche stratégique (FRS), 20 pages (https://www.frstrategie.org/).
(2) Ministère des Armées (Minarm) : Rapport sur la stratégie spatiale de défense, 2019 (https://www.aa-ihedn.org/).
(3) Donald J. Kessler, né en 1940, est un astrophysicien de la NASA à l’origine de la mise en évidence du phénomène.
(4) Wucker Michele, The Gray Rhoni: How to Recognize and Act on the Obvious Dangers we Ignore, St Martin’s Press, avril 2016.
(5) Taleb Nassim Nicholas, The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable, Random House, 2017.
(6) Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Enjeux et perspectives de la politique spatiale européenne (Rapport), Assemblée nationale et Sénat, 7 novembre 2012, p. 100 (https://www.senat.fr/).
(7) Commission des Affaires européennes, La politique spatiale européenne (Rapport), Assemblée nationale, 21 novembre 2018 (https://www.assemblee-nationale.fr/).
(8) Segmentation du New Space : rapport final de l’Agence innovation Défense (AID) du 3 novembre 2021.
(9) Starburst – AID, étude « New Space », rapport final du 3 novembre 2021.
(10) Euroconsult, Space Economy Report 2021, 11 janvier 2021.
(11) Starburst – AID, op. cit.
(12) Voir le nombre de satellites par pays (https://fr.wikipedia.org/) et le site Internet UCS Satellite Database (https://www.ucsusa.org/).
(13) Voir le site Internet UCS Satellite Database (https://www.ucsusa.org/resources/satellite-database).
(14) Bauer Anne, « En 2021, la Chine en tête des lancements spatiaux », Les Échos, 3 janvier 2022 (https://www.lesechos.fr/).
(15) Étude Euroconsult : lancement de 990 satellites par an d’ici 2028.
(16) Commission européenne, « Space-based Secure Connectivity Initiative: State of Play », 31 mai 2021 (https://www.czechspaceportal.cz/).
(17) Voir « Kuiper (Internet par satellite) » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Kuiper_(internet_par_satellite)).
(18) White House, Memorandum on the National Strategy for Space Nuclear Power and Propulsion (Space Policy Directive-6), Presidential Memorenda, 16 décembre 2020 (https://aerospace.org/sites/).
(19) Assemblée générale des Nations unies : Traité et principes des Nations unies relatifs à l’espace extra-atmosphérique de 1967, 2002 (https://www.unoosa.org/).
(20) Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, « Les satellites et leurs applications », Les notes scientifiques de l’office, Assemblée nationale et Sénat, octobre 2019, 10 pages (https://www2.assemblee-nationale.fr/) et Académie nationale de l’air et de l’Espace, Rapport sur l’espace et ses applications pratiques au service de la société, octobre 2019, 42 pages (http://www.academie-air-espace.com/).
(21) ONU, Rapport du comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique, 3 juillet 2019, 81 pages (https://www.unoosa.org/).
(22) Assemblée générale des Nations unies, « Réduire les menaces spatiales au moyen de normes, de règles et de principes de comportement responsable », 14 octobre 2021 (https://documents-dds-ny.un.org/).
(23) Voir le site Internet de l’Agence spatiale européenne (ESA) (https://blogs.esa.int/) et celui de Décryptagéo (https://decryptageo.fr/).
(24) Un objet d’à peine 10 grammes à 200 km d’altitude produit la même énergie cinétique qu’une boule de pétanque lancée à 100 km/h sur Terre (calcul de l’énergie cinétique : ½*masse*vitesse²).
(25) Un objet à 500 km met 25 années pour « redescendre » et se consumer dans l’atmosphère, 100 à 150 ans pour un objet à 800 km, environ 2 000 ans pour un objet à 1 200 km.
(26) Notamment un communiqué conjoint du MEAE et de la Minarm (https://www.diplomatie.gouv.fr/), une déclaration du conseil de l’Union européenne (https://www.consilium.europa.eu/) et du Conseil de l’Atlantique Nord (https://www.nato.int/).
(27) Voir « Missile antisatellite » (https://fr.wikipedia.org/).
(28) Parly Florence, « Déclaration de la ministre des Armées sur la défense spatiale », Toulouse, 7 septembre 2018 (https://www.vie-publique.fr/).
(29) Bureau du Cnes et service spatial de l’Ambassade de France à Washington, « La cybersécurité spatiale au centre des préoccupations de la défense américaine », Bulletin d’actualité Espace, n° 22-03, 18 février 2022 (https://france-science.com/).
(30) Macron Emmanuel, « Stratégie spatiale européenne », Toulouse, 16 février 2022 (https://www.elysee.fr/).
(31) Ministère des Armées (Minarm) : Rapport sur la stratégie spatiale de défense, op. cit.
(32) Commission européenne, « Domaine Espace » (https://ec.europa.eu/).
(33) Agence France Presse (AFP) et Reuters, « Spatial militaire : Paris va investir 700 millions d’euros supplémentaires d’ici 2025 », Le Figaro, 25 juillet 2019 (https://www.lefigaro.fr/).
(34) Arrêté du 3 septembre 2019 portant création et organisation du commandement de l’Espace (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(35) Starburst–AID, op. cit.
(36) Ce groupe comprend les pays des Five Eyes (États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et Royaume-Uni), la France et l’Allemagne.
(37) France, Allemagne, Italie, Pologne, Portugal, Roumanie et Espagne (https://www.eusst.eu/).
(38) Les Membres de l’ESA sont les pays suivants : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Suède, République tchèque et Suisse.
(39) Extrait du projet de loi de finances pour 2022 : recherche et enseignement supérieur (https://www.senat.fr/).
(40) France, Allemagne, Italie et Pays-Bas (https://www.pesco.europa.eu/).
(41) « Permanent Structured Cooperation (PESCO)’s projects. Overview » (https://www.consilium.europa.eu/).
(42) Macron Emmanuel, op. cit.
(43) Voir « Space rendez-vous » (https://en.wikipedia.org/wiki/Space_rendezvous).
(44) La présidence du Conseil de l’Union européenne est tournante entre les 27 États-membres et dure six mois. La France a présidé le Conseil de l’UE du 1er janvier 2022 au 30 juin 2022.
(45) Conseil de l’Union européenne, Boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, 21 mars 2022, 47 pages (https://data.consilium.europa.eu/).
(46) Breton Thierry, « Discours du commissaire responsable du marché intérieur » 14e édition de la Conférence européenne sur l’Espace, 25 janvier 2022 (https://ec.europa.eu/).
(47) Gouvernement du Canada, « Le programme Artemis : le retour des êtres humains sur la Lune » (https://www.asc-csa.gc.ca/).
(48) AFP, « la Russie et la Chine à la conquête de la lune », Le Républicain Lorrain, 9 mars 2021 (https://www.republicain-lorrain.fr/).
(49) Breton Thierry, op. cit.
(50) En septembre 2021, à la surprise générale, l’Australie a annoncé l’arrêt d’un accord avec la France sur l’achat de sous-marins conventionnels. Dans la foulée, l’alliance de défense AUKUS a été créée, rassemblant l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis dans l’Indo-Pacifique. Pontiroli Thomas, « Sous-marins australiens : comprendre l’alliance AUKUS en 5 questions », Les Échos, 18 septembre 2021 (https://www.lesechos.fr/).
(51) « L’État est le plus froid des monstres froids : il ment froidement ». Nietzsche Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-1885.
(52) Deloffre Bernard, « Michel Bignier et le programme Symphonie », Espace & Temps, n° 1, juillet 2007, p. 5-6 (http://www.kosmonavtika.com/).
(53) « Les États-Unis multiplient les pressions contre le projet européen Galileo », Le Monde, 19 décembre 2001 (https://www.lemonde.fr/).
(54) Il s’agit de la cartographie dynamique de la position des objets spatiaux.
(55) WeltraumKommando et Operazioni Spaziali.
(56) Complémentarité entre le Grave français, fixe et puissant, et le GESTRA (German Experimental Space Surveillance and Tracking Radar) allemand, plus mobile.
(57) Guillermard Véronique : « L’Europe tentée par Space X », Le Figaro, 22 mars 2022 (https://www.lefigaro.fr/).
(58) Colaone Michael, « Le satellite Athena-Fidus : un exemple de coopération européenne franco-italienne », Aeroplans, 16 février 2010 (https://www.aeroplans.fr/).
(59) Du nom de la résidence du Président italien, ce traité renforce la coopération entre nos deux pays, notamment en matière de défense. Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE), Traité du Quirinal, 26 novembre 2021 (https://www.diplomatie.gouv.fr/).
(60) Voir les fiches « Satellites » sur le site Internet de l’Armée de l’air et de l’Espace (https://air.defense.gouv.fr/).
(61) État-major des armées, « AsterX, la guerre des étoiles sous l’œil du commandement de l’Espace et de la Dirisi », 15 mars 2022 (https://www.defense.gouv.fr/).
(62) Friedling Michel, « Le commandement de l’Espace et les enjeux du spatial européen », Revue du Trombinoscope, n° 261, décembre 2021, p. 10 (https://www.trombinoscope.com/).
(63) Le 24 février 2022, la Russie a envahi le territoire ukrainien. Cet événement majeur, qui constitue un véritable tournant géopolitique mondial, intervient à la suite d’une montée des tensions depuis la fin de l’année 2021 aux frontières orientales de l’Ukraine, dans le cadre du conflit dans le Donbass, notamment.
(64) Bottlaender Éric : « Sanctions et tensions : le secteur spatial à l’heure de l’invasion de l’Ukraine », Clubic, 28 février 2022 (https://www.clubic.com/).