« Gagner la guerre avant la guerre » nous impose de retrouver une capacité de prévention des conflits qui affirme notre détermination. Supplantée par les fonctions « intervention » au nom du devoir d’ingérence post-guerre froide et « protection » face à la montée inexorable du terrorisme islamique dans notre environnement proche, la prévention ne s’est pas adaptée au nouveau contexte stratégique, marqué par la compétition systémique entre États-puissances. Au sein d’une stratégie générale, la prévention doit dès lors se montrer plus agressive, plus assertive et proactive, ciblant chacun de nos compétiteurs par des modes d’actions civils et militaires, dans tous les champs et milieux de la conflictualité, et mieux partagés avec nos partenaires.
« Gagner la guerre avant la guerre » : réviser la fonction prévention dans un contexte de compétition permanente
Il y a plus de vingt-cinq siècles, Sun Tsu énonçait que « l’art de la guerre est de soumettre l’ennemi sans combat (1). » Dans sa Vision stratégique, le Chef d’état-major des armées (Céma) reprend l’idée qu’il est préférable de vaincre la volonté de nos adversaires avant de s’en faire de véritables ennemis, contre lesquels on aura à combattre durement et longtemps. Il demande dès lors aux forces armées de « gagner la guerre avant la guerre (2). »
À l’heure du retour à une certaine forme de « guerre froide » tripolaire, où la Russie et la Chine tentent d’imposer avec fermeté leur influence, de la persistance de la menace djihadiste aux Proche et Moyen-Orient, et en Afrique, où la Turquie et l’Iran jouent un rôle ambigu, l’Occident entre dans une nouvelle ère de compétition systémique qui se joue entre paix et guerre. En parallèle, il s’enlise dans des conflits intra-étatiques dans lesquels il s’est engagé militairement depuis plus de vingt ans. Dans ce contexte, la fonction stratégique « prévention », qui vise idéalement à empêcher la survenance de conflits, sinon à les stabiliser ou les circonscrire, paraît largement déclassée. Bien que disposant d’un vaste éventail d’actions qui s’étend de la diplomatie à l’appui au développement, de la coopération à l’intervention militaire de maintien de la paix ou encore à l’intimidation stratégique, elle ne parvient ni à contester les nombreux faits accomplis imposés par nos compétiteurs, ni à contenir l’extension du terrorisme islamiste.
Étroitement liée à l’anticipation des crises qui oriente ses champs d’action et à l’intervention militaire qu’elle vise normalement à empêcher, la prévention des conflits, parce qu’elle ambitionne un idéal de sécurité propice au développement humain, ne peut être écartée. Dans le cadre d’une « grande stratégie intégrée (3) », elle devrait mieux s’adapter aux nouveaux enjeux stratégiques et champs de conflictualité, se montrant plus agressive et proactive, pour affirmer, avec nos partenaires, notre détermination et désormais convaincre. Parce que « gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix (4) », la prévention devrait aussi rendre opératoire une approche globale de règlement des conflits qui agisse plus sur leurs causes que sur leurs conséquences.
Alors comment l’idéal de prévention des conflits, qui devait nous permettre, au sortir de la guerre froide, de reprendre l’initiative et nous assurer la stabilité et la prospérité, en est arrivé à tant d’impuissance ? Quels sont les outils qui nous permettraient de développer en France et en Europe une réelle stratégie préventive, efficace et élargie, répondant aux nouveaux enjeux ?
Prévenir la guerre : un concept bousculé par l’évolution de la conflictualité
Au regard de l’état du monde, toujours plus incertain et en cours de réarmement massif, la prévention des crises ne semble plus en mesure d’atteindre son objectif.
Un premier concept de prévention « structurelle » tiré par l’ONU
« Le moyen le plus efficace de réduire les souffrances et le coût massif des conflits est de les empêcher (5). » L’ONU, dès sa création, mesure toute l’importance de prévenir les crises armées pour assurer la paix et la sécurité internationale. Même si la notion de prévention n’existe pas encore, l’ONU se dote alors d’instruments divers, militaires et civils, pour empêcher sinon limiter les différends entre États et au sein même des États. La première opération de maintien de la Paix armée fut d’ailleurs lancée à Suez en 1956. Mais ce n’est qu’à partir des années 1970 que la prévention se conceptualise réellement, à l’origine pour obtenir un règlement pacifique des conflits par une diplomatie active et, le cas échéant, par une intervention militaire d’interposition. Néanmoins, pendant la guerre froide, la paralysie régulière du Conseil de sécurité de l’ONU limite le déploiement de « casques bleus » dans des pays sous l’influence d’une des deux grandes puissances. Par ailleurs, à cette époque, la prévention des conflits bénéficie aussi de la dissuasion nucléaire qui réduit fortement le nombre de guerres interétatiques. La période est alors marquée par de « petites guerres » dans lesquelles les Occidentaux s’engagent en autonomie, le plus souvent justifiées par des accords de défense ou par la légitime défense. La France sauve ainsi plusieurs fois, « à titre préventif », le pouvoir tchadien en place lors des opérations Bison (1971), Tacaud (1978) puis Manta (1983). Dans cette période de post-décolonisation où chacun replace ses pions sur l’échiquier mondial, l’absence de réelle stratégie de prévention prédomine. Néanmoins, l’ONU parvient à déployer quelques missions préventives, notamment d’interposition ou d’observation, au Liban (Finul, 1978) ou au Sinaï (FMO, 1982) (6) qui préfigurent la prévention post-guerre froide.
L’effondrement du pacte de Varsovie en 1990 porte l’illusion d’un « nouvel ordre mondial », durant lequel la communauté internationale, sous l’égide d’une ONU désormais revigorée, prend la responsabilité de protéger (7) les plus faibles. C’est la naissance du fameux « droit d’ingérence » humanitaire, nouveau précepte moral, qui place la prévention des conflits en concept stratégique majeur pour les Occidentaux. Alors qualifiée de « structurelle » ou encore de « romantique », la prévention emploie de préférence des moyens diplomatiques, économiques et sociaux pour s’assurer, en amont des crises, du développement et consubstantiellement de la sécurité des États fragiles. Dans ce monde qui se veut multipolaire, la prévention permet donc « d’empêcher le déclenchement de crises, leur escalade et de limiter leur contagion (8) » par une approche globale multidomaines, dans laquelle l’intervention n’a d’autre but que de revenir à une situation pacifiée. On intervient dès lors essentiellement en coalition, le plus souvent sous mandat des Nations unies, pour s’interposer, stabiliser et surtout défendre les opprimés.
La réponse à la crise dans les Balkans, tout d’abord en mission de maintien de la Paix (Force de protection des Nations unies ou Forpronu 1992) puis en mission d’interposition de l’Otan sous mandat de l’ONU (IFOR 1995 et KFOR 1999 (9)) est emblématique de cette période d’intervention au service de la prévention.
Les opérations de contre-guérilla post-attentats du 11 septembre 2001, en Afghanistan, en Irak ou au Mali procèdent aussi pour les Occidentaux d’une logique préventive, puisqu’elles s’apparentent à des défenses de l’avant, servant à protéger, à court terme les populations locales opprimées et à moyen terme leurs propres territoires. Cependant, les « succès militaires sans lendemain (10) » de ces interventions, où l’Occident semble aussi vouloir imposer son modèle politique (« state building ») par une approche globale mal coordonnée et inadaptée, affaiblissent stratégiquement notre concept préventif. En parallèle, la Chine émerge rapidement y compris dans le domaine militaire et la Russie renaît ostensiblement des cendres de l’URSS. Nous entrerons dès lors dans une période qualifiée par le ministre des Affaires étrangères chinois de « nouvelle guerre froide (11) » qui laisse augurer des mêmes conséquences néfastes sur notre capacité à pouvoir prévenir les conflits par la seule approche « structurelle », fondée sur le développement et la stabilisation.
Une prévention bousculée
Le « Far West des relations internationales (12) » dans lequel nous entrons aujourd’hui rend complètement illusoire la réalisation d’une stratégie préventive comme précédemment définie. La crise ukrainienne de 2014 nous fait prendre conscience que nous sommes entrés dans une nouvelle aire de jeu stratégique que l’on appelle « zone grise », dans laquelle des acteurs étatiques, nos compétiteurs, et parfois non-étatiques, à l’instar des groupes djihadistes, manœuvrent dans une conflictualité floue, évasive et ambiguë. Dans ces zones où « tout est permis », où l’on peut agir en niant être l’auteur via des proxys, en revenant en arrière sans justification, en employant la force sans complexe, dans tous les milieux et tous les champs de la conflictualité – notamment immatériels comme la cybernétique –, la guerre « hybride » n’est plus seulement une simple confrontation physique.
Ainsi, face à l’émergence de ces stratégies indirectes « de grignotage » par des faits accomplis successifs, le général Burkhard estime que nous sommes sortis du continuum classique de « paix-crise-guerre » pour entrer dans une compétition permanente entre acteurs, ponctuée de contestations temporaires parfois violentes, pouvant éventuellement nous mener à un affrontement majeur. Il devient dès lors difficile, voire incertain, de pouvoir prévenir des conflits, quand ceux-ci sont soit délibérément sous le seuil d’une riposte, soit provoqués sur des motifs fallacieux.
Dans ce nouveau contexte stratégique marqué par un retour à la rivalité entre États-puissances et qui bouscule le statu quo international, tous les leviers d’action d’une prévention « structurelle » sont aujourd’hui contournés. Dans le domaine de la maîtrise des armements et de la lutte contre la prolifération, nos compétiteurs n’hésitent plus à défier l’ordre établi en violant manifestement le droit international. La Corée du Nord s’est ainsi dotée de l’arme nucléaire en sortant du Traité de non-prolifération (TNP). La coopération internationale, outil central du concept préventif, fait aussi l’objet d’une forte concurrence. Certains de nos partenaires font désormais le choix de la performance sur l’éthique, privilégiant de répondre à court terme à leurs besoins sécuritaires et économiques plutôt que d’embrasser la bonne gouvernance politique « proposée » par l’Occident. C’est par exemple le choix du Mali qui s’appuie désormais sur la très controversée Société militaire privée (SMP) pro-russe Wagner pour tenter de s’en sortir. Enfin, la mise en œuvre d’une approche globale préventive, qui agirait simultanément sur tous les leviers du développement, s’avère finalement peu efficace faute de coordination entre des acteurs internationaux aux objectifs parfois divergents. Nos compétiteurs cupides en profitent dès lors pour étendre leur propre influence, sans vraiment se soucier de la prévention des crises à moyen et long termes. Ce n’est sûrement pas un hasard si Wagner s’est installée en Centrafrique à côté du ministère des Mines ou si des sociétés turques contrôlent les aéroports de Niamey (Niger) et d’Addis-Abeba (Éthiopie), points d’entrée majeurs de ces deux pays.
Face à ce nouveau contexte stratégique, l’Occident se trouve contraint d’employer une prévention plus agressive, qualifiée « d’opérationnelle », qui avait été conceptualisée dans les années 1990 mais rarement utilisée jusqu’ici en raison de l’absence de concurrence à l’hégémonie américaine. Cette prévention de court terme qui vise à dissuader voire à contraindre nos compétiteurs par des moyens économiques, juridiques, diplomatiques et militaires a déjà été intégrée par certains de nos alliés.
La vision de nos alliés et partenaires sur la fonction prévention
Nos alliés anglo-saxons différencient une prévention structurelle des crises qui se fonde sur le développement et la stabilisation des pays en crise, d’une prévention opérationnelle qui s’appuie essentiellement sur le découragement conventionnel (conventional deterrence).
Ainsi, l’Otan, en tant qu’outil essentiellement militaire, ne conçoit une prévention structurelle qu’en appui du domaine civil. Pour le compte de l’ONU, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ou sur demande d’un État allié, elle est ainsi capable de mener des missions de stabilisation en « soutien de la Paix », considérées comme non-article V (13). L’Otan développe en 2010 son propre concept d’approche globale (comprehensive approach) afin « d’améliorer sa capacité à concevoir des effets dans les domaines de la stabilisation et de la reconstruction (14) ». Néanmoins, que ce soit en Afghanistan ou en Libye, sa mise en œuvre a le plus souvent échoué par manque de coordination, à l’image des « Provincial Reconstruction Teams (15) » (PRT) qui n’ont pas pu synchroniser la sécurité des zones ciblées avec l’action des ONG. Dans son Initiative 2030 (16), l’organisation prévoit de mieux coopérer avec l’Union européenne, spécialisée en gestion de crise, dans les domaines politique, diplomatique et économique, en créant à Naples, un Hub de fusion du renseignement et de coordination entre les acteurs civils et militaires (17). Cependant, avec l’émergence en 2014 de menaces hybrides russes à l’encontre de l’Europe, l’Otan développe son concept de « Defence and Deterrence of Euro-Atlantic Area » (DDA) dans lequel elle prône, sous couvert d’une dissuasion nucléaire permanente, l’emploi d’un découragement conventionnel pour contraindre nos compétiteurs. S’appuyant sur un panel de réponses civiles et militaires (18), elle propose par exemple l’engagement préventif d’équipes spécialisées contre les menaces hybrides (Counter Hybrid Support Team – CHST) utilisées au Monténégro en 2019, un site institutionnel de lutte contre la désinformation (« NATO Setting the Record Straight ») ou le déploiement de troupes avancées dans le cadre de enhanced Forward Presence (eFP) comme dans les pays Baltes, en Pologne et en Roumanie. L’Otan s’organise pour apporter une réponse globale, préventive et proactive dans tous les champs de conflictualité, couplant « Soft and Hard Power ».
À l’instar de l’Otan, les Britanniques, dans leur revue intégrée de 2021 (19), placent la prévention des conflits essentiellement sous l’angle du partenariat et de la dissuasion. Ils créent ainsi une brigade spécialement dévolue au conseil militaire, à la formation voire à l’accompagnement au combat des pays partenaires en crise (11th Security Force Assistance Brigade). En parallèle, le nombre des coopérants militaires se trouve largement augmenté (+ 20 %), marquant notamment un effort en Asie. Sur le volet dissuasif, l’armée britannique, tout en maintenant un dispositif d’alerte robuste, propose un dispositif de forces prépositionnées plus engagé (« persistent engagement »), plus agressif, plus ciblé géographiquement et enfin plus intégré pour couvrir tous les champs de conflictualité. Elle prévoit aussi d’améliorer ses capacités d’accueil outre-mer, les transformant en « hubs » logistiques régionaux, à l’image du Kenya ou d’Oman.
Quant aux États-Unis, ils ont abordé dès les années 2000 la prévention des conflits par une approche intégrée, s’appuyant sur une aide financière sans commune mesure et centralisée au sein du Bureau of Conflict and Stabilization Operations. En 2019, ils ont d’ailleurs validé un « Global Fragility Act » qui développe leur propre stratégie de prévention et de promotion de la stabilité (20), soutenue par un budget de 27 milliards de dollars de l’US Agency for International Development (USAID). Côté dissuasif, les États-Unis bénéficient d’une présence massive et très active de leurs forces armées sur tout le globe (plus de 700 emprises à l’étranger), marquant un effort marqué sur les zones stratégiques de transits commerciaux. En parallèle, pour signifier leur détermination, ils développent une communication agressive et ciblée du type « si les îles Senkaku sont un jour saisies par la Chine, alors nous interviendrons (21) ». Enfin, ils s’appuient sur un jeu d’alliances et de partenariats militaires pour mieux contraindre des compétiteurs le plus souvent isolés, à l’image du QUAD (22) asiatique, créé en septembre 2021 spécifiquement contre la Chine.
La plupart de nos alliés ont déjà intégré la nécessité d’adapter leur stratégie préventive aux nouvelles « règles du jeu », distinguant la gestion des crises le plus souvent intra-étatiques, de la contrainte à l’encontre des nouveaux compétiteurs. Comment la France conçoit-elle aujourd’hui la prévention des conflits ?
Une prévention française à repenser ?
Un concept prioritaire, une mise en œuvre limitée
Exception française, la prévention est une fonction stratégique à part entière, qui se conçoit comme une pièce à deux faces. À l’origine un peu « fourre-tout » puisqu’elle assimilait aussi le domaine du renseignement avant la création d’une fonction « connaissance-anticipation », la prévention française englobe dès son origine les acceptions structurelle et opérationnelle, romantique et réaliste.
Depuis son apparition dans le Livre blanc de 1994, afin d’« anticiper et d’empêcher l’émergence de situations susceptibles de devenir conflictuelles (23) », la fonction prévention n’a cessé de perdre de son influence au détriment des autres fonctions. Malgré la prévalence conceptuelle qui lui a été accordée dans nos divers Livres blancs et Revue stratégique jusqu’en 2017, sa mise en œuvre n’a le plus souvent pas suivi notre stratégie générale de défense et sécurité. Elle subit ainsi à partir des années 2000, l’érosion quantitative et qualitative des forces prépositionnées à l’étranger et outre-mer qui représentent son principal levier d’action. Elle tarde aussi à mettre en œuvre des modes d’actions adaptés qui répondent à l’évolution rapide des menaces, des zones stratégiques et des champs de conflictualité. « La prévention de conflits majeurs en Asie est un objectif central pour l’ensemble des acteurs internationaux (24) », énonce le Livre blanc de 2008 alors que notre stratégie préventive en Indo-Pacifique ne verra le jour qu’en 2020.
À partir des années 2000, en parallèle de l’ONU et des autres Occidentaux, la France se tourne quasi exclusivement vers la prévention « structurelle » qu’elle nomme « diplomatie de défense », appuyée sur une approche globale qui lie coopération internationale et coordination interministérielle pour agir simultanément sur la gouvernance, le développement et la sécurité des pays en crise dans sa zone d’intérêt. « La prévention consiste à agir pour éviter l’apparition ou l’aggravation de menaces contre notre sécurité. […] [Elle] doit s’appuyer sur des moyens multiples : diplomatiques, économiques, militaires, juridiques, culturels, associés, coordonnés, et mis en œuvre à l’échelle internationale européenne et nationale (25). » La coordination de ces multiples acteurs civils et militaires s’avère en réalité bien difficile à mettre en œuvre, malgré la création en 2008 d’un Centre de crise et de soutien (CDCS) au ministère des Affaires étrangères.
Surtout, en réponse aux instabilités chroniques africaines et à l’émergence de la menace djihadiste, alors que la tyrannie d’une médiatisation globalisée nous impose de réagir rapidement, le modèle « d’intervention-réaction (26) » domine le concept d’emploi de nos forces armées. Paradoxalement, l’intervention devient le meilleur moyen « de prévenir des conflits de plus grande ampleur (27) », agissant bien évidemment plus sur les conséquences que sur les causes des crises. L’opération Harmattan en Libye en 2011 est symptomatique de cette prévention incarnée désormais dans l’interventionnisme occidental. Justifié pour empêcher le massacre des populations civiles et « éviter un nouveau Srebrenica (28) », l’engagement militaire de la coalition fait tomber le régime de Kadhafi et laisse, selon le président Macron, « un État failli dans lequel prospèrent des groupes terroristes ». L’absence de stratégie préventive, à la fois en amont du conflit pour tenter une transition du pouvoir en souplesse et en aval pour reconstruire un État stable et pacifié, laisse une situation qui contribuera à déstabiliser la sous-région sahélienne en 2013.
L’irruption du terrorisme islamiste international en Europe au milieu des années 2010 recentre naturellement notre stratégie de défense sur la protection de notre environnement proche, dans un continuum de sécurité extérieure et intérieure. Cette prévalence à la protection du territoire réduit de facto la profondeur stratégique nécessaire à une prévention élargie, notamment face à la montée en puissance de la Chine, de la Russie et d’autres puissances régionales comme la Turquie et l’Iran.
À rebours ou en retard sur notre stratégie générale, le concept français de prévention se trouve aujourd’hui relégué (29), évincé par l’intervention et la protection, qui répondent mieux aux impératifs « court-termistes » de sécurité des intérêts français. L’affaiblissement de nos forces prépositionnées en est un des reflets.
Un dispositif de forces prépositionnées affaibli, statique et périphérique
Actrices essentielles de la prévention, les forces prépositionnées françaises jouent un rôle de stabilité dans les zones dans lesquelles elles sont implantées. Ces points d’appui constituent à la fois un outil d’influence indéniable pour la France et participent aussi à la préservation de nos intérêts nationaux à l’étranger. Outre leur capacité à servir de plateformes sûres d’accueil et de projection de force, notamment en réponse à nos accords de défense, ils réalisent, en lien avec nos Missions de défense (MDD) auprès de nos ambassades, l’essentiel des missions de coopération militaire avec nos partenaires régionaux.
Néanmoins, malgré la création d’une base avancée aux Émirats arabes unis en 2009, ce réseau mondial de points d’appui, fort aujourd’hui de près de 11 000 militaires, a été largement érodé depuis la décolonisation. À partir de 2009, cette « force fantôme (30) » a perdu près de 23 % de ses effectifs et a pâti de l’absence de remplacement ou de renouvellement de ses équipements majeurs. Ainsi, nous sommes passés à Djibouti de 5 000 militaires français en 1973 à 1 400 aujourd’hui, les avions C-160 ont été remplacés par des CASA 235 aux capacités réduites de moitié, tout comme les Bâtiments de transports légers (Batral) remplacés par des Bâtiments de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) sans capacité d’échouage, grevant fortement la projectibilité des unités stationnées. De même, entre 2007 et 2016, le nombre de nos coopérants militaires en ambassade est passé de 322 à 257 (31), diminuant aussi notre capacité d’influence.
La fatigue des équipements et la précarisation des effectifs pèsent sur la capacité des forces prépositionnées à contribuer autant qu’elles le pourraient aux quatre grandes fonctions stratégiques [hors dissuasion] confirmées par la Revue stratégique de 2017 (32). L’affaiblissement quantitatif et qualitatif de leurs capacités a largement réduit leur rôle dissuasif et leur champ d’action préventif, qui se limite désormais à une coopération militaire au plus près géographiquement et dans le « bas du spectre » des missions militaires.
En outre, notre dispositif de forces prépositionnées semble bien « statique », se concentrant depuis 2010 « sur un axe géographique prioritaire, allant de l’Atlantique jusqu’à la Méditerranée, au golfe Arabo-Persique et à l’océan Indien (33) ». À l’exception d’Abou Dabi, aucune nouvelle base n’a été établie ces dernières années, plaçant désormais la France en périphérie et assez éloignée de certaines zones à présent stratégiques, comme la mer de Chine. Il faut près de 10 jours de mer à une frégate de Nouvelle-Calédonie pour rejoindre Taïwan.
Enfin, nos forces de souveraineté ont été construites sur un modèle capacitaire interarmées quasiment standardisé, qui ne répond pas vraiment à une différenciation des menaces et des enjeux stratégiques. La quasi-homogénéité des types d’équipements déployés au sein de nos outre-mer, frégate de surveillance, aéronef CASA et régiment réduit, répond avant tout à un besoin de protection de notre souveraineté et ne montre ainsi pas d’effort géostratégique marqué.
L’affaiblissement quantitatif et le retard de modernisation de certaines de nos forces prépositionnées, parfois éloignées de nouvelles zones d’intérêt, ne permettent pas d’assurer efficacement l’ensemble du spectre des actions préventives, notamment les plus assertives.
Des intimidations stratégiques trop « timides »
La Seconde Guerre mondiale aurait-elle eu lieu si en 1936 la France avait, en réaction à la réoccupation de la Rhénanie par l’Allemagne, seulement mobilisé ou massé des troupes à la frontière ?
L’intimidation ou le signalement stratégique comme mode d’action préventif opérationnel n’est pas un concept nouveau. Elle avait déjà été théorisée dans une réflexion doctrinale française de 2012 comme « une menace d’emploi ou un emploi effectif, mais limité de capacités et modes d’action conventionnels, amenant un adversaire potentiel ou déclaré à renoncer à initier, développer ou poursuivre une action agressive, en affectant sa détermination par la crainte des conséquences s’il persistait dans son entreprise (34) ». Montrer sa force en participant à des exercices multinationaux de grande ampleur, menacer en se déployant au plus près des intérêts de l’agresseur ou encore contraindre par des actions coercitives non conventionnelles ou immatérielles, tels sont certains des modes d’action de l’intimidation stratégique. Indissociable de l’action diplomatique et toujours dans le respect du droit international, elle repose sur une combinaison d’actions civiles et militaires, le plus souvent indirectes, et surtout sur une communication stratégique adaptée aux cibles visées (partenaires, compétiteurs, population…).
Aujourd’hui, l’intimidation est plutôt l’apanage de nos compétiteurs qui la mette en œuvre régulièrement pour obtenir des gains stratégiques tout en demeurant sous le seuil de conflictualité. Alors que « l’intimidation stratégique est quelque chose qui se situe au-dessus de la paix et en dessous de la guerre » selon un diplomate européen (35), c’est-à-dire la dernière corde de rappel de la prévention, le premier frein à son emploi par la France semble être moral et juridique. « Intimider » en démocratie ne peut se concevoir qu’en respect du droit international, ce que nos compétiteurs ne font pas forcément, utilisant par exemple des SMP à la place de leurs soldats. La récente conceptualisation officielle de la Lutte informatique offensive (LIO) (36) montre qu’il est possible d’agir dans les fameuses « zones grises » du champ cybernétique, en respect du droit international.
Autres freins, le creusement capacitaire de nos forces prépositionnées avec nos compétiteurs régionaux qui ne permet plus de les intimider, et a fortiori de les contraindre par la force et en autonomie. Ainsi, la France fait aujourd’hui le choix de déployer ponctuellement depuis la métropole, au plus près de zones sous menace, des moyens militaires limités en nombre mais modernes et visibles, pour prioritairement réaffirmer la prévalence du droit international. En juxtaposition du dispositif américain plus agressif de Freedom of Navigation Operations (FONOPS), la France patrouille régulièrement en mer de Chine pour tenter de faire respecter le droit de la mer (« naming and shaming ») plus que pour intimider physiquement Pékin.
Enfin, dernier frein et non des moindres, l’absence de stratégie commune et globale européenne de réponse aux intimidations étrangères qui ne permet pas de peser efficacement sur nos perturbateurs, qui profitent par ailleurs d’intervalles laissés libres. Ainsi, alors que les Européens mettaient en œuvre une série de sanctions économiques contre la Russie après l’annexion illégale de la Crimée en 2014, en parallèle l’Allemagne validait la construction du gazoduc Nord Stream 2.
Ainsi, à l’heure de la compétition permanente entre États et de la persistance du terrorisme djihadiste dans notre environnement proche et sur notre territoire, la fonction actuelle de prévention ne semble plus pouvoir pleinement jouer son rôle. Pourtant, elle demeure essentielle pour « gagner la guerre avant la guerre » et éviter le déclenchement de conflits qui pourraient demain atteindre des extrêmes.
Pour une prévention plus agressive et plus agile
Puissance d’équilibre au service de la paix et de la sécurité, la France promeut un multilatéralisme efficace, qui respecte les droits humains, les libertés fondamentales et les principes démocratiques (37).
Avant de développer quelques pistes de révision de notre concept préventif, il paraît essentiel de définir ses objectifs – pour quoi faire ? – et ses points d’application – où et contre qui ? Afin d’éviter tout risque d’éparpillement de nos capacités comptées, notre stratégie de prévention doit avant tout s’inscrire dans une ambition politique générale qui donnerait selon nos zones d’effort, les effets recherchés sur chacun de nos compétiteurs.
À l’instar du Livre blanc de 2013 qui, à partir de « l’arc de crise » de 2008, déterminait cinq priorités géostratégiques, un dispositif préventif rénové passe impérativement par la définition de zones d’intérêts actuels et futurs, conformes à l’évolution du contexte international. La France doit désormais définir et écrire dans un nouveau Livre blanc (38), les effets préventifs priorisés selon le degré d’influence et d’affirmation recherché sur tel ou tel de nos compétiteurs, adaptés à leur profil, mis en œuvre préférentiellement avec nos partenaires et combinant des actions interministérielles, en multimilieux et multichamps (M2MC (39)). Les Stratégies militaires opérationnelles (SMO) zonales des armées pourraient d’ailleurs servir de bases de travail à la définition de ces effets préventifs.
Une nouvelle ambition pour nos forces prépositionnées et la coopération
Revoir notre stratégie préventive passe notamment par une évolution de notre dispositif avancé, mieux adapté pour défendre nos divers intérêts régionaux et mieux coopérer avec nos partenaires.
En janvier 2021, la Deutsche Marine annonçait (40) être en discussion avec Singapour, la Corée du Sud et le Japon pour y installer un centre de soutien logistique non permanent qui faciliterait ses déploiements navals dans la zone. Bien que déjà étudié par le passé, au regard de l’évolution du contexte stratégique (AUKUS (41) par exemple), ce type de base avancée pourrait ouvrir une troisième voie de forces prépositionnées pour la France. À l’instar du United States Marines Corps (USMC) qui développe le concept de « Expeditionary Advanced Basing Operations (EBAO) », le déploiement de forces dans des pays partenaires, sur de petites bases étrangères modulaires, plus réduites que nos bases actuelles, portuaires ou aéroportuaires, nous mettrait en situation d’assurer une présence plus rapprochée et permanente dans certaines zones d’intérêt. Sous réserve d’acceptation, initialement pour coopérer et installer des capacités de soutien logistique (plots carburant ou maintenance), elle pourrait à terme recevoir des capacités de renseignement et de déni d’accès. En parallèle du concept de « co-basing » déjà développé au sein de l’Initiative européenne d’intervention (IEI), ces nouveaux points d’appui à faible empreinte capacitaire pourraient aussi servir le cas échéant de « têtes de pont » pour d’éventuelles interventions. La Malaisie ou l’Indonésie pour leur proximité avec la mer de Chine, l’Inde pour son rôle majeur en océan Indien sont autant de pistes à étudier au niveau européen dans le cadre de la Boussole stratégique 2022 (42).
Outre nos déploiements ponctuels de force, à l’instar de l’opération Heifara (43) en juillet 2021, notre crédibilité stratégique passe aussi par un renforcement capacitaire permanent, quantitatif et modernisé de nos forces prépositionnées. Il s’agit de pouvoir mieux protéger nos intérêts nationaux où ils peuvent être contestés et par conséquent de différencier nos capacités selon la menace, en prenant en compte l’évolution du contexte stratégique en Afrique. Ce renforcement, qui pourrait induire à iso-capacité, un resserrement de notre dispositif permanent sur nos forces de souveraineté et certains hubs de projection et de coopération, priorisé selon les effets préventifs recherchés, doit aussi nous donner la capacité de coopérer à bon niveau technologique et tactique avec nos partenaires régionaux. Ainsi les moyens déployés en Polynésie en action de l’État en mer ne devraient pas être identiques à ceux déployés en Nouvelle-Calédonie au plus près d’une éventuelle contestation chinoise. De la même manière, les déploiements d’une frégate de premier rang à La Réunion, en s’appuyant sur la structure de maintenance maritime de Maurice d’une même frégate et d’un A400M en Nouvelle-Calédonie profitant du soutien possible en Indonésie ou encore de moyens terrestres sol-air aux Émirats arabes unis (EAU) permettraient de marquer un effort dans certaines zones contestées.
En outre, dans la continuité de notre concept pertinent de « Pôle opérationnel de coopération » (POC) au Sénégal et au Gabon, toutes nos forces prépositionnées devraient se voir renforcer en capacité de planification et de commandement des actions de partenariat militaire opérationnel pour améliorer l’efficacité de leur coopération régionale. Au regard de sa proximité avec les EAU (1 900 km), du besoin de concentrer nos efforts et de la réorganisation du dispositif français au Sahel, la transformation en POC des forces de Djibouti mériterait aussi d’être étudiée.
En « partage du fardeau » préventif, une partie de notre coopération militaire pourrait aussi s’inscrire dans un cadre plus européen, soit sous la forme des classiques European Union Training Mission (EUTM) ou sur un modèle ad hoc de type Takuba (44). Il s’agirait de déployer à titre préventif, au sein d’États fragiles qui le souhaitent et qui y sont incités, des missions « coup couplet » de conseil, de formation et d’entraînement, associées à la fourniture d’équipements militaires adaptés localement, que permet aujourd’hui la Facilité européenne de paix. À l’instar de l’EUTM Mozambique déployé début 2022 à leur demande, une EUTM à Madagascar en crise latente depuis de nombreuses années ou dans les pays du golfe de Guinée en anticipation de la menace terroriste qui s’étend, ou encore dans les Balkans en contrepoids de l’influence turque et russe, répondrait aussi à une stratégie active de prévention.
Enfin, la coopération structurelle, celle de nos 160 ambassades dans le monde, mérite aussi de revenir à un nombre de coopérants plus conforme à notre ambition d’influence, notamment en se déployant directement auprès d’organisations multilatérales pour « toucher » plus d’États simultanément, tels que l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), désormais partenaire de la France, ou l’Indian Ocean Regional Association (IORA). De même, le concept d’École nationale à vocation régionale (ENVR) aujourd’hui développée en Afrique de l’Ouest et soutenue par l’UE, pourrait s’exporter vers le Sud-Est de l’Afrique et dans le Pacifique Sud. L’installation et le développement de ces nouvelles écoles pourraient par ailleurs s’appuyer sur des Entreprises de sécurité et de défense (ESSD) françaises, reconnues par l’État, à l’instar des entreprises privées de formation américaines déjà en Afrique.
Au final, un concept de prévention rénovée passe, après une priorisation de nos zones d’effort, par une présence militaire ajustée à nos besoins stratégiques et mieux partagée, capable de défendre nos intérêts et ceux de nos partenaires.
Une approche globale de gestion des crises de « bout en bout »
Hors du champ exclusivement militaire, l’approche globale, malgré ses échecs répétés, demeure sûrement le meilleur outil pour empêcher ou stabiliser un conflit, car « il n’est plus guère possible de concevoir une opération militaire qui ne serait pas accompagnée d’une action civile (45). » Il s’agit par conséquent de sortir de stratégies « en pointillé » (46) et souvent du bas vers le haut, pour mettre en œuvre une approche globale mieux coordonnée, dans une logique de « bout en bout » et du haut vers le bas, des ministères parisiens et instances européennes au terrain.
Au niveau tactique, comme nous développons aujourd’hui l’accompagnement au combat de nos partenaires, des équipes civiles interministérielles, en lien avec les équipes d’Actions civilo-militaires (ACM) des armées, pourraient conseiller et appuyer les autorités locales dans leurs domaines respectifs, dans des zones stabilisées ou s’il en est besoin, protégées par des ESSD choisies. L’objectif de ces « PRT à la française » serait d’assurer à moyen terme et localement, le retour de l’État dans des zones déstabilisées. Ainsi, de telles équipes interministérielles, en lien avec les Organisations non gouvernementales (ONG) pourraient développer des projets répondant à une stratégie plus large de gouvernance et de développement, pas seulement en appui du besoin sécuritaire.
Depuis 2017, la France déploie au Sahel un ambassadeur envoyé spécial pour la région, en charge de coordonner l’action diplomatique française et ainsi mieux combiner les instruments de sécurité et du développement. À titre préventif et forte de cette expérience, la France pourrait déployer, en lien avec l’UE, des « Représentants spéciaux » français (RSF) dans d’autres sous-régions déjà en crise, comme dans le golfe de Guinée, au Maghreb ou en Afrique australe. Sorte « d’ambassadeur régional », si besoin nommé à partir des ambassadeurs français de plusieurs pays, en charge de coordonner en interministériel la politique de développement régional et notamment les diverses ressources financières françaises, en lien évidemment avec les acteurs internationaux. Par ailleurs, ce RSF, comme un préfet de zone en métropole, pourrait agir, selon ces prérogatives civiles, sur les mêmes Zones de responsabilité permanente (ZRP) que nos commandements interarmées quand cela est possible, afin de faciliter la coordination entre sécurité et développement.
Enfin, au niveau national, même si le mandat élargi du centre de crise et de soutien (47) et la création de task forces interministérielles donnent satisfaction, le volet planification de l’approche globale demeure parcellaire. Ainsi, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) pourrait apporter son expertise des plans interministériels pour développer des stratégies régionales civilo-militaires de gestion de crises, s’appuyant notamment sur les Stratégies militaires opérationnelles (SMO) existantes et permettant une stratégie préventive plus intégrée.
« À partir de 2022, nous approfondirons le dialogue politique et renforcerons la coopération avec l’OSCE, l’Union africaine et l’ASEAN dans des domaines tels que la prévention des conflits (48). » Agir sur les causes plus que sur les conséquences des crises, par une approche globale planifiée et adaptée localement, coordonnée jusqu’au plus bas niveau, apparaîtrait comme plus efficace.
Une intimidation stratégique réellement jouée
« In evaluating response options for gray zone activities, we first sought to develop a general strategic concept that would allow the United States to go beyond case-by-case reaction, knitting together individual actions to achieve more-meaningful results over the long term (49). »
La réponse aux menaces permanentes de nos compétiteurs passe par la création d’une boîte à outils de l’intimidation ou du signalement stratégique. Celle-ci se doit d’être cohérente avec notre ambition générale, échelonnée selon notre degré d’acceptation du risque et proposant, par rapport aux effets recherchés, de manière modulable, des mesures diplomatiques, économiques et financières, juridiques, informationnelles, cybernétiques et militaires, selon des scénarios préétablis. Du « simple » appel téléphonique entre chefs d’État au partenariat militaire opérationnel, de l’embargo au déploiement massif de force, l’éventail des réponses possibles, aux ordres du chef de l’État, doit bien évidemment s’inscrire dans le respect du droit international et de nos principes. La RAND Corporation a déjà réalisé ce travail pour le gouvernement des États-Unis, proposant des réponses ciblées par compétiteur dans tous les domaines d’action (50).
Dans l’ordre de priorité, la constitution d’une telle boîte à outils passe par définir en interne nos seuils de tolérance à l’intimidation adverse, c’est-à-dire de savoir quand nous basculons de la compétition à la contestation puis à l’affrontement armé. La planification des effets souhaités et des modes d’actions afférents, en interministériel et si possible en interalliés, doit ainsi nous permettre diverses réactions échelonnées et intégrées en M2MC et en multidomaines. Le Wargaming peut par ailleurs nous aider à mieux planifier nos réponses. L’exemple des mesures immédiates de rétorsions économiques de l’UE contre la Russie en 2022 montre tout l’enjeu de cette planification.
Notre stratégie de réponse doit aussi cibler nos compétiteurs, qui agissent et réagissent différemment selon leur propre culture stratégique ; plus indirecte avec une Chine qui, parfois, « joue dans les intervalles » et plus directe avec une Russie qui cherche sans cesse le rapport de force. Ainsi, outre nos déploiements visibles en zone Indo-Pacifique, un partenariat militaire officiel avec l’alliance QUAD, un appui juridique et de coopérants militaires à l’ASEAN comme le souhaite l’UE ou une coopération renforcée avec le Vanuatu montrerait notre détermination régionale. De même, le déploiement en Roumanie en mars 2022 d’un nouveau bataillon de l’Otan sous mandat français montre clairement à la Russie la limite à ne pas franchir.
Néanmoins, parce que nos intérêts ne sont pas toujours convergents avec ceux de nos alliés, la France doit se donner la capacité de pouvoir agir en propre. Le renforcement des capacités de nos forces prépositionnées répond en partie à cette exigence, tout comme notre dispositif d’alerte (Échelon national d’urgence) qui pourrait d’ailleurs mieux s’ouvrir aux capacités multimilieux et multichamps.
Enfin, parmi la boîte à outils de notre signalement stratégique, le volet informationnel s’avère essentiel pour se « signaler ». Pouvant agir soit en appui direct des mesures mises en œuvre, soit en autonomie pour dénoncer un fait accompli, une communication assertive sert d’amplificateur stratégique à la réponse à nos compétiteurs. Il apparaît par conséquent impératif de différencier notre communication institutionnelle à des fins de promotion des Armées et dont la cible est nationale, de notre communication stratégique à des fins d’influence dont la cible est internationale. À l’instar de l’Estonie qui dispose d’une cellule STRATCOM dédiée au sein de son conseil de sécurité, le Service d’information du Gouvernement (SIG), appuyé par le SGDSN, pourrait se charger d’une stratégie interministérielle informationnelle et d’influence pour l’État.
Échelonnée, Ciblée, Légitime et légale, Intégrée (interministérielle, internationale, multichamps et multidomaines), Planifiée et proactive, STRACOM assertive et Alerte (ECLIPSA) constituent les éléments clés de notre boîte à outils de l’intimidation stratégique, en réponse aux menaces hybrides de nos compétiteurs. Sa crédibilité passe aussi par des exercices multilatéraux et civilo-militaires, sans équivoque sur nos intentions, à l’instar d’Orion 2023 (51) qui validera le retour d’un entraînement de haute intensité en multinational et en interministériel.
« Le risque est devenu la mesure de l’action (52). » Parce qu’intimider ou se signaler nous engage déjà dans l’action, le risque est aujourd’hui le point déterminant de cette stratégie pour répondre à temps, en touchant sa cible, au bon niveau d’assertivité, et par des outils combinés. La planification d’une telle stratégie d’intimidation devrait être de la responsabilité du SGDSN et mise en œuvre à l’Élysée.
* * *
« La prévention doit nous faire regagner la profondeur opérative dont nous avons besoin, notamment vis-à-vis de la protection du territoire national et de nos intérêts vitaux, pour gagner la guerre avant la guerre (53). » À l’heure où la guerre, sous toutes ses formes, entre grandes puissances ou contre des puissances régionales, est aujourd’hui à nos portes, alors que la menace terroriste ne fléchit pas et que les États fragiles sont toujours aussi nombreux, la prévention des conflits garde toute sa pertinence pour limiter l’insécurité du monde. Néanmoins, sans aucune naïveté et parce que « la Paix est [toujours] impossible et la Guerre [moins] improbable (54) », il est évident que la prévention ne pourra pas empêcher l’apparition de crises en dessous du seuil de nos intérêts vitaux, à l’image du conflit ukrainien de 2022. C’est pourquoi, dans ce monde désormais multipolaire déséquilibré où « l’Occident a perdu le monopole de la violence (55) » et où l’ordre international est rebattu, l’efficacité d’une prévention rénovée passe par une stratégie générale priorisée, mise en œuvre par une palette de modes d’action modulaires, partagés entre partenaires et sûrement plus assertives qu’aujourd’hui. Sa mise en œuvre proactive, graduelle et adaptée à nos adversaires, doit pouvoir nous emmener de l’influence à la contrainte, nous faire passer autant que de besoin « d’herbivore à carnivore », gardant toujours à l’esprit qu’il est préférable d’agir sur les causes plus que sur les conséquences.
Toutefois, parce que les armées françaises ne peuvent plus rien seules, une prévention suffisamment signifiante passe indéniablement par une « solidarité stratégique » entre ministères, entre pays alliés européens et au sein de l’Otan pour, « à défaut d’imposer notre volonté, être en mesure de ne pas subir celle des autres (56). » ♦
(1) Sun Tsu, L’art de la guerre (VIe siècle avant J.-C.).
(2) Burkhard Thierry, Vision stratégique du Chef d’état-major des armées, octobre 2021 (https://www.defense.gouv.fr/).
(3) Commission de la défense nationale et des forces armées, Préparation à la haute intensité (Rapport d’information n° 5054), Assemblée nationale, 17 février 2022, p. 10 (https://www.assemblee-nationale.fr/).
(4) Villiers (de) Pierre [alors Céma], « Gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix », Le Monde, 18 janvier 2016 (https://www.lemonde.fr/).
(5) Nations unies, « Comment l’ONU maintient la paix et la sécurité internationales ? » (https://www.un.org/).
(6) Respectivement Force intérimaire des Nations unies au Liban et Force multinationale d’observateurs au Sinaï.
(7) Sommet mondial de l’ONU des chefs de l’État et de gouvernement, 14-16 septembre 2005.
(8) Ramcharan Bertrand et Ramcharan Robin, Conflict Prevention in UN agenda 2030: Development, Peace, Justice and Human Rights, Springer, 2020, 149 pages.
(9) Implementation Forces en Bosnie-Herzégovine puis Kosovo Forces : mission de stabilisation de l’Otan dans les Balkans.
(10) Bentégeat Henri (général 2S), « Interventions militaires : questions dérangeantes », Esprit Surcouf n° 128, 30 décembre 2019 (https://espritsurcouf.fr/).
(11) Allocution du ministre des Affaires étrangères chinois Yang Yi, 24 mai 2020.
(12) Castres Didier, « Avec l’irruption de Wagner au Mali, nous assistons à l’apparition d’une espèce de Far West des relations internationales », Le Monde, 2 janvier 2022.
(13) Article relatif à l’obligation de défense collective en cas d’attaque contre l’un des membres en Europe ou en Amérique du Nord.
(14) Otan, Concept stratégique, 2010, Lisbonne (https://www.nato.int/).
(15) Center for Army Lessons Learned (CALL), Handbook n° 11-16 (« Afghanistan PRT »), 2011 (https://usacac.army.mil/sites/default/files/publications/11-16.pdf).
(16) Otan, Otan 2030 (fiche d’information), juin 2021, 4 pages (https://www.nato.int/).
(17) Kremidas-Courtney Christopher, A comprehensive approach for NATO Strategic Direction - South, p. 6 (https://thesouthernhub.org/systems/file_download.ashx?pg=297&ver=5).
(18) Rühle Michael et Roberts Clare, « Enlarging NATO toolbox to counter hybrid threats », NATO Review, 19 mars 2019 (https://www.nato.int/).
(19) UK Ministry of Defence, Defence in a Competitive Age, CP 411, mars 2021 (https://www.nationalarchives.gov.uk/).
(20) US Department of State, United States Strategy to Prevent Conflict and Promote Stability, 2022 (https://www.state.gov/united-states-strategy-to-prevent-conflict-and-promote-stability/).
(21) Interview du général commandant les forces américaines au Japon in Cabestan Jean-Pierre, Demain la Chine : guerre ou paix ?, Gallimard, 2021, p. 219.
(22) Alliance politique de 4 États de la zone Indo-Pacifique : États-Unis, Australie, Inde et Japon.
(23) Livre blanc sur la Défense nationale, 1994, p. 84 (http://www.livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr/).
(24) Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, Odile Jacob-La Documentation française, 2008, p. 49 (https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/084000341.pdf).
(25) Ibid., p. 151.
(26) Centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE), Réflexion prospective interarmées (RPIA) 2017-002 Prévention : de la fonction stratégique à l’investissement stratégique, n° 94/DEF/CICDE/NP, 24 mai 2017, p. 8 [accès restreint].
(27) Ibid.
(28) Le Maire Bruno, Jour de pouvoir, Éditions Gallimard, 2013, p. 219.
(29) Le mot « prévention » est utilisé deux fois dans l’Actualisation de la Revue stratégique de 2021 (https://www.defense.gouv.fr/).
(30) Paglia Morgan, « Les bases de la puissance. Enjeux géopolitiques et stratégiques des bases militaires avancées », Focus stratégique n° 97, Ifri, mai 2020, p. 23 (www.ifri.org/).
(31) Tenenbaum Élie avec Paglia Morgan et Ruffié Nathalie, « Confettis d’empire ou points d’appui ? L’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté », Focus stratégique n° 94, Ifri, février 2020, p. 161 (www.ifri.org/).
(32) Ibid., p. 5.
(33) Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, 2008, op. cit., p. 314-315.
(34) RDIA-006_IS (2012) - N° 026/DEF/CICDE/NP du 26 janvier 2012 – Intimidation stratégique [accès restreint].
(35) Stroobants Jean-Pierre, « Les pays de l’Otan unis face aux “intimidations” de la Russie en Ukraine », Le Monde, 1er décembre 2021.
(36) Minarm, Doctrine de lutte informatique offensive, 2019 [accès restreint].
(37) Actualisation stratégique 2021, mars 2021, p. 48.
(38) Comme préconisé par la Commission de la défense nationale et des forces armées, Rapport d’information n° 5054, op. cit., p. 10.
(39) Milieux : air, terre, mer, espace, cyberespace. Champs : informationnel, électromagnétique. Domaines : juridique, économique, social…
(40) DGA, Lettre d’actualité navale, n° 1, janvier 2022, p. 9 [accès restreint].
(41) Alliance tripartite formée par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni.
(42) Conseil de l’Union européenne, Boussole stratégique, 21 mars 2022 (https://data.consilium.europa.eu/).
(43) Déploiement 3 Rafale en Polynésie française depuis la France sans escale avec l’appui de deux avions ravitailleurs A330 MRTT Phénix.
(44) Force opérationnelle composée principalement d’unités des forces spéciales de pays de l’UE.
(45) Livre blanc 2008, op. cit., p. 131.
(46) Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Interventions extérieures de la France : renforcer l’efficacité militaire par une approche globale coordonnée (Rapport d’information n° 794), Sénat, 13 juillet 2016 (https://www.senat.fr/notice-rapport/2015/r15-794-notice.html).
(47) Outil de gestion de crise du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MINAE).
(48) Boussole stratégique, op.cit., p. 44.
(49) Morris Lyle J., Mazarr Michael J., Hornung Jeffrey W., Pezard Stephanie, Binnendijk Anika et Kepe Marta, Gaining Competitive Advantage in the Gray Zone, RAND Corporation, 2019, p. 129 (www.rand.org/).
(50) Ibid., p. 158-186.
(51) Exercice interarmées majeur souhaité par le Céma, Orion devrait voir l’engagement d’environ 10 000 soldats des armées, directions et services, dans tous les milieux, en vue de préparer un engagement de haute intensité sur un scénario mettant en œuvre les menaces identifiées par les analyses stratégiques.
(52) Briens Martin et Gomart Thomas, « Comment préparer 2050 ? De la “prévoyance” à la “grande stratégie” », Politique étrangère, vol. 86, n° 4, Hiver 2021, p. 23-34 (www.ifri.org/).
(53) Entretien avec le général Métayer, chef de la division « Emploi » de l’EMA.
(54) Aron Raymond, « Chapitre I », Le grand schisme, Gallimard, 1948 [À propos de la guerre froide].
(55) Entretien avec Hubert Védrine, notamment ministre des Affaires étrangères (1997-2002).
(56) Gomart Thomas, Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques, Éditions Tallandier, 2021, p. 261.