Les normes sont omniprésentes. Elles permettent les échanges, offrent un cadre et des règles sécurisant les activités dans les champs matériels et immatériels. Dans les armées, la norme est utile et souvent indispensable pour garantir la capacité à opérer en environnement complexe, au sein d’alliances par exemple. Aujourd’hui, l’instabilité et l’incertitude du contexte international, mais aussi l’émergence du numérique et la régulation des nouveaux espaces de conflictualité (cyber, Espace, informationnel, grands fonds marins…) invitent à s’interroger sur le choix des normes et la manière de préserver la capacité des armées à opérer dans les conditions extrêmes. Les normes sont-elles alors pour les armées, des opportunités ou des contraintes ?
Les armées face aux normes : opportunités ou contraintes ?
Les armées sont de façon croissante assujetties à des normes de droit qui ignorent la singularité militaire. La contrainte normative appliquée sans distinction aux activités ordinaires comme aux activités opérationnelles ou d’entraînement au combat risque à terme de réduire notre aptitude à l’engagement. Il faut ainsi que le droit positif appliqué aux armées soit adapté de façon nécessaire et proportionnée, afin de leur permettre de remplir leurs missions en toutes circonstances. » Ce constat de l’Actualisation stratégique de 2021 (1) pointe la nécessité de préserver un cadre normatif adapté aux missions des armées. À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce constat trouve une résonance toute particulière avec la matérialisation d’un conflit de haute intensité à nos portes et la perspective que les armées françaises soient un jour entraînées vers de telles extrémités. Il s’inscrit en cohérence avec la stratégie des armées portée par le triptyque du général Burkhard, chef d’état-major des armées (Céma), « Compétition – Contestation – Affrontement » et questionne le modèle d’organisation des armées sous-tendu en grande partie par des règles et normes civiles.
Dans ce cadre, il convient de s’interroger sur la démarche de normalisation dans les armées car elle a dépassé les seuls objectifs d’interopérabilité militaire pour assimiler progressivement les modèles civils qui ne cessent d’évoluer et de s’adapter aux attentes de la société. Ces modèles intègrent aujourd’hui les nouvelles initiatives pour préserver l’environnement. Des critères Environnementaux, sociaux ou de gouvernance (ESG) sont définis par des acteurs peu soucieux des questions militaires et peuvent mettre à mal l’environnement de Défense. Étroitement intriquées avec les armées, les Bases industrielles de technologie et de Défense (BITD) française et européenne ont récemment été exposées aux conséquences de ces nouvelles initiatives : un écolabel de l’Union européenne (UE) pour orienter les investissements vers des activités durables et une taxonomie sociale pour appuyer les investissements destinés à développer des objectifs sociaux (2).
Dans une société déjà affectée par la prééminence des droits individuels sur l’intérêt général et l’affaiblissement de la culture de défense, cette tendance générale a pu contribuer à éroder la singularité militaire, voire à neutraliser la capacité de décision des militaires, faisant glisser la main « de l’épée au parapluie », selon l’expression attribuée au général Henri Bentégeat (3), Céma de 2002 à 2006.
Si la démarche de normalisation apporte de nombreux atouts aux armées, il convient d’en identifier clairement les limites, car nos compétiteurs sont beaucoup moins scrupuleux à respecter les règles que nous nous fixons. Tout en consolidant l’influence des armées sur ce système normatif, son étendue et sa fonction peuvent être mises en perspective dans un nouveau référentiel de pensée intégrant les situations d’affrontements extrêmes.
Développement et structure du système normatif
Si au début des années 1900, le système normatif cherchait surtout à établir des standards industriels communs entre pays, il s’est progressivement développé pour être constitutif de nos sociétés. Il structure aujourd’hui nos processus et nos organisations. Le système normatif est devenu indispensable au bon fonctionnement de l’économie en garantissant qualité et sécurité par l’uniformisation des biens, des usages et des processus, la facilitation et la fluidification des échanges, la garantie des transactions financières. Son emprise, longtemps limitée à l’industrie, s’étend dorénavant au management, à la responsabilité sociale des entreprises, à des sujets transverses à la fois financiers et éthiques.
La normalisation internationale a été dominée par une poignée de pays industrialisés, principalement les États-Unis et l’Europe (en particulier l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni), et dans une moindre mesure le Japon et la Russie. Ces dernières années, l’influence de la Chine s’est significativement accrue, notamment au sein des organisations internationales, tant dans les comités techniques que dans leurs instances dirigeantes. Elle est compétitive et parvient dorénavant à produire, diffuser et imposer ses normes.
Au niveau international, les grandes organisations de normalisation sont l’Organisation internationale de normalisation (ISO) (4), la Commission électrotechnique internationale (CEI) (5) et l’Union internationale des télécommunications (UIT), l’agence des Nations unies pour les télécommunications. En Europe, les principales organisations, créées avec l’intention de faciliter la libre circulation des produits en Europe, sont le Comité européen de normalisation (CEN) depuis 1961, le Comité européen de normalisation en électronique et électrotechnique (Cenelec) et l’European Telecommunications Standards Institute (ETSI) pour les télécommunications.
En France, l’élaboration des normes est assurée depuis 1926 par l’Association française de normalisation (Afnor), qui coordonne l’activité d’une vingtaine de bureaux de normalisation sectoriels. L’Afnor défend ainsi les intérêts français en tant que membre des associations de normalisation européennes (CEN et Cenelec) et internationales (ISO et CEI). Neuf normes sur dix appliquées en France étant d’origine européenne ou internationale (6), son influence est essentielle pour les entreprises françaises, tant au niveau technique qu’au niveau stratégique.
Le décret du 10 novembre 2021 (7) relatif à la normalisation confirme le rôle central de l’Afnor et précise l’organisation de la gouvernance interministérielle avec à sa tête un délégué interministériel aux normes, sous l’autorité du ministre chargé de l’Industrie, pour définir et mettre en œuvre la politique française des normes. Chaque ministère dispose d’un Responsable ministériel des normes qui coordonne dans son département ministériel le suivi des travaux de normalisation.
Au sein du ministère des Armées, le directeur du Centre de normalisation de défense (CND) assume actuellement les fonctions de responsable ministériel des normes et est membre du comité directeur de l’Afnor. Le CND est mis pour emploi auprès du Céma et du Délégué général pour l’armement (DGA). Il reçoit ses directives d’un comité directeur de la normalisation et s’appuie sur un comité interarmées de la normalisation, ainsi que sur des correspondants de normalisation répartis au sein du ministère. Son rôle est central notamment dans la préparation des décisions relatives aux accords de normalisation de l’Otan.
Qu’est-ce qu’une norme ?
Souvent perçues comme des contraintes plus que la formalisation de bonnes pratiques et souvent confondues avec la réglementation, les normes traduisent divers degrés de consensus (à l’échelle nationale, régionale ou internationale) dans différents champs. Généralement d’application volontaire, elles établissent les règles, les métriques ou les conventions utilisées dans les sciences, la technologie, le commerce et l’ensemble de la société. Le spectre est large et évolutif : codes et nomenclatures, formatage et échange de données, interopérabilité physique ou numérique, méthodes de mesures et d’essais, conditions et critères de sécurité, qualité des produits et des services, management, pratiques d’évaluation de la conformité ou, plus récemment, responsabilité sociétale des entreprises et du développement durable.
Distinguer réglementation, normes, standards et labels
Les règles de droit, qu’il s’agisse de lois, décrets, ordonnances, arrêtés ou circulaires relèvent des pouvoirs publics et leur application s’impose.
A contrario, l’application des normes n’est généralement pas obligatoire. S’y conformer découle d’une démarche volontaire reposant sur un consensus entre professionnels et utilisateurs. Toutefois, l’État peut référencer des normes dans la réglementation pour assurer la sécurité, la santé, la protection de l’environnement ou la loyauté des transactions. Dans ce cas, les normes sont d’application obligatoire et mises en référence de textes réglementaires.
Par ailleurs, le standard consiste à préciser les spécifications techniques d’un produit destiné à la fabrication.
Les labels, quant à eux, permettent aux marques et entreprises d’obtenir une forme de reconnaissance dans leur champ d’activité. Ils aident les consommateurs à identifier les « bons » produits. Le label repose toujours sur un référentiel prédéfini par un syndicat professionnel ou une association. Il n’est pas nécessairement rattaché à une norme.
Aujourd’hui, les labels (8) se multiplient et deviennent de véritables arguments commerciaux. À l’inverse, l’environnement des normes en France est cadré par l’Afnor à travers la mise à jour du référentiel normatif tous les cinq ans. Cette démarche permet de contenir toute prolifération. Actuellement, 90 % des 30 000 normes sont de portée européenne ou internationale, dans une proportion d’environ deux tiers-un tiers ; 1 % sont d’application obligatoire (9). Dans l’environnement réglementaire, l’État cherche également à rationaliser son référentiel pour le rendre plus simple et accessible.
Spécificités des opérations militaires de l’Otan : les STANAG
Les STANAG (Standardization Agreement) sont des normes au sens d’accords internationaux entre pays membres de l’Otan. Ils couvrent de multiples sujets pour faciliter la coordination et l’interopérabilité des pays impliqués dans une opération militaire de l’Otan : doctrines militaires, procédures de conduite des opérations, procédures logistiques ou de maintenance mais aussi critères pour garantir l’inter-opérabilité des systèmes d’armes, des munitions, transmissions, carburants ou matériels divers. Six STANAG sur dix précisent des doctrines d’emploi, quatre sont plus techniques (10), orientés sur l’interopérabilité des systèmes d’armes pour en faciliter l’interfaçage ou garantir leur compatibilité entre Nations. Les STANAG ne sont toutefois pas des normes obligatoires et peuvent être ratifiés avec des mentions de restriction en fonction des moyens et des positions des différents pays.
L’intérêt des normes dans les armées
Les armées ont établi des normes spécifiques aux opérations militaires, mais elles s’appuient également sur les normes de technologies duales, dont l’application est à la fois civile et militaire – dans les domaines informatiques, technologiques ou de sécurité. Elles se conforment aussi dans de nombreux domaines à l’émergence de nouvelles règles et aux évolutions de la société en appliquant des normes strictement civiles, comme les normes alimentaires ou celles rattachées au Code du travail ou au Code de l’environnement.
Le référentiel normatif recouvre la quasi-totalité des activités et répond à un véritable besoin de maîtriser les risques et le cadre juridique liés à un emploi opérationnel exigeant, notamment à l’ère du numérique qui introduit dans les armées de nouvelles capacités et technologies.
Pour mener les opérations
Les opérations militaires se déroulent le plus souvent dans un cadre interarmées et interalliés. Dans ce contexte, la convergence des volontés politiques doit se traduire par une compréhension mutuelle du niveau stratégique au niveau tactique, dans les structures de commandement (états-majors stratégiques ou opératifs) jusqu’au niveau des forces sur le terrain. À cet égard, le système normatif de l’Otan rend particulièrement efficace toute coalition en permettant l’interfaçage rapide de différents contributeurs à une opération militaire. Étendu à tous les champs d’une opération militaire, ce système offre un référentiel commun aux troupes rassemblées, qu’il s’agisse de la chaîne de commandement destinée à établir les plans d’opérations et diffuser les ordres militaires, de soutien (logistique, carburant, munitions, soutien médical…) ou de l’outil combat (doctrine, procédure…).
Ce système normatif joue de surcroît dès le temps de paix. En s’inscrivant dans la durée, il agit sur les processus longs tels le développement capacitaire de nouveaux systèmes d’armes ou la préparation opérationnelle des forces. Cette précaution permet l’interfaçage des moyens militaires essentiels à l’échange de données. Elle facilite également le développement et l’évaluation des procédures en coalition ou en bilatéral dès le temps de paix durant les périodes d’entraînement.
Pour maîtriser les risques
Le recours aux normes joue un rôle central pour garantir la maîtrise des risques et la confiance dans l’exploitation des systèmes opérationnels.
Fortement exposés aux risques, les militaires manipulent au quotidien des outils et produits dangereux : armes, munitions, produits corrosifs mais aussi moyens de levage… Compte tenu de la dangerosité de ces activités, les normes techniques, souvent d’origine civile, sont la plupart du temps rattachées à un cadre juridique précis. C’est le cas, par exemple, des normes liées à l’hygiène et à la sécurité au travail, ainsi que celles, plus spécifiques, liées aux activités pyrotechniques. C’est également le cas des normes appliquées au milieu aéronautique. Elles renforcent la sécurité aérienne dans tous les domaines d’activité : circulation aérienne, production et exploitation des aéronefs, plateformes mais aussi maintenance ou formation des maintenanciers et des équipages. Les règles fixent les exigences essentielles à respecter pour chaque organisme en charge d’un périmètre d’activité (11). Elles permettent ainsi de tracer les activités et de garantir la maîtrise d’ensemble de la sécurité aérienne, de la conception des matériels jusqu’à leur exploitation. Elles évitent ainsi toute dérive comme l’utilisation de pièces aéronautiques issues de trafics.
Cette démarche, construite la plupart du temps sur la base de référentiels civils, renforce, ainsi, la protection juridique des activités militaires face à une judiciarisation généralisée du contentieux en cas d’accident avec dommages à un tiers.
Pour accompagner les nouvelles technologies
La normalisation va suivre le développement des nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle (IA) ou la 5G. En effet, ces outils du numérique, s’accompagnent de nouvelles architectures, nouvelles règles de conception et d’exploitation, nouvelles interfaces, nouveaux risques liés à la manipulation, au stockage et à la transmission des données. Ils vont donc s’accompagner de nouveaux cadres d’emploi, de nouvelles règles d’exploitation.
Dans cet environnement fortement numérisé et en perpétuelle évolution, le cadre d’emploi des armées et ses normes sont appelés à s’adapter à l’apparition des nouvelles technologies. La prise en compte de ces sujets et leur anticipation sont indispensables pour préparer les organisations et les modes de fonctionnement des armées.
Pour la protection des données, une première étape a été franchie avec l’établissement du Règlement général sur la protection des données (RGPD) qui offre un cadre législatif à l’échelle européenne en renforçant les droits des personnes et en responsabilisant les acteurs traitant des données à caractère personnel.
En amont de la production des normes, les questions d’éthique doivent aussi être abordées. Elles sont actuellement prises en compte par le Comité d’éthique de la défense (12), composé de 18 personnalités issues des armées et de personnalités qualifiées dans des domaines divers (juristes, professeurs, chercheurs, médecins, ingénieurs, scientifiques, historiens). Ce comité procède ainsi à une analyse prospective des risques et enjeux liés aux technologies émergentes. Pour les Systèmes d’armes létaux autonomes (Sala) par exemple, le comité pointe dans son avis du 29 avril 2021 l’incompatibilité de l’emploi des Sala à la loi française (13). Il préconise toutefois de poursuivre les recherches sur le sujet, afin d’éviter tout décrochage scientifique et technique face à des adversaires utilisateurs de ces systèmes.
Pour faire des économies
L’utilisation par les armées de normes et règles civiles est largement répandue notamment lorsque la spécificité militaire est peu marquée. C’est le cas d’activités où les règles usuelles d’hygiène et sécurité du travail peuvent s’appliquer sans entraver la bonne exécution des missions militaires. Dans le domaine des organisations, les armées adoptent souvent la norme ISO 9000 qui définit les critères et les exigences pour la mise en place d’un système de management de la qualité. Cette méthodologie, adaptée aux organismes de la Défense, permet de disposer de processus adaptés et éprouvés. La transcription dans les armées de normes civiles peut même s’appliquer à des métiers plus spécifiques. Tel est le cas des pilotes de transport de l’Armée de l’air et de l’Espace (AAE) dont la formation repose en partie sur des qualifications civiles – ATPL – Air Transport Pilot Licence – complétées par des modules spécifiquement militaires. En utilisant ces normes civiles, les armées s’appuient sur des référentiels éprouvés et évolutifs car mis en œuvre et partagés par de nombreux usagers. Il est alors possible de recourir à des auditeurs extérieurs pour les mettre en place et en contrôler la bonne application. Ces choix normatifs soulagent ainsi les armées de structures coûteuses et dédiées pour développer, suivre et contrôler la bonne application de référentiels de plus en plus étoffés, complexes et évolutifs (14).
Les effets préjudiciables des normes pour les armées
La norme est une force pour cadrer et maîtriser l’outil opérationnel, et son fonctionnement dans un environnement interarmées et interalliés. Mais l’application stricte d’une norme peut aussi contrarier voire entraver l’action des armées.
Des normes à rebours de la réalité opérationnelle
L’environnement d’exploitation et de soutien est particulièrement assujetti au respect de normes.
Tel est le cas des infrastructures où les prescriptions (15) s’accompagnent de longs délais d’instruction et impliquent une gestion de projet complexe faisant intervenir de très nombreux acteurs. En matière d’impact sur l’environnement, la réglementation sur les espèces protégées peut imposer d’en déplacer ainsi que de prendre des mesures physiques compensatoires pour assurer leur préservation. Les autorisations d’exploiter les installations militaires sont alors soumises à l’avis de diverses commissions entraînant des procédures complexes aux résultats incertains.
L’adoption de la norme « établissement recevant du public » pour les nouvelles constructions est souvent retenue et impose la mise en place systématique d’ascenseurs dans des bâtiments qui n’accueillent que des militaires aptes au service, en excellente condition physique, comme le nouveau hangar dédié à la maintenance des A330 (16). Sources de coûts et de délais supplémentaires, de telles mesures sont paradoxales relativement à l’organisation et aux missions des armées.
Enfin, l’activité opérationnelle des armées peut être contrainte par des normes civiles comme celles relatives au bruit. Avec une activité urbaine de plus en plus proche des bases aériennes, les riverains sont très attentifs aux mesures prises dans les plans d’exposition au bruit (PEB) (17) aux abords des aérodromes. Dans ce contexte, les armées peinent à concilier les besoins opérationnels et d’entraînement avec les niveaux sonores autorisés.
Des coûts induits
L’adoption des normes peut imposer des investissements dans la formation des personnels, la mise en place d’organisations adaptées notamment pour le contrôle de l’application des normes, mais aussi pour l’adaptation des équipements et des contrats de prestation aux nouvelles règles.
Le contrôle des installations frigorifiques et électriques est, par exemple, réalisé par des spécialistes hautement qualifiés. Lorsque ces équipements sont utilisés en opérations, il devient indispensable de pouvoir disposer de militaires formés. Cette exigence devient complexe à mettre en œuvre lorsque les qualifications ou les formations requises dépassent le niveau de recrutement initial des militaires concernés par cette mission.
Les normes civiles imposent également des adaptations capacitaires. Tel est le cas dans le domaine de la circulation aérienne où l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) impose de nouveaux équipements aux aéronefs pour garantir la sécurité aérienne ou optimiser le trafic (18). Les armées doivent alors investir dans la mise à hauteur de leurs moyens aériens, en particulier dans les domaines des communications, afin d’être autorisées à circuler dans l’espace aérien.
Dans le domaine environnemental, les normes européennes d’émissions, dites normes EURO fixent les limites maximales de rejets polluants pour les véhicules roulants neufs. L’application stricte de ces normes au parc des véhicules des armées viendrait mettre à mal un modèle répondant à des critères d’emploi opérationnel, mais aussi à des investissements réalisés pour de longues périodes d’utilisation (19).
Les coûts sont également à réévaluer dans le domaine alimentaire. La loi EGalim (20) préconisant d’introduire un minimum de produits durables ou sous signe de qualité (dont 20 % de bio) dans la restauration collective nécessite une adaptation des contrats pour mettre en place de nouvelles prestations.
Un commandement « normé »
Les référentiels réglementaires et normés imposent un cadre strict dans de nombreux domaines.
Pour le chef militaire, l’exercice du commandement passe aussi par la maîtrise de l’environnement normatif. À cet égard, l’emprise de la norme peut induire des automatismes, une absence de réflexion, inhiber l’évaluation et la prise de risque compte tenu de l’impact juridique lié à certaines normes. Au chef militaire peut se substituer le gestionnaire, l’administrateur. Au combattant peut se substituer l’automate, dénué d’autonomie, de créativité, de réactivité. Au demeurant, par la nature même de leur métier, l’un et l’autre seront sommés de prendre des initiatives et soumis à d’insur-montables paradoxes.
C’est pour pallier cet écueil que les armées recherchent une application plus souple de la navigabilité, offrant plus de latitude au commandement militaire qui, en contrepartie, devra assumer plus de responsabilités. Dans le même esprit, un chef de site doit pouvoir organiser la sécurité de son emprise en fonction de la menace évaluée, de la réalité géographique du terrain et de ses moyens. Au besoin, il pourra s’écarter, après analyse de risque et identification des mesures palliatives, des standards prescrits par une typologie théorique des sites et mesures de protection associées.
Quels leviers et marges de manœuvre pour les armées ?
Agir dans les phases de production de la norme
Pour préserver les spécificités des armées, il est tout d’abord indispensable de connaître au mieux les rouages et les acteurs impliqués afin d’intervenir au plus tôt dans l’établissement de la norme. En effet, il est difficile de faire valoir des adaptations voire des exemptions pour les armées lorsque la norme ou la directive est parue.
Le processus d’élaboration des normes qui peut durer plusieurs années, est souvent considéré comme abscons et secondaire. Or, ceux qui participent à la normalisation influencent les choix techniques et les organisations retenues. Les premiers à définir les règles forcent les autres à leur emboîter le pas. Selon la formule attribuée à Ernst Werner von Siemens (21) dans la seconde moitié du XIXe siècle : « qui fait la norme, fait le marché ». Cette assertion reste vraie et désigne l’industrie comme un partenaire essentiel auprès duquel il importe de faire valoir les spécificités des armées (22). Concomitamment, ou lorsque cette étape est franchie, il convient d’influer aussi sur l’élaboration des doctrines qui véhiculent leur lot de règles et de normes. Lorsque cette prédominance n’est pas acquise (industriel étranger, hégémonie d’un partenaire tel les États-Unis dans la réflexion doctrinale…), il s’agit d’influer pour faire valoir au mieux nos spécificités et rechercher au minimum une convergence d’intérêts.
À cet égard, le ministère des Armées dispose des outils adaptés pour faire valoir ses besoins :
• La Direction des affaires juridiques (DAJ), point d’entrée du ministère dans les débats interministériels pour le volet réglementaire. La DAJ dispose de spécialistes au sein des services locaux du contentieux et instruit les dossiers techniques avec les spécialistes des armées. La compréhension et la prise en compte des spécificités des armées est indispensable au niveau interministériel pour accompagner la position française au niveau européen ou à l’ONU.
• Le Centre de normalisation de défense (CND), point d’entrée des travaux avec l’Afnor et l’Otan. Il coordonne la participation des spécialistes des armées dans les groupes de travail dirigés par l’Afnor pour la production des normes techniques et par l’Otan pour la production des STANAG.
Toutefois les armées ne peuvent pas participer à tous les groupes de travail. En relation avec la DAJ et le CND, il convient donc de cibler les domaines d’intérêt pour les armées. Compte tenu de l’importance croissante du numérique, un rapprochement de ces structures avec les spécialistes en charge de ces sujets s’imposera au sein du ministère.
Ne pas ajouter de la norme à la norme
Les marges de manœuvre offertes aux armées reposent également sur une forme « d’hygiène normative » visant à éviter la production de documents complé-mentaires pouvant induire des contraintes supérieures à ce qu’exige la norme seule. Pour pallier cette tendance, il est indispensable d’éviter toute production aux échelons intermédiaires et de diffuser la norme sans ajustement complémentaire aux échelons d’exécution. Ceux-ci seraient les seuls habilités, après analyse des risques, à en compléter et assumer les angles morts à l’aune de leurs spécificités de terrains mais aussi de leur expertise technique.
L’exemple de la navigabilité des aéronefs montre l’application d’un cadre réglementaire de manière trop contrainte. Le ministère des Armées a décidé en 2006 (23) de décliner à son niveau les règlements de l’Agence européenne de sécurité aérienne (AESA), réservés à l’aviation civile. Dans un souci d’améliorer la sécurité des vols, cette démarche a conduit à une interprétation des règles parfois plus restrictive que ce qui était exigé. Le retour d’expérience de ces quinze dernières années a établi la nécessité de pouvoir disposer de régimes dérogatoires adaptés aux besoins opérationnels. Des travaux d’ajustement des règles devraient donc aboutir en ce sens en cours d’année.
D’autres marges de manœuvre pourraient être recherchées au niveau de la formation du personnel. Il s’agit d’entretenir une solide culture opérationnelle afin de promouvoir une approche pragmatique et raisonnée dans la définition des normes, leur exploitation et l’entretien des référentiels.
Définir un nouveau référentiel de pensée
La transformation des armées depuis ces vingt dernières années a été marquée par de fortes contraintes financières et restrictions en ressources humaines. Dans un souci de rentabilité ou de recherche d’efficience, l’outil militaire s’est beaucoup inspiré des méthodes éprouvées dans le civil, en entreprises, avec notamment la création d’organismes techniques et spécialisés. Parallèlement, les armées ont été engagées de façon expéditionnaire, loin du territoire national sur des conflits de basse ou moyenne intensité où le niveau de risque consenti restait limité.
Ce contexte a favorisé l’émergence et l’application quasi-inconditionnelle des normes. Or, la menace évolue rapidement. La haute intensité, anticipée par les armées depuis plusieurs années est dorénavant un horizon plausible, l’invasion de l’Ukraine par la Russie (24) en est une illustration. Cette éventualité appelle des réflexions sur la résilience et pose clairement la question de la persistance des normes appliquées par les armées en cas de conflit et de l’inhibition qu’elles pourraient induire chez les militaires, en particulier dans les niveaux d’exécution habitués à appliquer un cadre normatif strict. Pour les armées, il convient de préserver la capacité d’action autonome pour agir dans les conditions les plus extrêmes. Dans ce cadre, la réponse pourrait découler d’une évaluation objective de la pertinence du maintien des normes en temps de guerre selon le critère risque encouru/risque assumé par le commandement. Cette évaluation pourrait alimenter des plans de continuité de l’action voire des plans d’opération où seraient décrites les modalités de sortie de la norme. Les armées en ont l’expérience dans le domaine aéronautique où la navigabilité prévoit des exceptions réglementaires à la norme assumées par le commandement (25). Une méthode de « gestion du risque opérationnel » permet d’en évaluer le risque, d’établir des mesures d’atténuation et de définir les modalités d’un retour à l’environnement normé.
Une autre manière de prendre en compte ces contextes exceptionnels peut reposer sur une gradation des normes. C’est ainsi que procède l’AAE pour l’exploitation de ses aéronefs avec des normes standard, des normes particulières et des normes exceptionnelles, ces dernières n’étant autorisées qu’en opérations. Dans ce cadre, il convient aussi de s’interroger sur l’application des normes liées à l’évolution du Code de l’environnement. Pour ne pas subir l’émergence des nombreuses règles, une catégorisation des normes par priorité, en fonction de l’immédiateté de leur impact sur l’homme ou d’enjeux de survie, pourrait être établie, son utilité pouvant s’étendre en prévision d’arbitrages budgétaires.
Prendre l’initiative dans les nouveaux espaces
La guerre en Ukraine rappelle que les opérations militaires sont aussi menées dans l’espace cybernétique et dans l’Espace (26). Les technologies du numérique, les nouveaux espaces de conflictualité (cyber, espace, informationnel, grands fonds marins) s’accompagnent d’enjeux de régulation dont les répercussions sont bien souvent plus larges que le seul périmètre défense, mais où les armées doivent néanmoins peser.
Dans le domaine de la sécurité spatiale par exemple, des travaux sont commencés dans les enceintes internationales pour instaurer des règles de comportement responsable dans l’Espace, notamment pour limiter la production de débris spatiaux. Cette démarche est un axe prioritaire d’action identifié dans la Stratégie spatiale de défense de 2019 (27).
La participation aux groupes de travail Afnor en charge du secteur des technologies de l’information est centrale aussi pour appréhender les systèmes normatifs des domaines en pleine évolution qui ont une pertinence pour la défense nationale : Internet des objets (IoT), IA, réalité augmentée, interconnexion des appareils de traitement de l’information, techniques automatiques d’identification et de saisie de données ou encore biométrie. Ces domaines sont, par exemple, appliqués dans le War Gaming, les simulations (notamment de systèmes d’armes), dans la protection des installations militaires ou dans la communication, entre autres.
Dans le milieu aérien, les travaux menés par l’AESA et la Commission européenne sur l’usage des drones doivent être suivis afin de se prémunir d’éventuelles divergences entre nos intérêts et ceux de nos partenaires, mais aussi éviter une législation trop contraignante. Certains pays adoptent, en effet, une réglementation très restrictive dans le domaine des vols non habités, imposant des spécificités techniques – par exemple, le nombre de moteurs – dans la construction des drones.
Au-delà des aspects techniques, la participation de la France à ces forums recouvre des enjeux philosophiques. L’émergence d’armes létales autonomes ou encore de l’IA bouscule l’éthique de la guerre. Avec le champ politique ou l’espace médiatique, le champ des normes reste un espace d’influence qu’il convient d’exploiter. À cet égard, le personnel impliqué dans ces travaux doit être imprégné d’une solide culture opérationnelle et percevoir ces enjeux fondamentaux.
* * *
La norme est partout et constitutive de nos sociétés. Les armées en sont imprégnées et n’ont en réalité par véritablement les moyens d’agir sans elles. Elles structurent les systèmes d’armes et les organisations, façonnent les modes d’actions. Elles sont devenues indispensables pour garantir la capacité des armées à agir dans un environnement interarmées et interallié. Elles garantissent l’échange des données, la compatibilité des outils, la compréhension des acteurs impliqués dans les opérations. Elles apportent un cadre judiciaire adapté pour sécuriser l’activité des militaires.
Il convient toutefois de ne pas « sur-normer » en interdisant aux échelons intermédiaires de le faire. Les chefs de terrain doivent pouvoir disposer d’une latitude d’application, adaptée à leurs spécificités. Cette démarche est indispensable pour préserver l’imagination des soldats. Axée sur la maîtrise des risques, elle développe les capacités d’autonomie, d’appréciation de situation et de décision.
Si les normes sont indispensables dans de nombreux domaines, elles ne doivent cependant pas remettre en cause l’art de la guerre, dont l’une des clés pour prendre l’ascendant sur l’adversaire est l’agilité. Cette capacité doit être préservée en permanence pour aménager l’action militaire, y compris dans des conditions extrêmes, en dehors des normes.
Ainsi, à la lumière de ce que nous coûte la norme et selon les domaines d’application, il convient de s’interroger sur la préservation de critères d’exception pour les armées. Sans positionner les armées en dehors d’un cadre réglementaire, la définition de critères autorisant à se détacher de la norme pourrait être envisagée, voire être testée à l’entraînement pour préparer les acteurs de terrain à agir dans les conditions extrêmes.
Cette réflexion mérite d’être portée tout particulièrement dans les travaux d’élaboration des normes des secteurs en pleine évolution : le numérique, l’espace, l’environnement… Elle favorisera ainsi la recherche de résilience au sein des armées, mais aussi au sein de tous les acteurs étatiques et non étatiques impliqués dans les processus d’élaboration des normes. ♦
(1) Ministère des Armées, Actualisation stratégique 2021, janvier 2021, 55 pages, p. 41 (www.defense.gouv.fr/).
(2) Commission des Affaires européennes, Protéger la Base industrielle et technologique de défense et de sécurité européenne des effets de la taxonomie européenne de la finance durable (Rapport), Assemblée nationale, 9 décembre 2021, chapitre 2 (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/due/l15b4792_rapport-fond).
(3) Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale (Rapport), Sénat, 8 octobre 2013 (https://www.senat.fr/rap/l13-050/l13-050.html).
(4) Oganisation non gouvernementale internationale fondée en 1947, elle concerne tous les secteurs (https://www.iso.org/fr/home.html).
(5) Oganisme de normalisation à but non lucratif pour l’électrotechnique (https://www.iec.ch/homepage).
(6) Association française de normalisation (Afnor), « La normalisation en France » (https://normalisation.afnor.org/).
(7) Décret n° 2021-1473 du 10 novembre 2021 portant modification du décret n° 2009-697 du 16 juin 2009 relatif à la normalisation (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044318128).
(8) À titre d’exemples, Label Rouge dans le domaine de l’alimentaire, le label AB pour l’agriculture biologique, ou l’Écolabel européen et l’Écocert pour l’environnement…
(9) Afnor, op. cit.
(10) Données techniques recueillies lors des interview des représentants du centre de normalisation de la défense.
(11) EMAR-21 G pour les organismes de production, EMAR-21 J pour les organismes de conception, EMAR-147 pour les organismes de formation, EMAR-145 pour les organismes d’entretien.
(12) Arrêté de la ministre des Armées en date du 17 juillet 2019 portant création du comité d’éthique de la défense. (https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000038798817/2021-04-29).
(13) Comité d’éthique de la Défense : « Avis sur l’intégration de l’autonomie dans les systèmes d’armes létaux », 29 avril 2021, p. 6 : « l’emploi par les forces armées françaises de Sala serait absolument contraire au principe constitutionnel de nécessaire libre disposition de la force armée et au principe de continuité de la chaîne de commandement » (www.defense.gouv.fr/).
(14) Par exemple, le référentiel de réglementation de l’aviation civile française n’a cessé d’évoluer depuis la Convention de Chicago de 1944.
(15) Code de l’environnement, réglementation sur les espèces protégées, Code du travail, protection des installations…
(16) C’est, par exemple, le cas pour le nouveau hangar « cathédrale » basé à l’aéroport industriel Marcel Dassault a Déols, dans l’agglomération de Châteauroux, dédié à la maintenance et à la reconversion des Airbus A330 en cargos.
(17) Document d’urbanisme qui fixe les conditions d’utilisation des sols exposés aux nuisances dues au bruit des aéronefs. Le PEB vise à interdire ou limiter les constructions pour ne pas augmenter les populations soumises aux nuisances. La maîtrise de l’urbanisme au voisinage des aérodromes a été instaurée par la loi du 11 juillet 1985 et codifiée par l’arrêté du 28 avril 2002 dans l’article R147-5 du Code de l’urbanisme : « Dans les zones définies par le plan d’exposition au bruit (PEB), l’extension de l’urbanisation et la création ou l’extension d’équipements publics sont interdites lorsqu’elles conduisent à exposer immédiatement ou à terme de nouvelles populations aux nuisances de bruit. » (www.bruitparif.fr/).
(18) Par exemple, postes VHF 8.33, IFF Mode S, moyens de localisation et de navigation précis.
(19) Investissement dans la formation des personnels et moyens de soutien pour l’entretien.
(20) Loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire, et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite « Loi EGalim » (www.legifrance.gouv.fr/).
(21) 1816-1892. Inventeur et industriel allemand, magnat du génie électrique. Contemporain d’Alfred Krupp et de Friedrich Bayer, il est l’un des piliers de l’« époque des fondateurs » (Gründerzeit), une période de faste économique en Allemange, allant des années 1850 au krach de 1873.
(22) Chari Iliasse, « La stratégie d’exportation des normes technologiques chinoises », Institut Open Diplomacy, 13 novembre 2020 (https://www.open-diplomacy.eu/blog/belt-and-road-initiative-route-soie-chine-normes-chari).
(23) Décret n° 2006-1551 du 7 déc. 2006 (modifié par décret n° 2013-367 du 29 avr. 2013) relatif aux règles d’utilisation, de navigabilité et d’immatriculation des aéronefs militaires et des aéronefs appartenant à l’État, et utilisés par les services de douanes, de sécurité publique et de sécurité civile (www.legifrance.gouv.fr/).
(24) Burkhard Thierry, Ordre du jour n° 13, État-major des armées, 22 avril 2022 (www.defense.gouv.fr/).
(25) Article 10 du Décret n° 2013-367 du 29 avril 2013 relatif aux règles d’utilisation, de navigabilité et d’immatriculation des aéronefs militaires et des aéronefs appartenant à l’État et utilisés par les services de douanes, de sécurité publique et de sécurité civile (www.legifrance.gouv.fr/).
(26) Untersinger Martin, « Guerre en Ukraine : la Russie accusée d’être derrière la cyberattaque ayant visé le réseau satellite KA-SAT », Le Monde, 10 mai 2022 (www.lemonde.fr/).
(27) Parly Florence, « Déclaration de la ministre des Armées sur la stratégie spatiale de défense », Base aérienne 942 de Lyon, 25 juillet 2019 (www.vie-publique.fr/).