Pour répondre aux enjeux informationnels numériques, la Gendarmerie dispose d’une politique de communication éprouvée et d’une empreinte ancienne et cohérente dans le monde digital. La révolution numérique en marche nécessite toutefois de ne pas se contenter de ce constat et de suivre résolument les évolutions permanentes du cyberespace pour renforcer l’offre de la Gendarmerie. Cet effort, à inscrire dans une nouvelle stratégie nationale de communication, conditionnera l’influence de la Gendarmerie et demandera un engagement conséquent dans les domaines des ressources humaines, des technologies émergentes ainsi que de la recherche, en partenariat avec de nombreux acteurs publics et privés.
Communication et influence à l’ère numérique : quels enjeux pour la Gendarmerie nationale ?
La Gendarmerie a intégré depuis de nombreuses années la communication, interne et externe, dans son fonctionnement et influence ainsi, plus ou moins, les publics qu’elle touche. Autrement dit, la communication et l’influence de la Gendarmerie sont intimement liées, la seconde étant – généralement – un fruit de la première. Or, l’explosion des espaces numériques, des réseaux sociaux et des nouvelles technologies modifie considérablement les pratiques de la communication, notre façon de nous informer ou de percevoir les choses. Dans ce contexte informationnel en perpétuelle ébullition, la Gendarmerie doit donc veiller à rester visible et audible si elle veut rester influente.
Mais cela ne suffit sans doute pas car, dans le « Far West digital (1) », les pièges sont nombreux. La propagation de fausses nouvelles, la manipulation de certaines images, voire des faits, peuvent avoir des effets néfastes sur nos concitoyens, d’autant que, sur ces réseaux sociaux, la voix d’un utilisateur anonyme compte autant (parfois même davantage) que celle d’un responsable public ou d’un grand média dont la fonction essentielle est d’informer. De ce fait, « la frontière entre les faits et les opinions se brouille. (2) » Un avis personnel peut prendre la même importance que des informations recoupées et vérifiées, et finalement produire des effets sur la voie publique. Dès lors, le champ informationnel devient un espace stratégique pour la sécurité des Français.
Alors que les armées viennent de rendre publique une doctrine de Lutte informatique d’influence (L2I) présentant leur prise en compte de cette problématique (3), il semble pertinent de s’interroger sur la communication de la Gendarmerie dans le cyberespace, son influence, et les défis à relever pour qu’elle contribue toujours davantage à la protection des Français au sein d’un écosystème cyber national en développement.
La communication de la Gendarmerie : un vecteur d’influence à renforcer pour faire face aux défis de la digitalisation de l’information
La communication et l’influence sont des thèmes à la mode. Ils font l’objet de nombreux travaux et sont étudiés sous divers angles et en fonction de diverses définitions. De façon simplifiée, on peut considérer que la communication est la transmission d’un message d’un émetteur vers un récepteur. Cette relation a pour premier et parfois unique objectif de faire parvenir une information au récepteur (le numéro de téléphone de la brigade de gendarmerie compétente adressé à un usager). Un cran au-dessus, le deuxième niveau d’ambition de la communication peut être de valoriser l’émetteur, de soigner son image, voire de parer des attaques ou des atteintes à son image : l’enjeu est alors réputationnel. C’est cet objectif qui est le plus fréquemment visé en communication institutionnelle et que l’on peut interpréter comme relevant de l’influence. Plus justement, l’influence – c’est-à-dire le fait de chercher, directement ou par rebond, à obtenir un effet sur les actions d’une personne ou a minima sa perception des choses, sans contrainte –, peut être considérée comme un troisième niveau d’ambition spécifique de la communication. En réalité, ces différents niveaux s’imbriquent et se répondent mais peuvent être observés, de façon pédagogique, de manière distincte.
Ainsi, de façon schématique, et si l’on met de côté le premier objectif de transmission simple d’une information, on peut distinguer les deux autres objectifs de la communication de la façon suivante : l’objectif réputationnel positionne le centre de gravité de l’action de communication du côté de l’émetteur, tandis que l’objectif d’influence le positionne du côté du récepteur.
L’image comme vecteur d’influence
Une image traditionnellement valorisée via le terrain
La communication majoritairement mise en œuvre par la Gendarmerie vise à valoriser son image, sa réputation professionnelle. Elle a pour objectif de mettre en lumière positivement son action au service des Français et, in fine, de renforcer la confiance de nos concitoyens envers l’institution et donc sa légitimité. Elle est majoritairement fondée sur la qualité des émetteurs, généralement des militaires de terrain (4), qui passent des messages simples : ils diffusent des conseils de prévention, présentent leurs missions et les moyens engagés, décortiquent avec pédagogie l’opération en cours ou soulignent son succès. En d’autres termes, ils valorisent l’action de la Gendarmerie en tant qu’institution, la font connaître et comprendre au plus grand nombre, soulignent la qualité de son service quotidien au bénéfice des Français. La force du message vient de son universalité et de la légitimité de ceux qui s’expriment.
Cette forme de communication est parfaitement intégrée dans le fonctionnement institutionnel et opérationnel de la Gendarmerie. Au niveau central, le Service d’informations et de relations publiques des armées-Gendarmerie (Sirpa-Gendarmerie) est l’interlocuteur naturel des médias nationaux. Sous l’autorité du Directeur général de la Gendarmerie nationale (DGGN) et en lien avec le cabinet du ministre de l’Intérieur et la Délégation à l’information et à la communication (Dicom) du Minint, il répond aux sollicitations des médias et propose des interviews, des visites, reportages ou contenus. Le porte-parole de la Gendarmerie intervient également dans ce cadre, donnant un visage et une voix à l’institution.
Sur le terrain, les militaires des unités opérationnelles et en particulier les chefs – à tous les niveaux : canton, arrondissement, département, région, zone – sont, en outre, formés et encouragés à communiquer, dans le respect des prérogatives des autorités administratives et judiciaires locales. Cette posture décentralisée donne à la Gendarmerie une force de frappe peu commune et permet de délivrer des messages légitimes car transmis par ceux qui font.
Il est d’ailleurs intéressant de souligner que l’accent est mis depuis plusieurs années, en matière de communication institutionnelle, sur le service de proximité (sécurité du quotidien) et les brigades territoriales et non prioritairement sur les unités spécialisées comme le Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) ou les pelotons de secours en montagne. Outre la valorisation interne des nombreux gendarmes affectés dans ces unités, cette orientation permet de toucher un public plus large, directement concerné par ce service de proximité.
Dans le cadre d’opérations spécifiques, la manœuvre de communication de la Gendarmerie est intégrée à la planification d’ensemble et déclinée rigoureusement. À ce titre, le plan de communication mis en œuvre au moment de l’opération d’évacuation de la Zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes en 2018 est un exemple intéressant. La Gendarmerie avait, en effet, organisé sa manœuvre de communication en plusieurs phases pour ne pas laisser aux opposants l’exclusivité des messages diffusés au grand public. En amont de l’opération, la Gendarmerie a notamment briefé les médias, partageant son appréciation de la situation et son analyse des risques. Cette première phase peut être comparée à ce qui est parfois appelée shaping dans le monde de la communication et qui consiste à préparer les esprits, ici à objectiver le contexte et légitimer l’opération, tout en alertant l’opinion sur le niveau de violence qui pourrait être recherché par les jusqu’au-boutistes. La séquence suivante, initiée le premier jour de l’évacuation, a consisté à prendre l’ascendant informationnel, à prendre de vitesse l’adversaire tactique, en diffusant dès les premières minutes des images de l’opération, produites par la Gendarmerie puis des journalistes intégrés au dispositif. Cette orientation a été ensuite élargie pour offrir aux médias la possibilité de travailler en lien permanent avec les unités engagées. Dans la durée, les prises de parole du directeur de la Gendarmerie sur le terrain et d’officiers dans les médias à Paris ont jalonné les développements de l’opération, en centrant les propos sur ses volets opératifs et tactiques. La présence de magistrats au poste de commandement de l’opération a par ailleurs permis d’utiliser certaines des images produites sur le terrain dans les procédures judiciaires diligentées.
À ces actions de communication quotidiennes ou planifiées, s’ajoutent la communication de recrutement et la communication de crise qui répondent à des contraintes précises et ne seront pas développées ici.
Le défi de l’image dans le monde numérique
De manière générale, le défi auquel est confrontée aujourd’hui la Gendarmerie dans sa « manœuvre communication » est celui d’un environnement informationnel en perpétuelle évolution, avec ses spécificités, ses codes et ses modes. Au-delà des médias traditionnels, de la presse écrite, de la télévision, des radios, il faut aujourd’hui, pour être visible, répondre avec pertinence aux fortes attentes du monde numérique : réseaux sociaux (5), webmagazines et webtélés se multiplient et consomment des contenus. Sans remettre en cause la nécessaire décentralisation des initiatives et actions de communication pour couvrir une demande croissante, ce foisonnement nécessite une réelle professionnalisation des acteurs pour être efficace. Il s’agit de connaître et d’utiliser les codes des vecteurs numériques qui comptent vraiment au plan national comme dans les territoires, tout en inscrivant les initiatives locales de communication dans la ligne éditoriale du Minint et de la Gendarmerie.
L’opération #RépondrePrésent visant à soutenir dans un esprit de solidarité, sur le terrain et de façon concrète, les élus, les acteurs économiques et sociaux, le grand public, pendant la crise Covid, a ainsi fait l’objet d’un plan de communication spécifique pour valoriser l’engagement de la Gendarmerie au plan local mais aussi l’action du Minint au niveau national, de nombreux contenus ayant été proposés aux médias en complément des sujets sur les mesures de contrôle. Un pilotage haut centralisé et la création d’un hashtag dédié ont contribué à la visibilité de l’opération sur les réseaux et à la reprise des contenus par le ministère et d’autres acteurs publics.
Dans le monde numérique, la visibilité est aussi liée à la qualité visuelle des interfaces. Dans un quotidien inondé d’images, les critères de forme conditionnent, au moins partiellement, l’intérêt et le temps que vont passer les internautes sur les supports et donc l’empreinte et l’attractivité de la Gendarmerie. Il s’agit, en termes commerciaux, de soigner la « marque employeur », qui influe en particulier sur les recrutements. Rien ne doit donc être laissé au hasard et le travail des webdesigners et des graphistes est déterminant. La mise à disposition de ces savoir-faire sur le terrain, jusqu’au niveau départemental, serait donc un plus indéniable.
Afin d’atteindre un public plus nombreux et varié, il est également admis qu’il est parfois nécessaire d’innover, de sortir des cadres habituels, d’oser changer de ton. La définition de phrases choc, l’utilisation de techniques de marketing se sont ainsi développées. Une boutique en ligne officielle de la Gendarmerie a par exemple vu le jour et propose une gamme étendue de produits promotionnels (6).
Dans le même esprit, le commandant de groupement des Vosges, le colonel Brice Mangou (7), à l’origine du compte Twitter de la Gendarmerie des Vosges et community manager soulignait en janvier 2021 : « Sur la forme, on a choisi d’utiliser le levier de l’humour pour que le message soit plus audible. (…) À l’ouverture du compte, nos publications étaient assez institutionnelles. (…) Au bout d’un an, nous ne rassemblions que 800 followers. Notre communication était donc inaudible. Le temps passé à construire des publications quotidiennes n’était pas rentable. Le choix a été fait (…) d’utiliser davantage des publications décalées, d’utiliser le levier de l’humour. Je pense sincèrement qu’aujourd’hui, la gendarmerie des Vosges est un peu comme une marque qu’on a réussi à valoriser auprès des Vosgiens et plus largement auprès des Français. ». Ce choix éditorial a payé puisqu’à l’été 2021, on comptait plus de 82 000 abonnés. En outre, au-delà de l’effet produit sur l’image de l’institution, cette orientation a eu un effet opérationnel car elle a permis de rapprocher la gendarmerie locale et la population : « ces publications (…) facilitent pour les personnels de la Gendarmerie la capacité à échanger avec la population, à délier la parole. Tout sim-plement en créant davantage de proximité », explique le colonel Mangou.
Cet exemple confirme le besoin d’un pilotage précis des actions de communication pour influencer. C’est parce que le nombre d’abonnés stagnait que le colonel Mangou a décidé de modifier sa ligne éditoriale. Or, ce pilotage fait aujourd’hui souvent défaut par manque de temps et de ressources. On considère le travail terminé, une fois le message transmis. Alors qu’en réalité, l’impact de chaque message devrait pouvoir être analysé pour investir des ressources à la hauteur des gains évalués. Il existe des outils, des applications de Social Listening notamment, qui permettent de répondre efficacement à ce besoin et à d’autres (réaliser facilement par exemple des publications multicanaux : messages électroniques, Web, réseaux sociaux). La Gendarmerie utilise d’ailleurs l’un d’entre eux au plan central. Pour être plus efficient et affiner encore le travail, il est proposé d’en démultiplier l’usage en expérimentant son déploiement à l’échelon régional. En parallèle, il sera indispensable de renforcer les équipes de communication aux niveaux national, régional et départemental. Ce renforcement RH et technique peut même être considéré comme un préalable si l’on veut adapter la fonction communication aux exigences du monde numérique et notamment s’intéresser davantage aux récepteurs.
L’empreinte numérique/l’audience comme vecteur d’influence
Si l’objectif de l’action de communication n’est plus principalement de valoriser l’image de l’institution, de soigner sa réputation, mais d’influencer, d’obtenir un effet sur les perceptions ou actions d’une personne, le centre de gravité de l’action sera le récepteur. Trois orientations cumulatives émergent alors naturellement : élargir le nombre des récepteurs, cibler ceux « à haute valeur ajoutée » (par exemple en fonction de leur capacité à relayer un message de façon plus efficace que s’il est émis par un émetteur institutionnel) et fabriquer des messages plus spécifiques au récepteur. La force du message vient alors de sa viralité et de sa spécificité.
Augmenter le nombre des récepteurs : développer la fonction cybercontact et les cyberservices
La première orientation proposée, quantitative, consiste à chercher à élargir le nombre de récepteurs et à toucher, au-delà des récepteurs institutionnels (8) (élus, administrations, associations…), ceux qui ne connaissent pas bien la Gendarmerie, ou ont peut-être moins d’occasions d’interaction : les jeunes, les seniors, les communautés étrangères présentes sur le territoire national… Dans un esprit proactif et au-delà de sa disponibilité physique et opérationnelle, il s’agit d’accroître la surface de contact de la Gendarmerie, son empreinte numérique, son réseau sur les réseaux.
Afin d’être efficiente au milieu d’une jungle informationnelle en croissance (9), cette présence renforcée nécessite une fine analyse préalable pour identifier les vecteurs adaptés aux différents publics visés. À titre d’exemple, on peut citer l’interview que le directeur général de la Gendarmerie nationale a donnée pendant une trentaine de minutes sur Skyrock PLM (Pour les militaires) le 11 octobre 2021 (10), afin de toucher les jeunes intéressés par les sujets militaires. Dans le même esprit, si l’on souhaite entrer en relation avec les 16-29 ans qui passent en moyenne 3 heures/jour sur les réseaux sociaux (11), il est sans doute pertinent d’utiliser ces mêmes réseaux sociaux, en veillant à choisir et suivre celui ou ceux qui sont à la mode. On peut également s’interroger sur l’intérêt d’élaborer une série télévisée diffusée sur une plateforme de streaming qui mettrait positivement en scène une unité de Gendarmerie. D’une manière générale et sans négliger les autres vecteurs de contact, il s’agit de renforcer la présence de la Gendarmerie, sa visibilité et son accessibilité, là où les gens « vivent » de plus en plus, passent de plus en plus de temps, se rencontrent, consomment, travaillent, interagissent et sont victimes d’infractions : le monde numérique.
C’est le sens de la création, dès 2018 à Rennes, de la brigade numérique qui illustre la dynamique d’adaptation de la fonction contact de la Gendarmerie à cet espace. Elle fait désormais partie intégrante, sur le plan organique, de la division de la proximité numérique du Commandement de la Gendarmerie dans le cyberespace (ComCyberGend). Fonctionnant 24h/24 et 7 jours/7, cette brigade est composée aujourd’hui de 33 militaires. Répondant aux besoins des usagers, ce service de contact numérique multicanal a vu son activité quasiment doubler depuis 2019, hors les périodes exceptionnelles des confinements.
Non seulement l’activité croît, mais elle se diversifie. Au-delà du contact « classique » avec l’usager, permis notamment via l’offre numérique Magendarmerie, la brigade numérique ne cesse d’intégrer, depuis sa création, de nouvelles briques fonctionnelles prioritairement dédiées aux victimes d’infractions avec les prises en compte : des signalements en ligne des faits de violences conjugales, intrafamiliales, sexuelles et sexistes (VSS) depuis le portail national arretonslesviolences.gouv.fr (12) ; des faits de cybermalveillance (Acyma) à destination des usagers professionnels via le portail cybermalveillance.gouv.fr ; des signalements de points de trafics de stupéfiants ; des échanges provenant de l’application smartphone Gend’Elus ; des échanges provenant de l’application du Minint masécurité ; des signalements de travail illégal (en expérimentation) ; des signalements d’atteintes à l’environnement (en expérimentation). L’objectif est d’apporter un maximum de services aux usagers numériques, de transformer « l’expérience client » proposée aux récepteurs en répondant à leurs besoins à distance. Cet objectif nécessitera sans doute de développer les unités numériques et les effectifs dédiés car la demande de ce type de service et les charges vont croissant (13).
Mais pour revenir à l’idée initiale de diversification des publics touchés, il faut aller plus loin. Pour le moment et à titre d’exemple, aucune force de sécurité intérieure n’opère directement sur les plateformes de jeux en ligne alors que 49 % des Français affirment jouer régulièrement et que les jeux les plus connus regroupent des millions d’utilisateurs à l’instar de Fortnite (14). La Gendarmerie pourrait donc renforcer sa fonction contact « en ligne » en mettant en place des missions de prévention de proximité, où des gendarmes identifiés comme tels iraient au contact des joueurs au sein même des jeux. Engager cette démarche avec le public spécifique des jeux vidéo permettrait de toucher des personnes potentiellement fragiles (15), de lutter contre le cyberharcèlement (16) et de véhiculer une image moderne de l’institution. C’est d’ailleurs l’esprit du test qui a été réalisé entre avril et mai 2020 via l’avatar « Enfant Bleu », personnage virtuel développé pour Fortnite, présent dans le jeu et animé par des volontaires de l’association L’Enfant Bleu – Enfance maltraitée, demandant aux joueurs qui soupçonnaient des violences sur des enfants de les informer. Le quotidien Le Parisien, dans un article publié le 18 mars 2022, indique qu’en un mois, 1 200 jeunes joueurs se sont confiés, précisant que 300 échanges ont été transférés au groupe des mineurs victimes de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP).
En retenant ce mode d’action, il pourrait être envisagé d’accroître la présence de la Gendarmerie dans le cyberespace, en créant des avatars directement animés par des gendarmes, identifiables en tant que tels. Le métavers (17) Roblox, très en vogue en ce moment auprès des jeunes et permettant des échanges en direct entre les personnages dans un monde virtuel que chacun peut construire, pourrait servir de terrain d’expérimentation à ce type de patrouille virtuelle dans le métavers. On pourrait également proposer de créer dans ces univers virtuels des « méta-brigades de Gendarmerie » qui permettraient aux joueurs qui le souhaitent d’entrer dans ces unités virtuelles pour être mis en contact avec un gendarme (de la brigade numérique par exemple).
En poussant le raisonnement, chaque gendarme départemental pourrait être doté dès sa sortie d’école de formation, dans un cadre juridique à définir, d’un profil professionnel numérique pour patrouiller sur les réseaux locaux. Clairement identifié ès qualités, chaque gendarme pourrait ainsi devenir un « micro-influenceur » local, reproduisant dans les espaces virtuels ce qu’il fait dans les espaces physiques, à commencer par la prévention de proximité. Comme l’on entre en relation avec son conseiller bancaire, le public pourrait entrer en relation avec la Gendarmerie de façon personnalisée tout en ayant l’assurance de s’adresser à un gendarme du secteur, qu’il est possible de rencontrer si nécessaire. Ce mode d’action nécessitera une formation précise, des contrôles et des garanties d’authentification mais constituera également un puissant levier au service du public et une possibilité intéressante pour l’échelon central qui pourra communiquer via ces avatars ou unités numériques avec un très grand nombre d’usagers. En complétant son maillage territorial par un maillage virtuel, en augmentant sa surface de contact, en offrant de nouveaux services dans le cyberespace, la Gendarmerie adaptera résolument son offre aux nouvelles pratiques et aux nouveaux besoins du public.
Cibler des récepteurs-relais à haute valeur ajoutée
Dans une approche plus qualitative, la deuxième orientation proposée est de choisir finement les récepteurs, autrement dit de cibler des relais efficaces dont la notoriété permettra de légitimer les messages et de leur donner une visibilité accrue. L’enjeu est de contourner la défiance du public vis-à-vis des émetteurs institutionnels et d’amplifier les messages.
L’idée est bel et bien d’identifier dans le cyberespace des contacts et relais d’opinion, des voix indépendantes, des influenceurs, hors des sphères étatiques, qui vont servir d’intermédiaires (proxies) pour reprendre et diffuser volontairement les messages ou les éléments qui seront dès lors adaptés à chacun de leurs publics. Le premier travail consiste donc à cartographier ces relais d’opinion, ces influenceurs, ces High Value Targets en fonction des publics visés. Ce travail est lourd et demande d’être mis à jour en permanence : l’analyse des réseaux, des canaux, des groupes et bulles informationnelles, des audiences, des leaders est indispensable à l’efficacité de la démarche. On retrouve ici l’intérêt des applications de Social Listening évoquées plus haut pour visualiser par thématique les influenceurs qui comptent, les nœuds d’influence et la propagation de l’information.
On peut citer en exemple le choix fait par la Gendarmerie de réaliser des vidéos en partenariat avec le « Youtubeur » Tibo InShape : certaines vidéos de ses immersions dans des unités ont atteint près de 8 millions de vues (18), soit un peu plus qu’un passage au journal de 20 heures sur TF1 mais en touchant sans doute des publics différents. Une autre possibilité consiste à interagir avec un influenceur via des commentaires ou des échanges réalisés par un gendarme, si possible bien installé dans le paysage numérique concerné et intervenant ès qualités. Ce procédé est utilisable avec des relais d’opinion locaux comme au plan national voire international.
Adapter le message
Sur le fond, les messages construits viseront toujours la même finalité : contribuer à la sécurité des Français. Mais qu’ils soient de nature informationnelle, réputationnelle ou qu’ils visent à influencer, c’est-à-dire schématiquement obtenir un consentement ou empêcher une action, ils doivent être vus et compris par les récepteurs jusque dans « leur monde ». Ils doivent donc être fabriqués sur-mesure.
Autrement dit, le récepteur détermine le message, la munition est construite pour la cible. Cela n’est pas nouveau mais est démultiplié dans le cyberespace où des communautés affinitaires se créent chaque jour. Par conséquent, il n’est pas suffisant de dupliquer la communication physique dans l’espace numérique pour être efficace (19). Il s’agit plutôt de ciseler des contenus adaptés, proportionnés, utilisant, le cas échéant, le vocabulaire, le langage ou la langue, le ton, les codes, les arguments des influenceurs ou groupes visés, après avoir étudié leurs spécificités. Cette posture, souvent bien différente de ce que propose la communication institutionnelle et par nature segmentée, doit être hiérarchiquement endossée et confiée à des spécialistes qui étudient les processus et leviers de séduction et de conviction des récepteurs visés. Les publications de la Police nationale sur TikTok (20) endossant nettement la ligne éditoriale du réseau avec des vidéos courtes scénarisées et accompagnées de musique semblent ainsi toucher les jeunes.
Face à des risques démultipliés par les pratiques informationnelles dans le cyberespace, contribuer à une stratégie de communication nationale
De nouvelles techniques et pratiques de communication qui augmentent les risques
La prédominance des médias numériques et des réseaux sociaux facilite l’usage de techniques et de pratiques centrées sur le message, qui peuvent tromper le public et contribuent à la désinformation.
La plus connue de ces techniques est sans doute celle des fake news (parfois appelées infox). Ce terme anglais désigne des informations fausses, mensongères ou délibérément biaisées, diffusées dans le but de tromper le public ou de le manipuler. Ces fausses nouvelles sont généralement très virales (21).
« Les fake news sont comme les feux de forêt, prévient Stéphane Bouillon, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Quand cela commence à flamber, il est possible d’éteindre l’incendie avec un seau d’eau ou un camion de pompier. Si cela se propage trop, il faut des Canadair et la forêt finit par brûler. Il s’agit donc d’intervenir au plus vite pour en déceler le making of et informer la population que ce qui prospère sur les réseaux, voire les chaînes en continu, a été construit de toutes pièces à Moscou, Pékin, Ankara ou encore Téhéran (22). »
On peut citer en exemple la plateforme russe Observateur continental, proposée par abonnement sur Facebook, qui se présente comme une plateforme d’informations, dédiée aux chroniqueurs et analystes des relations internationales, sur un ton plutôt anecdotique. Le site diffuse de fausses informations qui sont reprises et essaiment sur d’autres sites, contribuant ainsi à une forme de blanchiment de ces informations ; par exemple, que la Covid-19 était une arme biologique sortie des laboratoires américains. Publiquement, rien ne semble lier Observateur continental à la Russie, mais un travail de recherche un peu approfondi permet de comprendre que cette plateforme est gérée par une agence d’information privée qui opère de nombreux sites Web pour le compte de l’État russe (23).
Une variante de la technique des fausses informations est le bombardement informationnel, parfois appelé en anglais fog of more. Le principe est de saturer les réseaux d’informations (qu’elles soient vraies ou fausses) au moyen de robots (24). Cette masse d’informations rend difficile leur appréhension par les récepteurs et conduit au désintérêt, à l’incompréhension ou à des simplifications y compris sur des sujets complexes. La crise Covid l’a démontré : de nombreuses informations contradictoires ont circulé, sur l’origine du virus ou la manière de s’en protéger, semant parfois le trouble dans les esprits et brouillant les messages gouvernementaux.
S’ajoute également la technique de l’astroturfing (également appelé « similantisme » ou contrefaçon d’opinion). Cette technique consiste à simuler un mouvement spontané ou populaire à des fins d’ordre politique ou économique. Elle permet de donner l’impression, via les réseaux sociaux en particulier, d’un sentiment majoritaire pour orienter l’opinion ou les clients. À titre d’exemple, on peut citer le fait d’inonder des sites électroniques commerciaux avec des commentaires de supposés clients, fabriqués de toutes pièces, positifs ou négatifs en fonction du but recherché. Certaines agences se sont spécialisées dans la publication de ces faux avis et commentaires. Outre des outils existants pour s’en prémunir, notons que certaines de ces pratiques peuvent constituer des infractions.
Enfin et sans prétendre à l’exhaustivité, on peut citer les techniques de morphing qui permettent de diffuser des vidéos présentant un personnage réel tenant des propos qu’il n’a jamais tenus, ou de spamouflage, combinaison des termes spam et camouflage, qui consistent à diffuser des vidéos présentant de fausses personnes d’apparence réelle, ou des vidéos provenant de faux comptes ayant une apparence officielle ou au moins digne de foi. On parle globalement de deepfakes ou d’hypertrucage pour évoquer ces techniques de synthèse multimédia reposant sur l’intelligence artificielle (IA) pour conjuguer des fichiers vidéo et audio, et créer des contenus faux mais semblant vrais.
Au-delà de leur impact commercial, toutes ces techniques peuvent avoir des effets dévastateurs sur les perceptions individuelles et, in fine, fragiliser la cohésion nationale en sapant la confiance des individus qui ne savent plus que croire et n’épargnent pas les gouvernements dans leur doute. Or, la confiance fonde les démocraties et leur résilience. Ces ressorts n’ont pas échappé à certains de nos compétiteurs sur la scène internationale : ils en usent. La ministre des Armées Florence Parly parle d’ailleurs de « guerre par l’information » (25) et a rendu publique, le 20 octobre 2021, une doctrine militaire de L2I (26).
Certains experts militaires évoquent même l’avènement de la guerre cognitive qui supplante déjà la guerre informationnelle. Oliver Backes et Andrew Swab de l’Université de Harvard (27) la définissent de la façon suivante : « la guerre cognitive est une stratégie qui a pour objet de modifier la façon de penser d’une population cible, et ainsi sa façon d’agir (28). » Il ne s’agit plus seulement de combattre un flux d’informations, mais plutôt de contrôler ou altérer la façon dont les gens réagissent à l’information. L’objectif est de faire en sorte que l’ennemi se détruise lui-même de l’intérieur en faisant de l’opinion publique une arme pour déstabiliser les institutions. Déstabiliser est ainsi le but fondamental de la guerre cognitive, une guerre subversive qui ne vise pas les corps mais les esprits. Et ces ressorts sont aussi mis en œuvre sur le territoire national par des individus ou groupes qui s’opposent à certaines décisions ou politiques publiques.
Les techniques utilisées jouent sur des mécanismes psychologiques connus : face à des sujets émergents, complexes ou difficilement compréhensibles, face à l’adversité, l’individu se rassure en se raccrochant à des messages simples voire simplistes sans s’inquiéter de leur véracité ; il se rassure en ayant le sentiment d’appartenir à une communauté qui partage une même « compréhension » des risques ou des solutions. Peuvent alors se constituer des bulles informationnelles dans lesquelles s’enferment progressivement les récepteurs ; dans ces bulles, prospèrent des approximations, des fausses informations, des discours haineux voire des thèses complotistes (29), décrivant certains évènements comme résultant de l’action planifiée et dissimulée d’un groupe, sans preuves rationnelles et faisant de cette absence de preuves un signe de la puissance dissimulatrice du groupe à la manœuvre. Le risque est que ces perceptions peuvent faire évoluer les comportements, exciter les passions et entraîner le passage au réel (30). Autrement dit, ces discours et thèses peuvent se traduire en actes, parfois violents, sur la voie publique.
Contribuer à une stratégie nationale de communication
Élaborer une stratégie nationale de communication
Les manipulations et escroqueries ne sont pas nouvelles mais les outils le sont et permettent une démultiplication des effets : il est donc indispensable de réagir à l’échelle des enjeux afin de lutter plus efficacement contre le pouvoir égalisateur des réseaux qui met au même plan le vrai et le faux, la minorité et la majorité, le légal et l’illégal, les médias professionnels et les réseaux sociaux. De nombreuses initiatives et actions sont entreprises, dans la sphère publique comme privée, mais une approche nationale, pilotée au niveau interministériel, semble nécessaire pour mieux protéger les Français dans le cyberespace. Il s’agit concrètement de coordonner un écosystème d’acteurs de confiance au service d’une stratégie de communication partagée, valorisant une information ouverte.
En effet et sans être naïf, l’information ouverte est constitutive des démocraties. C’est la nature et l’honneur de nos États démocratiques de ne pas chercher de symétrie parfaite ou systématique face à certaines pratiques informationnelles et de ne pas censurer les narratifs malveillants disponibles sur les réseaux, en dehors des cas judiciairement répréhensibles. La stratégie de communication nationale à élaborer devra donc valoriser la publicité des faits et données, la transparence des choix faits et promouvoir la redevabilité des acteurs.
La décision prise par les autorités américaines de révéler au grand public un volume inhabituel d’informations, à l’origine classifiées, au sujet des préparatifs de l’offensive russe en Ukraine pour tenter de neutraliser la désinformation russe (y compris en gestation), illustre bien cette orientation démocratique moderne (31).
D’autant que soutenir cette ambition d’un discours ouvert n’empêche pas d’être agile, de savoir saisir des opportunités, de bénéficier de certaines faiblesses des outils numériques (32) voire de manier l’ambiguïté, sans jamais franchir certaines limites éthiques et juridiques. D’ailleurs, dans certains cas juridiquement encadrés, l’emploi de ce que l’on appelle communément la ruse est tout à fait admis dans les démocraties, en particulier face à un adversaire identifié : dans le champ judiciaire, on peut rappeler, par exemple, l’existence du « coup d’achat » (33) qui permet aux officiers de police judiciaire et aux agents de police judiciaire agissant sous leur contrôle, avec l’autorisation du procureur de la République ou du juge d’instruction, d’entrer en relation avec des trafiquants de drogues en se faisant passer pour des acheteurs. La ruse de guerre (ou stratagème) est également considérée comme licite par le droit des conflits armés.
La Gendarmerie pourrait contribuer à l’élaboration et à la mise en œuvre de cette stratégie nationale de communication dont le Service d’information du gouvernement (SIG) pourrait assurer la gouvernance, en lien avec le SGDSN qui joue un rôle central en matière de cyberdéfense (notamment grâce à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information ou ANSSI), conformément aux orientations définies dans la Revue stratégique de cyberdéfense publiée en février 2018 (34), mais aussi dans la lutte contre les manipulations de l’information (35). Cette gouvernance viserait la cohérence des messages, leur redondance ou reprise et la coordination de leur diffusion pour renforcer leur impact.
Prévenir, former et anticiper
Cette stratégie nationale de communication pourrait s’appuyer sur un premier pilier dédié à la prévention, articulée autour des enjeux de formation et de rensei-gnement.
En matière de formation, dans le cadre familial, à l’école, dans les services publics, les entreprises, sur Internet, il est urgent de renforcer la formation des internautes, de développer des outils, des modules qui permettent à chacun d’apprendre à évoluer dans le cyberespace en connaissance de cause et en sécurité. Outre la connaissance des vulnérabilités physiques et numériques des réseaux et l’acquisition de réflexes d’hygiène numérique, il s’agit de faire comprendre que les contenus disponibles dans le cyberespace ne sont pas tous de même valeur et que certains dissimulent des intentions malveillantes, qu’elles soient constitutives d’infractions ou non. Il s’agit de faire acquérir des réflexes de vérification des sources et de recoupement des informations.
En ce sens, le travail de vérification digitale réalisé par de nombreux médias est emblématique et à forte portée pédagogique. On peut citer l’exemple récent du collectif médiatique baptisé « Coalition Désinfox », lancée le 6 décembre 2021 par l’Agence France-Presse (AFP) et soutenue par Google France, pour lutter contre la désinformation à l’occasion des élections présidentielles et législatives 2022 (36). Cette initiative réunit 21 médias français (37) qui rendent visible le travail de vérification des contenus de tous les médias partenaires (page dédiée sur le site de l’AFP Factuel) et cherchent à rapprocher ce travail de vérification des attentes du grand public par un dispositif de signalement des fausses informations. Chaque citoyen peut interpeller la coalition sur les propos d’un candidat ou sur des publications circulant sur les réseaux sociaux. Ce principe de vérification collective par des acteurs non-institutionnels est sans doute l’orientation la plus efficace pour toucher le grand public.
Outre le fait de détecter et de caractériser les fausses informations au profit des internautes, il est nécessaire sur certains sujets sensibles d’offrir un discours alternatif. C’est ainsi que pour lutter contre des contenus faisant la promotion de la radicalisation, notamment islamiste, les pouvoirs publics ont développé un contre-discours visant à convaincre les personnes en doute ou en rupture. Il est porté par le Secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG CIPDR). Mais le SG CIPDR ne peut naturellement agir seul, la société civile dans son ensemble étant la mieux à même de porter et d’incarner ce discours au quotidien. Le SG CIPDR s’implique également dans la formation sur le terrain de tous les acteurs de la prévention de la radicalisation, publics et privés.
Pour les pouvoirs publics, un autre enjeu de prévention est de détecter les informations pouvant entraîner des conséquences violentes dans l’espace public. Par nature sensible, cet axe est opéré par les services de renseignement et les unités territoriales ou services de sécurité publique qui concentrent leurs efforts sur les conséquences possibles de ces informations sur la voie publique. Les policiers et gendarmes du Service central du renseignement territorial (SCRT) en particulier scrutent les réseaux sociaux à la recherche des appels à mobilisation sur la voie publique, le principe de la déclaration préalable des manifestations n’étant régulièrement pas respecté. L’objectif est d’anticiper ces mobilisations pour garantir l’ordre public.
Sur un autre périmètre, on peut également citer la création de l’agence appelée Viginum, qui est un service à compétence nationale rattaché au SGDSN, chargé de détecter et de lutter contre les ingérences numériques étrangères aux fins de manipulation de l’information. Cette agence « n’a pas vocation à surveiller des cas intuitu personae ou à intervenir dans le débat politique national et ses fake news, dont il appartient aux médias, voire à la justice, de démêler le vrai du faux (38). »
La Gendarmerie dans ce pilier prévention
La Gendarmerie contribue naturellement à ces efforts de prévention. Dans le domaine de la formation, elle agit depuis longtemps (39) au profit du public, le commandement de la Gendarmerie dans le cyberespace (ComCyberGend), créé le 25 février 2021, multipliant ses efforts en la matière. Il semble également nécessaire de développer les formations en direction des agents publics ayant tous vocation à agir dans le cyberespace, en particulier le personnel des ministères régaliens. Le premier réflexe à développer chez ces agents est sans doute celui d’une plus grande discrétion sur les réseaux afin de ne pas devenir facilement des cibles pour des individus mal intentionnés. Des outils existent (guide d’usage des médias sociaux diffusé au personnel de la Gendarmerie par exemple) mais il faut sans doute agir de façon plus volontariste.
Au-delà et afin de renforcer leur résilience, il est proposé de former les militaires de la Gendarmerie à agir dans un environnement dégradé, en leur faisant par exemple subir à l’entraînement des attaques numériques d’influence (messages de menaces envoyés sur les téléphones des militaires) ou, afin de simuler la neutralisation des terminaux, en les en privant pendant des phases opérationnelles (gendarmes mobiles en déplacement par exemple).
Dans le domaine du renseignement et en complémentarité de son action au sein du SCRT, la Gendarmerie contribue à la détection des menaces et troubles potentiels à l’ordre public. Elle fournit également des effectifs dans certaines structures spécialisées citées plus haut et pourrait développer des partenariats visant à partager plus systématiquement l’analyse des risques et à relayer des informations vérifiées, labellisées, tant qu’elles ne concernent pas le champ politique. La Gendarmerie déploie enfin sa propre communication qui constitue de facto dans certaines situations un contre-discours.
Détecter, attribuer, poursuivre
En plus des actions de prévention, une stratégie nationale de communication nécessite un volet plus offensif fondé en particulier sur la fonction investigation des unités et services compétents du Minint. Il s’agit de détecter les contenus illicites (faux et usage de faux, outrages, provocation à la haine ou à la violence, apologie du terrorisme…), de les caractériser juridiquement et d’en attribuer ces contenus pour que leurs auteurs soient poursuivis. Cette approche demande naturellement des moyens humains et techniques lourds.
Ainsi, à l’échelon local comme national, sous l’autorité du ComCyberGend, les cybergendarmes s’intéressent aux contenus publiquement accessibles sur le Web, comme les gendarmes le font en patrouille sur la voie publique, lorsqu’ils remarquent un tag ou aperçoivent une fenêtre cassée dans une maison inoccupée. Ils veillent là où nos concitoyens passent de plus en plus de temps, dans le cyberespace. Cette mission demande sans doute à être développée et, là encore, la possibilité pour tous les gendarmes de disposer d’avatars pourrait démultiplier leurs actions et contribuer à la sécurisation du Web (40), en complément des missions effectuées par les cyberenquêteurs spécialisés qui surveillent de façon discrète les zones moins accessibles du cyberespace pour traquer les cybercriminels chevronnés.
Lorsqu’un contenu illicite est détecté, les cybergendarmes comme les enquêteurs de la Police nationale s’engagent, sous le contrôle des magistrats, dans des investigations judiciaires qui permettent, dans certains cas, de poursuivre les émetteurs de ces contenus, mais aussi les relayeurs et les plateformes. Ces dernières ont d’ailleurs, afin de se prémunir contre les contenus illicites, développé leurs propres outils de surveillance des publications.
Afin de faciliter la détection et la mise en œuvre de contre-mesures, la plateforme Pharos (41), portail officiel de signalement des contenus illicites sur Internet (42) créé en 2009 et opéré par des gendarmes et des policiers, est à disposition du public. Elle pourrait sans doute être encore renforcée et dotée d’outils de détection automatisée. Son pendant judiciaire vient d’être créé au Parquet de Paris avec le Pôle national de lutte contre la haine en ligne qui, outre la direction des enquêtes concernant des faits de « cyberhaine », a pour mission de représenter la Justice française face aux grandes plateformes.
Hors du périmètre judiciaire, d’autres actions offensives sont mises en œuvre par des services spécialisés. On peut notamment citer le ministère des Armées qui dispose de capacités défensives mais aussi offensives et d’influence dans le cyberespace, et qui agit dans la profondeur (43).
Les défis à relever pour la Gendarmerie
Dans un contexte international et national volatil, et face au défi sécuritaire représenté par les Jeux olympiques et paralympiques de 2024, l’organisation et la coordination de cet écosystème national au service d’une stratégie globale de communication semblent une priorité. La Gendarmerie a toute sa place dans cet écosystème et doit concentrer ses efforts sur trois grands défis pour renforcer ses capacités.
Le premier défi à relever est celui des ressources humaines (RH), tant il est indispensable de recruter les talents nécessaires au développement de la Gendarmerie 3.0, et à sa présence dans le cyberespace. C’est le sens de l’orientation donnée au recrutement des militaires de la Gendarmerie qui comprend désormais un nombre significatif de scientifiques et qu’il convient d’élargir aux ingénieurs civils, aux cyber-communicants, mais aussi aux psychologues, aux neuroscientifiques, aux sociologues, autant de spécialistes indissociables de l’avenir de l’action dans le cyberespace où les enjeux cognitifs sont centraux. Dans un environnement RH concurrentiel, l’accent mis sur le sens de l’action, des conditions de recrutement ou de formation spécifiques et une certaine flexibilité des parcours (y compris la possibilité de contrats courts) sont des pistes à creuser pour augmenter l’attractivité d’un engagement dans la « cybergendarmerie ».
Le défi RH recouvre également, on l’a dit, la nécessité de former tous les personnels de l’institution aux pratiques et enjeux du cyberespace. « Équiper » chaque gendarme d’un avatar numérique ne s’improvisera pas et demandera un effort de formation ainsi qu’un suivi non négligeables.
Le défi technologique vient ensuite et vise à ne pas décrocher face aux évolutions permanentes. L’accent doit être mis notamment sur la protection physique et logicielle des réseaux, sur le stockage sécurisé et le traitement des données, sur les apports de l’IA, sur la 5G et ses implications ainsi que la recherche quantique. Le financement de ces évolutions et de la recherche associée représente en lui-même un défi et nécessite des partenariats.
Ces partenariats constituent le troisième défi à relever car la Gendarmerie ne peut agir isolément face à l’immensité de la tâche qui exige d’ailleurs certaines redondances pour être solidement prise en compte. La Gendarmerie ne peut financer seule les moyens nécessaires. Elle doit donc multiplier les accords avec le secteur public comme le secteur privé, voire avec certains acteurs étrangers. C’est le sens de sa présence au sein du campus Cyber qui vient d’être inauguré à la Défense. On pourrait également proposer que la Gendarmerie, et plus précisément le ComCyberGend, soit associée plus étroitement au Cercle de coordination des crises cyber (C4), instance interministérielle pilotée par l’ANSSI, traitant de l’analyse de la menace.
* * *
Pour répondre aux enjeux informationnels numériques, la Gendarmerie dispose d’une politique de communication éprouvée et d’une empreinte ancienne et cohérente dans le monde digital. La révolution numérique en marche nécessite toutefois de ne pas se contenter de ce constat et de suivre résolument les évolutions permanentes du cyberespace pour renforcer la présence de la Gendarmerie dans une double logique de forte visibilité et de services aux usagers.
Compléter le maillage territorial de l’institution par une offre numérique volontariste semble donc indispensable et nécessite d’expérimenter rapidement des pratiques disruptives jusqu’au niveau individuel. Ces innovations conditionneront en effet l’influence de la Gendarmerie dans cet environnement mouvant. Elles ne pourront être envisagées qu’avec un engagement conséquent dans les domaines des ressources humaines, des technologies émergentes ainsi que de la recherche, en partenariat avec d’autres acteurs publics et privés.
Cet effort ne peut en outre être imaginé en dehors d’une stratégie nationale de communication visant à mieux informer les internautes, à pointer les manipulations et à poursuivre les auteurs d’infraction. C’est tout l’enjeu de la bataille cognitive qui fait rage dans le cyberespace, voit s’affronter les narratifs et place nos concitoyens au cœur des luttes… ♦
(1) Cornevin Christophe, « La présidentielle face au spectre d’une cyberattaque », Le Figaro, 25 février 2022.
(2) Parly Florence, « Déclaration de la ministre des Armées sur la doctrine militaire de lutte informatique d’influence », Paris, 20 octobre 2021 (https://vie-publique.fr/).
(3) Comcyber, Éléments publics de doctrine militaire de lutte informatique d’influence (L2I), ministère des Armées, 2021, 14 pages (https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/ema/doctrine_de_lutte_informatique_dinfluence_l2i.pdf).
(4) La Gendarmerie bénéficie « d’émetteurs supplémentaires » grâce à ses réservistes. Si ses 31 500 réservistes opérationnels et 1 800 réservistes citoyens n’ont pas vocation a priori à communiquer au-delà des consignes qui peuvent leur être données ponctuellement, ils sont autant de relais d’opinion favorables qui évoquent parfois, à titre personnel, leur service dans ou au profit de la Gendarmerie.
(5) C’est ainsi que se sont ouvertes depuis 2010 les pages Facebook des groupements de Gendarmerie départementale : aujourd’hui 100 % des groupements animent une page Facebook. Les comptes Twitter des groupements de Gendarmerie départementale se sont développés depuis, 50 % des groupements étant aujourd’hui présents sur ce réseau social.
(6) Boutique en ligne officielle autour des 3 marques : Garde républicaine, Gendarmerie nationale et GIGN (https://boutique.gendarmerienationale.fr).
(7) Baer Sébastien : « Ils ont fait l’actu. Le colonel Brice Mangou, humour et prévention » France Info, 27 janvier 2021 (https://www.francetvinfo.fr/).
(8) Les récepteurs institutionnels doivent être réellement pris en compte et faire l’objet d’une animation soutenue. L’exemple de ce que pratique l’armée de Terre, au niveau central, avec son « Pôle rayonnement » (PRAT) est intéressant. Rattaché à l’officier relations extérieures (ORE) de l’armée de Terre, ce pôle anime la réserve citoyenne de l’armée de Terre au niveau central, organise des groupes de réflexion stratégique réunissant autorités civiles et militaires, des formations à la prise de décision au profit de cadres civils et militaires, des parrainages régiments-communes ou régiments-entreprises, des immersions et des visites, des présentations de l’armée de Terre, des conférences et séminaires, des actions vers le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cf. Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC), « Le pôle rayonnement de l'armée de Terre » (www.c-dec.terre.defense.gouv.fr/).
(9) En 2021, il est estimé que 500 heures de contenus sont mises en ligne sur YouTube chaque minute.
(10) SkyrockFM, « Interview du général d’armée Christian Rodriguez #SkyrockPLM », Youtube, décembre 2021 (https://www.youtube.com/watch?v=dTr5f6e5WKo).
(11) On peut aussi citer l’exemple de l’armée américaine qui a décidé d’utiliser l’e-sport pour attirer de nouveaux candidats au recrutement et serait ainsi entré en contact avec plus de 13 000 personnes sur les six premiers mois de l’année 2020. L’e-sport, parfois traduit par sport électronique, désigne la pratique sur Internet ou sur un réseau local d’un jeu vidéo seul ou en équipe, par le biais d’un ordinateur ou d’une console de jeux.
(12) En très forte croissance, l’activité VSS entraîne une judiciarisation importante des dossiers (2 134 procédures judiciaires initiées en 2021 contre 495 en 2020).
(13) La cyberdélinquance augmente chaque année de 10 à 20 % et les usagers utilisent de plus en plus Internet pour traiter leurs affaires personnelles. C’est d’ailleurs dans cet esprit que la plateforme Thésée – acronyme de « Traitement harmonisé des enquêtes et signalements pour les e-escroqueries » –, a été mise en ligne le 15 mars 2022. Il est ainsi désormais possible de déposer plainte après une escroquerie en ligne sans se déplacer dans une brigade de Gendarmerie ou un commissariat de Police. La plateforme a déjà traité plusieurs centaines de déclarations depuis le 15 mars 2022. Cornevin Christophe, « La police lance Thésée contre les arnaques en ligne », Le Figaro, 25 mars 2022.
(14) Fortnite est un jeu de survie et de tir en ligne développé par Epic Games, proposant de nombreux modes de jeu différents pour tous les types de joueurs.
(15) Les adolescents adeptes du jeu vidéo peuvent être victimes de nombreuses infractions dans le monde numérique. Ils peuvent aussi parfois se réfugier dans le jeu vidéo à la suite de souffrances venues du monde physique (harcèlement, violences intrafamiliales…).
(16) Le cyber harcèlement n’épargne pas l’univers du jeu vidéo. La présence des gendarmes en ligne permettrait de lutter contre ce phénomène.
(17) Le métavers (en anglais metaverse, contraction de « méta » et « univers », c’est-à-dire méta-univers) est un réseau d’environnements virtuels toujours actif dans lequel de nombreuses personnes peuvent interagir entre elles et avec ces objets numériques tout en exploitant des représentations numériques (ou avatars) d’elles-mêmes.
(18) Tibo InShape, « Mission extrême à la Gendarmerie !! », Youtube, 16 décembre 2016 (https://www.youtube.com/).
(19) Cette orientation est possible mais correspond uniquement aux vecteurs numériques institutionnels.
(20) Application pour smartphones, née en 2016 et éditée par le géant chinois ByteDance, qui est dédiée à la création et au partage de courtes vidéos musicales.
(21) Selon une étude de la New York University dont les conclusions ont été rapportées par le Washington Post, les fake news ont provoqué sur Facebook un taux d’engagement (like, partage…), six fois plus important qu’une information vérifiée, lors des élections de 2020 aux États-Unis. Dwoskin Elizabeth, « Misinformation on Facebook got six times more clicks than factual news during the 2020 election, study says », Washington Post, 4 septembre 2021 (https://www.washingtonpost.com/technology/2021/09/03/facebook-misinformation-nyu-study/).
(22) Cité par Cornevin Christophe, op. cit.
(23) Quenel Nicolas, Hasday Antoine et Cogo Paul : « Les poupées russes de la désinformation à travers des médias “alternatifs” français », Next Inpact, 15 juin 2020 (https://www.nextinpact.com/).
(24) On parle souvent de botnets, contraction de « robot nets », c’est-à-dire réseaux de robots.
(25) Parly Florence, op. cit.
(26) Comcyber, op. cit.
(27) Centre Robert et Renée Belfer pour la science et les affaires internationales.
(28) Cité dans Bernal Alonso, Carter Cameron, Singh Ishpreet, Cao Kathy et Madreperla Olivia, Cognitive Warfare—An Attack on Truth and Thought, automne 2020, Otan/Johns Hopkins University (https://www.innovationhub-act.org/sites/default/files/2021-03/Cognitive%20Warfare.pdf).
(29) Cornevin Christophe, op. cit.
(30) À ce titre, il est intéressant de noter que l’un des scénarios imaginés par les équipes de la Red Team du ministère des Armées (https://redteamdefense.org), composée d’une dizaine d’auteurs et scénaristes de science-fiction, et chargée d’offrir une vision prospective visant à anticiper les risques futurs, s’intitule « Chronique d’une mort culturelle annoncée » et présente un engagement des armées compliqué par la prééminence des safe spheres (bulles communautaires de réalités virtuelles alternatives) et la balkanisation d’une société morcelée vivant dans un environnement virtuel prédominant.
(31) Vincent Élise, « Les leçons de la guerre en Ukraine pour le renseignement militaire français », Le Monde, 13 avril 2022.
(32) Quand les usagers de la route signalent la présence des forces de l’ordre sur la route via les applications de navigation, le pictogramme figurant le contrôle reste présent un certain temps même si les gendarmes ou policiers sont partis. Cette inertie du signalement contribue finalement à la sécurité routière, tandis que les gendarmes et policiers ont adapté depuis longtemps leur pratique des contrôles en multipliant les points d’action de courte durée.
(33) Article 706-32 du Code de procédure pénale (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(34) SGDSN, Revue stratégique de cyberdéfense, 12 février 2018 (http://www.sgdsn.gouv.fr/).
(35) Présentation du service Viginium (Vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères) sur le site du SGDSN (www.sgdsn.gouv.fr/).
(36) « Élections 2022 : 23 médias unissent leurs forces contre la désinformation », AFP Factuel (https://factuel.afp.com/).
(37) 20 Minutes, AFP, Arte, BFM TV, Euronews, Fact&Furious, FactoScope, France24, Konbini, LCI, M6, Médiacités, Phosphore, Rue89 Bordeaux, Rue89 Strasbourg, RFI, Radio France Maghreb 2, RMC, RTL, TF1 et TV5 Monde.
(38) Cornevin Christophe, op. cit.
(39) À titre d’exemple, on peut citer, dès 2013, le lancement du « permis Internet » par la Gendarmerie à destination des élèves de CM2, toujours en vigueur aujourd’hui dans un cadre ministériel (+ 2 500 000 élèves sensibilisés depuis 2013). Aujourd’hui, de nombreuses initiatives sont prises en direction des collectivités, des entreprises, des associations.
(40) Nombreux sont les gendarmes de moins de 35 ans qui, passant du temps sur les réseaux sociaux à titre personnel, détectent des contenus illicites et les signalent dans le cadre du service pour que des mesures soient prises, le cas échéant.
(41) Plateforme Pharos (https://www.internet-signalement.gouv.fr).
(42) Contenu ou comportement illicite, c’est-à-dire qu’il doit être interdit et puni par une loi française. Il doit s’agir d’un contenu public d’Internet, auquel tout internaute peut se retrouver confronté : site, blog, forum, propos sur un « tchat », agissement d’un « rôdeur » anonyme sur une messagerie, etc.
(43) Parly Florence, op. cit.