Au sein de l’écosystème militaire, une variété importante d’organisations coexiste. Sédimentées au fil de l’Histoire ou créées récemment, elles reflètent la prise en compte des atouts et inconvénients de chacune des structures, la nécessité d’adopter des processus adaptés et l’énorme poids des relations humaines. Soumises aux influences de l’évolution de la conflictualité, des technologies et de la diffusion de l’information, elles doivent se conformer à des principes génériques : le respect de la finalité des armées et d’un équilibre cohérent entre diverses tentations antagonistes tout en réduisant au maximum les délais d’adaptation nécessaires pour faire face aux circonstances et à la transition entre les différents états stratégiques.
De l’utilité de principes génériques d’organisation pour les armées ?
Une riche tradition jacobine anime la France ! Un anachronisme abusif la verrait émerger sous l’autorité d’un Richelieu instaurant les prémices du pouvoir absolu sublimé par Louis XIV. Pourtant, depuis plusieurs décennies, une farouche volonté décentralisatrice est appelée de leurs vœux par les responsables politiques de tous bords…
Ces logiques antagonistes s’illustrent dans tous les recoins de l’organisation des armées. Les équilibres y reposent notamment sur des structures adaptées, des processus fluides et des interactions humaines apaisées. Le but essentiel de l’organisation est de permettre la mise en œuvre de la stratégie définie, grâce à la répartition optimale de ressources contraintes, pour remplir dans la durée les missions assignées (1). Répondant parfaitement aux modalités collectives de l’action des armées, les principes décrits par Jean-Michel Plane (2), spécialiste de la gestion des comportements organisationnels, montrent de manière claire les logiques s’exerçant sur sa conception et mettant en jeu les trois piliers définis ci-dessus : « une organisation apparaît ainsi comme une réponse structurée à l’action collective, un ensemble relativement contraignant pour les personnes et, simultanément, comme une construction collective dynamique favorisant l’accomplissement de projets communs. Elle peut aussi être appréhendée comme un lieu de réalisation de soi, d’accomplissement et d’épanouissement mais aussi comme un lieu conflictuel au sein duquel s’exercent souvent la domination et le pouvoir. » Dans un tel cadre, l’organisation aura pour principal objet de permettre au chef en charge de l’action de combiner au mieux, dans l’espace et dans le temps, l’ensemble des composantes susceptibles de concourir à l’imposition de sa volonté à un adversaire. Pour autant, son optimisation repose-t-elle sur le respect de règles génériques ?
L’organisation militaire de haut niveau étant fixée par le pouvoir politique (3), ses fondements ne sauraient être ici remis en cause. Le choix politique doit en revanche pouvoir être alimenté par la réflexion interne, sous l’autorité du Chef d’état-major des armées (Céma), responsable de l’organisation interarmées et de l’organisation générale des armées (4). En gardant à l’esprit la prééminence des opérations, cet écrit se focalisera donc sur le périmètre des forces armées, incluant leur soutien commun, leur administration générale et les entités qui leur sont adhérentes (5). Les choix relatifs au modèle d’armée, à l’ambition et aux ressources allouées, ne seront pas abordés. À noter que la comparaison avec des modèles alliés s’avère difficile, tant les systèmes militaires diffèrent de par l’héritage et le poids de l’histoire respective des Nations.
Partant du constat empirique d’une forte différenciation des choix d’organisation au sein des armées – entre capacités coûteuses mutualisées et préservation d’entités de niche, en passant par des structures en silos ou matricielles et d’incessantes protestations de subsidiarité – il s’agit de s’interroger sur les motifs ayant présidé à l’instauration de ces modèles. Par ailleurs, divers facteurs structurants amènent à une évolution de cet écosystème. In fine, quelques principes émergent pour permettre leur adaptation dans la durée aux exigences de la guerre.
Un paysage organisationnel contrasté
Les armées peuvent être considérées comme un vaste système de systèmes mêlant une multitude d’organisations amenées à coordonner leurs actions. Dans ce panorama, des tiraillements existent à tous niveaux, entre centralisation et subsidiarité, systèmes hiérarchisés et matriciels, mutualisés ou distribués, uniformisation et respect des spécificités… Une connaissance approfondie des atouts et freins associés à chaque modèle structurel, aux modalités de fonctionnement en vigueur et aux déterminants humains qui irriguent les entités militaires s’avère indispensable pour tirer le meilleur profit de leur complémentarité.
Une combinaison de modèles structurants
L’organigramme constitue la matrice originelle des unités militaires. Aussi, les armées s’organisent-elles d’abord autour de structures dont la forme évolutive mixe des regroupements par métier ou par logique missionnelle. Selon l’universitaire canadien en sciences de gestion Henry Mintzberg, « toute activité humaine… donne naissance à deux besoins fondamentaux et contradictoires : la division du travail entre différentes tâches et la coordination de ces tâches pour accomplir une activité (6) ». Ainsi, les organisations complexes combinent généralement des structures hiérarchiques (7), fonctionnelles (8), divisionnelles (9), matricielles (10). Issues de la théorie des organisations et adaptées au monde économique, elles se transposent de manière assez directe dans le monde militaire.
Des structures centralisées
D’après Gilles Besançon, alors colonel (air), « le modèle d’organisation des armées est […] nativement centralisé pour garantir la discipline liée à l’emploi maîtrisé de la force et l’efficacité opérationnelle attendue de la hiérarchie (11) ». En effet, ce type de structure favorise l’application des principes de la guerre édictés par le maréchal Foch (12). Par l’uniformité de l’action qu’il permet, il renforce la concentration des efforts et limite les redondances. La massification de certaines fonctions autorise une meilleure économie des forces, alors que le chef, disposant de tous les leviers, bénéficie d’une pleine liberté d’action et peut combiner les effets en donnant une impulsion forte. La normalisation des procédures et des systèmes simplifie les bascules d’efforts et l’évaluation des résultats.
En revanche, le verrouillage des mécanismes décisionnels surchargeant les échelons supérieurs peut ralentir les opérations et amener le chef à se préoccuper de tâches routinières au détriment de ses fonctions stratégiques. Généraliste par nécessité, le décideur peut négliger des dimensions dont il ne percevrait pas l’importance. La résilience du système est moindre que dans un système plus distribué.
Ces organisations centralisées se matérialisent généralement sous une forme :
• Pyramidale
L’autorité y revient au responsable de la performance collective. Celui-ci doit disposer des leviers lui permettant d’assumer cette charge et peut déléguer son pouvoir, générant ainsi un râteau (13). Des dents moins nombreuses offrent l’avantage d’un flux de communication mieux ordonné, d’une décision plus sécurisée par l’addition des niveaux de contrôle et la meilleure disponibilité des chefs. Les différences de statuts y sont en revanche plus marquées et la frustration peut gagner des individus recherchant autonomie et réalisation personnelle.
Dans le domaine opérationnel, cette structure assure, comme le soulignait le général Lecointre (14), « de pouvoir déléguer l’exécution de l’ordre à chaque échelon, doté des capacités de commandement nécessaires à l’exercice de l’autorité et à la mise en œuvre d’une action militaire pouvant être adaptée à l’évolution de la volonté de l’ennemi. »
En dépit de ses limitations, ce modèle constitue, pour nombre de militaires, un idéal (15) qui mériterait d’être généralisé.
• Fonctionnelle
Regrouper les compétences par fonctions revient à privilégier les interdépendances entre processus et les économies d’échelle (16). L’efficience prend alors le pas sur la réalisation de la mission dont le sens global est rendu moins évident. Comme l’indiquait encore le général Lecointre, « nous avons (…) supprimé les niveaux de synthèse et désorganisé les armées en tuyaux d’orgues indépendants. » Une élévation du niveau global de la décision s’est ensuivie, jusqu’aux échelons où ces fonctions se rencontrent. Ceux-ci n’étant pas nécessairement au fait des réalités d’emploi ou des conséquences pratiques des choix effectués, ces structures ont tendance à être les plus bureaucratiques (17). Les récentes évolutions des instructions ministérielles relatives aux missions et attributions des Commandants de Base de Défense (COMBDD) (18) et au commandement zonal et territorial des armées (19) avaient vocation à corriger les excès de ce bout-en-bout dans les domaines organiques, en remettant plus directement les soutiens sous l’autorité du commandement militaire de proximité.
Le renforcement de la coordination, les actions de communication internes et la transparence dans les critères décisionnels deviennent essentiels pour limiter le sentiment de frustration généré par ces nouveaux modes de fonctionnement. Ainsi, les tuyaux d’orgue peuvent-ils se rejoindre au niveau du clavier pour contribuer harmonieusement au résultat produit (20).
Des structures matricielles
Chaque individu y relève d’un chef de projet désigné selon les tâches à accomplir et d’un responsable permanent (21). Ce modèle facilite l’innovation et la gestion d’activités complexes grâce à une coordination aisée entre divisions différentes. La reconnaissance des individus et de leur technicité est simplifiée, alors que les chaînes de transmission de l’information sont raccourcies. En revanche, une prise de décision moins fluide, une dilution des responsabilités et une perte de vue des priorités peuvent en résulter, tandis que la moindre polyvalence des individus peut fragiliser la continuité de l’activité.
Initié dès le début des années 2000, le déploiement de ce modèle s’est accentué avec la formalisation des autorités fonctionnelles. Il se poursuit avec la réforme de l’organisation centrale du ministère, qui a vu les sous-chefs de l’EMA perdre leur autorité formelle sur les divisions au profit d’un « board ». Cette « collégialité arbitrée » permet une transversalité accrue de la prise en compte des sujets. Elle vise à améliorer la circulation de l’information et le processus de validation grâce à une meilleure distribution des goulets d’étranglement.
Des structures modulaires
Retenu par seulement 6 % des entreprises françaises (22), ce modèle se dessine autour d’équipes de projet fédérant les compétences pour la conduite d’une tâche complexe définie. Favorisant l’adaptation rapide aux circonstances, il peut trouver son application dans le milieu militaire sous réserve de disposer de chefs correctement formés (23). Par ailleurs, si ce mode d’organisation se révèle un outil performant dans certaines situations, « ce marteau ne convient pas à tous les clous (24) ! » Au prix d’un surcroît de gestion, il peut s’avérer pertinent, par exemple dans la constitution des équipes de programme intégrées ou pour la préparation de l’Ajustement annuel de la programmation militaire (A2PM). De même, la structure résolument modulaire des Groupements tactiques interarmes (GTIA, unités tactiques de niveau 4 Otan) soude leurs composantes dans l’accomplissement d’une même mission. Des doctrines convergentes, une grande faculté d’adaptation, et surtout un entraînement dense leur sont requis avant de pouvoir s’engager avec le niveau attendu de coordination.
La quête de processus adaptés
Les organisations reposent également sur un ensemble de mécanismes de collaboration, coopération, coordination qui permettent aux différentes entités d’interagir. Ceux-ci doivent suivre le rythme de la prise de décision, différent dans la conduite des opérations et dans les domaines plus organiques. Là où le premier domaine est marqué par un besoin d’accès direct et immédiat aux données, un accès régulier à des bases de connaissance massives centralisées se révèle plus essentiel pour piloter l’action, par exemple pour la définition des équipements.
La standardisation des méthodes permet une optimisation des formations, une simplification de la mesure de la performance, une automatisation des réflexes dans l’accomplissement des tâches et ainsi, un allègement des mesures de coordination par la mise en place d’une sorte de langage commun. Elle constitue donc un objectif fréquent pour les organisations qui cherchent à gagner en efficacité et en résilience. Pour les armées, leur optimisation constitue un facteur de progrès identifié. Il importe notamment de fuir la guerre par indicateurs (25) représentant l’activité exclusivement par une somme d’outils de pilotage désincarnés partagés indifféremment à tous les niveaux hiérarchiques.
Des facteurs humains et sociaux intégrés
Les choix d’organisation doivent enfin tenir le plus grand compte des facteurs humains. Toujours selon Henry Mintzberg, « les organigrammes peuvent être conçus sur papier, mais ils doivent fonctionner avec des personnes bien réelles (26). » Dans les armées, leur poids est renforcé par les aspects historiques et culturels, les traditions et l’importance de la cohésion dans l’accomplissement de la mission collective. Leur respect, associé à un statut unique fédérateur, permet la reconnaissance mutuelle des mérites de chacun et l’identification des militaires à des unités dont l’histoire les transcende. Il revêt un aspect vital pour des institutions dont le moral élevé constitue une garantie de résilience et de solidité dans l’adversité. Ces facteurs découlent de l’âge des organisations militaires, incomparablement supérieur à celui de toute organisation privée. Les singularités affichées (insignes, symboles…) déterminent la place que chacun s’attribue dans l’écosystème. Elles rendent la conduite du changement plus délicate (27). En 1944, l’état-major britannique ayant supprimé les patches d’épaules des régiments pour faciliter le regroupement d’unités étrillées a constaté rapidement l’impact délétère de cette mesure sur le moral et la cohésion des troupes (28). La perte d’identité ressentie par les militaires des armées affectés en Groupement de soutien de Base de Défense (GSBDD) génère des risques psychosociaux supérieurs et réduit le taux de fidélisation de cette population. Ainsi, regroupement et optimisation des ressources ne doivent pas s’accompagner de la suppression des particularismes et traditions. Dans cette optique, le recrutement des militaires est resté à la main de chaque armée même si une parfaite efficience du dispositif aurait pu passer par l’interarmisation voire l’externalisation de cette fonction.
Enfin, s’« il n’y a richesse, ni force que d’hommes (29) », la ressource humaine (RH) des armées constituant sa force première, l’organisation doit être bâtie de manière à fonctionner même en cas de pertes massives.
Le mirage du modèle monolithique
Un modèle reproduisant à chaque échelon une cellule organisationnelle simple selon un modèle fractal (30) pourrait sembler idéal. En effet, la reproductibilité serait présumée générer des économies de réflexion, de coordination, de formation du personnel… Un tel système aurait ainsi vocation à répondre indifféremment et sans transition aux exigences du temps de paix et de guerre.
Il ne saurait toutefois en être ainsi, pour de multiples raisons :
• Au-delà d’un certain niveau de complexité de l’entité, la multiplicité de sujets de natures a priori différentes à traiter est peu susceptible d’être prise en compte par le biais d’un modèle organisationnel simple. Selon les théories de la contingence, « pour tendre vers l’efficacité, la structure formelle de l’organisation ne saurait suivre une voie unique (31) ». Cette assertion repose sur la variabilité de facteurs externes à l’organisation, ce qui s’applique aux armées, confrontées à des ennemis, un cadre d’action, des conditions naturelles dont elles ne peuvent maîtriser les paramètres.
• Ce modèle réclamerait des ressources pléthoriques. Il est « inconcevable, sauf à jouir de moyens illimités ! » prétend Fabrice Jaouën (32), ex-colonel (Terre), spécialisé en conseil en transition professionnelle pour dirigeants. En effet, tous les échelons s’y verraient affecter un saupoudrage des différentes capacités. Or, la tyrannie des effectifs et le volume d’équipements disponibles s’y opposent, de même que le principe de concentration des forces ! Pour ne citer que cet exemple, l’armement de la chaîne complète des états-majors Terre envisagés dans le cadre d’une hypothèse de Haute intensité (HI) requerrait le renfort de centaines d’officiers issus des chaînes support.
• Il nécessiterait une description parfaite et sans friction des périmètres de responsabilité de chaque échelon qu’un pragmatisme teinté de bon sens rejette. L’exemple du renseignement et du cyberespace, domaines évidemment interconnectés mais dont le faible niveau de recouvrement ne justifie nullement le regroupement, le montre clairement.
La complexité du monde exige donc de bannir des solutions d’organisation simplistes et impose de considérer les armées comme un ensemble cohérent de systèmes élaborés selon des modèles différents, complémentaires et coordonnés. L’évolution permanente des situations auxquelles elles doivent faire face requiert une capacité d’adaptation plus qu’essentielle… existentielle !
Des facteurs d’évolution diversifiés
Des réformes majeures
La mission des forces armées s’inscrit par essence dans leur fonction régalienne de production d’un service de défense nationale ; elle ne saurait donc être réduite à une équation économique visant la seule efficience sans risque pour la résilience de la Nation. Pour autant, la volonté de profiter des dividendes de la paix a vu l’importation dans les armées de notions issues du secteur privé (33), dans une logique de performance et de résultats induite par la Loi organique relative aux lois de finances (Lolf) et la Révision générale des politiques publiques (RGPP). Elles amènent à constater aujourd’hui les effets d’un choix non entièrement contextualisé par rapport à la culture et aux missions des armées, qui ont appliqué avec diligence les directives édictées.
Dans le cadre de la RGPP, « les travaux ont principalement cherché à analyser le degré d’efficience des structures actuelles… (34) », portant une importance minorée à la résilience et à l’efficacité du modèle construit. Ils ont conduit à la mise en place des BDD et à la réduction drastique des stocks. Ces réformes ont répondu à l’injonction prioritaire d’une réduction des effectifs, non corrélée avec une amélioration du service rendu aux forces.
Dans leur mise en œuvre, deux démarches complémentaires sont intervenues :
• La mutualisation
Le partage de services et ressources dans le temps et/ou l’espace doit permettre d’optimiser leur emploi en réduisant les redondances ou le sous-emploi de capacités disponibles (35) et en profitant d’économies d’échelle. Il requiert un effort important de coordination, la définition de règles de fonctionnement et la formation des individus à ces processus.
Le Livre blanc de 2013 fixait comme objectif, parmi les 4 grands principes directeurs du modèle d’armées choisi, « la mutualisation qui conduit à utiliser les capacités rares et critiques au bénéfice de plusieurs missions (36). » Cette démarche s’est déclinée à tous les niveaux, du plus central – incluant le regroupement des états-majors à Balard ou la communalisation du versement de la solde via SourceSolde – au plus subordonné – avec, par exemple, la création de centres de formation pour les engagés volontaires de l’armée de Terre effectuant auparavant leurs « classes » en régiment.
Les transformations conduites ont favorisé les « mises en cohérence et une forte professionnalisation de fonctions jusqu’alors éclatées dans de multiples unités (37) », mais, pour le commissaire en chef de 1re classe (CRC1) Le Roch, elles ont eu pour effet, pour les soutiens, « de fragmenter les rattachements hiérarchiques […]. Les moyens n’étant plus opérés en régie du point de vue du chef local, une charge supplémentaire s’est imposée : comitologie, mécanismes d’expression de besoin, mesure de la qualité du service ont dû se mettre en place dans des environnements qui n’y étaient pas forcément préparés… (38) » et qui ont dû faire face à l’« absence d’unité territoriale cohérente » (39). Au prix d’une complexité accrue, ces entités « doivent organiser leurs relations sur le fondement de conventions (« contrats de service »), détaillant les obligations et objectifs de chacun (…) repos[a]nt essentiellement sur la bonne volonté de toutes les parties (40). » Cette évolution a généré, comme le note le HCECM, une rupture d’ampleur dans la conception et la délivrance des soutiens généraux dans les forces. La notion de client d’un service commun qui découle de ces réformes repose sur la capacité à choisir entre plusieurs fournisseurs, alors même que l’utilisateur militaire est contraint par l’organisme de soutien auquel il est rattaché, sans véritable poids sur ses priorités. L’évaluation de la qualité du service rendu permet certes de faire remonter les sujets de préoccupation, mais dans une relation biaisée où le soutenu peut mettre en cause le service apporté sans nécessairement connaître le niveau où les choix s’opèrent et le panel des ressources disponibles. Ces états de fait entraînent un niveau d’insatisfaction certain dans le ressenti des entités soutenues et des frustrations équivalentes des soutenants.
In fine, rappeler que les services de soutien n’existent que pour le soutien des armées permet de remettre la finalité opérationnelle au cœur des réflexions et processus de fonctionnement, garants de la cohérence globale du dispositif et son efficacité (41). Le Concept d’emploi des forces le rappelle : la décision de mutualiser ne doit pas « obérer la résilience intrinsèque des armées et n’est pas exclusive de l’autonomie dans des fonctions clés (42) » ; il importe de s’interroger, au préalable, sur sa pertinence au regard des gains potentiels et du respect des finalités de chaque acteur.
• L’externalisation
Si les armées ont initialement abordé cette démarche avec réticence, elles ont pourtant dû lui reconnaître des mérites dans un certain nombre de cas. Elle amène à se placer « dans le cadre d’un contrat de prestation avec obligation de résultat, dans une logique de recentrage sur l’opérationnel (le cœur de métier) et d’efficacité économique (43) ». L’externalisation permet « de concentrer des moyens logistiques militaires toujours comptés sur les missions les plus sensibles ou les plus risquées. Un travail fin de complémentarité dans l’espace et le temps permet d’éviter les redondances coûteuses, sauf à des fins de réversibilité (44). » Cette dernière mention met en exergue le nécessaire maintien d’une certaine désoptimisation des systèmes, garante d’une forme de résilience.
L’externalisation trouve son intérêt majeur dès lors que les fonctions remplies nécessitent une technicité particulière ou des installations spécifiques coûteuses employables au profit de plusieurs clients. Il s’agit donc d’analyser ses vertus et défauts sans passion, tout en assurant la robustesse du dispositif. La continuité de l’activité des armées passe par la maîtrise des dépendances consenties, la constitution de stocks suffisants et la conservation en régie des actions à réaliser en environnement non maîtrisé.
Au bilan, le Conseil de modernisation des politiques publiques relevait en juin 2010 que « la mutualisation a été préférée, chaque fois que possible, à l’externalisation, dans la mesure où l’État a, bien souvent, la taille critique pour accomplir ses missions au moindre coût (45). »
Une nécessaire adaptation permanente au contexte
« (…) la création d’une organisation est un phénomène beaucoup moins fréquent que [s]a modification… Dans la pratique, à mesure que les buts et les missions changent, la reconception de la structure est commandée du sommet ; à mesure que le système technique (…) change, la modification se fait à partir de la base (46). » Dans l’état d’instabilité permanent du monde actuel, renforcé par l’accélération du progrès technique, il s’agit donc de définir et préparer les organisations militaires à faire face à la réalité des opérations qu’elles auraient à conduire en cas de conflit.
L’évolution de la conflictualité
En dépit du choc provoqué par l’invasion de l’Ukraine (47), la transition entre les phases du triptyque stratégique compétition-contestation-affrontement semble se diluer. La superposition et l’imbrication des situations viennent en parallèle d’une croissance du nombre de milieux et de champs de conflictualité, dont une part non négligeable excède le strict cadre militaire. L’optimisation des effets attendus de chaque capacité requerra la fédération de tous les leviers. À cette fin, un échelon de coordination placé au bon niveau permettra à chaque chef de décider d’actions dont il maîtrisera la portée.
L’apparition de domaines de confrontation se traduit généralement par la création de structures, concrétisant une stratégie de la « plaque de cuivre (48) ». Elle répond à la volonté de s’ancrer dans des domaines où des ressources sont à conquérir et qui captent l’attention du politique. Ce n’est parfois qu’a posteriori que la réflexion sur la finalité de l’entité et l’optimisation de l’organisation choisie vis-à-vis de l’état final recherché intervient pour affiner les structures. Ainsi, si le Commandement de la cyberdéfense (Comcyber) est rattaché directement au Céma, le Commandement de l’Espace (CDE) est un organisme à vocation interarmées dépendant de l’Armée de l’air et de l’Espace (AAE) tandis que le Centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE), en charge des actions d’influence, relève organiquement du Commandement du renseignement de l’armée de Terre.
Par ailleurs, en raison des formats réduits des armées, la simultanéité des engagements conduit parfois à assumer un partage de la ressource selon des modalités peu courantes jusqu’alors dans le champ des opérations. L’AAE a ainsi communalisé des moyens aériens entre les opérations, selon un mode où le commandement est centralisé, le contrôle distribué et l’exécution décentralisée. De ce fait, les ressources ne sont pas directement à la main des Comanfor (Commandants de force opérationnelle). Leur intention est prise en compte par le Centre air de planification et de contrôle des opérations (CAPCO), via une subsidiarité imposée au chef et accordée d’emblée au subordonné. Les bascules d’effort alors permises – cohérentes avec la rapidité des vecteurs et la continuité du milieu d’évolution entre des théâtres parfois adjacents – sont finalement favorables aux chefs opérationnels : elles leur garantissent une meilleure disponibilité des moyens qu’avec des ressources dédiées.
Les organisations militaires doivent s’adapter au milieu et au type d’engagement. Là où les zones terre maillent le territoire national (TN), les arrondissements maritimes longent les côtes alors que le dispositif est centralisé pour le milieu aérien, continu par nature. Par ailleurs, la contre-insurrection amène une dilution et une décentralisation de la ressource, répartie en petits détachements amenés à effectuer une importante diversité de missions. Elle conduit à une atomisation des expertises. A contrario, l’hypothèse d’engagement majeur induit une massification. Le spectre de la conflictualité justifie donc la diversité des choix effectués.
L’évolution technologique en accélération constante
L’organisation ne peut ignorer les outils disponibles, leur désinvention étant une hypothèse absurde. Elle doit reconsidérer ses processus et son fonctionnement pour s’adapter à leur évolution : la Gendarmerie, initialement répartie en une multitude de brigades correspondant à la capacité d’action d’une force hippomobile est aujourd’hui plus concentrée de manière à pouvoir opérer des bascules d’efforts. C’est indispensable dans les programmes d’armement, notamment pour l’intégration des innovations au rythme de leur apparition mais cela l’est tout autant dans les processus d’état-major : la crise de la Covid-19 y a accéléré le déploiement de nombreuses technologies de communication préexistantes (visioconférence, portails collaboratifs…).
Dans cette optique, la montée en puissance des structures d’innovation, via un réseau de réseaux, fédérant les initiatives bottom-up et permettant la communication sur les projets, constitue un exemple de système mettant en œuvre des processus souples, adaptés aux objectifs poursuivis.
L’accélération technologique et la complexité des équipements qui en découle rendent le chef incapable d’en maîtriser toutes les dimensions. Il perd progressivement une partie de ses prérogatives d’instructeur, jusqu’alors pilier de sa légitimité et se transforme en assembleur de compétences, qui entraîne un collectif et donne du sens à l’action. Le regroupement des expertises rares et le coût de simulateurs nécessairement mutualisés renforcent cette évolution. Si ce mode de fonctionnement existe depuis des décennies dans les armées plus techniques, Marine nationale (49) et Armée de l’air, il rattrape aujourd’hui l’armée de Terre dans une tendance accélérée par l’arrivée du système de combat Scorpion (Synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation).
L’impérative polyvalence du personnel qui découle de la présence simultanée de différentes générations d’équipements requiert un niveau de formation accru qui doit s’accompagner de la réduction de la rigidité des organisations. En effet, la capacité à prendre des initiatives, à réfléchir et à agir de manière autonome se renforce mécaniquement. La technicité des métiers amène une gestion RH par les compétences plus que par les seules cultures de milieu ou de filières. La création de la Direction du renseignement militaire (DRM) et du Commandement des opérations spéciales (COS), organismes interarmées, après la guerre du Golfe est issue de la nécessité de professionnaliser ces fonctions de plus en plus techniques, sans remettre en cause l’intégration de leur action dans une manœuvre qui doit rester unique.
Dans un tel contexte, le poids respectif des opérationnels et des experts, garants de la conformité aux normes, est évolutif. Si la période de mise en œuvre de la RGPP a constitué l’âge d’or des experts, la position des armées est aujourd’hui renforcée par leur emploi intense en opérations. Une organisation qui doit assurer la synergie de leurs finalités respectives génère automatiquement des tensions. En imposant la discussion, la comitologie a vocation à les réduire.
La soutenabilité du système repose sur la mutualisation des grands moyens coûteux. Un accès équilibré aux ressources, arbitré par une structure dépassionnée représentant les utilisateurs, constitue la clé d’une appropriation optimale du système. Ce principe a été retenu dans le cadre de la réforme d’OCM qui a validé la transformation de la gouvernance des services de soutien en faisant de leurs conseils de gestion un outil unifié, harmonisé, simplifié et renforcé de leur pilotage stratégique en y associant… les différents organismes prescripteurs, les clients… et les autorités responsables des domaines fonctionnels pertinents. Les besoins exogènes non couverts par ces dispositifs majeurs doivent se voir dédier une part des ressources. Une complémentarité native entre systèmes centraux et distribués garantira la cohérence et l’efficacité globale du dispositif, grâce au partage des données et à la combinaison des effets. La prise en compte d’un cadre normatif de plus en plus contraignant impose également des choix organisationnels : l’instauration d’un contrôle centralisé de l’emploi des techniques de surveillance des communications internationales par la loi (50) a contraint les choix d’architectures techniques et déterminé les modalités d’emploi opérationnel des outils.
In fine, la théorie des organisations pointe (51) le paradoxe suivant : « plus la complexité technologique est élevée, plus […] le nombre de niveaux hiérarchiques augmente… À partir d’un certain degré de complexité, la relation s’inverse. » Et l’on ne peut taxer les armées d’un manque de complexité !
L’évolution du rythme de circulation de l’information
L’infobésité, l’urgence des réponses, l’hyperconnectivité dans les opérations rendent caduques les organisations strictement verticales et nécessitent des évolutions dans les modalités d’action et les mentalités.
Le volume de données à traiter prive le chef de la maîtrise de l’ensemble de l’information disponible et, plus encore, de sa diffusion. Il pousse à l’adoption d’un modèle limitant le nombre de niveaux hiérarchiques ou de structures de validation, au prix d’un risque assumé. La ministre des Armées Florence Parly a ainsi validé, dans le cadre de la réforme OCM, la suppression de la responsabilité directe des directeurs de services de soutien de l’EMA devant elle quant à l’administration de leur service.
Un circuit de diffusion et de remontée d’information non strictement verticalisé renforce la résilience de l’organisation en permettant un maillage reconfigurable plus aisément. Il suffit que l’information transmise permette le respect du cap fixé, tout en confiant à chacun la responsabilité de la décision sur son périmètre. Ce constat a conduit à modifier la forme de l’Ordre aux armées, directions et services (OADS, un document annuel) pour favoriser la subsidiarité. Les actions à conduire par chaque chaîne y ont été remplacées par la mesure de l’atteinte d’objectifs plus globaux (52).
Ces simplifications sont facilitées par l’informatisation. L’emploi massif de messageries non formelles entraîne une dissolution des strictes logiques hiérarchiques. Si, selon Nitin Nohria et James D. Berkley (53) – respectivement spécialiste de l’administration des entreprises et des cas de comportement organisationnel à la Harvard Business School –, les premiers systèmes d’information (SI) conservaient les fonctionnalités de centralisation et contrôle, ils « réduisaient [ensuite] progressivement les besoins en coordination et en diffusion de l’information, permettant une communication moins verticale ».
La nécessité d’adapter en permanence l’organisation locale aux circonstances et aux missions impose une souplesse permanente : « la transformation numérique et l’accès à l’information peuvent démontrer rapidement (…) qu’une adaptation régulière de l’organisation est requise pour que chacun puisse valoriser ses compétences. L’organisation doit rester une conséquence de la mission et de la meilleure manière de la réaliser ; elle ne doit ni emprisonner l’initiative ni la prise de responsabilité (54) ».
Quelques principes génériques complémentaires
Dans un cadre aussi complexe, où la diversité des missions a amené à une telle fragmentation des structures, la martingale pour définir un mode idéal de fonctionnement sans friction n’existe pas. Au-delà des leçons déjà tirées des organisations existantes et de l’évolution de l’environnement, la prise en compte systématique des dimensions suivantes permettrait d’optimiser l’efficacité des armées sans négliger l’indispensable efficience (55) qui garantit la soutenabilité de leur action.
Respecter la finalité des armées
Les organisations militaires ont vocation à permettre l’accomplissement de la mission des armées, par le biais d’actions dont l’essence est collective (56). Face aux nécessités de questionner en permanence les équilibres atteints, de nombreuses initiatives ont fleuri au cours des cinq dernières années : revues d’effectifs, Programme d’audit en organisation (PAO) (57), Organisation centrale du ministère (OCM) (58). Le PAO avait notamment pour but un « travail d’objectivisation des besoins exprimés et des ressources allouées au regard des missions confiées […] analyses fonctionnelles permettant d’améliorer l’efficacité et l’efficience des entités et fonctions du ministère […] neutralisation des redondances (59) ». Pour cette étude fonctionnelle restreinte aux fonctions support, les logiques d’efficience prévalaient. Or, dans une équation mêlant efficacité, efficience et résilience – données intrinsèquement liées –, les armées doivent d’abord répondre aux finalités opérationnelles.
Leur positionnement en recours ultime les oblige en effet. Il requiert, de la part de leurs chefs, la capacité à mobiliser toutes les énergies et les ressources nécessaires de manière immédiate en cas de nécessité. Quelques années après la défaite de Sedan, l’intention des tenants des lois de 1874 sur l’organisation et l’administration des armées était de « garantir aux chefs opérationnels la plénitude des leviers d’action dans la conduite de la guerre (60) ». Si le contexte a évolué, cet objectif reste inchangé, aux termes du CEF (61) qui place la notion d’intégration en fil directeur de l’emploi des forces, mise « en synergie en vue d’un but unique [de] toute la gamme des effets permettant de l’atteindre, et de les réaliser de manière concentrée ou distribuée dans l’espace et dans le temps, sur l’ensemble du spectre matériel et immatériel. » La capacité à répondre à toute situation repose « sur une organisation permettant l’engagement dans l’urgence des forces et sur la disposition des soutiens et stocks afférents ».
L’adéquation entre les responsabilités et la pleine disposition des leviers permettant de les exercer constitue un gage de cohérence. Elle offre les conditions d’une véritable subsidiarité et permet une meilleure évaluation des résultats obtenus. A contrario, les crédits dédiés au soutien commun en BDD sont du ressort du COMBDD qui doit effectuer les arbitrages, alors que la flotte de véhicules de gamme commerciale était encore récemment pilotée par le Secrétariat général pour l’administration (SGA). L’alignement de l’architecture budgétaire avec les responsabilités opérationnelles forme un principe dont la remise en cause mérite systématiquement d’être questionnée.
Garantir un équilibre cohérent
La résilience et la soutenabilité du modèle reposent sur l’équilibre entre efficacité et efficience, dans un contexte de tensions constantes entre ambitions et ressources. Il s’agit également de concilier les invariants culturels et intemporels des armées avec les exigences de la modernité.
Ces équilibres passent par un choix éclairé entre faire et faire faire. Il s’est traduit, pour la Direction générale de l’armement (DGA), par le recentrage sur les activités de maîtrise d’ouvrage, de contractualisation, d’essais et de qualification des systèmes au détriment de la production auparavant réalisée en régie par les arsenaux. Il demeure un sujet ouvert pour les Systèmes d’information et de communication (SIC), et l’infrastructure, en raison de la concurrence s’exerçant sur le recrutement des spécialistes. Dans ce cadre, l’externalisation doit s’accompagner de la préservation de la compétence nécessaire à la vérification de la pertinence des offres et de la qualité du service fourni par le prestataire.
Il importe également de parvenir à un équilibre entre des secteurs et équipements de haute technologie, du haut du spectre, nécessairement en faible volume du fait de leur coût, coordonnés nativement avec des équipements plus nombreux de moindre performance ou a minima moins polyvalents. Le prix en sera une diversification des chaînes de maintenance et des formations… En parallèle, l’apparition de nouveaux domaines ne doit pas amener à une évolution majeure des allocations de ressources qui déséquilibrerait le modèle et pourrait inhiber sa capacité de réponse à des enjeux moins spécifiques.
Outre les logiques d’essence comptable ayant présidé aux grandes réformes citées supra, l’histoire fournit des clés pour comprendre certains choix. En effet, les principes machiavéliens se déclinent dans l’organisation du ministère au plus haut niveau, les trois grands subordonnés du ministre étant nécessairement solidaires pour accomplir leur mission (Céma, SGA et DGA). Développant cette analyse, le général Lecointre notait dans un constat sévère lors de son audition finale devant les députés : « la banalisation des armées françaises à laquelle nous avons assisté (…) s’explique sans doute aussi par une forme de crainte à l’égard des armées, perçues comme un potentiel danger dans l’éventualité où le pouvoir exécutif aurait la tentation du césarisme. La civilianisation des armées est aussi l’expression d’un relent d’une ancienne tradition républicaine (62) ». Cette fragmentation du pouvoir se retrouve également dans la séparation des fonctions de direction et de contrôle, assurant ainsi une indépendance certaine à la seconde. Dans ces matières, toute modification trop brutale des équilibres peut amener un raidissement des positions contre-productif.
In fine, l’équilibre repose sur une évaluation raisonnable des objectifs stratégiques, en fonction des menaces les plus probables, sans chercher à s’opposer systématiquement à la combinaison des plus dangereuses. L’acceptation d’un risque maîtrisé permet alors de viser un modèle réaliste.
Limiter les délais d’adaptation
Une résilience soutenable repose sur la capacité à réduire le délai de bascule entre les organisations du temps de paix et du temps de guerre. Il importe, dans ce cadre, d’encaisser le choc initial sans rupture pour permettre l’adaptation à un système que le temps de paix peine à laisser imaginer. Si la capacité de résistance de l’organisation mise sous tension est délicate à prévoir tant elle dépend de la nature de l’adversité, le Retex Covid montre que quelques semaines suffisent à une adaptation majeure des modes de fonctionnement. Pour autant, elle requiert une préparation préalable en profondeur des autres dimensions : approvisionnements et stocks, RH, forces morales et structures notamment.
Le rapport Bouchard déjà évoqué invitait à « organiser la guerre dès le temps de paix, tout en prenant en considération le fait qu’il est difficile de concevoir les circonstances exceptionnelles, de mobiliser en avant d’une crise majeure les ressources nécessaires et de les conserver en vue d’une réaction possible, jamais certaine (63). » Il précisait, pour l’organisation militaire que « le corps d’armée, ainsi que toutes les troupes qui le composent, sont pourvus en tout temps du commandement, des états-majors et de tous les services administratifs et auxiliaires qui leur sont nécessaires pour entrer en campagne… (64). » L’habitude de travailler et de s’entraîner ensemble constitue une réelle opportunité pour transcender le changement de posture résultant de l’entrée en conflit, y compris au plan administratif. C’est bien le temps long et l’anticipation qui permettent de se préparer à la rupture stratégique sans rupture organisationnelle complète.
Un système différencié permet de graduer la réponse dans le cadre du dialogue stratégique. Il économise les forces tout en s’appuyant sur des mécanismes de montée en puissance vers le temps de guerre préalablement imaginés, décrits et testés régulièrement dans les dimensions structurelle, procédurale et humaine. La rejointe rapide de la cible « guerre » devient alors possible. Ainsi, de nos jours, la défense aérienne relève en temps normal de l’autorité du Premier ministre, alors que le Céma prend la prééminence sur le contrôle de l’espace aérien en temps de guerre, dans une forme de discontinuité préparée. La fourniture, au profit des régiments, d’une capacité initiale de projection en cas de crise pour un volume de forces donné, s’inscrit dans cette dynamique d’anticipation.
Ces principes se traduisent dans la définition du système de Commandement et de contrôle (C2) des armées « permanent ou de circonstance, dont l’architecture est configurable et modelable, en fonction de la nature et de l’évolution d’une opération. Le C2 repose sur une organisation, des structures, des moyens humains et matériels capables de travailler en mode dégradé. Il confère l’aptitude à agréger et combiner des capacités en vue de produire les effets nécessaires et d’atteindre les objectifs militaires assignés aux niveaux considérés (65). » Cette définition ne s’oppose en rien au maintien d’une discontinuité pour le domaine de la dissuasion, tant du fait de son caractère prépondérant dans la structuration de l’outil de défense qu’en raison de la nécessité de préserver la discontinuité dans l’emploi de l’arme nucléaire. Elle invite à ne pas rejeter d’emblée la perspective d’organisations différentes entre le territoire métropolitain où les armées sont proches de leurs bases, des stocks… et les contextes expéditionnaires, y compris en haute intensité.
L’entraînement renforcé requis par ce contexte amène en outre, selon le colonel (er) Michel Goya, à s’interroger sur les « briques de base » des formations de combat (66). Mises sur pied d’emblée selon leur format d’engagement privilégié dans l’hypothèse la plus contraignante, les unités pourraient voir la divergence entre le temps de la compétition et celui de l’affrontement s’amenuiser, et leur capacité à répondre à l’urgence s’accroître.
L’agilité recherchée, garante de la capacité à s’adapter aux circonstances et aux évolutions d’une société cherchant une souplesse accrue, repose également sur la capacité à laisser de la place aux hommes. Il s’agit de ne pas vouloir tout régler par le biais d’organigrammes, de ne pas figer de manière trop rigide la comitologie pour la laisser respirer au fil de l’évolution des dossiers. De même, une subsidiarité offrant à un responsable une réelle liberté de s’organiser sur son périmètre sans validation réglementaire favoriserait l’adaptation au contexte et les expérimentations. Toute structure opérationnelle mutualisée devrait, en outre, prévoir d’emblée la capacité à générer une émanation ad hoc au profit d’un échelon subordonné ou d’un projet pour lequel une coordination fine serait insuffisante.
La notion de durée constituant le point clé de la performance visée dans un cadre opérationnel, il s’agit de réduire les frictions dans la boucle décisionnelle en limitant le nombre d’échelons, en acceptant de les court-circuiter au besoin, pour rester cohérents avec le rythme de l’action. Or, l’imposante comitologie qui structure aujourd’hui la vie des états-majors s’oppose à la capacité à suivre le rythme imposé par l’urgence ou la multiplicité des sujets avec une qualité adaptée. Ce constat appelle donc à favoriser la simplicité des organisations et la souplesse des processus.
Dans un domaine plus organique, la réactivité impose de rapprocher la décision des échelons les plus locaux. Si la révision de l’IM144 a renforcé les leviers dans la main des COMBDD, il peut, dans nombre de domaines, être nécessaire de réduire encore le niveau de fixation des priorités, sur la base d’allocations préalables, de droits de tirage. Et alors que l’évolution de l’organisation des armées privilégie, depuis quinze ans, le renforcement des échelons centraux et la mise en œuvre de politiques transverses, le constat de la diversité des garnisons et de la grande variété des soutiens internes et externes dont bénéficient localement les militaires et les familles plaide pour une plus grande différenciation des actions et le renforcement du rôle des échelons locaux jusqu’aux emprises voire aux unités.
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Si l’ambition n’était ici en aucune manière de brosser un tableau exhaustif des problématiques d’organisation des armées ou encore de proposer un modèle idéal, les constats formulés ont vocation à faciliter l’identification des écueils et à orienter la réflexion.
Dans un contexte stratégique perturbé et imprévisible, l’optimisation d’organisations enserrées dans un corpus réglementaire et législatif très dense passe sans doute par une démarche continue de simplification. Celle-ci doit inclure l’identification de procédures dérogatoires pour les situations exceptionnelles, que le temps long de la préparation doit permettre de tester pour vérifier leur pertinence et leur robustesse. Par ailleurs, les armées ne peuvent envisager d’encaisser les chocs majeurs qu’en s’appuyant sur des structures partiellement sous-optimisées, leur donnant l’épaisseur et l’élasticité nécessaires au sursaut. De telles perspectives imposent de s’extraire des comparaisons délétères avec des organisations évoluant dans d’autres contextes qui perdent de vue la finalité existentielle d’armées dédiées à la sauvegarde de la Nation.
Si, au moment de la rédaction du rapport Bouchard déjà largement exploité, des conclusions ont pu être tirées de l’existence de corps d’armées aptes à mener de façon autonome des missions complexes, intégrant les effets disponibles à l’époque, le niveau de conduite d’une action intégrée a connu une véritable révolution. En effet, dépassant les seules organisations militaires, l’évolution de la conflictualité requiert de plus en plus une intégration des politiques publiques et une coordination de l’action au niveau interministériel ; celle-ci se double d’une tendance de fond qui amène la majeure partie des innovations technologiques à être désormais portées par le secteur civil et transposées au monde de la défense, y compris dans un mode où le secteur privé devient opérateur au profit de l’État.
Dans ces conditions, une intégration plus forte des structures dans une stricte logique pyramidale verrait vraisemblablement naître une organisation mégacéphale risquant la paralysie et l’inefficacité de par le propre poids de son squelette. Aussi, paraît-il préférable de renforcer les mécanismes de coordination visant à la synergie des effets dans le cadre d’une stratégie réfléchie en commun, respectant les logiques de milieu et la juste subsidiarité requise pour irriguer tous les échelons jusqu’aux niveaux tactiques.
(1) Instruction N° 210214/DEF/SGA/DRH-MD relative à l’organisation et aux processus de la fonction ressource humaine au sein du ministère de la Défense du 18 juillet 2019.
(2) Plane Jean-Michel, Théorie des organisations, Dunod, 2008, 126 pages, p. 8.
(3) Code de la défense, Art. R*1142-1 : « le ministre de la Défense (…) fixe l’organisation des armées ainsi que des directions et services du ministère. » (https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037506317).
(4) Code de la défense, Art. R*3121-2 (https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037506355) et D3121-17 (https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000021116412/2009-10-07).
(5) Certains services de renseignement du ministère, par exemple.
(6) Mintzberg Henry, Structure et dynamique des organisations, Les Éditions d’organisation, 438 pages, p. 18.
(7) Structure pyramidale traditionnelle décrite par l’ingénieur français Henri Fayol reposant sur l’unicité de commandement.
(8) Définies par l’ingénieur américain Frederick Taylor, elles regroupent les spécialistes en grandes fonctions.
(9) Le regroupement s’y effectue par tâches, produits, régions, responsabilisant les échelons intermédiaires…
(10) Combinaison des deux précédentes.
(11) Besançon Gilles, « Déconcentrations – Quelles opportunités pour la transformation des armées ? », Cahier de la RDN « Action 2030 - 67e session du CHEM », p. 252 (https://www.defnat.com/).
(12) Foch Ferdinand, Des Principes de la guerre (1903).
(13) Delavallée Éric, « Les 5 types d’organisation », Questions de management (blog), 6 juin 2017 (https://www.questions-de-management.com/5-types-dorganisation/).
(14) Commission de la défense et des forces armées, « Audition du général Lecointre, chef d’état-major des Armées, sur la place des armées dans la société française et la singularité militaire », Assemblée nationale, 7 juillet 2021 (http://event.assemblee-nationale.fr/video.11046148_60e5c733091ae).
(15) Le rapport Bouchard est souvent cité à l’appui d’une telle vision. Une lecture rapide l’associe à une organisation monolithique mettant en exergue la plénitude des moyens dont dispose le chef désigné pour remplir une mission. Elle omet en revanche de relever, par exemple, l’existence de silos dédiés à l’artillerie et au service du génie et d’une intendance dissociée. Bouchard Léon, Rapport à M. le ministre de la Guerre, fait au nom de la Commission mixte chargée de préparer un projet de loi sur l’administration de l’armée, A. Wittersheim, 1874 (https://gallica.bnf.fr/).
(16) Mintzberg Henry, op. cit., p. 131.
(17) Selon les théories de l’économiste allemand Max Weber, la bureaucratie constituait, à l’origine, un idéal rationnel. Mansencal Céline et Michel Didier, « Théories des organisations », 30 mai 2004, Centre de ressources en économie-gestion de l’Académie de Versailles (https://creg.ac-versailles.fr/theories-des-organisations).
(18) Instruction ministérielle (IM) n° 144/ARM/CAB du 28 février 2019.
(19) IM101/ARM/CAB du 15 décembre 2021.
(20) Entretien avec le Commissaire général de première classe (CRG1) Serre, directeur de projet transformation de l’État-major des armées (EMA).
(21) « Les structures matricielles : description, avantages et inconvénients », Petites entreprises.Net, 7 avril 2015 (https://www.petite-entreprise.net/).
(22) Mazoir Fabrice, « La hiérarchie pyramidale reste la norme dans les entreprises », Hellowork, 21 janvier 2015 (mis à jour le 18 mars 2019) (https://www.cadreo.com/).
(23) Tâche inscrite dans les priorités de l’Institut national du service public (INSP) créé le 1er janvier 2022, successeur de l’École nationale d’administration (ENA).
(24) Entretien avec le contrôleur général des armées (CGA) Philippe Mondoulet qui, actuellement en poste au CGA, était le secrétaire général du programme d’audit des organisations.
(25) Aussi connu comme effet McNamara, du nom du secrétaire d’État américain en exercice pendant la guerre du Vietnam et représenté comme l’archétype du technocrate.
(26) Mintzberg Henry, op. cit., p. 130.
(27) Entretien avec le CGA Mondoulet, op. cit.
(28) Cohen Eliot A., Supreme command: Soldiers, Statesmen, and Leadership in Wartime, The Free Press, 2002, 632 pages, p. 273.
(29) Bodin Jean, Les Six Livres de la République (1576) (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6546272j.texteImage).
(30) Un modèle fractal présente des motifs similaires à toutes les échelles d’observation. Il est apte au passage à l’échelle à l’infini.
(31) Bagla Lusin, Sociologie des organisations, La Découverte, 122 pages, p. 65.
(32) Jaouën Fabrice, « Pour en finir avec le mythe “un chef, une mission, des moyens” (enfin j’espère) », Développement du Leadership (blog), 2 juillet 2015 (https://leadershipsavoir.wordpress.com/).
(33) Doaré Ronan, « La mutualisation au cœur de la réforme des armées », Inflexions 2012/3 n° 21, p. 121-131 (https://www.inflexions.net/la-revue/21/dossier/doare-ronan-la-mutualisation-au-coeur-de-la-reforme-des-armees).
(34) Commission de la défense nationale et des forces armées, La mise en œuvre et le suivi de la réorganisation du ministère de la Défense - Tome I (Rapport d’information n° 1446), Assemblée nationale, 11 février 2009, p. 9 (https://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-info/i1446.pdf).
(35) Doaré Ronan, op. cit.
(36) Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, 2013, p. 139 (http://www.livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr/).
(37) Ibid.
(38) Le Roch Jean, « Le rapport Bouchard peut-il encore nous inspirer ? », Cahier de la RDN « Regards du CHEM 2019 », p. 283-296 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article-cahier.php?carticle=156&cidcahier=1188).
(39) HCECM, 12e rapport thématique : La vie des militaires et de leur famille selon le lieu d’affectation, juin 2018, p. 55 (https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/184000462.pdf).
(40) Commission de la défense nationale et des forces armées, La mise en œuvre et le suivi de la réorganisation du ministère de la Défense - Tome I (Rapport d’information n° 2437), Assemblée nationale, 7 avril 2010, p. 58 (https://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-info/i2437.pdf).
(41) Entretien avec le CRG1 Serre, op. cit.
(42) Centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE), Concept d’emploi des forces - CIA01, 2020 (https://betterplace.info/files/706599-complement.pdf).
(43) National Audit Office, Allocation and Management of Risk in Ministry of Defence PFI Projects (rapport commandé par la Chambre des Communes), 30 octobre 2008 cité dans Commission de la défense nationale et des forces armées, Rapport d’information n° 2437, op. cit., p. 68.
(44) Bacquet Jean-Marc, La redécouverte du défi logistique militaire, Briefings de l’Ifri, Institut français des relations internationales, 26 mai 2021, p. 7 (https://www.ifri.org/).
(45) Doaré Ronan, op. cit.
(46) Mintzberg Henry, op. cit., p. 116.
(47) La Russie a envahi l’Ukraine le 24 février 2022. Cette guerre est consécutive à la montée des tensions, en cours depuis plusieurs semaines, dans l’Est ukrainien et dans le cadre du conflit dans le Donbass (depuis 2014).
(48) Elle représente la tendance à créer une entité pour tout nouveau sujet, afin d’accroître sa visibilité et de l’ancrer dans le paysage administratif.
(49) La formation continue est confiée à des organismes spécialisés, alors que l’entraînement se réalise sous la responsabilité du commandant, contrôlé par son chef organique.
(50) Loi 2015-1556 relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000031549747/).
(51) Mansencal Céline et Michel Didier, op. cit.
(52) Entretien avec le CRG1 Serre, op. cit.
(53) Nohria Nitin et Berkley James D., « The Virtual Organization: Bureaucracy, Technology, and the Implosion of Control », in Donnellon Anne et Heckscher Charles C. (dir.), The Post-bureaucratic Organization: New Perspectives on Organizational Change, Sage, Thousand Oaks, 1994, p. 108-129.
(54) Besançon Gilles, op. cit., p. 261.
(55) L’efficacité mesure l’atteinte d’objectifs définis ; l’efficience correspond à l’économie des moyens pour un niveau de performance visé.
(56) Delavallée Éric, op. cit.
(57) Le PAO a été conduit par le Contrôle général des armées (CGA) entre 2019 et 2020.
(58) L’OCM est une démarche de réforme de l’administration centrale conduite entre 2020 et 2021.
(59) Ministère des Armées, Lettre de mission de la ministre des Armées au chef du Contrôle général des armées du 16 juillet 2018.
(60) Le Roch Jean, op. cit., p. 284.
(61) CIA01, op. cit.
(62) « Audition du général Lecointre », op. cit.
(63) Rapport Bouchard, op. cit.
(64) Ibid., Art. 9, p. 131.
(65) CIA01, op. cit.
(66) Goya Michel, Le régiment demeure-t-il un modèle pertinent pour aborder les défis et les opportunités de demain ? Si non, quelle alternative ?, Observatoire de l’armée de Terre 2035, FRS, 18 avril 2018 (https://www.frstrategie.org/).