Le stress vécu par des opérationnels : propos introductifs
Un opérationnel doit gérer son stress seul ou en groupe afin que ce dernier demeure un moteur de son action. En effet, tant qu’il reste sous un certain seuil, il permet de développer des facultés parfois insoupçonnées et ainsi de conserver, voire de décupler ses capacités pour remplir la mission. Au-delà de ce seuil, il devient une gêne, une entrave qui peut remettre en cause notre capacité à remplir la mission reçue. Il s’agit donc de gérer son stress pour le contenir.
Avant de se pencher sur les constantes permettant de gérer le stress, il faut garder à l’esprit que ce dernier, bien qu’ayant un fondement biologique et psychologique, reste pour l’acteur une sensation difficile à mesurer et dont la gestion est propre à chacun. L’expérience permet de mieux se connaître et donc de déceler les facteurs de stress qui nous sont propres. On gère mieux ce qui est connu. De plus, les facteurs de stress ne sont pas similaires pour tous au sein d’un groupe. Certains stresseront plus par peur de l’inconnu, d’autres quand le feu est déclenché. Les causes sont donc différentes, les façons de réagir également et les limites propres à chacun.
Néanmoins, le témoignage d’opérationnels très différents a permis de déceler quelques constantes. Bien qu’ils aient été confrontés à des situations très diverses, dans leur cockpit, sous le feu en opération ou en négociation avec des terroristes, on peut déceler quelques clés de gestions communes ou parfois certaines techniques applicables dans d’autres situations.
D’abord, la méthode doit prendre en compte la réalité du combat. C’est-à-dire qu’elle doit être applicable dans un environnement non maîtrisé. Le formatage des ordres est un des mécanismes permettant la gestion du stress, car il permet de plaquer sa pensée dans des schémas simples et compréhensibles de tous. Ainsi, la mécanisation de la pensée et donc de la production des ordres permet de diminuer le stress chez celui qui les donne comme chez celui qui les exécute. La limitation du nombre de subordonnés et du nombre de cadres d’ordres accentue encore le phénomène de contrôle. La parfaite maîtrise de ces cadres d’ordres à l’entraînement et leur drill sont donc essentiels en amont de l’action.
La méthode ne doit, pour autant, pas être un carcan et ne pas enfermer l’individu et le groupe dans une manière de faire unique dans la réalisation de la mission. Le fait d’envisager ensemble des cas non conformes (événements nécessitant de modifier le plan tout en conservant le but) permet de se préparer mentalement au fait qu’il va falloir manœuvrer et donc changer de plan. Les adaptations étant toujours sources de stress, en avoir mentalisé quelques-unes au préalable permet de mieux gérer son stress dans l’action.
Dans l’épreuve, tous soulignent une gestion individuelle du stress. Les méthodes principalement utilisées sont diverses. Les exercices de respiration permettent une réponse physique à la montée du stress en faisant redescendre les pulsations cardiaques. L’exercice de la pleine conscience est également considéré comme salvatrice. Elle consiste à se concentrer sur l’instant présent en prenant conscience de nos sensations physiques, nos émotions sans porter de jugement ni imaginer de conséquences. Enfin, certains préconisent d’adopter une imagerie mentale relaxante, en se détachant du réel, afin de s’extraire, quand cela est possible, d’une situation trop stressante. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas l’action qui semble générer du stress mais l’idée qu’on se fait des conséquences pour soi comme pour les autres. Le pouvoir exorbitant de donner la mort place le soldat dans des situations mentalement très rudes. Il doit se découvrir vulnérable et accepter l’incertitude pour se libérer psychologiquement.
La connaissance mutuelle et la force du groupe sont le second facteur clé. La plupart du temps, les équipes ou les groupes constitués pour une mission sont des agrégats de spécialistes issus de fonctions opérationnelles différentes, mais complémentaires et dont la combinaison est nécessaire à l’accomplissement de la mission. Le personnel concerné provient d’horizons différents, sans parfois de connaissance mutuelle préalable. Malgré leur haute technicité, ils ont besoin de s’entraîner ensemble, de passer du temps ensemble, de créer des liens, afin que chacun ne soit pas juxtaposé à ses équipiers, mais plutôt faisant partie d’un tout dans lequel il y une place pour chacun et dans lequel chacun prend toute sa place. La densité des liens mutuels est facteur de cohésion permettant de diminuer l’incertitude autour de soi au combat. La connaissance des capacités de chacun, mais également de leurs limites, permet la caractérisation de son environnement, et donc de diminuer la part d’incertitude génératrice de stress.
L’appartenance à un groupe apporte le regard de l’autre sur soi qui permet l’exigence à l’entraînement et dans l’action, mais aussi le débriefing après l’action. Ce dernier est reconnu comme absolument essentiel par les intervenants, car il permet d’évacuer une partie du stress emmagasiné durant l’action. Il doit d’ailleurs être sans concession. L’absence de débriefing peut occasionner une sorte de stockage du stress ou de sédimentation qui viendront fragiliser la personne au fur et à mesure des missions, sans pour autant maîtriser la résurgence potentielle de cette faiblesse.
L’appartenance à un groupe solide, bienveillant et exigeant semble donc plutôt protectrice. Néanmoins elle induit un autre facteur, plus complexe : la relation aux autres. Cette réaction de chacun au sein du groupe est le fruit de la conscience de la place à tenir. La question : « suis-je capable ? » revient beaucoup au fil des nombreux témoignages entendus. Au-delà des capacités intrinsèques à chacun, l’appartenance à un groupe génère un stress lié au devoir de tenir sa place ou son rang. La densité des liens mutuels est une fois encore un des meilleurs facteurs pondérateurs de ce stress induit par l’idée qu’on se fait du regard des autres. Se soumettre régulièrement au jugement des autres lors des débriefings est également un exercice vertueux, qui aide à trouver sa juste place et à la tenir le moment venu.
Le niveau de responsabilité est un facteur de stress en soi. Plus l’environnement devient stressant plus la tendance naturelle de chacun est de descendre au niveau N-1 plus facile à gérer car davantage maîtrisé. La position de chef est donc une des plus difficiles à tenir, car le stress est contagieux et le chef unique. Une des clés pour compenser cela à l’entraînement est d’autoriser l’échec. En effet, aller jusqu’à l’échec personnel ou collectif à l’entraînement permet d’appréhender ses limites, de se savoir vulnérable mais également d’avoir eu la possibilité d’oser sans crainte de la sanction. Ces trois réponses sont fondamentales pour celui ou celle qui sera soumis ultérieurement à la gestion de son stress ou de celui de ses équipiers dans des manœuvres similaires dans des environnements totalement désordonnés.
Enfin, dans un monde soumis de plus en plus à la technologie, dans des situations complexes, la plupart des témoignages relatent le besoin de revenir à la simplicité. Ce qui fonctionne est simple, ce qui rassure est simple. Le stress occupe ou consomme une part importante de la pensée et donc augmente artificiellement la charge cognitive. En situation de stress, il y a moins de place pour autre chose. Chacun se raccroche à des gestes techniques simples, des processus logiques et autres cadres d’ordres répétés mille fois.
Ainsi, les témoignages qui vont suivre permettent d’éclairer et surtout d’élargir l’approche médicale de la gestion du stress, en la replaçant dans une humanité propre à chacun. On retiendra que la réponse est globalement de trois ordres : individuelle, car il faut connaître ses limites ainsi que les gestes et processus permettant de réguler son stress ; collective, car c’est le groupe qui nous cadre et c’est à travers lui qu’on se définit ; temporelle, enfin, car cette gestion se bâtit en amont, s’éprouve dans l’épreuve et doit se réguler par des débriefings.
Le colonel (R) Michel Goya replace le chef de groupe, premier niveau de décision tactique, dans un contexte de combat à Sarajevo dans les années 1990 et le capitaine Gélan poursuit dans un contexte similaire lors d’opérations plus récentes au Moyen-Orient. À chaque fois, la dimension collective est majeure. Les négociateurs du GIGN et du Raid, très souvent exposés à des situations de stress (le leur, mais également celui des personnes en face) insistent davantage sur le détachement nécessaire durant l’action, ainsi que sur la nécessité du débriefing collectif immédiatement après l’action. Le capitaine de corvette Berthelot, quant à lui, nous replace dans le cockpit d’un avion de chasse où l’homme est seul face à son stress. Enfin, le médecin-chef Zeller propose une approche à la fois médicale et psychologique, replaçant cette gestion du stress en perspective du pouvoir exorbitant de donner ou de recevoir la mort propre au soldat. ♦