Nous avons des milliers de pensées par jour. Positives ou négatives, certaines empreintes d’incertitude, nos pensées génèrent des émotions qui, à leur tour, peuvent engendrer un état réactionnel de notre organisme : le stress. À force de discipline et d’entraînement, les pilotes de chasse de l’aéronautique navale ont appris à gérer le stress inscrit dans l’environnement « porte-avions ». En cherchant à rester lucides à tout prix, en acceptant les pensées et les émotions qui rythment leur quotidien, ils ont développé la capacité à se reconcentrer rapidement sur les objectifs à atteindre et à remplir leurs missions avec le stress pour compagnon de voyage. L’auteur, pilote de chasse et commandant d’escadrille, vous en livre un aperçu.
Gérer son stress comme un pilote de la chasse embarquée
Nul n’échappe au stress !
Le stress : une constante dans l’équation de nos vies
Indispensable à notre survie depuis la nuit des temps, le stress est un état réactionnel de notre organisme quand ce dernier est soumis à une agression brutale : le froid, un accident de la route ou encore, pour nos lointains ancêtres, un mammouth laineux qui charge. Au quotidien cependant, le stress que nous ressentons est plus diffus, souvent mal identifié, car il est intimement lié aux interactions que nous avons au sein de nos différents systèmes (familial, professionnel, sportif…) et à toutes les nouvelles situations venant les modifier : la naissance d’un enfant, une mutation dans une nouvelle région, etc.
Si le stress est bien une réaction à un stimulus, ce dernier peut avoir plusieurs origines : il peut être exogène (un tir ennemi) ou endogène (une illusion sensorielle). Ce qui est encore plus intéressant dans le rapport que nous entretenons avec le stress, ce sont les effets induits par nos propres pensées : je suis stressé car je n’arrive pas à m’enlever de la tête les conséquences d’une éjection en territoire ennemi… Une espèce de stress imaginaire, mais bien réel, issu d’un stress qui peut potentiellement être vrai : une histoire sans fin, en somme ! Quels que soient les aspects que le stress puisse revêtir, le combattant doit être capable de les gérer à l’entraînement ou en opération : pas question de revenir le lendemain quand le niveau de stress sera redescendu – d’ailleurs, la procrastination fait rarement bon ménage avec la gestion du stress ! Pour comprendre les mécanismes du stress, les experts en la matière ont longtemps distingué les notions de stress positif et de stress négatif puis, les courants ayant évolué, ils ont préféré parler de niveau d’engagement ou encore de stress dépassé. Peu importe la sémantique finalement, car si les termes changent, la problématique, elle, demeure.
Laissez-moi vous partager deux expériences stressantes que j’ai vécues et les enseignements que j’en ai dégagés à l’issue.
La première fois ou la peur de l’inconnu
Le stress s’invitera toujours à vos premières fois, sans que vous l’y ayez convié
La vocation du pilote de chasse de l’aéronautique navale est d’opérer depuis un porte-avions. À l’issue de chaque mission, il doit être capable de rentrer à bord, avec un niveau de stress raisonnable, quelles que soient les conditions rencontrées. Bien évidemment, avant de pouvoir apponter pour la première fois sur la surface équivalente d’un terrain de tennis, le pilote s’entraîne sur une piste à terre, de manière intensive. La répétition du geste des dizaines de fois lui permettra de « démythifier » – comme nous le disons dans notre jargon – la première présentation à l’appontage grâce à la technicité acquise et à la confiance gagnée à l’entraînement. Pourtant, malgré une solide préparation, je n’ai jamais été autant stressé que lors de ma première mission vers le porte-avions. Pourquoi ? Parce que l’inconnu fait peur. Et, par essence, l’inconnu en question n’est pas toujours là où on l’attend… Car ce n’est pas tant la phase autour du bateau – la qualification à l’appontage en elle-même – qui m’a impressionné ; encore une fois, la séquence avait été répétée et mentalisée en amont. Non, c’est l’approche initiale depuis la très haute altitude qui a fait battre mon cœur ! Quand j’ai pris le visuel du porte-avions américain de 100 000 tonnes, celui-ci ne ressemblait guère qu’à une vulgaire boîte d’allumettes…
« [Le porte-avions américain] ne ressemblait guère qu’à une vulgaire boîte d’alumettes. » © Marine nationale
Sueurs, respiration courte : « Impossible de me poser sur ce point au milieu de l’océan ! » De manière tout à fait consciente, voilà exactement ce que je me suis dit à ce moment-là. Ne sachant pas comment me défaire de ces pensées négatives qui venaient de brutalement prendre le contrôle, j’ai choisi de me concentrer sur leur effet : mon inconfort. Quelques respirations profondes (de la cohérence cardiaque) et une descente amorcée vers le porte-avions afin de retrouver une image connue (comme au simulateur) m’ont permis de retrouver la maîtrise de la situation.
De retour à terre, j’ai partagé cette expérience avec mon camarade de promotion : il m’a avoué avoir ressenti la même chose au même moment ! Lui comme moi, nous n’avions jamais ressenti d’angoisse si soudaine en vol… Cette expérimentation du stress, due une situation non anticipée, non préparée, fut un réel apprentissage. Ce jour-là, j’ai appris à me connaître. Depuis, je considère le stress pour ce qu’il est : un compagnon de voyage. En fonction de sa forme et de son intensité, soit il remplit pleinement son rôle de première alerte (réflexe reptilien face à un danger imminent), soit il représente ce que j’appelle aujourd’hui « une simple dépense d’énergie » que je peux pallier en veillant à préserver mes ressources physiologiques et cognitives (activité physique et sportive, sommeil, hydratation et nutrition).
Gérer les pensées et les émotions, origines de stress
Le stress : une variable dans notre gestion des énergies individuelle et collective
Ma première mission de guerre n’a pas échappé à la règle. Pire encore, le stress induit par cette nouvelle expérience est arrivé de manière lancinante, plusieurs jours auparavant. J’étais pourtant arrivé sur le théâtre d’opérations dans les meilleures conditions : entraîné et reposé, exactement comme un sportif de haut niveau à la veille d’une grande compétition. Le stress montait en flèche à mesure que l’échéance se rapprochait et la méthode Coué n’avait que peu d’effet, évidemment. J’ai ruminé moult pensées la veille au soir et j’ai peu dormi avant mon baptême du feu. Le jour J, alors que je rejoignais la table de notre petit-déjeuner matinal, mon leader me dit en guise de « bonjour » : « Alors, tu as peur ou tu es fatigué ? ». Cela signifiait beaucoup sur mes traits tirés… Puis, très bienveillant, il m’expliqua qu’il n’y avait rien de plus normal que d’être dans cet état, que nous avions tous mille pensées avant d’aller au combat, que lui-même n’avait pas non plus très bien dormi… Ce sentiment de ne pas être le seul à être stressé m’a rassuré. Et ce n’est que bien des années plus tard que j’ai réellement compris ce que le chef de patrouille m’avait enseigné ce jour-là. Cette forme de « stress partagé », par l’intermédiaire de nos pensées verbalisées, m’avait permis de me reconcentrer et de rester lucide sur la suite des événements.
En tant qu’êtres humains, nous avons des milliers de pensées par jour, positives ou négatives, certaines empreintes d’incertitude, et avec elles, tout un lot d’émotions, comme la peur notamment : la peur de l’inconnu, la peur de mal faire ou de décevoir au sein de notre milieu professionnel, par exemple. Alors, revenons à la notion de gestion d’énergie. Si vous essayez de lutter contre une pensée négative, si vous vous dites que vous ne devez plus y penser, vous ne vous en débarrasserez pas. Peine perdue. Parfois même vous culpabiliserez d’avoir votre attention accaparée par ladite pensée : une pensée négative sur une autre pensée négative… Ne perdez pas cette énergie et acceptez. Acceptez ces pensées perturbatrices (positives ou négatives) qui vont et qui viennent, observez-les sans les juger et laissez-les passer. Alors seulement, vous parviendrez à vous reconcentrer sur votre point d’attention du moment (un entretien, un examen, un départ en mission…). Vous serez plus lucide. Et moins stressé. À mon sens, la meilleure manière de gérer notre stress revient donc à travailler sur ses causes principales : nos pensées et nos émotions. En parallèle, il me semble impératif que nous cherchions systématiquement à optimiser nos ressources physiologiques et cognitives, afin d’être en mesure d’absorber le « coût énergétique » généré par le stress. Car c’est bien ce qui importe finalement, indépendamment du milieu professionnel dans lequel nous évoluons : savoir gérer son énergie, être capable de préserver ses ressources, et ce afin de pouvoir durer. ♦