Les soldats de l’armée de Terre et plus particulièrement les équipiers de forces spéciales Terre sont confrontés à des environnements opérationnels singulièrement anxiogènes. La prise en compte et la gestion du stress, loin d’être taboues, constituent des facteurs de succès déterminants. Le stress demeurera une constante de la guerre. L’objectif est qu’il saisisse l’ennemi de plein fouet, lui ôtant ainsi toute capacité de réaction. Dans les combats de demain, multi-milieux et multichamps, donc impossible à maîtriser dans leur ensemble, seules les unités constituées, préparées unies, et dirigées agilement par des chefs lucides cherchant à devenir des « jardiniers » plutôt que des « joueurs d’échecs » sauront surmonter le stress de façon optimale.
La gestion du stress dans des conditions opérationnelles de combat
Les soldats de l’armée de Terre et plus particulièrement les équipiers de forces spéciales sont confrontés à des environnements opérationnels singulièrement anxiogènes. La prise en compte et la gestion du stress, loin d’être tabous, constituent des facteurs de succès déterminants pour l’accomplissement de leur mission.
Instinctivement, il semble tout d’abord qu’une unité aguerrie ait moins de probabilité de s’exposer aux affres du stress. L’image d’Épinal oppose en effet la stabilité émotionnelle des vétérans de la Grande Armée aux « Marie-Louise », ces jeunes recrues engagées dans les dernières batailles napoléoniennes. Mais le niveau d’expérience au combat est-il le seul gage d’une gestion efficace du stress ? Une approche méthodique doit permettre de dégager les éléments saillants de ce défi qui s’impose à tout chef engagé dans des conditions opérationnelles de combat. Car c’est bien lui, en amont de l’engagement, qui doit organiser la gestion individuelle et collective du stress afin de démultiplier les capacités de ses soldats.
Il s’agit ici de démontrer que, pour le commandement, une gestion optimale du stress, invariant du champ de bataille, passe nécessairement par l’appréhension de sa dimension collective. Elle repose sur trois capacités clés que le chef doit avoir constamment à l’esprit : anticiper, fédérer, inspirer.
Témoignage
Voici une expérience personnelle, cas d’étude assez classique, que nombre de mes pairs et anciens ont connu, mais qui permet d’introduire les propos qui suivent.
Nous sommes engagés au Moyen-Orient. Les partenaires sont opposés à des forces rebelles. Je commande un détachement de forces spéciales d’une vingtaine d’équipiers, originaires de différentes unités, dans un secteur tenu par la force partenaire.
Dans les jours qui ont précédé, nous avons subi des attaques de drones largueurs de grenades, un équipier a été gravement blessé pendant une reconnaissance d’objectif et les positions amies sont régulièrement visées par des tirs de mortiers. Face à nous, plusieurs objectifs ennemis, parmi lesquels les rebelles sont imbriqués avec des populations civiles. Notre mission consiste à renseigner sur le dispositif adverse pour préparer l’offensive alliée à venir. À cet effet, le détachement est notamment composé d’équipiers hautement spécialisés dans le renseignement d’origine humaine, image et électromagnétique. Soudain, des tirs de mortiers. Les premiers impacts sont encore à quelques centaines de mètres de nos positions, mais les suivants se rapprochent. L’ennemi règle son tir. Survient le stress, le doute. Deux possibilités s’offrent à nous. Tous les équipiers l’ont instantanément compris. Première possibilité : placer le détachement en sécurité, à l’abri des tirs. Seconde possibilité : rester dans nos positions de fortune, profiter de l’opportunité que l’ennemi nous offre par un feu qui dévoile ses positions pour continuer à renseigner, le localiser et le détruire.
Les équipiers, prouvant une fois de plus leur grande valeur, restent sans hésiter à leur poste. Chacun continue de renseigner avec ses moyens. Par souci de discrétion et pour limiter notre empreinte au sol, nous sommes tous physiquement colocalisés. Ainsi, les flux d’informations sont échangés en direct et continuellement. Par exemple, l’équipier de guerre électronique entend en permanence les échanges du binôme qui pilote le drone. Le JTAC (Joint Terminal Attack Controller – Contrôleur tactique avancé) sait ce que l’observateur en équipe de recherche est en train de scruter patiemment avec ses moyens optiques longue distance, ce qui lui permet de donner une situation claire à l’avion de chasse allié qui vient de rallier la zone.
L’ennemi est difficile à localiser et surtout, nous ne pouvons pas nous permettre de dommages collatéraux. Les impacts de mortiers sont évidemment de plus en plus proches et la pression augmente car les partenaires se regroupent à la hâte dans les abris ou sous blindage dans les véhicules.
Finalement, à force de recoupements d’informations, après quelques minutes ressenties comme étant bien plus longues, la zone des départs des tirs est localisée et désignée. Les combattants ennemis sont détruits par frappe aérienne.
Anticiper
« Avec 2000 ans d’exemples derrière nous,
nous n’avons aucune excuse pour ne pas bien combattre. »
Lawrence d’Arabie
Tout d’abord la guerre est un affrontement entre deux volontés antagonistes. Pour contraindre l’adversaire, il s’agit donc de sidérer l’ennemi, briser son élan, bousculer ses lignes. Cette rhétorique fleurie, qui permet d’exonder l’« idée maîtresse » du chef, redonne à des ordres de bataille parfois froids et techniques, l’élan, le dynamisme, l’humanité (1) sans laquelle la guerre serait vouée à l’échec. La manœuvre militaire va d’abord consister à modeler l’ennemi avant de lui porter le coup de grâce. L’image de l’adversaire surpris, abasourdi, en état de stress intense nous vient à l’esprit. Au bord de l’abîme, il se rend sans coup férir. Ainsi, le stress est d’abord un état physique et psychologique que l’on cherche à provoquer chez l’ennemi.
Seulement, celui qui se trouve « de l’autre côté de l’eau » (2) a probablement reçu des cours de stratégie et de tactique militaire similaires. Il va donc chercher, lui aussi, à nous pétrifier dans un état de stress. Ce dernier survient généralement lorsque le soldat fait face à une mise en danger avérée, imminente et imprévue.
Aussi, le stress est pris en compte dès la préparation de la mission. La rédaction des ordres consiste d’abord à présenter les situations ennemie et amie puis l’exécution de la mission, l’articulation des subordonnés et l’emploi des appuis. Ensuite, il s’agit de répondre à la question : « Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? ». En effet, puisque l’imprévu est générateur de stress et de doute, il s’agit de travailler à réduire l’incertitude dans le déroulé de l’opération. C’est tout le sens, dans la Méthode d’élaboration d’une décision opérationnelle tactique (Médot) enseignée dans l’armée de Terre, de l’analyse des impératifs (que l’on se fixe), des contraintes (que la situation tactique ou l’environnement nous imposent) et des risques qui peuvent survenir. Le point clé est d’anticiper les cas non-conformes. En anglais, on parle de contingencies, c’est-à-dire d’éventualités ou d’imprévus. De cette façon, lorsqu’un danger générateur de stress survient, le soldat est surpris pendant quelques instants, applique imperturbablement ses gestes réflexes puis se raccroche rapidement au plan prévu. Il évite ainsi de douter en faisant mentalement face à un arbre des possibles dont la multitude de branches peut rapidement déstabiliser.
Il est ainsi possible de réduire la probabilité de stress en réduisant l’imprévu. La capacité d’anticipation est déterminante pour une gestion optimale du stress. Néanmoins, même lorsque les ordres sont validés et que la mission débute, le brouillard de la guerre ne tarde pas à surgir. Au retour, il faudra faire le bilan. C’est ce qu’on appelle l’Analyse après action (3A). Certains incidents n’avaient pas été anticipés. C’est ici qu’entre en jeu l’esprit d’équipe, sans lequel il n’aurait pas été permis de les surmonter.
Fédérer
« L’esprit d’équipe triomphe de toutes les difficultés. À l’heure du danger surtout, il ne s’agit pas de vivre chacun pour soi, il faut être chacun pour tous. » Capitaine Gérard de Cathelineau
En effet, face à une situation de stress particulièrement inattendue, le soldat, en dépit de ses compétences tactiques et techniques parfaitement ancrées, n’est pas à l’abri d’être momentanément en proie au doute. Il peut avoir le sentiment de ne pas pouvoir surmonter l’épreuve qui s’impose à lui.
Dans l’exemple présenté précédemment, il n’est pas possible de vaincre individuellement. C’est la confiance mutuelle, la foi en la mission, les liens solides qui nous unissent après plusieurs semaines sur le terrain qui permettent de vaincre. Les équipiers connaissent leurs contraintes respectives. L’observateur doit affiner continuellement les paramètres de ses moyens optiques pour contrer les sources de chaleur résiduelle dues aux températures élevées. Le pilote de drone a besoin de quelques secondes pour changer de cap si un objectif se dévoile. Lorsque l’équipier de guerre électronique cherche à localiser un moyen de communication ennemi, les tirs de goniomètre peuvent donner un axe mais pas forcément une distance. Surtout, l’équipe a confiance en ses capacités collectives, déjà éprouvées sur le théâtre.
Ces connexions internes transverses sont parfois menacées par l’organisation en tuyau d’orgue induite par le très haut degré de spécialisation des équipiers. Ainsi, de tels liens doivent faire l’objet de toute l’attention du chef, bien en amont des opérations. Ils sont le point clé de la thèse défendue par le général américain Stanley McChrystal et qu’il désigne par le concept de Team of Teams (3). À la tête du Joint Special Operations Command (JSOC) (4) de 2003 à 2008, il eut notamment la charge des opérations au Moyen-Orient contre l’organisation Al-Qaïda. L’architecture de ce groupe terroriste était un réseau aux connexions multiples et évolutives. Après plusieurs échecs opérationnels, McChrystal estima que la rigueur de la structure hiérarchique militaire traditionnelle n’était pas adaptée pour faire face à un ennemi protéiforme.
Il s’attela alors à transformer sa Task Force, composée de 7 000 personnes, selon la règle suivante : dans chaque équipe, au moins un équipier devait avoir un lien privilégié avec l’une des autres équipes. Il mit ainsi en place, non sans réticences internes, un système d’échanges radical. Il sélectionnait un membre dans chaque équipe – par exemple un équipier des forces spéciales – qu’il affectait pendant plusieurs mois dans une autre équipe de la Task Force – une équipe de Navy SEALs ou un groupe d’analystes du renseignement.
Figure 1 (5)
De plus, il modifia son propre rôle de chef. Au lieu d’un « joueur d’échecs » omniscient déplaçant consciencieusement chacune de ses pièces au cours de la bataille, il devint un « jardinier » veillant sur l’organisation optimale de son potager et la croissance effective de ses pousses. En effet, pour McChrystal, le contrôle, étape par étape, qui semble naturel dans le cadre des opérations militaires, s’avère moins efficace que de favoriser au sein des organisations – de leur structure, de leurs processus et de leur culture – la possibilité pour les éléments subordonnés de pouvoir fonctionner avec une « autonomie raisonnable » (6). Il poussa ainsi la subsidiarité bien plus loin que certains chefs militaires, trop inquiets de garder le contrôle sur l’échiquier. En favorisant les liens directs entre les équipes au sein de la Task Force, il démultiplia les possibilités d’interactions et désinhiba les équipiers alors enclins à prendre des initiatives vertueuses.
Une telle organisation permet de triompher de nombreuses situations stressantes. L’équipier se sent membre d’un réseau aux connexions démultipliées. Face au danger, il s’appuie sur des liens horizontaux directs qui lui permettent de mettre en œuvre le plus efficacement possible ses compétences. Il n’attend pas que son chef valide ses initiatives ou ses comptes rendus et bénéficie ainsi d’une économie de temps considérable.
Les succès opérationnels du général McChrystal ont démontré toute l’efficacité de son organisation. Son système s’adapte autant à une Task Force militaire qu’à un grand hôpital ou à l’administration municipale d’une grande métropole. D’ailleurs, cette architecture particulière rappelle aux neurologues l’organisation des neurones dans un cerveau humain. Cependant, la meilleure unité du monde ne saurait vaincre sans cap. Même à la tête d’une Team of Teams, le chef doit nécessairement, au départ du coup, inspirer à ses hommes le sens de la mission.
Inspirer
« À la guerre, le succès dépend de la simplicité des ordres, de la vitesse de leur exécution et de la détermination générale à vaincre. » Général George S. Patton
Enfin, comment trouver l’équilibre parfait et donner à son unité un minimum d’ordres lui permettant de relever tous les défis auxquels elle sera confrontée ? La multitude de connexions entre les équipiers et les équipes doit servir une finalité, un objectif commun. Comment garantir à la fois une adaptabilité des ordres tout en limitant leur niveau de détail ? En effet, plus la charge cognitive augmente, plus l’équipier risque de se retrouver en état de stress au moment de décider dans l’adversité du mode d’action à mettre en œuvre. Existe-t-il des règles simples pour faire face à des situations complexes ?
En 1970, le mathématicien britannique John Conway invente le « jeu de la vie » (7). Il s’agit d’un automate cellulaire, c’est-à-dire un programme informatique, permettant de faire évoluer dans le temps des cellules sur une grille aux dimensions infinies. Chaque cellule de la grille peut être dans deux états distincts : « vivante » (noire) ou « morte » (blanche). À chaque itération, l’évolution des cellules obéit à deux lois très simples :
– une cellule morte possédant exactement trois cellules voisines vivantes devient vivante (elle naît) ;
– une cellule vivante possédant deux ou trois cellules voisines vivantes le reste, sinon elle meurt (d’isolement ou de surpopulation).
L’évolution des cellules sur la grille obéit donc à ces deux règles. Pour rester dans le registre de la vie, les étapes successives sont comptabilisées en nombre de générations. Dans la figure 2, on trouve les trois possibilités d’évolution d’une génération à l’autre : naissance, survie ou mort.
Figure 2 (8)
Instinctivement, on serait tenté de croire que la simplicité de ces règles fasse du « jeu de la vie » un programme assez limité, et qu’en partant d’une figure initiale simple, les générations successives ne fassent pas apparaître sur la grille des figures très complexes. Pourtant, c’est tout le contraire. En effet, ce « jeu » eut un immense succès car ces règles, pourtant simples, peuvent engendrer des figures très complexes, évolutives et interactives : des oscillateurs qui retrouvent leur structure initiale de manière cyclique, des planeurs capables de se déplacer ou des vaisseaux pouvant transporter et échanger des informations entre différentes structures.
En quoi cet automate cellulaire peut-il inspirer les chefs militaires ? Justement par la simplicité des règles de base. Lorsqu’une organisation humaine se développe, les règles ont tendance à s’accumuler selon le procédé appelé « effet de cliquet » (9). Il s’agit d’un phénomène qui empêche tout retour en arrière au fur et à mesure que des étapes sont franchies. S’il a d’abord servi à étudier et décrire des lois de consommation d’agents économiques, ce phénomène se retrouve dans d’autres domaines. Dans l’administration par exemple, on constate régulièrement une surcharge de procédures nuisant grandement à l’efficacité initialement recherchée. Dans le secteur judiciaire, les codes juridiques sont le fruit d’accumulations successives de lois et gagnent continuellement en volume.
Les armées ne sont pas épargnées par ce problème. Pour organiser des choses simples, les règles sont parfois très complexes. C’est pour cette raison que la détermination de l’« effet majeur » revêt une telle importance. On considère que le soldat, usé par un environnement hostile, harcelé par l’ennemi, meurtri par les combats, saura remplir sa mission s’il garde le cap fixé par l’effet majeur du chef, sans forcément respecter à la lettre les détails d’un ordre de bataille qui est peut-être déjà bien loin dans son esprit. La recherche de l’effet majeur idéal, pouvant faire face à toutes les situations, s’apparente à une véritable quête du Graal. Il doit être ciselé au mieux pour contenir en quelques mots-clés l’ensemble de l’esprit de la manœuvre. Il permet au soldat de se raccrocher à la ligne d’opération, même si l’ennemi le contraint temporairement à contourner le plan initial.
Des règles simples, afin d’inspirer au soldat le sens de la mission et que la bataille puisse être remportée en dépit de tous les aléas possibles. Le 21 octobre 1805, la bataille de Trafalgar opposa la flotte franco-espagnole de l’amiral de Villeneuve à la flotte britannique de l’amiral Nelson. Ce dernier fut blessé à mort en plein cœur des combats et pourtant, l’issue fut une victoire britannique décisive. L’amiral Nelson avait notamment su inspirer à ses marins, bien en amont de la bataille, l’état d’esprit de sa manœuvre (10).
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Le stress demeurera une constante de la guerre. L’objectif est qu’il saisisse l’ennemi de plein fouet, lui ôtant ainsi toute capacité de réaction. Dans les combats de demain, multi-milieux et multichamps, donc impossible à maîtriser dans leur ensemble, seules des unités constituées, préparées, unies et dirigées agilement par des chefs lucides cherchant à devenir des « jardiniers » plutôt que des « joueurs d’échecs » sauront surmonter le stress de façon optimale.
(1) Humanité au sens « caractère de ce qui est humain ».
(2) Général de La Motte Dominique, De l’autre côté de l’eau. Indochine 1950-1952, Tallandier, 2020, 192 pages.
(3) McChrystal Stanley, Team of Teams: New Rules of Engagement for a Complex World, Penguin, 2015, 304 pages. Une stratégie d’équipes - S’adapter et s’organiser en plein chaos, Alma-Nuvis, 2020, 398 pages.
(4) JSOC est un commandement subordonné au United States Special Operations Command (USSOCOM) et est chargé de diriger et de coordonner les unités des forces spéciales des différentes branches de l’armée américaine.
(5) McChrystal S., Team of Teams, op. cit., p. 129.
(6) McChrystal S., Team of Teams, op. cit., p. 225.
(7) Pour une compréhension plus visuelle de ce sujet, voir la vidéo explicative sur l’excellente chaîne YouTube de vulgarisation scientifique Science Étonnante (https://youtu.be/S-W0NX97DB0).
(8) Yildizoglu Murat, Complexité économique et dynamiques d’évolution en économie. Concepts, modélisation et exercices d’application, 2021, On-line Edition (http://complexite.yildizoglu.fr).
(9) Duesenberry James, Income, Saving and the Theory of Consumer Behavior, Harvard University Press, 1949, 140 pages.
(10) Nicolson Adam, Seize the Fire: Heroism, Duty and the Battle of Trafalgar, Harper, 2005, 368 pages.