Ce témoignage relate la combinaison de facteurs de stress opérationnel vécu par un lieutenant de l’arme du Matériel, lors d’une projection régimentaire au Mali, au troisième quadrimestre 2019, au sein du Groupement tactique désert Logistique (GTD-Log) « Marne ». Par extension, celui-ci représentera également le ressenti de l’ensemble du personnel des armes du soutien. Exposées au danger et à la rudesse du théâtre, les missions réalisées furent toutes aussi éreintantes et stressantes que celles menées par les armes de mêlée. Indispensable à son bon fonctionnement, mais bien souvent accompli dans l’ombre, le travail des femmes et des hommes des troupes du soutien a été indéniablement la clé de voûte de l’opération Barkhane durant toute son existence.
La combinaison des stresseurs au sein d’une arme de soutien dans le cadre de l’opération Barkhane
Récit chronologique
L’adage est bien connu : l’armée est une grande famille. Quels que soient les lieux, les missions ou les circonstances, à un moment donné nous croisons toujours une connaissance, aussi bien en France qu’à l’autre bout du monde. Le point particulier ici a été le même que pour l’Afghanistan en son temps, Barkhane était l’opération majeure des armées à cette époque, il était indéniable que la propension d’être amené à travailler avec une connaissance augmenterait fortement. Ainsi, par le hasard des calendriers respectifs, j’y ai effectué le même mandat que mon parrain et mon filleul de l’École militaire interarmes, mais aussi certains de ma Division d’application de Bourges et d’autres personnes que j’ai connues lorsque j’étais sous-officier. La conclusion immédiate est la dichotomie que j’ai ressentie, avec l’émotion de les retrouver et le fait de savoir que nous travaillerions ensemble, mais aussi une appréhension, donc un stress, quant aux probabilités qu’il puisse leur arriver quelque chose. Malheureusement, cette crainte s’avéra fondée.
L’environnement opérationnel fut particulièrement dense. Les calendriers des opérations étant élaborés notamment en fonction de la saisonnalité, nous savions par avance que les convois allaient être nombreux et que toutes les unités, surtout celles en première ligne, nous solliciteraient abondamment. Ensuite, deux événements stressants, décorrelés l’un de l’autre, se sont ajoutés aux deux précédents. D’abord, l’explosion d’un véhicule-suicide au poste d’entrée du camp français, moins de deux mois avant notre arrivée – sachant qu’une des missions annexes à venir pour la quasi-totalité de mes subordonnés sera d’y assurer fréquemment des tours de garde. Ensuite, pour certains, dont ce fut de surcroît leur première Opex, le fait de devoir passer les fêtes de fin d’année loin de chez eux a été une forte contrainte. Pour parfaire ce tableau, le contexte socioprofessionnel a été plutôt complexe et des changements ont eu lieu à la dernière minute, à des postes parfois importants du Groupement. À en croire les nuits très agitées et loin d’être apaisantes juste avant le départ, je dirais que l’ensemble de ces éléments structurels et conjoncturels ont tout sauf insufflé la brise de sérénité indispensable avant d’embarquer dans l’avion.
Une fois sur le théâtre d’opérations, outre les « smiling faces as you wait to land » comme le dit la chanson à-propos (1), il s’est produit un phénomène éphémère très particulier, éprouvé par la majorité des protagonistes. Celui-ci n’était pas uniquement le soulagement d’enfin retrouver la terre ferme après un vol tactique, plus ou moins mouvementé, depuis Niamey en Transall ou en A400M, mais plutôt une impression que le temps se retrouvait comme temporairement suspendu. Globalement, les premières nuits y furent assez reposantes et pour ceux qui avaient la chance de voir leurs prédécesseurs – autrement dit ne pas effectuer une « relève tarmac » –, les journées étaient un peu plus calmes et propices aux transmissions des consignes. Cependant, deux faits notables n’auront échappé à personne : la fatigue qui se lisait sur tous les visages et l’impatience, ceci dit tout à fait compréhensible, de la part de nos inter-locuteurs, de vouloir rapidement rentrer au pays.
Après ces quelques moments que je qualifierais d’une « parenthèse de quiétude », je commandai désormais ma section et en endossai officiellement les responsabilités. La pression est soudainement montée et le stress fit son retour. En effet, le soutien – logistique, approvisionnements, maintenance, munitions, etc. – est un maillon essentiel du bon déroulement des opérations en cours et à venir. L’histoire, de Sun Tzu à nos jours, nous a démontré à d’innombrables reprises que lorsque ce rouage se grippait, l’intégralité du mécanisme cessait de fonctionner. Pour filer cette métaphore jusqu’au bout, nous étions des pignons et des roues dentées d’un immense engrenage qui nous dépassait largement et il était impératif de toujours veiller à ce que rien ne vienne en entraver la bonne marche. N’oublions jamais que des vies étaient potentiellement en jeu. Déjà qu’il était quelquefois difficile de comprendre ou d’expliquer correctement le rôle joué par chacun d’entre nous sur place, j’imagine aisément qu’un lecteur de ce témoignage qui n’est pas tout à fait familier avec ce milieu en éprouvera les mêmes difficultés. Un exemple simple illustrera parfaitement cette situation : 23 h 30, tout le sous-groupement dort. Appel sur ma radio de permanence. Une pièce mécanique doit être livrée de toute urgence par hélicoptère pour pouvoir réparer un véhicule en panne en zone rouge. Comprendre : « Il n’y a pas une seconde à perdre. » Toute une chaîne s’active instantanément pour, qu’au bout, le mécanicien puisse contribuer à extraire au plus vite l’engin de la zone dangereuse. Après un tel pic de stress, le sommeil ne se retrouvera pas immédiatement et participera au cumul de fatigue. Deux points positifs en ressortent malgré tout : cela eut le mérite de mettre à l’épreuve les procédures en vigueur et démontra à nos plus jeunes soldats leurs rôles dans celles-ci.
Le premier décès survint moins de trois semaines après mon arrivée à Gao. Signe annonciateur : la « bulle de silence ». En plus de couper momentanément toutes les communications personnelles, l’atmosphère devint pesante et c’était comme si une véritable chape de plomb, presque palpable, s’abattait sur la base. S’il est impossible de décrire exactement le ressenti de tout un chacun, des points communs peuvent être mis en avant. Tel un oiseau de mauvais augure, cette bulle fit instantanément monter d’un cran la pression, les visages ainsi que les conversations, de bonne humeur jusqu’à présent, devinrent graves et ce n’est qu’au bout d’une longue attente, assez difficile à supporter, que l’on apprit la mauvaise nouvelle. Tous les êtres humains sont évidemment égaux face à la mort, mais pas dans la gestion des émotions qu’elle provoque. La courbe de Kübler-Ross en retranscrit bien les effets théoriques, et même si l’on y a été préparé lors des entraînements ou que l’on possède un mental solide, ce choc, amplifié par le passage devant nos yeux du cercueil tricolore en direction de la soute de l’avion spécialement affrété, n’aura laissé personne indifférent. Devenu par la suite un « dommage de guerre », le premier d’une longue liste au cours des quatre mois, le véhicule touché dans cette attaque par engin explosif improvisé, a été investigué sur place comme l’exige la procédure, puis envoyé en France par ma section en vue d’examens supplémentaires.
La pression engendrée par cet événement est retombée dans la semaine, cédant par la force des choses la place à une autre, d’une essence légèrement différente : celle du cumul des missions annexes confiées aux sections et à leurs chefs. Prenant diverses formes, comme les multiples gardes, l’armement de postes de combat, les déplacements et liaisons hors de la base, les départs en convois ou autres, elles provoquaient indubitablement du stress car elles réduisaient les effectifs déjà très comptés et éloignaient les protagonistes de leurs cœurs de métiers respectifs. De la même manière que pour la chaîne logistique citée supra, il aura suffi, par exemple, d’un léger souci de coordination dans l’une d’elles, d’origine humaine ou non, due parfois à une exécution en vase clos, pour qu’une perte d’efficience soit constatée et qui, par la fatigue commençant déjà à se faire ressentir, généra du stress inutile et pis, des incompréhensions, des non-dits, des lassitudes voire de l’énervement. Quand bien même les préparations avant projection, ou le travail au quotidien au quartier de tous les militaires, entraînent ceux-ci à devenir multitâches et à s’accommoder de la fatigue, ils n’en demeurent pas moins des humains, ayant tous une limite propre face à l’ubiquité et au manque de sommeil. Par conséquent, une certaine tension s’installa naturellement. Afin de la réduire au mieux avant qu’elle ne prenne trop d’ampleur, avec l’aide de mes sous-officiers, je privilégiais le pragmatisme, c’est-à-dire de vite crever ces abcès pour que les concernés puissent se reconcentrer sur l’essentiel de leurs missions quotidiennes et de permettre un retour rapide à la normale.
La période la plus marquante de ce mandat, sur place comme en France, fut certainement la dernière semaine de novembre 2019. Dans la journée, la bulle de silence fut activée, apportant de nouveau avec elle son lot de stress, voire d’angoisse, et l’inexorable attente d’informations complémentaires. La différence notable a été que toutes les unités de soutien du Groupement furent mobilisées. Sans être devins, nous nous doutions bien que cette fois-ci l’événement allait prendre une tout autre tournure que le précédent. Malencontreusement, nous ne nous trompions pas, puisque nous avons été rapidement mis à contribution. D’un côté, nous devions sous très court préavis dépêcher du personnel qui constituerait un élément en avance de phase, sorte de version logistique d’une tête de pont et de l’autre côté, aider à la préparation d’un convoi devant se rendre sur la zone du crash de deux de nos hélicoptères. Ayant été mécanicien aéronautique, mon sang ne fit qu’un tour, car je savais très bien à cet instant précis que le bilan serait très grave. Bien entendu, je ne me trompais pas : nous déplorions treize décès. Autant dire que le soir même, il m’a été impossible de trouver le sommeil. D’autant plus que trente-six heures après, nous devions nous rendre au poste avancé de Gossi, avec une dizaine de subordonnés du sous-groupement, dont un ayant aussi servi dans l’aéronautique, avec comme moyen de locomotion – je vous le donne en mille – un hélicoptère Chinook. Sans trop m’avancer, en voyant leurs traits tirés le lendemain matin, j’en ai conclu que la nuit fut courte pour eux également. Rapidement, les identités ont été révélées (j’en connaissais certains) et les procédures idoines mises en place. Émouvante, la cérémonie religieuse organisée par l’aumônier aura rassemblé énormément de participants, tenant chacun à sa manière à être présent spirituellement pour nos camarades. Les jours suivants furent marqués par le retour au pays des treize cercueils tricolores et la cérémonie militaire aux Invalides, rappelons-le, fut la plus impressionnante depuis celle tenue après l’embuscade d’Uzbin en 2008. Omniprésent dans les pensées et les échanges, il aura fallu plusieurs jours pour estomper les effets de ce traumatisme.
La mission majeure du Groupement, à savoir participer à un convoi aller-retour au-delà de Tessalit et en assurer le soutien durant plusieurs semaines, eut lieu à compter de mi-décembre. Mobilisant d’importants effectifs, une surcharge de travail fut constatée par la base arrière. Anticipée, mais tout de même pénalisante, elle a entraîné une réorganisation en interne (fusion d’ateliers, débordements, report d’actes de maintenance, etc.) et le recours à des renforts provenant du fuseau est et de France. Pour les néophytes des convois, ce fut à la fois une découverte et la consécration de l’ensemble des savoir-faire acquis lors des divers entraînements. Si l’enthousiasme était prépondérant, ne sachant pas à quoi s’attendre exactement, leur stress fut néanmoins tangible jusqu’au départ. Pour ma part, j’ai surtout ressenti celui-ci à la suite de l’attaque indirecte par des obus de mortier menée contre le poste avancé de Tessalit, entre autres car j’étais censé m’y rendre et que quelques-uns de mes subordonnés directs se trouvaient, la veille, à proximité immédiate des impacts. Les dégâts n’y ont été que matériels, mais ils rappelèrent brutalement à tous que les convois et les entités isolées demeuraient les cibles de prédilection des groupes armés terroristes.
Après le nouvel an passé loin de nos proches, trois événements stressants se sont succédé. En premier lieu, le déclenchement de l’alarme dans le camp de Gao. Si la procédure ad hoc était maîtrisée, sa mise en œuvre fut stressante pour un bon nombre de soldats, moi le premier en tant que responsable de la section protection du sous-groupement (encore une mission annexe), en raison, certainement, de la crainte de devoir subir le même sort qu’à Tessalit. Finalement, tout s’est bien terminé. Puis notre Groupement a déploré deux blessés, suite à une nouvelle attaque par engin explosif improvisé, cette fois contre un Carapace, un de nos camions de ravitaillement en carburant. Aussi bien sur le terrain qu’au poste de commandement, le stress atteignit son paroxysme. Fort heureusement, la configuration spécifique du camion-citerne nous aura épargné le pire. En dernier lieu, une attaque similaire eut lieu, ciblant un véhicule belge, un Dingo II de la Minusma, aux alentours du champ de tir situé en dehors de la base de Gao, où, avec un détachement, nous avions effectué quelques jours auparavant une séance de tir, à pied et en véhicules. Sans verser dans le fatalisme ou dans la prophétie auto-réalisatrice, nous avions réellement l’impression que le danger se rapprochait chaque jour davantage, rendant le stress, déjà bien présent, presque permanent.
Pour conclure, vint enfin le temps de la relève. À ce moment-là, nous avons ressenti un vif soulagement. Je dois reconnaître d’avoir attendu avec impatience le sas de décompression en Crète. Au vu du mandat qui venait de s’achever, ce dispositif n’aura jamais aussi bien porté son nom. Avec le recul, force est de constater que le stress, à titres personnel et collectif, ne se sera réellement atténué qu’au bout d’une longue période après notre retour définitif en France.
Analyses
Ce témoignage aura démontré l’accumulation des facteurs de stress, vécue par l’ensemble du personnel du soutien, au même titre que toutes les autres armes présentes à Barkhane. J’en ai ressorti trois analyses principales.
Tout d’abord, ici plus particulièrement pour les lieutenants, qui, en plus de gérer leurs tâches quotidiennes, absorbaient malgré eux le stress de leurs subordonnés, voire de leurs supérieurs, ainsi que de tous les interlocuteurs avec qui ils étaient en relation directe et indirecte, allant des responsables de convois, aux experts en explosifs, en passant par les membres des armes de mêlée ou des forces spéciales. Il s’agissait donc non seulement d’être présents physiquement sur tous les fronts à la fois, mais aussi de bien connaître l’ensemble des dossiers en cours et futurs, qu’ils soient bloquants ou non. Les clés de réussite étaient incontestablement une bonne organisation et une coordination minutieuse. Néanmoins, celles-ci étaient sujettes à des aléas, dus entre autres aux élongations géographiques et temporelles entre tous les acteurs du soutien, étant donné qu’ils étaient pour les uns en France et pour les autres disséminés sur les deux fuseaux. La spécificité, ou plus exactement la problématique, de l’opération Barkhane était qu’elle impliquait systématiquement une manœuvre logistique conséquente et sans faille, avant qu’une munition, une arme, une radio, un véhicule ou encore un hélicoptère ne soit employable sur le théâtre. Entre cette contrainte et la pression engendrée par les impératifs exprimés par les utilisateurs finaux, il régnait en permanence un stress, plus ou moins aigu selon les incidents ou les missions à venir, que nous tâchions, bien entendu, de faire transparaître le moins possible.
Deuxième point découlant du précédent, les soldats français n’étant pas rompus au fameux flegme britannique, il apparaissait qu’ils n’étaient pas forcément toujours en mesure d’arriver à contenir leur stress. Additionné au manque de sommeil, aux conditions météorologiques et à des événements malheureux, les corps et les esprits étaient constamment mis à rude épreuve. Les deux principaux inconvénients induits étaient, d’un côté, des décisions pouvant se révéler imparfaites parce que prises « à chaud » et, de l’autre, que ce stress opérationnel devenait petit à petit omniprésent car, comparable à une tache d’huile, il se transmettait insidieusement au cours du mandat des troupes combattantes à celles non-combattantes.
Enfin, d’un point de vue purement humain, il paraît naturel de faire preuve d’empathie envers autrui, surtout un chef pour ses subordonnés, mais leur stress nous était inévitablement transmis. Ainsi, je dirais qu’il fallait sans cesse trouver le juste milieu entre l’éponge émotionnelle et le cœur de pierre, ou pour les puristes, mettre en œuvre opportunément les recommandations les plus pertinentes du Rôle social de l’officier, livre du maréchal Lyautey. À mon sens, si effectivement « l’autorité dont il [l’officier] est investi repose sur la loi », il faut néanmoins « que les officiers soient convaincus de leur devoir social ». Il me paraît important de « connaitre sa troupe, de s’y intéresser, de la marquer d’une empreinte durable ». Nos hommes « aiment qu’on les aime » et c’est ainsi que l’on « acquiert forcément leur affection et leur confiance », sentiments qui permettront à coup sûr de surmonter efficacement « la prochaine lutte », voire « la guerre la plus terrible sans aguerrissement préalable ».
Pistes d’amélioration
Ce type de mission est éprouvante, tant physiquement qu’intellectuellement, pour tous les protagonistes. J’ai pu constater à de nombreuses reprises que le stress impactait aussi bien les chefs que les subordonnés, expérimentés ou effectuant leur premier mandat. Ces dernières années, les entraînements se sont durcis à la suite de la Vision stratégique, publiée en 2020, du Chef d’état-major de l’Armée de terre (Cemat). J’abonderais dans ce sens, en préconisant davantage de préparations morales et mentales au préalable, plus poussées que celles en vigueur actuellement, se résumant bien souvent à une simple séance d’informations d’une heure un soir sur le terrain, ou en journée entre deux activités diamétralement opposées. En effet, dispensées par des spécialistes, au calme et à intervalles réguliers, celles-ci s’avéreraient sans doute bénéfiques pour détecter, et peut-être même contribuer à contenir, le stress au niveau de « l’alarme », voire le réduire une fois parvenu au seuil de la « résistance ». Plus largement, les symptômes du stress « dépassé » ou « d’épuisement » ne sont parfois pas perçus par celui qui les a, mais sont souvent discernables par son entourage. L’inconvénient est que, faute de séances de formation spécifiques, les possibilités d’action sont pour ainsi dire inexistantes. Plus d’une fois, j’ai été confronté à des camarades, qui, tous grades confondus et pour diverses raisons, ont clairement manifesté tous ces signes. Au fil du temps, j’arrivais de moins en moins à rester impassible, même si je feignais de l’être et me sentais à chaque fois plus décontenancé, car j’absorbais de plus en plus ces ondes négatives et n’arrivais plus à dispenser de bons conseils pour faire décroître la pression éprouvée par mes interlocuteurs. Aujourd’hui, je me dis que j’ai dû aussi éprouver la phase dite du stress dépassé.
Pour approfondir ce point, il serait intéressant de se pencher sur la possibilité de transposer, au monde militaire, la préparation mentale dispensée aux grands sportifs internationaux. Les manœuvres et entraînements auront beau être poussés et se vouloir les plus réalistes possibles, ils n’égaleront jamais la réalité si les soldats ne s’y impliquent pas mentalement à 100 %. Entre la fatigue, l’éloignement de la famille et les mauvaises nouvelles à gérer à distance, les incidents plus ou moins traumatisants, à surmonter parfois de nuit en plein désert, etc., le stress peut atteindre des niveaux très importants. Par conséquent, nous devons être en mesure d’endurer ces derniers pendant un certain temps, afin de demeurer concentrés sur les tâches en cours, pour ensuite les faire redescendre à un niveau plus supportable, en faisant preuve de résilience. Cet exercice délicat ne s’acquiert pas instantanément et nécessitera un drill et un apprentissage réguliers, mais il s’avérera profitable sur le long terme, en vue des prochaines opérations, similaires ou de plus haute intensité.
Le cerveau est un ordinateur. Tout le monde a déjà entendu au moins une fois cette métaphore. Dans le cas qui nous concerne, je dirais que c’était plutôt une cocotte-minute qui, pour rester dans sa plage de fonctionnement normal et ne pas risquer d’exploser, devait, par moments, pouvoir évacuer le trop-plein de stress accumulé durant un laps de temps donné. À ce titre, chacun adoptait sa propre méthode, ou soupape, individuelle (sieste, sport, activité de loisir ou autre), mais pour avoir essayé plusieurs de ces actions, soit elles m’apparaissaient comme des contraintes, soit elles perdaient de leur efficacité. Néanmoins, l’une des solutions viables, collective et sur la durée, était une bonne cohésion de groupe. L’ébauche de cette dernière s’est construite dès les premiers entraînements en métropole. Il suffisait, par la suite, de capitaliser sur celle-ci et de la développer tout au long du mandat. Avec de la volonté et un peu d’imagination, la réduction du stress était certes modeste, mais perceptible et appréciable.
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En conclusion, ce témoignage aura, je l’espère, atteint les trois buts que je m’étais fixés en le rédigeant. D’abord, il a mis en lumière le stress vécu en Opex par les armes de soutien. De prime abord, cette approche pourrait paraître contre-intuitive, dans le sens où ce sont d’habitude les unités en première ligne qui sont – pour ne pas dire les seules – à tout le moins les plus exposées aux dangers et aux pressions de toute nature. Toutefois, la configuration, le déroulement et l’environnement autour de Barkhane, faisaient que les unités se trouvaient toutes concernées par le stress opérationnel. Ensuite, je souhaite rendre un hommage à nos morts et à nos blessés, et avoir une pensée pour tous leurs proches. Enfin, ayant été personnellement affecté par divers événements sur place et après le retour en France, ces quelques lignes auront eu des effets cathartiques et apaisants, et ont modestement contribué à tourner cette difficile page. ♦
(1) Paroles de la chanson « In the Army now », du groupe Status Quo.