La gestion du stress dans les armées apparaît comme une évidence. Cependant, comme toute évidence, son adoption dans le monde militaire et la psychiatrie militaire n’a pas été un progrès continu, mais plutôt une façon de résoudre certains problèmes étiopathogéniques ou relevant des facteurs humains. Le succès et l’extension du domaine du stress réclament donc d’être particulièrement attentif sur le plan scientifique comme éthique. Le propos de cet article est ainsi de montrer dans quel esprit et à partir de quelles origines est adopté le concept de stress dans les armées et ses conséquences directes comme indirectes sur le monde militaire.
Propos introductif : petite histoire du stress dans les armées
Le stress est un mot-valise dont il faudrait écrire l’histoire culturelle tant sa diffusion dans le langage courant a été rapide et, phénomène encore plus rare, dans des langues très différentes. Dans les armées, le stress désigne à la fois le processus adaptatif du combattant dans son environnement, mais aussi l’étiologie (1) des états de stress post-traumatique, deux domaines qui ne semblent liés que par le nom qui leur est commun.
L’histoire du stress passant de la biologie à la psychologie et au facteur humain, comme le fait qu’il ait été mal nommé comme le déclarera son découvreur, le médecin québécois Hans Selye, font qu’il est difficile parfois d’établir, ou pas, une continuité entre les différents périmètres du concept. Il est alors intéressant de suivre l’émergence du concept de stress dans le monde militaire pour comprendre cette confusion et parfois les conséquences délétères qu’elle a pu avoir. Pour cela, il faut revenir avant la Grande Guerre et les problèmes posés par certains tableaux cliniques.
Le fait que le champ de bataille soit un lieu inhospitalier est connu probablement depuis aussi longtemps que la guerre. Les descriptions que fait l’historien militaire britannique John Keegan (2) l’illustrent parfaitement. Le récit le plus évocateur d’une sidération est celle d’Arjuna dans le Bhagavad-Gita, texte sanskrit rédigé vers le Ve siècle avant notre ère. Dans les guerres d’États pré-étatiques tel que les décrit l’historien américain Jared Diamond (3), les invectives que se lancent les protagonistes sont autant une émulation qu’une façon d’impressionner l’adversaire.
Les émotions sont les ennemis du combattant. La tristesse de l’éloignement est la source de la nostalgie, la peur sidère ou fait fuir le soldat, entraînant par contagion la panique et la défaite. Au XVIIIe siècle, le drill du roi de Prusse Frédéric II permet de manœuvrer mais tente de contrôler les émotions par la discipline. En 1880, l’analyse du colonel Ardant du Picq (4) à partir d’exemples historiques, mais aussi de questionnaires, permet de montrer que la peur est universelle sur le champ de bataille et que, bien plus que la supériorité technologique, la force morale fait la différence.
Pour les médecins, le rôle de la peur n’est pas aussi évident dans le psychisme. Le monde médical connaît, depuis les années 1850, les descriptions faites chez les rescapés d’accident de chemin de fer, ces tableaux faits d’angoisses, de cauchemars et parfois de tremblements chez des sujets indemnes d’antécédents psychiatriques. Les descriptions du neurologue allemand Hermann Oppenheim dans les années 1880, puis du psychiatre allemand Honigman durant la guerre russo-japonaise (1904-1905) montrent par ailleurs une clinique relativement identique chez des soldats. Toutefois, demeure un mystère : l’étiologie de ces troubles.
Les psychiatres et les neurologues (5) vont retenir trois hypothèses : commotionnelle, constitutionnelle et émotionnelle. Le premier modèle postule qu’une onde de choc peut provoquer des lésions microscopiques altérant le fonctionnement du cerveau. C’est ce que le psychologue britannique Charles S. Myers (6), l’inventeur du Shell Shock défendra dans un premier temps et que les Français nomment « obusite ». Cette hypothèse a l’avantage de satisfaire le modèle causal organique : un organe, une lésion, un symptôme. Pour le deuxième modèle, constitutionnel, l’individu possède dès sa naissance le potentiel de la maladie qui est le plus souvent héréditaire. C’est l’époque de la phrénologie, d’un certain racisme « scientifique » et du darwinisme social à la Spengler, l’essayiste allemand. Cependant, cette hypothèse va avoir une importance majeure puisqu’elle conduit à sélectionner les conscrits et à écarter ceux présentant des troubles, mêmes potentiels. Le dernier modèle soutient qu’une émotion suffisamment puissante laisse une trace durable dans le psychisme. Le neurologue français Jules Dejerine par exemple soutient cette idée contre son homologue franco-polonais Joseph Babinski durant la Première Guerre mondiale. C’est aussi l’idée de Gaston Milian, médecin français, quand il décrit en 1915 l’hypnose des batailles (7). Le problème posé par ses trois modèles est qu’ils ne permettent pas de trancher entre eux. Les uns comme les autres possèdent une certaine valeur explicative et conduisent à des mesures simples de prévention : sélection, amélioration des protections, prise en compte de la fatigue et de la nécessité des repos physique et psychique (8).
À la fin de la Grande Guerre, l’étiologie des névroses traumatiques n’est donc pas tranchée. Le code des pensions par exemple, en 1919, écarte le diagnostic de psychonévroses de guerre pour préférer celui du syndrome subjectif des traumatisés crâniens, diagnostic suffisamment vague pour devenir un fourre-tout. En 1940, les Américains et particulièrement une partie de l’establishment politico-militaire, ont parfaitement conscience que la guerre approche. L’US Army possède une structure de prise en charge des troubles psychiques hérités de la Première Guerre mondiale et foncièrement inspirée par les Britanniques et les Français : modèle en trois échelons successifs (9). Le problème n’est pas la prise en charge, mais d’éviter que le conflit produise une masse de combattants à pensionner pour ces troubles comme cela a été le cas après la Grande Guerre et pèse sur les budgets fédéraux. Le ministère de la Guerre décide alors de sélectionner les futurs combattants et écartera près de 2,5 millions d’hommes (10) et femmes pour une armée de 10 millions d’individus.
Or, dès 1942, il s’avère que le nombre de soldats présentant des troubles psychiques augmente. Il faut réorganiser la prise en charge psychiatrique, réapprendre les leçons de la Grande Guerre trop rapidement écartées. Le général Omar Bradley dans une circulaire du 26 avril 1943 décide de renommer ces troubles sous le vocable de Combat Fatigue qui, à la fois, ne stigmatise pas le combattant et n’en fait pas un malade non plus. Ce terme est d’ailleurs intéressant parce qu’il préfigure l’idée que ces troubles sont d’abord dus à l’environnement et à l’épuisement.
Plusieurs travaux montrent d’ailleurs que, quels que soient les combattants, leur origine et leur entraînement, au-delà de 80 jours de combats continus, la moitié devient inapte et la totalité l’est au-delà de 120 jours (11). L’idée d’un point de rupture, du Nervous Breakdown (12) (dépression nerveuse), se diffuse chez les psychiatres militaires et les armées : tout combattant possède un point de rupture. Tout cela est encore emprunt des préjugés de l’époque : il était par exemple estimé à seulement 60 jours pour les Italiens et 120 pour les Allemands.
La théorie du stress permet d’expliquer facilement ce point de rupture : c’est un épuisement sans possibilité de récupération ce que Hans Selye avait d’ailleurs prévu et décrit. Les psychiatres militaires américains vont rapidement diffuser la notion de stress dans la communauté médicale et au-delà. Les conséquences vont rapidement se faire sentir. Il y a certainement une résistance de la part du milieu psychiatrique formé à l’école de la psychanalyse, alors triomphante aux États-Unis car le stress écarte toute origine inconsciente (au sens freudien) pour se concentrer sur le rôle de l’adaptation. Néanmoins, le qualificatif de « stress » rentre dès 1952 dans le premier manuel américain de classification des maladies mentales (DSM 1). Les militaires américains y voient, par contre, un intérêt immédiat. Le stress permet d’expliquer et de prévenir deux phénomènes réduisant la puissance des unités engagées : le point de rupture et la puissance de feu.
Pour le premier phénomène, l’US Army décide d’engager sur une période limitée ses combattants en opération : 1 an maximum de déploiement et ce sera le cas à partir de la guerre de Corée. Pour le second, les historiens avaient décrit, dès les années 1860, le fait que peu de fantassins utilisaient effectivement leur arme contre l’ennemi. Le stress explique la sidération de ces derniers. En conditionnant le combattant, on peut contourner le stress et augmenter la puissance de feu d’un groupe de combat. L’US Army estime que seulement 25 % d’une unité utilise son arme durant la Seconde Guerre mondiale alors que le ratio monte à 80 % pendant le Vietnam. La réintroduction du drill à la fin des années 1950, c’est-à-dire un conditionnement opérant de l’individu, semble en être responsable (13).
Le stress revient vers la psychiatrie dans les années 1980. Il s’est peu à peu diffusé dans la psychiatrie militaire tout au long des années 1960 et notamment durant la guerre du Vietnam. Le Vietnam War Syndrom est promu par des psychiatres civils au début des années 1970, généralement militants anti-guerre, et qui souhaitent démontrer que ce syndrome n’a rien à voir avec les névroses de guerre telles qu’elles sont reconnues par l’administration des vétérans. Les associations de vétérans, soutenues par les mouvements féministes qui veulent faire reconnaître le fait qu’un abus sexuel peut être la source d’un traumatisme contrairement aux écrits de Freud, conduisent un lobbying intense auprès du Congrès qui provoque la reconnaissance du Post Traumatic Stress Disorder (PTSD) qui intègre la DSM III au début des années 1980.
Le stress comme phénomène adaptatif permet d’envisager d’agir dessus, contrairement à d’autres facteurs. La possibilité, par exemple, d’une prévention, même partielle de certains troubles psychiques immédiats sur le champ de bataille serait possible. Les Israéliens, après la guerre du Kippour en 1973, et les Américains, pendant l’invasion de l’Irak en 2003, forment leurs combattants à une approche centrée sur des paroles apaisantes pouvant sortir de l’état de stress aigu. Néanmoins, il ne faut pas non plus aller trop loin au risque de vulnérabiliser les sujets. En 1941, les Britanniques s’interrogent sur la façon d’améliorer la combativité de leurs soldats. Le diagnostic qui a été posé est que le soldat britannique est trop civilisé, trop tendre, a contrario du soldat allemand ! L’armée britannique met en place des structures expérimentales, les War Schools, censées conditionner de futurs officiers à s’habituer à la violence et à haïr leur ennemi. Au bout de quelques semaines et après une inspection, près de 80 % de l’effectif est déclaré inapte au combat… (14)
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La gestion du stress constitue donc un enjeu majeur dans le périmètre des facteurs humains propres aux armées, mais aussi pour le Service de santé des armées. La psychiatrie militaire française a éprouvé des difficultés à s’intéresser au stress et à ses implications. Les raisons sont d’abord doctrinales, car très influencée par la psychanalyse depuis les années 1970, elle a pris du retard à s’emparer du concept, quitte d’ailleurs à le critiquer. Retracer l’histoire et la place du stress dans les armées permet aussi de comprendre à la fois, son intérêt mais aussi le risque d’y voir une idée simple et source de solutions immédiates. ♦
(1) Étiologie : étude des causes des maladies.
(2) Keegan John, Histoire de la guerre, Perrin, 2019, 624 pages.
(3) Diamond Jared, Le monde jusqu’à hier. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, Gallimard, 2013, 576 pages.
(4) Ardant du Picq Charles, Études sur le combat, Champ libre, 1978, 236 pages.
(5) Si en Grande-Bretagne il y a une séparation entre la psychiatrie et la neurologie ce n’est pas le cas en France par exemple où les deux disciplines sont confondues.
(6) Shepard Ben, A War of Nerves. Soldiers and Psychiatrists in the Twentieth Century, Harvard University Press, 2003, 512 pages.
(7) Thomas Gilles et Andruetan Yann, « La prise en charge des troubles psychiques de guerre. Perspective historique au sein de la Société Médico-Psychologique », Annales médico-psychologiques, 180(10), décembre 2022, p. 1079-1084. https://doi.org/10.1016/j.amp.2022.10.005.
(8) En 1916, durant la bataille de Verdun, le général Pétain met en place un système de roulement par période de 15 jours qui permet aux Poilus de se reposer quand les Allemands laissent leurs troupes un mois au front.
(9) Binneveld J.M.W., From Shell Shock to Combat Stress: A Comparative History of Military Psychiatry, Amsterdam University Press, 1997, 220 pages.
(10) Greene Rebecca, Breaking Point: The Ironic Evolution of Psychiatry in World War II, Fordham University Press, 2023, 368 pages.
(11) Ces chiffres sont à relativiser parce qu’ils sont issus pour l’essentiel du travail du général et historien américain S.L.A. Marshall et qu’ils correspondent à la durée de nombreuses campagnes en France (Normandie) ou dans le Pacifique.
(12) Binneveld J.M.W., op. cit.
(13) Grossman Dave, On Killing: The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society, Back Bay Books, 2009, 416 pages.
(14) Shepard Ben, op. cit.