Les opérationnels sont amenés à intervenir en tout temps, en tous lieux et en toutes circonstances. Acquérir des ressources et s’entraîner à les mobiliser pour optimiser leur adaptabilité et leurs performances sous contraintes en préservant au mieux leur santé est un enjeu majeur. Les technologies de l’information et de la communication constituent des outils pour le management de leurs connaissances et de leurs compétences. Ajouter une scénographie pédagogique impliquant des stimuli multi-sensoriels permet de contextualiser une simulation et d’immerger les professionnels dans une situation opérationnelle. Il faut cependant adapter les tâches à réaliser à leurs niveaux d’expertise pour en optimiser l’immersion.
La formation en amont des opérations : e-formation et simulation
Les professionnels de terrain comme les militaires, les pompiers ou les soignants sont amenés à intervenir en tout temps, en tout lieu et en toute circonstance (catastrophes naturelles, attentats, conflits armés). Le terrain d’intervention peut être connu ou non connu. Les conditions que l’on y trouve peuvent être changeantes de par la météo (chaleur, froid, neige, pluie, grêle, orage, tempête, ouragan, tempête de sable…), le relief et les contraintes du terrain (montagneux, désert de sable ou de neige, forêt tropicale dense, forêts tempérées, forêts nordiques, plaines, zones urbaines, etc.), les animaux sauvages et domestiques (piqûres, attaques) et la flore (plantes toxiques). Les professionnels peuvent être confrontés à différents risques qu’ils soient balistiques, nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques. La pression physique due aux tenues et à l’équipement souvent lourd et celle psychologique engendrée par la peur d’être tué ou de tuer, par la nécessité de sauver la vie des victimes ou encore infligée par des tiers en recherche d’information (médias, autorités) s’ajoutent à ces contraintes. De plus, lors des situations de crises et d’exception, les ressources matérielles et humaines peuvent être limitées face à l’ampleur des besoins. L’intégration dans des équipes pluridisciplinaires avec des coéquipiers aux personnalités variées et des méthodes de travail différentes, ou encore la barrière de la langue peuvent perturber les repères habituels. Enfin, ils peuvent être amenés à évoluer dans différents milieux d’intervention : terrestre, maritime et aérien. Ainsi, les opérations sont menées au sein d’environnements souvent chargés en facteurs de stress et parfois extrêmement hostiles.
Les sources générant du stress découlent à la fois des informations que ces professionnels vont pouvoir capter dans leur environnement, mais aussi du vécu et de la préparation de chacun. Cette préparation (mise et maintien en condition) est un enjeu majeur pour ces professionnels afin de prévenir d’éventuelles conséquences négatives. En raison de cette exposition à des situations dangereuses et à des niveaux élevés de charge mentale, la régulation du stress et des émotions, et la capacité à réagir rapidement en équipe ont un rôle important à jouer dans la prévention des événements indésirables graves (ex : mise en danger et blessures des intervenants, non-détection de blessures chez les victimes, erreurs dans la réalisation des actions ou dans la prise en charge) qui pourraient survenir lors de ces situations d’exception. Parce que celles-ci sont rares, tout au long de leur carrière, ces professionnels vont devoir s’adapter. Pour favoriser cette adaptation de terrain et maintenir leur capacité à agir dans ces contextes difficiles malgré une absence de pratique quotidienne de certains gestes et processus, la mise en condition opérationnelle permettra l’acquisition de connaissances, de compétences techniques et non techniques nécessaires à l’emploi, mais également de méthodes visant à limiter l’usure et à faire face aux changements et aux contraintes.
Mise en condition opérationnelle
La mise en condition opérationnelle repose à la fois sur un socle de connaissances théoriques acquis en écoles ou en centres de formations, mais aussi sur des exercices pratiques sur le terrain et des simulations susceptibles d’accroître les compétences des opérateurs. Afin d’assurer un service optimal au profit de la Nation, l’institution doit donc assurer le management des connaissances à transmettre à ses professionnels et celui des compétences à déployer en France métropolitaine, en outre-mer et en opérations extérieures (Opex). Elle peut s’appuyer sur les retours d’expériences en provenance du terrain et sur ses professionnels les plus expérimentés pour faire évoluer les formations, participer à la supervision et au mentoring des plus jeunes et favoriser l’adaptabilité à la fois des individus et de l’organisation elle-même.
Cependant, notre institution doit faire face à des contraintes nécessitant pour elle de s’inscrire dans une dynamique de rationalisation de ses ressources tout en garantissant une mise en condition satisfaisante de son personnel afin de maintenir des capacités maximales lors des missions. Or, le recrutement s’effectue à différents âges, à différents niveaux d’études et au sein de toutes les classes sociales. Pour obtenir des professionnels performants, ce personnel doit être formé à la fois à ses futurs milieux d’emploi (terre, air, mer) qui disposent de règles et d’une culture propre, mais aussi au domaine professionnel au sein duquel il est destiné à exercer. Le nombre de candidats au recrutement est très variable et le niveau général des recrutés est très hétérogène. À cette situation s’ajoute, en raison de contraintes budgétaires fortes, une réduction nécessaire des coûts de formation qui engendre souvent une diminution du temps dédié, celle-ci conduisant à une densification des cours et une saturation cognitive des élèves. Ces contraintes peuvent avoir pour conséquence un taux d’attrition élevé et un niveau en fin de formation théorique en deçà des attendus, se traduisant par des difficultés accrues en phase d’entraînement des candidats recrutés.
Afin d’atteindre les niveaux de connaissances et de compétences souhaités pour les opérateurs, les organisations doivent s’adapter à ces contraintes pour maintenir un degré de performance satisfaisant tout en optimisant les ressources disponibles. En 1991, l’armée américaine utilisait 4 adjectifs au sein d’une théorie portant sur le leadership, le commandement et la gestion d’organisation pour décrire les environnements difficiles (1). Ces adjectifs constituent l’acronyme VUCA : Volatility–Uncertainty–Complexity–Ambiguity. Depuis, cet acronyme s’est propagé au milieu civil. En effet, le monde n’est plus ni linéaire, ni prévisible. La transformation digitale et les progrès scientifiques et technologiques des dernières décennies rendent ce monde volatil, incertain, complexe et ambigu. La fusion des technologies brouillant les lignes entre les sphères physique, numérique et biologique s’accroît. La numérisation permet de piloter le monde physique à partir d’un nouveau monde virtuel (technologies du Cloud, du Big Data Analytics, de l’Internet industriel des objets, etc.), immergeant l’individu dans un cybermonde évoluant rapidement. De même que les civils, les militaires doivent faire face à la même évolutivité et être en mesure de s’adapter. D’un côté, cette digitalisation grandissante transforme nos sociétés et nos forces armées, de l’autre, elle apporte aussi des outils précieux pour le management des connaissances et des compétences de nos professionnels.
Le management des connaissances et l’e-formation
Les organisations gérant les professionnels de terrain doivent pouvoir répondre à un besoin de formation initiale et continue, et être en mesure de régulièrement mettre à jour les connaissances de leurs opérateurs et les contenus de leurs formations en fonction des savoirs capitalisés. Elles doivent aussi pouvoir pallier la dispersion géographique de leurs écoles, de leurs apprenants et de leurs formateurs. Enfin, cette dispersion des experts rend nécessaire l’homogénéisation des enseignements au sein des différents centres formateurs. Pour faire face aux situations de crises, les connaissances sont une vraie ressource stratégique en contexte sanitaire et militaire impliquant d’être capable de capitaliser, de partager et de créer des savoirs. Toutefois, le patrimoine des connaissances est un capital intangible. Ce patrimoine est difficilement visible et saisissable (2). Le contenu de ces savoirs peut être explicité au sein de documents, de rapports, de notes, de modes opératoires et de procédures internes mis à disposition soit via des bibliothèques physiques, soit via des systèmes de gestion électronique de documents. Ce savoir peut aussi être implicite et dispersé auprès de l’ensemble des professionnels de l’institution. Ce capital de connaissances tacites, à la fois collectif et individuel, vit à travers des réseaux du savoir de l’institution. Les opérateurs produisent et utilisent une connaissance précieuse que les formateurs opérationnels tentent de collecter et de transmettre à la jeune génération.
Les progrès technologiques dans les domaines des sciences de l’information et de la communication permettent aujourd’hui d’amener le savoir théorique à notre personnel en tout temps et en tout lieu. Différents dispositifs existants comme des plateformes d’enseignement à distance ou des systèmes de visioconférences peuvent être utilisés, permettant un usage synchrone ou asynchrone s’adaptant aux disponibilités réduites des apprenants et formateurs potentiels. Par la diffusion de formations et d’informations en ligne, ils peuvent à terme réduire certains frais d’hébergement et de transport. Cependant, ces systèmes nécessitent un investissement initial, de la maintenance et une prise en compte pédagogique et organisationnelle. Ces systèmes restent des outils technologiques dont le recours dépend des objectifs de l’organisation qui les utilise :
– diffuser des informations (ex : blog, page web) ;
– mettre en ligne du contenu en autoformation (ex : Serious Game) ;
– proposer des modules tutorés de formation permettant d’accéder à une certification ou un diplôme via une plateforme d’enseignement à distance (ex : Ilias, Chamilo, Moodle) ;
– proposer des outils évaluatifs et permettre des échanges entre des professionnels experts ou formateurs et des professionnels novices ou apprenants (ex : forum, tchat).
D’autres dispositifs (ex : MOOC) peuvent avoir, en plus d’une fonction formative, une fonction de valorisation des domaines d’excellence de l’établissement qui les gère et servir d’outils de communication en diffusant du contenu multimédia accessible à tous.
Différents besoins peuvent ainsi être couverts :
1. Mise à disposition de parcours de formations milieux (terre, air, mer) et/ou opérationnelles (avec évaluations formatives et/ou évaluatives) et de contenus accessibles en tout lieu et en tout temps.
2. Priorisation des connaissances et savoir-faire à maîtriser afin de gagner en efficience dans le temps dédié à l’apprentissage.
3. Capitalisation et diffusion des connaissances théoriques et pratiques opérationnelles aux professionnels de terrain.
4. Mutualisation des contenus afin d’homogénéiser le message pédagogique lié aux enseignements dispensés quel que soit le lieu et échanges autour de parcours de références entre experts, formateurs et personnel.
5. Proposition d’un contenu à jour des dernières avancées scientifiques et/ou médicales mais aussi des normes réglementaires à ceux qui en ont besoin en évitant la distribution de supports amovibles qui se périment.
Le management des compétences et la simulation
Selon le Professeur québécois Henri Boudreault (3), la compétence se trouve à l’intersection du savoir, du savoir-être et du savoir-faire placés dans un même contexte signifiant. Ces trois types de savoirs se superposent et à l’intersection, le professionnel apprenant peut ne maîtriser que deux savoirs sur trois et être connaissant, performant ou exécutant. L’apprenant « performant » a atteint les objectifs du programme, sans nécessairement avoir intégré le savoir-être du métier. L’apprenant exécutant réalise bien les actes professionnels qu’on lui demande d’accomplir, sans nécessairement avoir construit le savoir qui est lié à ces actes. L’apprenant connaissant est en mesure de bien expliquer les éléments du contexte professionnel, sans nécessairement maîtriser le savoir-faire. Par contre, un apprenant compétent devrait être en mesure, d’expliciter le contexte professionnel, de formaliser et d’adapter, selon le cas, les procédures de travail et d’accomplir les tâches, conformément aux attentes professionnelles exigées par les circonstances.
L’apprentissage de compétences peut être contextualisé. En raison des contraintes fortes de terrain, la simulation impliquant la contextualisation des actions fait partie des techniques d’apprentissage fortement utilisées dans le domaine de la défense et de la santé depuis de nombreuses années. La simulation permet une mise en situation de l’apprenant quel que soit le dispositif technique utilisé (jeu de plateau, cartes, mannequin haute-fidélité, réalité virtuelle, etc.). Cette mise en situation permet à la fois de stimuler la capacité de projection mentale de l’apprenant, de travailler via 3 canaux de mémorisation (visuel, auditif et kinesthésique permettant d’associer souvenirs/mémoire à des sensations), mais aussi d’implémenter la mémoire procédurale (ou mémoire des habiletés motrices).
En santé, la simulation a fait l’objet d’un guide de bonnes pratiques et de recommandations de la Haute autorité de santé (4) qui souligne l’intérêt de la simulation pour différentes situations d’apprentissage :
N° 1 : réalisation de gestes techniques (usuels ou exceptionnels). Comme les sportifs de haut niveau qui doivent réaliser des performances, les professionnels de terrain doivent entraîner leurs corps à réaliser certains gestes afin d’être précis et rapides.
N° 2 : mise en œuvre de procédures (individuelles ou collectives). Grâce à sa contextualisation et à la mise en situation, la simulation permet de prendre en compte un déroulé temporel et de faire prendre conscience à l’apprenant (i) des enjeux de la dynamique temporelle des procédures à suivre, mais également (ii) des difficultés liées aux séquences d’actions collectives et des ralentissements potentiels qu’elles peuvent occasionner dans la progression vers l’objectif défini au début.
N° 3 : raisonnement et analyse de la situation. Les professionnels font appel à des processus mixtes de raisonnement, associant des stratégies analytiques, comme le raisonnement hypothético-déductif, et des stratégies non analytiques telles que la reconnaissance spontanée d’une conjonction de signes et d’indicateurs. La simulation peut aider à entraîner ces deux processus. Les apprenants se retrouvent face à un problème pour lequel ils doivent se construire une représentation mentale de la situation qui va activer différentes connaissances en fonction des associations mentales générées. Cette représentation mentale va entraîner la genèse d’hypothèses probabilistes qui vont influencer l’acquisition et l’interprétation de données. La simulation permet à la fois de travailler autour de représentations mentales usuelles, mais aussi d’introduire de l’imprévisibilité et des situations moins probables afin de stimuler la flexibilité mentale de l’apprenant et ainsi lui apprendre à faire face à des situations exceptionnelles.
N° 4 : gestion des comportements (mise en situation professionnelle, travail en équipe, communication, etc.). Grâce à la mise en place de jeux de rôle et d’avatars virtuels puis de bilan en fin de simulation, l’apprenant peut à la fois apprendre à dépister des comportements spécifiques chez les autres mais aussi via des retours d’information adaptés pour apprendre à mieux se connaître et à mieux gérer ses propres réactions et comportements.
N° 5 : gestion des risques (reproduction d’événements indésirables, capacité à faire face à des situations exceptionnelles, etc.). Grâce aux possibilités de contextualisation qui peuvent aujourd’hui être très réalistes, il est possible de jouer sur les capacités de projections mentales d’un professionnel et sur son immersion dans une situation afin de générer des situations à risque simulées sans danger pour lui ou les autres. Il est donc possible de jouer sur le niveau de contraintes et de tensions vécues en cours d’entraînement.
Cependant, réaliser des gestes techniques en simulation et acquérir en métropole la pratique ne signifie pas que le professionnel sera capable de les réaliser ensuite en Opex. En effet, les environnements au sein desquels les militaires sont amenés à exercer les exposent à différents dangers et génèrent des niveaux de stress variables.
La simulation immersive et la confrontation aux contraintes
La simulation incite les équipes à prendre part de façon active à leur formation dans un environnement au niveau d’immersion variable. Les technologies favorisant la contextualisation de situations d’exception peuvent contribuer à la formation du personnel et au maintien de l’expertise de terrain. Une contextualisation immersive pour s’approcher au plus près du réel pourrait faciliter la projection mentale des professionnels et favoriser l’acquisition et le maintien des connaissances et compétences. La scénographie est un concept manipulé dans divers milieux (ex : théâtre, cinéma, architecture, musée) afin d’accroître l’engagement du spectateur. Avec l’évolution des outils numériques et un déploiement dont le coût tend à décroître, la formation professionnelle pourrait développer un nouveau concept : la scénographie pédagogique.
La réalité virtuelle
La différence entre la simulation pleine échelle et la réalité virtuelle (RV) est que, dans la simulation, les éléments sont utilisés comme dans la situation réelle (5) tandis que, dans la réalité virtuelle, il s’agit de s’extraire de la réalité physique pour expérimenter une activité sensori-motrice en interaction, avec une ou plusieurs personnes, dans un environnement simulant certains aspects de la réalité, ou un monde imaginaire ou symbolique (6). La formation en RV et augmentée ouvre un large panel de possibilités. En effet, ces technologies permettent d’immerger les utilisateurs dans des contextes de vie réelle. Des situations dangereuses sont simulables en minimisant les risques pour l’utilisateur. Les possibilités de stimulations sensorielles auditives, visuelles et haptiques rendent l’expérience unique. Les freins au déploiement de la RV aussi bien techniques que financiers évoluent. L’offre de formation se démocratise et des formules avec du matériel bon marché se développent. Des casques à bas coût permettent la diffusion de vidéos 360°, de questionnaires à choix multiples pour voir les conséquences de ses choix en situation d’apprentissage. D’autres casques plus évolués offrent, quant à eux, des fonctionnalités plus poussées. La RV présente des avantages tels que son interactivité, son immersion, son effet de présence, la stimulation de la motivation, le développement de compétences de résolution de problèmes, l’apprentissage de concepts abstraits, sa portée pour des élèves avec des différences interindividuelles d’apprentissage et le transfert de connaissance des situations d’exercice à des situations réelles (7).
Le concept de scénographie
Selon Chantal Guinebault (8), « La scénographie consiste non seulement à définir la vue que le spectateur doit avoir pendant la représentation (de la première image, essentielle, à celle de la fin), mais aussi ce qu’il est nécessaire de ne pas lui montrer. Elle doit aussi (ce qui la distingue de la simple « décoration ») concevoir l’endroit où le spectateur va accéder à cette vue, la place d’où il percevra la représentation – la vue n’étant qu’un des cinq sens que la représentation peut solliciter. Le scénographe fait bien plus que dessiner une image : il définit également les conditions de sa réception. Pour chaque projet et pour servir une dramaturgie spécifique, il s’agit de placer le public dans un dispositif qui va favoriser certaines de ses perceptions (de façon plus ou moins autoritaire) afin de stimuler son regard critique, son opinion sur les événements mis en scène ».
Le potentiel scénographique des technologies immersives commence à être exploré (9, 10). Comme l’évoque Céline-Marie Hervé (11), le metteur en scène Marcel Freydefont définit la scénographie ainsi : « Il s’agit d’architecturer un espace, de créer un cadre, de définir un vide, de caractériser un lieu pour des personnages et une histoire, d’organiser un ou des points de vue. En un mot, la scénographie est l’art d’ouvrir des perspectives pour donner un sens à l’espace ». De son côté, le metteur en scène Jacques Polieri évoque un « ensemble des éléments picturaux, plastiques, techniques et théoriques qui permettent la création d’une image, d’une construction bi- ou tri-dimensionnelle, ou la mise en place d’une action notamment spectaculaire ». Le premier s’oriente plutôt vers une définition spatiale s’apparentant à des pratiques de design d’espace alors que le second, reprenant les usages théâtraux, propose un assemblage d’éléments hétéroclites dans une finalité, elle-même, hétéroclite et relativement indéfinie. Il précise que ces deux définitions se rejoignent dans la notion de création. La scénographie se caractérise ainsi par son processus d’avènement et ses mécanismes de manifestation. Elle fait intervenir trois piliers : les rouages internes (opération), l’interface (design) et les enjeux humains (projection d’imaginaire et investissement émotionnel). En considérant la scénographie comme un système dynamique, l’« opération » reprend les intentions des concepteurs (programmation) alors que le « design » reprend les perspectives de sortie du système (rapport sémiotique/choix plastique). Cependant, chaque individu via ses expériences vécues et son système de représentation utilisera son propre filtre imaginaire et encodera les informations qui lui sont proposées pour reconstruire un ensemble signifiant qui assurera la cohérence de l’ensemble. Des échanges, des mélanges, des rejets, des appropriations vont se produire dans un dialogue souvent inconscient.
Créer un système de représentation dans lequel un apprenant va pouvoir se projeter et recomposer de lui-même l’image qui lui est suggérée afin d’accroître son engagement dans la tâche sera une des bases de la scénographie pédagogique. En encodant les informations sensorielles qui lui parviennent, l’apprenant pourra solliciter son magasin imaginaire et reconnecter certains signes proposés avec ceux qu’il a déjà assimilés dans sa mémoire, par expérience. Ainsi, la mémoire va être impliquée dans ce qui sera imaginé et permettra à l’apprenant de reconnecter les codes qu’il connaît et ensuite de se projeter, ou pas, dans ce qu’il aura saisi.
Le dispositif expérimental SIMS « Salle de Simulation immersive multisensorielle »
Le dispositif expérimental SIMS, mis en place à l’École du Val-de-Grâce, permet de proposer des simulations immersives multisensorielles en amont de simulations grandeur nature en ciblant des compétences à acquérir pour les professionnels de santé militaires. Pour développer des stratégies adaptatives face aux stresseurs, l’être humain s’appuie sur des connaissances apprises, ses expériences émotionnelles, sur les stimuli sensoriels déjà vécus et les processus cognitifs acquis au cours de sa vie au sein de son environnement. S’adapter aux environnements changeants implique de détecter les changements, de les traiter cognitivement et de réguler l’émotion qu’ils génèrent. Ces trois actions font appel à la cognition et aux émotions pour ajuster la réponse aux changements (eustress). Cette réponse ajustée est associée à de meilleures performances et, surtout, à une meilleure santé. Lorsque ces réponses sont mal ajustées (biais de détection, de traitement et/ou réponse émotionnelle exagérée), elles induisent une réponse de stress coûteuse pour l’organisme (distress), qui est délétère pour la santé à moyen terme. Optimiser la préparation opérationnelle vise à prévenir et limiter ces situations délétères.
Avantages et inconvénients techniques du dispositif SIMS
Le dispositif SIMS n’est pas le seul dispositif à permettre l’immersion au sein de situations professionnelles. Il est donc important d’envisager les avantages et les inconvénients de SIMS au regard d’autres outils innovants utilisant de la réalité virtuelle. La polyvalence de la salle permet d’ajuster la scénographie à différents gestes médicaux, différents corps de métiers, différents niveaux d’apprenants (débutants-confirmés-experts) et différents environnements pour reproduire des situations similaires à ce que les soignants militaires peuvent rencontrer en Opex. Au-delà de l’acquisition des compétences techniques, les compétences non techniques indispensables au travail d’équipe – telles que l’écoute, la coopération, la communication, la répartition des rôles entre chaque membre de l’équipe afin d’assurer une prise en charge optimale du blessé – sont observées. Ce travail d’équipe est mis en tension dans des environnements d’urgence et en milieu hostile. L’intérêt d’une telle salle immersive est justement de pouvoir se préparer au plus près du réel. Son environnement dynamique avec des changements possibles en cours d’actions présente un vrai potentiel pédagogique.
Les casques de réalité virtuelle présentent aujourd’hui des limites. En effet, le rendu réaliste de gestes et de procédures collaboratives complexes n’est réalisable qu’à des coûts encore prohibitifs voire reste difficile techniquement pour certains retours haptiques. De plus, la simulation du travail en équipe via des personnes virtuelles autonomes ou des avatars permettant de visualiser les collaborateurs au sein de l’environnement présente aussi des contraintes : la reconnaissance vocale, la prise en compte du langage naturel, la capacité des avatars à prendre en compte un déroulé temporel permettant des actions conditionnelles ainsi que la mobilité et la réactivité des avatars. Or, le travail en équipe des soignants dans le cadre de la prise en charge d’une ou plusieurs victimes est important.
Les CAVE (Cave Automatic Virtual Environment) se composent souvent d’une pièce dédiée au sein de laquelle on place un cube et on affiche une image tri-dimensionnelle (3D) sur des murs par projection ou rétroprojection. Cette pièce est équipée d’outils de suivi des mouvements et l’utilisateur porte des lunettes 3D. Malheureusement, l’espace devient aujourd’hui une contrainte et les organisations peuvent avoir besoin de maintenir des espaces polyvalents à la fois utilisables pour des simulations, mais aussi pour des ateliers et des cours. La mise en place du dispositif SIMS permet de maintenir un espace polyvalent. En effet, seuls les vidéoprojecteurs restent fixes et potentiellement utilisables séparément. Le reste du matériel est modulaire et peut être déplacé et repositionné en fonction des besoins.
De plus, que ce soit pour les casques de réalité virtuelle ou les CAVE, le contenu à produire implique des compétences en ingénierie alors que pour notre dispositif SIMS, l’usage de simples contenus multimédias réalisables par les formateurs est possible. Or, cette facilité de conception des contenus est importante pour pouvoir modifier et adapter les contextes. En milieu militaire, les contextes opérationnels peuvent être changeants et nécessitent parfois que les formateurs adaptent leurs contenus rapidement.
Apport de la scénographie à la pédagogie
La scénographie pédagogique utilisée au sein de notre dispositif SIMS a obtenu de bons niveaux de satisfaction auprès de nos apprenants (> 80 %) concernant le réalisme de l’environnement, de la mise en scène et des blessés. La scénographie a aussi permis à 63 % de nos apprenants de complètement s’immerger dans le contexte proposé. Suning Zhu et al. (12) soulignent l’importance de l’authenticité du contexte et de la motivation à l’accomplissement d’une tâche : (i) pour favoriser l’immersion d’un stagiaire, (ii) l’amener à affiner ses modèles mentaux et ce, (iii) afin d’apprendre et de se sentir satisfait de sa formation.
Au cours de nos premières expérimentations, le choix d’un environnement de forêt équatoriale correspondant à certaines zones d’engagement comme la jungle guyanaise et d’un scénario de prise en charge emblématique impliquant une pose de garrot tactique (les hémorragies étant les premières causes de mort évitables au combat) ont pu favoriser l’immersion. Des entretiens menés avec nos apprenants font écho au troisième pilier de la scénographie mis en avant par Céline-Marie Hervé (11), les enjeux humains grâce à la projection d’imaginaire et au vécu émotionnel de l’apprenant. La scénographie leur a permis de changer d’univers, de se projeter dans certaines étapes du scénario, de vivre plus intensément les contraintes et de favoriser les rappels mnésiques et l’immersion. Cependant, les attentes et les capacités de projection mentale individuelles modulent l’impact de la scénographie chez l’apprenant.
Nos études soulignent une meilleure perception de contrôle cognitif pour nos simulations contextualisantes ainsi qu’une augmentation de l’expérience autotélique (i) et de l’absorption cognitive. Les différentes études de David S. Baker et al. (13), Jessie Pallud (14) et Henrik Kampling (15) suggèrent que l’engagement cognitif (impliquant immersion, plaisir et curiosité) et l’absorption cognitive (altération de la perception du temps, plaisir, contrôle et immersion) conduisent à un niveau plus élevé d’apprentissage individuel dans un contexte de formation médiée par la technologie. De plus, nous notons que les professionnels soignants les moins expérimentés (moins d’années de service et moins d’Opex) se sont globalement sentis bien plus immergés que les plus expérimentés. Nos résultats rappellent ceux de Jolie G. Gascon et al. (16). Au sein d’un jeu vidéo, les novices étaient plus immergés que les experts dans le niveau de jeu le moins difficile. Les experts se sentaient plus immergés dans un niveau de jeu plus exigeant cognitivement. Nos simulations visaient un public d’apprenants hétérogène. Ainsi, nos résultats s’expliquent par le fait que les personnes les moins expérimentées (qui maîtrisent encore peu certains gestes et procédures) nécessitent d’allouer plus de ressources attentionnelles à leur prise en charge du blessé. Ayant besoin de moins de ressources pour leur pratique, les personnes expérimentées peuvent allouer plus de ressources attentionnelles à l’environnement et discerner certaines incohérences sensorielles. L’usage de notre dispositif nécessite donc d’adapter les tâches à réaliser au sein de la simulation afin qu’elles soient challengeantes pour tous les apprenants (qu’ils soient novices ou experts). Les bilans réalisés en fin de simulation permettent aux professionnels d’exprimer leurs ressentis, et aux formateurs d’évoquer les points positifs et les points améliorables afin de faire prendre conscience des axes à travailler.
Conclusion
Pour conclure, la formation en amont des opérations implique un ensemble cohérent d’enseignements nécessitant à la fois l’acquisition de connaissances théoriques et pratiques mais aussi le développement de compétences qui vont constituer un ensemble de ressources nécessaires aux professionnels de terrain pour être résilient face à l’adversité. Des simulations contextualisées utilisant des stimuli multisensoriels vont permettre aux professionnels d’apprendre à mobiliser leurs ressources physiques, cognitives et psychologiques pour s’adapter en situation. Acquérir des ressources et s’entraîner régulièrement à les mobiliser devraient permettre d’optimiser l’adaptabilité et la performance de nos professionnels sous contrainte en préservant au mieux leur santé.
Éléments de bibliographie
(1) Lawrence J.A. & Steck E.N., Overview of Management Theory, Carlisle Barracks PA. 1991, 44 pages (https://apps.dtic.mil/sti/pdfs/ADA235762.pdf).
(2) Ermine J.-L., « Introduction au Knowledge Management ». Management des connaissances en entreprise, Hermes Science publications : Lavoisier, 2007. p. 23-44.
(3) Boudreault H., Conception dynamique d’un modèle de formation en didactique pour les enseignants du secteur professionnel (thèse de doctorat), Université de Montréal, 2002.
(4) Haute autorité en santé, Guide de bonnes pratiques en matière de simulation en santé, décembre 2012, 97 pages (https://www.has-sante.fr/) et État de l’art (national et international) en matière de pratiques de simulation dans le domaine de la santé. Dans le cadre du Développement professionnel continu (DPC) et de la prévention des risques associés aux soins, janvier 2012, 109 pages (https://www.has-sante.fr/).
(5) Pastré P., « Analyse d’un apprentissage sur simulateur : des jeunes ingénieurs aux prises avec la conduite de centrales nucléaires », in Pastré P. (dir.), Apprendre par la simulation. De l’analyse du travail aux apprentissages professionnels, Toulouse, Octarès, 2005, p. 241-268.
(6) Burkhardt J.-M., Coquillard S., Fulchs P. & Moreau G., Le traité de la réalité virtuelle vol. 2, Presse des Mines, 2006, 554 pages.
(7) Bozec Yann, État de l’art 2017. L’apprentissage à travers la réalité virtuelle, Réseau Canopé R&D (https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/agence_des_usages/Etat_Art.pdf).
(8) Guinebault C., « Scénographie et représentation : une certaine façon d’appréhender le monde », Études théâtrales, 54-55, 2012, p. 291-297. https://doi.org/10.3917/etth.054.0291.
(9) Bohse Meyer R.S., « The Expansion of Scenography in Virtual Reality Theatre: Investigating the Potential of Double Scenography in Makropol’s Anthropia », Theatre and Performance Design, 6(4), 2020, p. 321-340. https://doi.org/10.1080/23322551.2020.1854929.
(10) Thornett L., « The Scenographic Potential of Immersive Technologies: Virtual and Augmented Reality at the Prague Quadrennial 2019 », Theatre and Performance Design, 6(1-2), 2020, p. 102-116. https://doi.org/.
(11) Hervé C.-M., La machine à (dé)représenter pour une théorie systémique de la scénographie. Musique, musicologie et arts de la scène (thèse), Université Sorbonne Paris Cité, 2018, 648 pages (https://www.theses.fr/).
(12) Zhu S., Gupta A., Paradice D. & Cegielski C., « Understanding the Impact of Immersion and Authenticity on Satisfaction Behavior in Learning Analytics Tasks », Information Systems Frontiers, 21(4), 2019, p. 791-814. https://doi.org/10.1007/s10796-018-9865-4.
(13) Baker D.S., Underwood III J. & Thakur R., « Factors Contributing to Cognitive Absorption and Grounded Learning Effectiveness in a Competitive Business Marketing Simulation », Marketing Education Review, 27(3), 2017, p. 127-140. https://doi.org/10.1080/10528008.2017.1306710.
(14) Pallud J., « Impact of Interactive Technologies on Stimulating Learning Experiences in a Museum », Information & Management, 54(4), 2017, p. 465-478. https://doi.org/10.1016/j.im.2016.10.004.
(15) Kampling H., « The Role of Immersive Virtual Reality in Individual Learning », in Proceedings of the 51st Hawaii International Conference on System Sciences (HICSS 2018), 2018. Hawaii, USA, p. 1397-1406. http://hdl.handle.net/10125/50060.
(16) Gascon J.G., Doherty S.M. & Liu D., « Investigation of Videogame Flow: Effects of Expertise and Challenge », Proceedings of the Human Factors and Ergonomics Society Annual Meeting, 59(1), 2015, p. 1853-1857. http://dx.doi.org/10.1177/1541931215591400.
(i) Autotélique : état de satisfaction et d’épanouissement lié à l’expérience vécue dans la simulation.