Conclusion
« L’art de la guerre subit de nombreuses modifications en rapport avec le progrès
scientifique et industriel, etc. Mais une chose ne change pas, le cœur de l’homme ».
Colonel Ardant du Picq, Études sur le combat.
Il y a quinze ans, le général Bruno Dary, alors gouverneur militaire de Paris, posait la question suivante : « Combien de documents abordent actuellement des questions aussi essentielles que le moral, l’esprit de corps, la fraternité d’armes et même – n’ayons pas peur des mots – la peur, la panique ou simplement le stress en opérations ? » (1).
Aujourd’hui, les organisateurs de ce colloque sur la gestion optimale du stress par le soldat, l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan (AMSCC) et l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA), avec les nombreux intervenants rassemblés, contribuent heureusement à nourrir le débat et à combler une lacune, afin de dégager des voies de progrès pour les armées françaises. Conformément aux constats du colonel Ardant du Picq, il a été assez peu question de soldat augmenté, mais beaucoup de l’homme dans ses dimensions physique, physiologique et psychologique, voire métaphysique.
Il y a quelques mois, afin de développer la supériorité opérationnelle de la composante terrestre, le général chef d’état-major de l’armée de Terre a fait des forces morales un axe essentiel de son plan stratégique (2). Car l’ambition des armées réside dans la préparation et l’aptitude aux combats de haute intensité, comme ceux que nous pouvons observer de l’Ukraine au Moyen-Orient, en passant par le Haut-Karabagh, l’Éthiopie et le Yémen. Les forces morales et le stress au combat sont donc au cœur des préoccupations des chefs militaires, que ce soit dans la préparation de la guerre, dans la conduite des batailles ou dans la régénération après les combats.
Combat et gestion du stress sont intimement liés
« La guerre est une lutte qui consiste à sonder les forces morales et physiques
au moyen de ces dernières » Carl von Clausewitz, De la Guerre.
La gestion optimale du stress est un impératif pour les combattants de toutes les guerres, car, par nature, le combat cumule de nombreux facteurs de stress, jusqu’à l’un des plus violents, celui de la confrontation à la mort. Comme plusieurs intervenants l’ont déjà souligné, trois étapes historiques récentes ont permis en France de mieux prendre conscience des enjeux du stress au combat, jusque dans la prévention et le traitement des syndromes post -traumatiques (SPT) : le choc de la Première Guerre mondiale, les enseignements tirés par Tsahal lors de la guerre du Kippour puis partagés avec les Français et la redécouverte de ces sujets critiques lors de l’engagement en Afghanistan, face à un ennemi coriace, doté de véritables forces morales, et dans des actions de feu quotidiennes.
Désormais, avec la multiplication des conflits de haute intensité et des phases de combat plus intenses, avec le développement de feux toujours plus massifs, de longue portée et précis, avec l’accroissement de la vitesse d’action qui facilite la sidération, sans oublier les actions psychologiques de l’ennemi et les faiblesses humaines, voire sociétales, qui touchent nos forces, face aux nombreuses difficultés à surmonter, il devient urgent d’avancer dans la compréhension et la prise en compte du stress au combat.
Au combat, les facteurs générateurs de stress sont principalement le risque, l’hostilité, la violence, la confrontation à la peur, à l’isolement, à la capture, à l’échec, à la souffrance, à la blessure et à la mort. Or, le stress a aussi une composante positive, car il est facteur de motivation, de dépassement de soi, de protection, de survie. C’est ce qu’il convient de consolider et de développer. En revanche, sa composante négative doit être mieux maîtrisée, dans ses effets immédiats de moindre efficacité, de sidération, de démotivation, de biais cognitif, puis dans ses conséquences à plus long terme, avec le risque de SPT, d’affections de longue durée, liés aux accumulations de stress et aux situations de stress très intense.
D’où la question centrale de la gestion optimale du stress, non pas par le soldat augmenté qui n’existe pas, ou pas encore, mais par le soldat d’aujourd’hui et de demain, bien sélectionné, formé et entraîné au combat, bien commandé et bien soutenu au niveau logistique, en particulier sur le plan des santés physique, physio logique et psychologique. Interviennent ici, tant en prévention qu’en reconstruction, les pratiques bien identifiées du sport, de l’aguerrissement, de la relaxation jusqu’au sommeil (3) et de la nutrition. Tous les spécialistes entendus lors de ce colloque s’accordent pour souligner les nombreuses dimensions humaines qui interviennent dans le phénomène de stress au combat. J’en retiens que la gestion est à la fois individuelle et collective, et qu’elle concerne en premier lieu la santé psychologique, mais doit aussi être abordée, en second lieu, sous l’angle de la forme physiologique, de la résistance et de l’endurance physique, sans négliger le supplément d’âme et le sens de l’action.
Les forces morales englobent la gestion du stress au combat
« À la guerre il y a autre chose que les principes, il y a le temps, les lieux, les distances, le terrain, il y a le hasard dont on n’est pas maître ; mais il y a surtout les forces morales dont les troupes sont animées. » Maréchal Ferdinand Foch.
La gestion optimale du stress au combat s’inscrit alors comme une composante importante de la force morale du combattant. À partir des rares travaux récents sur ce sujet pourtant critiques à la guerre (4), et de ce qui est communément admis sur le stress au combat, la force morale peut être définie dans les armées comme « la capacité psycho logique individuelle et collective, adossée à l’aptitude physique, à l’équilibre physio logique et au sens donné à l’action, qui permet de remplir la mission en surmontant les difficultés et en prenant l’ascendant sur l’adversaire ».
Naturellement, la force morale se forge dès le temps de paix. Elle se travaille, se renforce, à l’entraînement comme à la guerre, dans ses dimensions individuelles et collectives. Individuellement d’abord, dès la formation initiale, puis tout au cours de la carrière, par le travail du corps (forme physique, force, adresse, endurance, résistance…), mais aussi de l’âme (finalité et sens de l’action, bien commun, justice, morale et éthique, spiritualité…) et de ses deux composantes majeures que sont l’intelligence (connaissance, compréhension, capacité à apprendre, à tirer des enseignements…) et la volonté (action, courage, pugnacité, dépassement de soi, capacité à affronter l’incertitude, le risque et l’hostilité, sens du devoir, exemplarité, capacité à choisir et à décider sous contrainte…).
Collectivement ensuite, en travaillant l’esprit d’équipe, les réalisations en commun, l’esprit de corps, la cohésion, la confiance, la complémentarité des talents, la connaissance mutuelle, la subsidiarité, la préparation collective de décisions, le partage d’expériences, l’analyse après action, la discipline et l’obéissance, sans oublier l’organisation et la direction du groupe pour remplir la mission, c’est-à-dire l’exercice du commandement.
Dans cette préparation, la gestion du stress doit être travaillée, à la fois sous les angles de la connaissance, de la prévention et du traitement. Toujours dans la perspective d’une confrontation avec un ennemi qui fera preuve d’ingéniosité pour attaquer les forces morales par les portes d’entrée que sont : la cohésion des unités, les corps, les âmes, les esprits, les volontés, le sens de l’action, toute la sphère informationnelle et cognitive. L’ennemi profitera, en effet, des occasions pour altérer le moral de la troupe, discréditer le commandement, générer du stress, afin d’affaiblir à la fois le corps de bataille (la troupe), le commandement (les chefs) et la nation (population et pouvoir politique). C’est la raison pour laquelle les forces morales sont un enjeu majeur de la guerre de l’influence, de la bataille informationnelle et des combats cognitifs.
Aussi, à la demande du CEMAT, le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) travaille-t-il à élaborer une politique et un concept de renforcement des forces morales de l’armée de Terre. Ce projet est conduit en collaboration avec les grands commandements de l’armée de Terre et avec l’IRBA. Il débouchera en 2023 sur la publication de documents fondateurs, sur un plan d’emploi de techniques matures de renforcement des forces morales des unités et sur un plan d’expérimentation, afin d’évaluer et de sélectionner des techniques prometteuses mais pas encore totalement éprouvées.
Témoignages et retours d’expériences pour incarner les forces morales
« La guerre est la sphère du danger, aussi le courage est-il la vertu guerrière par excellence. » Carl von Clausewitz, De la Guerre.
Via sa mission d’observation des conflits contemporains, le CDEC confirme l’importance primordiale des forces morales et de la bonne gestion du stress au combat. Par exemple, les témoignages des chefs et des combattants en Ukraine entre 2014 et 2022 soulignent tous cette importance qui est prise en compte par les deux adversaires. Ce conflit majeur, sans doute le plus intense depuis la Seconde Guerre mondiale, est, à ce titre, particulièrement éclairant et de nombreuses leçons pour les forces morales et la gestion du stress devront être tirées.
En outre, l’armée de Terre, armée d’emploi et donc d’opérations quasiment sans interruption entre 1939 et aujourd’hui, détient une expérience et des exemples utiles pour incarner des notions complexes et sensibles qui mêlent les dimensions physique, physiologique et psychologique de l’homme. Sur le plan scientifique et médical, ils doivent éclairer le Service de santé des armées (SSA), dans sa recherche, sa prévention et ses prises en charge des combattants d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Pour les forces, cette incarnation doit rendre palpables les blessures invisibles, rendre concrètes les notions de force morale et de gestion du stress, tout en développant les valeurs pédagogiques de témoignages et d’exemples héroïques. C’est bien aussi dans nos pages d’histoire militaire et de retour d’expérience qu’il convient de puiser les leçons pertinentes et les portraits de témoins ou de héros.
À charge des chefs, des unités et de chaque combattant d’écouter ceux qui témoignent et de mettre en valeur les héros pour s’en inspirer. De nombreux témoins de la Seconde Guerre mondiale, des guerres d’Indochine, de Corée, d’Algérie, des interventions de Suez et Bizerte sont encore vivants. Il convient d’y ajouter ceux des multiples opérations extérieures conduites de 1964 à 2023. Ne les oublions pas, sachons écouter leurs témoignages et tirer les enseignements de leurs expériences.
Illustrations contemporaines et exemples pour notre temps
Dans cette démarche, permettez-moi, pour conclure, de partager brièvement quelques figures de héros contemporains qu’il m’a été donné de croiser.
Le caporal-chef B., touché par une grenade à la cheville en Afghanistan en 2004, amputé, qui à force de volonté et soutenu par son régiment s’est relancé comme instructeur de tir et de contre-terrorisme, allant jusqu’à former des unités étrangères dans le cadre de missions de partenariat militaire opérationnel.
L’adjudant C., pris en embuscade à la frontière du Soudan en 2008, ayant perdu son équipier, le sergent Gilles Polin mortellement touché dès le début de l’engagement, qui se soustrait aux feux et s’exfiltre en zone hostile, d’abord à pied, puis poursuivi, épuisé et craignant d’être capturé, qui s’empare d’un cheval pour rejoindre son unité en Centrafrique.
Le caporal-chef Blasco au Mali en 2019, blessé dans le crash nocturne de l’hélicoptère Gazelle à partir duquel il appliquait des feux avec son fusil de tireur d’élite sur des djihadistes, qui sauve les deux pilotes grièvement blessés en les extrayant et en les arrimant à un hélicoptère d’attaque Tigre venu les secourir en zone d’insécurité. Car l’équipage du Tigre n’avait pas hésité à voler à leur aide et à se poser à proximité des ennemis ayant abattu la Gazelle . Le témoignage du caporal-chef Blasco fut alors recueilli dans un reportage puis relaté dans le livre écrit par Dorothée Olliéric (5), publié après sa mort au combat survenue lors d’un nouvel engagement au Mali en 2021.
Le caporal-chef F., touché avec plusieurs équipiers par un piège explosif au Burkina Faso en 2022, lors d’une reconnaissance de nuit en buggy, « blasté » et criblé, qui reste lucide et conserve le moral pendant son évacuation, sachant qu’il risque fort de perdre l’usage de ses jambes. Une fois amputé, après plusieurs mois d’hôpital, il est promu sergent et décoré, mais il n’accepte de rejoindre le centre de la place d’armes de son régiment que debout, en treillis, quittant son fauteuil roulant et marchant sans sa béquille, à force de volonté, malgré les difficultés et les souffrances. Sans oublier l’équipage du C-160 qui a atterri sur une zone potentiellement minée afin de secourir le caporal-chef F. et ses camarades, ni les équipes médicales qui ont pris en charge les blessés, chacun assumant sa part de risque, en vue de la réussite collective de la mission de sauvetage.
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Tous ces héros ont fait preuve d’un grand professionnalisme, d’une totale lucidité dans l’action risquée et dans les difficultés, de courage dans la confrontation, de volonté tenace pour s’en sortir au combat et ensuite face aux tracas des blessures visibles et invisibles. Bien préparés, ils avaient confiance en eux, parfaitement intégrés au sein de leurs unités respectives, ils avaient confiance en leur équipe de combattants et dans les secours prévus en cas de besoin, bien commandés et pugnaces, ils avaient confiance dans leur chef et dans la juste cause de leur engagement.
Ce sont des exemples éclairants et concrets qui illustrent les notions parfois théoriques de force morale et de gestion optimale du stress au combat, sans redouter ni l’effort ni la lutte. Vous en connaissez sans doute bien d’autres. Car ils sont nombreux ces témoins de combats et d’actions héroïques des armées françaises ! Écoutons-les. Apprenons à leur contact. Et mettons en valeur de tels héros, non seulement car ils méritent d’être honorés, mais aussi parce qu’à l’heure des difficultés, du doute ou de l’adversité, ils nous apporteront la force de l’exemple, incarnée, à visage humain, celle qui incite au dépassement individuel et collectif : « si eux l’ont fait hier, pourquoi pas nous demain ? ». ♦
(1) Dary Bruno, « Les forces morales au cœur des forces armées », Inflexions, n° 7, 2007/3, Le moral et la dynamique de l’action, partie II, p. 175-176 (https://www.cairn.info/).
(2) Schill Pierre, « La vision stratégique du chef d’état-major de l’armée de Terre », 2022 (https://www.defense.gouv.fr/).
(3) La question de la gestion du sommeil des combattants a été étudiée par l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) et l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan (AMSCC), travaux qui ont donné lieu à des publications :
– Mounir Chennaoui, Le petit livre du sommeil, Éditions First, 2021, 160 pages ;
– Actes du colloque AMSCC-IRBA du 29 septembre 2021, Le soldat augmenté : optimisation de la gestion du sommeil, Cahier de la RDN, 2022 (https://www.defnat.com/).
(4) Se reporter notamment aux numéros suivants de la revue Inflexions :
– « Le moral et la dynamique de l’action, Partie I », Inflexions n° 6, 2007/2 ;
– « Le moral et la dynamique de l’action, Partie II », Inflexions n° 7, 2007/3.
(5) Olliéric Dorothée, Maxime Blasco, vie et mort d’un soldat d’élite , Éditions du Rocher, 2022, 176 pages.