Depuis 2022, la guerre en Ukraine se déroule sous l’ombre du nucléaire. La Russie utilise cette menace dans le cadre d’une stratégie de coercition. Dès lors, les autres États dotés d’armes nucléaires doivent se positionner pour répondre à la rhétorique russe sans se livrer à une dangereuse escalade. Au niveau bilatéral et multilatéral, l’ordre mondial nucléaire est bouleversé par ce conflit et par la réaffirmation de la menace nucléaire.
Nucléaire : dialogues croisés depuis le début de la guerre en Ukraine
La guerre en Ukraine se déroule sous l’ombre du nucléaire depuis plus d’un an. Les différentes dimensions nucléaires de ce conflit ont été identifiées par l’analyse (1). La propension des officiels russes à manipuler cette menace très tôt dans le conflit, et à rappeler régulièrement les capacités de destruction des forces russes, a fait resurgir des considérations et des débats oubliés depuis les moments les plus sombres de la guerre froide. Ainsi, les sociétés occidentales ont pu voir la presse généraliste traiter des effets des armes nucléaires et des conséquences d’une détonation sur leur territoire. Les experts militaires ont interrogé les options de frappes « tactiques » pouvant être envisagées par les forces russes. La stratégie de Moscou en matière de dissuasion nucléaire, de coercition voire d’intimidation, a été longuement examinée.
Il est également instructif de se pencher sur la manière dont la guerre en Ukraine a fait évoluer la grammaire nucléaire des autres puissances, et en particulier des trois États nucléaires occidentaux (États-Unis, France et Royaume-Uni). En effet, ces États ont d’abord dû décider de la manière dont ils souhaitaient répondre à la rhétorique agressive russe, de manière individuelle et en coordination, notamment dans le cadre de l’Otan. Enfin, le conflit a influé les différentes dialectiques nucléaires, bilatérales ou multilatérales, rendant plus difficile l’encadrement de la compétition stratégique et augmentant proportionnellement les risques d’escalade vers un affrontement nucléaire.
Un signalement agressif russe
Dans la continuité de l’invasion de la Crimée en 2014, la Russie a fait usage d’un discours nucléaire agressif parallèlement à son invasion brutale de l’Ukraine. Dès le 24 février 2022, Vladimir Poutine a ainsi déclaré : « Peu importe qui tentent de se mettre en travers de notre chemin ou, a fortiori, de créer des menaces pour notre pays et notre peuple, ils doivent savoir que la Russie répondra immédiatement, et les conséquences seront telles que vous n’en avez jamais vues dans toute votre histoire. Quelle que soit la façon dont les événements se déroulent, nous sommes prêts (2). » Ces propos ont été largement interprétés comme une menace nucléaire implicite, d’autant que le Président russe a insisté quelques semaines plus tard en clarifiant : « Laissez-moi le dire une fois encore : quiconque aurait l’intention d’interférer depuis l’extérieur en suscitant une menace stratégique inacceptable pour la Russie doit savoir que nos frappes de rétorsion seraient rapides comme l’éclair. Nous disposons des moyens appropriés, des moyens dont personne d’autre ne dispose. Ce ne sont pas des rodomontades : nous les utiliserons si nécessaire. Et je veux que chacun le sache ; toutes les décisions ont été prises à ce sujet (3). »
Depuis le début du conflit, la Russie a ainsi manipulé la menace nucléaire avec différentes tonalités : des rappels au plus haut niveau de son statut d’État doté de l’arme nucléaire, des déclarations très agressives et alarmistes de la part de chroniqueurs ou de parlementaires, mais aussi des propos plus rassurants, en particulier provenant du ministère des Affaires étrangères, pour éloigner la perspective d’une nucléarisation du conflit dans le court terme. Le sens de ce signalement a été étudié de manière approfondie (4). En particulier, les déclarations ont été mises en perspective avec les actions concrètes des forces stratégiques, que ce soit au niveau des essais de systèmes, de déploiement d’unités et de mise en alerte, ou d’emplois sur le terrain de missiles pouvant emporter des charges conventionnelles ou nucléaires (capacités duales). Cette analyse permet de constater que, du point de vue de la doctrine officielle ou des niveaux d’alerte des forces, aucune modification n’a pu jusqu’à maintenant donner l’impression que la Russie se préparait à une attaque nucléaire. Néanmoins, l’usage massif de références à la capacité nucléaire par des officiels russes répond manifestement à une logique. Il s’agit sans doute de chercher à intimider les publics occidentaux et limiter le soutien euro-américain à l’Ukraine, et de « dramatiser les enjeux » en Russie pour rallier la population à son gouvernement. Il a également été noté que la référence régulière à la puissance des forces nucléaires russes pouvait viser à masquer la faiblesse relative des forces conventionnelles (5). Enfin, il s’est agi, en particulier au début du conflit, et peut-être suite à l’annexion de nouvelles républiques à la Fédération de Russie, de « sanctuariser » les acquis de l’agression en dissuadant toute opération occidentale soutenant la reconquête par l’Ukraine des territoires perdus (6).
Si le signalement nucléaire russe a donc varié en intensité en cette première année de conflit, la banalisation des déclarations agressives et les menaces nucléaires fréquentes ont été rejetées par une partie importante de la communauté internationale comme un comportement irresponsable portant en germe des risques d’escalade du conflit. Dans ce contexte, les partenaires occidentaux, et en particulier les États de l’Otan, ont dû faire face au défi de répondre à ce signalement russe pour afficher leur refus de céder au chantage nucléaire sans accroître le risque de conflit nucléaire.
Répondre sans imiter : le défi occidental
Partageant le même objectif de condamner les agissements de Moscou, de rejeter toute coercition nucléaire mais également de ne pas imiter la rhétorique russe, les trois États nucléaires de l’Otan n’ont pas adopté pour autant des stratégies similaires au début du conflit. Ainsi, côté américain, le président Biden a immédiatement décidé de faire preuve de modération en reportant le tir d’essai d’un missile intercontinental prévu en mars 2022, notant la nécessité d’éviter tout risque d’interprétation erronée de ce genre de manœuvre.
À l’inverse, la France a décidé de mener à bien un test de qualification de la nouvelle version du missile nucléaire ASMPA le 23 mars 2022. Quelques jours auparavant, le ministre des Affaires étrangères avait publiquement indiqué que « l’Otan est également une alliance nucléaire ». Enfin, la presse a évoqué une possible décision de faire passer trois des quatre Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) français en patrouille opérationnelle, une situation inédite depuis la fin de la guerre froide (7).
Lors de la seconde vague de gesticulations nucléaires russes, en septembre-octobre 2022, les rôles ont quelque peu été inversés. Ainsi, le président français Emmanuel Macron a déclaré clairement lors d’un entretien télévisuel que la France ne répondrait pas par une frappe nucléaire à une utilisation de l’arme nucléaire par la Russie en Ukraine « ou dans la région » (8). De son côté, Joe Biden a déclaré que « nul ne pouvait être sûr de ce qui se passerait [suite à de telles frappes] et que cela pourrait se terminer en Armageddon » (9). Les deux chefs d’État ont cherché par leurs propos différenciés à remplir des objectifs potentiellement divergents : tout d’abord, dissuader le Kremlin d’utiliser une arme nucléaire au cours du conflit, mais aussi rassurer leur propre population et éviter toute banalisation de l’idée d’emploi d’arme nucléaire. Ainsi, Emmanuel Macron a jugé qu’il ne fallait pas trop parler d’une possible attaque nucléaire russe, souhaitant sans doute ne pas donner l’impression que ce scénario est concevable d’un point de vue militaire et limiter le risque de prophétie auto-réalisatrice (10).
Ces exemples montrent que deux alliés proches de l’Otan ont pu adopter des discours nuancés à différents moments, tout en partageant une stratégie fondamentalement semblable. Premièrement, il s’agit d’assurer la robustesse de leurs propres forces de dissuasion et garantir la pertinence de leur doctrine. Que ce soit au niveau de la France, du Royaume-Uni, des États-Unis ou de l’Otan dans son ensemble, l’année écoulée a été marquée par des rappels des investissements pris pour moderniser les capacités nucléaires et des déclarations politiques au plus haut niveau rappelant la centralité de la dissuasion pour la défense du pays et de l’Alliance. La publication de la Nuclear Posture Review à l’automne 2022 aux États-Unis (11) est notable à ce titre, tout comme le concept stratégique de l’Otan mis à jour en juin 2022 (12). Secondement, les puissances nucléaires occidentales cherchent à se distinguer de Moscou et à opposer leur comportement « responsable » en matière nucléaire, exclusivement défensif, à l’attitude russe, basée sur le chantage nucléaire, la prise en otage de capacités civiles et l’utilisation de l’arme en soutien d’une posture agressive (13).
L’évolution du dialogue stratégique russo-américain
Au-delà des postures individuelles des États, le dialogue nucléaire entre grandes puissances a évolué depuis le début de la guerre. De manière notable, une des premières déclarations américaines à ce sujet a été l’annonce de la suspension du dia logue avec la Russie sur la stabilité stratégique, qui avait été relancé en 2021. Ce dialogue bilatéral avait pour objectif non seulement de réfléchir aux paramètres d’accords futurs de maîtrise des armements entre les deux pays, mais aussi d’adopter des mesures visant à limiter les risques stratégiques et à réduire les risques d’escalade entre eux. Le Président américain a occasionnellement ouvert la porte à des discussions visant en priorité à négocier un accord pouvant prendre la suite du traité New START, qui limite les arsenaux stratégiques des deux pays et expirera en 2026. Néanmoins, son Administration a mentionné les difficultés à discuter de ces sujets avec Moscou tant que la Russie poursuit son agression en Ukraine. Par ailleurs, Vladimir Poutine lui-même s’est montré très peu enthousiaste à ce sujet. De fait, il a, pendant plusieurs mois, refusé de reprendre les inspections sur le terrain prévues par le traité New START, qui avaient été interrompues du fait de l’épidémie de COVID, et a finalement annoncé la suspension unilatérale du Traité, côté russe, le 21 février 2023.
La guerre en Ukraine a donc eu pour retombées une érosion progressive des moyens de régulation et d’encadrement de la compétition nucléaire entre Moscou et Washington, d’abord avec la suspension du dialogue stratégique, puis avec l’interruption des visites d’inspection du traité New START. C’est notamment la communication entre les deux puissances qui a été mise à mal, même si certaines mesures de confiance et canaux de communication survivent à ce jour. Cette influence du contexte stratégique sur la propension à s’accorder sur la mise en œuvre de mesures minimales de retenue et de transparence pour limiter le risque de conflit nucléaire s’observe au niveau bilatéral, mais également dans des enceintes plus larges. Ainsi, les rencontres du P5, le groupe des États dotés reconnus par le Traité de non-prolifération (TNP), se sont espacées depuis février 2022, et au niveau multilatéral, la Russie a adopté une posture de contestation systématique de l’ordre nucléaire international, empêchant de soutenir les mesures de régulation.
Le rôle des « petites » puissances nucléaires européennes
Au niveau européen, l’encadrement de la compétition nucléaire passe avant tout par un dialogue entre Moscou et Washington. De même, les États-membres de l’Otan considèrent largement que leur sécurité est avant tout assurée par une relation de dissuasion stable entre les États-Unis et la Russie, et sont en particulier attentifs à ce que la dissuasion élargie américaine soit crédible, tant sur le plan capacitaire que politique. Pour autant, les deux autres puissances nucléaires de l’Alliance défendent leur singularité et revendiquent un rôle dans la dialectique nucléaire qui s’impose au continent européen depuis le début du conflit.
Tout d’abord, on l’a vu, le fait que les pays puissent, tout en préservant une vision large commune, choisir un signalement stratégique légèrement différent, cherchant tant à faire preuve de retenue, tant – au contraire – à affirmer leur détermination, est souvent décrit comme un élément servant la posture de dissuasion de l’Alliance, en compliquant les choix de l’adversaire (14).
De plus, les alliés nucléaires européens jouent un rôle important dans la dénonciation du comportement irresponsable et dangereux russe, et dans la promotion d’un ordre nucléaire mondial basé sur le respect des accords internationaux et au premier rang desquels la charte des Nations unies.
Enfin, ces États, et notamment la France, du fait de son statut au sein de l’Union européenne, jouent un rôle particulier dans la réflexion émergente sur la sécurité du continent, avec une volonté de davantage peser, non pour remplacer, mais pour venir en complément de la mission de l’Otan à ce niveau. Ainsi, Paris a largement fait savoir sa volonté de mieux échanger sur le rôle de sa dissuasion nationale avec ses alliés européens, et la guerre en cours aux frontières de l’UE a renforcé cette volonté de développer en commun une analyse de la menace et des moyens de mieux protéger la sécurité du continent.
Mars 2023
(1) Tertrais Bruno, « Les armes nucléaires et la guerre en Ukraine : bilan provisoire et conséquences possibles », Note de la FRS, n° 28/2022, 21 juillet 2022, 10 pages (https://www.frstrategie.org/).
(2) Poutine Vladimir, « Address by the President of the Russian Federation », Moscou, 24 février 2022 (http://en.kremlin.ru/).
(3) Poutine Vladimir, « Meeting with Council of Lawmakers », Saint-Pétersbourg, 27 avril 2022 (http://en.kremlin.ru/).
(4) Voir en particulier Facon Isabelle, « Guerre en Ukraine : le sens du signalement nucléaire russe », Note de la FRS n° 30/2022, 27 juillet 2022, 11 pages (https://www.frstrategie.org/).
(5) Ibidem.
(6) Facon Isabelle, « Septembre 2022 et le regain d’agitation nucléaire russe », Bulletin n° 102, Observatoire de la dissuasion, octobre 2022, p. 5-8 (https://www.frstrategie.org/).
(7) Jézéquel Stéphane, « Pourquoi la France a-t-elle fait appareiller trois sous-marins nucléaires au départ de l’Île-Longue ? », Le Télégramme, 21 mars 2022.
(8) Roux Caroline, « Interview d’Emmanuel Macron, invité de l’émission politique “L’Événement” », sur France 2, 13 octobre 2022 (https://www.francetvinfo.fr/).
(9) Collinson Stephen, « Biden sends a Careful but Chilling New Nuclear Message to Putin in CNN Interview », CNN Politics, 12 octobre 2022 (https://edition.cnn.com/).
(10) Maitre Emmanuelle, « Répondre à la menace nucléaire », Bulletin n° 102, Observatoire de la dissuasion, octobre 2022, p. 8-11 (https://www.frstrategie.org/).
(11) US Department of Defense, « DoD Releases its 2022 Strategic Reviews – National Defense Strategy, Nuclear Posture Review, and Missile Defense Review », 27 octobre 2022 (https://www.defense.gov/).
(12) Otan, Concept stratégique 2022, 29 juin 2022 (https://www.nato.int/).
(13) Cet objectif s’est manifesté par la publication d’un document trilatéral en marge de la conférence d’examen du Traité de non-prolifération, en 2022 : « TNP - Déclaration ministérielle de la France, des États-Unis et du Royaume-Uni », 1er août 2022 (https://www.diplomatie.gouv.fr/).
(14) Cette interprétation est notamment retenue dans le dernier Concept stratégique de l’Otan de 2022.