Puissance multidimensionnelle, les États-Unis disposent d’un avantage aérien systémique dans l’Indo-Pacifique. Néanmoins, les actions hybrides menées par les forces aériennes chinoises, notamment autour de l’île de Taiwan, redéfinissent progressivement l’équilibre régional.
De la puissance aérienne américaine en Indo-Pacifique
Vaste région géopolitique englobant les deux océans éponymes et s’étendant de l’Afrique orientale au continent américain, l’Indo-Pacifique est surtout une construction sémantique développée par plusieurs gouvernements visant à limiter le développement croissant de la République populaire de Chine (RPC) dans la région. Déjà théorisée dans les années 1930 par le géopoliticien allemand Karl Haushofer (1), la notion réapparaît sous la plume de l’ancien Premier ministre japonais Shinz? Abe en 2007. Le terme se démocratise rapidement dans diverses chancelleries, notamment en Australie (2013), aux États-Unis (2017), en Inde et en France (2018). Si chaque acteur interprète et caractérise la région en fonction de ses intérêts, la portée sino-centrée du concept est bien comprise. Ainsi, les principaux partenaires de la RPC (Russie, Pakistan, Iran et Corée du Nord), bien qu’exerçant une influence importante dans la région, ne reprennent pas directement la terminologie. A contrario, les États-Unis et leurs alliés historiques en ont été les initiateurs. L’émergence de la nomenclature « Indo-Pacifique » comme espace géopolitique de référence met ainsi en exergue un nouveau duopole sino-américain dans les relations internationales.
Si l’élément maritime prévaut dans l’inconscient collectif quand on évoque l’Indo-Pacifique (2) (la région englobe 60 % des océans à l’échelle mondiale, soit 233 millions de km²), le milieu aérien est aussi une composante fondamentale de la puissance multidimensionnelle américaine dans cette zone. Capacité de projection de puissance, bases permanentes stationnées dans des pays alliés, accès à des installations militaires, coopérations internationales des forces aériennes et marchés à l’export civils et militaires sont autant de secteurs clés que Washington cherche à valoriser à travers la stratégie indo-pacifique.
Les Américains disposent encore d’un avantage aérien systémique face à la Chine dans cette région, mais les actions hybrides menées par les forces aériennes chinoises redéfinissent progressivement l’équilibre des puissances.
© Paco Milhiet, 2023. Source : Kulshrestha S. (RADM Retd.), « Cupping the Pacific—China’s Rising Influence », Unbiased Jottings on Global Maritime Issues, 27 mars 2018 (https://skulshrestha.net/).
Les États-Unis d’Amérique, une puissance indo-pacifique
Les États-Unis sont une puissance historique de la région indo-pacifique. Dès le XIXe siècle, le gouvernement fédéral développe une capacité hauturière et étend son influence à l’ensemble du bassin pacifique (Japon 1853 ; Midway 1867 ; Philippines, Hawaï et Micronésie 1898). Avant même l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, en 1941, l’US Navy est déjà une marine de guerre capable de se projeter sur l’ensemble des océans. Pendant la guerre froide, le secrétaire d’État John Dulles dessine l’endiguement maritime des forces communistes par un réseau de trois cercles concentriques (Island chain) au large du littoral oriental asiatique. Washington exerce, aujourd’hui encore, sa souveraineté sur onze territoires américains dans le Pacifique océanien (3) et est lié par un traité de libre association (compact free association) avec les Palaos, les États fédérés de Micronésie et la République des îles Marshall.
Dans l’océan Indien, la base militaire de Diego Garcia, rattachée aux territoires britanniques de l’océan Indien en 1965, est louée à l’armée américaine depuis 1971. Elle constitue une véritable plateforme logistique et opérationnelle, notamment utilisée comme base de départ des bombardiers B-2 Spirit lors des raids menés en Irak (1991, 2003) et en Afghanistan (2001).
L’émergence d’une stratégie Indo-Pacifique américaine
Dans le prolongement de la stratégie du pivot to Asia opéré sous Barack Obama (2011), l’Administration américaine va progressivement adopter la terminologie. Dès 2010, Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, rappelle l’importance du « bassin indo-pacifique », dans un discours face aux représentants de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) (4). Les think tanks et les grands analystes reprennent progressivement la nomenclature (5). Finalement, le président Donald Trump s’approprie la stratégie dans un discours lors d’un forum de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) au Vietnam en novembre 2017 (6). Depuis cette date, les différents ministères et autorités concernés font systématiquement référence au concept Indo-Pacifique quand ils s’expriment sur des questions relatives à la géopolitique de l’Asie et des océans Indien et Pacifique.
En 2018, la transformation du US Pacific Command (PACOM) en Indo-Pacific Command (INDOPACOM) officialise l’évolution sémantique par les autorités militaires. La transition, avec l’élection de Joe Biden en 2021, n’a pas remis en cause les grands principes de la politique étrangère du pays, notamment concernant l’Indo-Pacifique. Ainsi, nonobstant les fractures et rivalités au sein de la société américaine, il semblerait qu’en matière de politique internationale, et plus spécifiquement face au développement de la RPC, un continuum géopolitique perdure à la Maison-Blanche.
Extension de l’Indo-Pacifique à d’autres schèmes stratégiques
Pour garder l’initiative du narratif stratégique, la diplomatie américaine invente d’autres formats complémentaires, encore plus ouvertement dirigés contre le développement de la Chine dans la région. C’est le cas du Quadrilateral Security Dialogue (QUAD), un partenariat multimodal unissant les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon, et de l’AUKUS, nouvelle alliance militaire tripartite entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni.
La multiplication de schèmes stratégiques clivants coïncide avec l’intensification des critiques aux États-Unis vis-à-vis du régime chinois (7), sujet consensuel et bipartisan entre Républicains et Démocrates. Si une situation de crise devait se produire entre les deux superpuissances, c’est probablement depuis le milieu aérien que les principales manœuvres seraient entreprises.
Le milieu aérien, un espace de confrontation en Indo-Pacifique
Les États-Unis dominent les relations internationales depuis 1945 par la force de leur commerce extérieur et de leur puissance militaire. Dans le même temps, l’essor prodigieux de l’aviation a modifié la pratique des relations internationales en exerçant un rôle prépondérant dans les conflits contemporains tout en participant à la mondialisation des échanges et des personnes.
L’US Air Force et d’autres composantes des forces armées américaines sont garantes de la domination américaine à travers l’emploi des moyens aériens en soutien de la politique étrangère de Washington. L’émergence du concurrent chinois, notamment de ses capacités aériennes, présage l’instauration d’un nouveau duopole dans la région indo-pacifique, particulièrement autour de l’île de Taiwan, principal point d’achoppement dans la zone.
La diplomatie aérienne américaine en Indo-Pacifique
Sujet extrêmement vaste, la diplomatie aérienne américaine comme « emploi des moyens aériens en soutien d’une politique étrangère » (8) se décline de plusieurs manières en Indo-Pacifique.
D’abord en termes de puissance militaire, l’USAF avec près de 330 000 militaires en service actif (9), et plus de 5 200 aéronefs militaires, constitue la première armée de l’air au monde (10). Les aéronefs de l’US Army (4 409), de l’US Navy (2 464), et de l’US Marines Corps (1 157), complètent le dispositif aérien pour un total de 13 247 appareils, soit l’équivalent des 5 autres premières flottes mondiales (toutes riveraines de l’Indo-Pacifique).
Dans la région indo-pacifique, l’INDOPACOM mobilise 375 000 militaires (dont 46 000 de l’USAF) et 2 500 aéronefs, opérant depuis les bases américaines du Pacifique (Hawaï, Alaska, Californie, Guam, Micronésie, Diego-Garcia). Les forces américaines peuvent également s’appuyer sur un réseau de bases prépositionnées dans des pays étrangers (Japon, bases de Misawa, Kadena et Yokota, 45 000 militaires ; en Corée du Sud bases de Osan et Kunsan, 22 000 militaires ; en Australie à Darwin, 2 500 militaires). Elles peuvent également avoir accès à certaines installations militaires aux Philippines et à Singapour. Par ailleurs, l’USAF organise de nombreux exercices bilatéraux avec les armées de l’air asiatiques et participe à de grands exercices multilatéraux dans la zone pour renforcer l’interopérabilité et développer les relations politico-militaires (11).
Nombre d’aéronefs militaires dans les forces armées par pays (source : Flight International, op. cit.)
|
Air |
Terre |
Marine |
Troupes de marine |
Total |
États-Unis |
5 217 |
4 409 |
2 464 |
1 157 |
13 247 |
Russie |
3 863 |
nc |
310 |
/ |
4 173 |
Chine |
1 991 |
857 |
437 |
/ |
3 285 |
Inde |
1 715 |
232 |
239 |
/ |
2 186 |
Corée du Sud |
898 |
611 |
69 |
17 |
1 595 |
Japon |
746 |
392 |
311 |
/ |
1 449 |
Pakistan |
810 |
544 |
32 |
/ |
1 386 |
Égypte |
1 053 |
nc |
nc |
/ |
1 062 |
Turquie |
612 |
398 |
47 |
/ |
1 057 |
France |
Air : 570 |
306 |
179 |
/ |
1 055 |
Nota : La classification réalisée par le site Flight international comprend pour chaque pays : les avions de combat, les avions de transport et de ravitaillement, les avions de renseignement, surveillance et contrôle, les hélicoptères de combat et de transport, les avions et les hélicoptères de formation.
La vente de matériel militaire constitue un autre aspect fondamental de la diplomatie aérienne américaine. Les États-Unis sont le principal exportateur d’armement au monde. Ces ventes ne sont pas dénuées d’intérêts politico-stratégiques et entraînent une diffusion de standards d’entraînement, et de mise en application doctrinale. Avec les transferts de technologies, les conventions dépassent la simple vente de matériel, et deviennent un calcul géopolitique, une protection à long terme avec une diffusion de la culture opérationnelle et une accoutumance technologique (12).
Les forces armées de la région indo-pacifique restent largement dépendantes des systèmes d’armes importés de fournisseurs étrangers, les plus grands importateurs d’armes au monde se trouvant dans cette région (13).
Classement régional des pays importateurs d’armement
Pays |
Millions de dollars période 2016-2022 |
% d’importations américaines |
Inde |
21 122 |
9,5 |
Arabie saoudite |
20 129 |
75 |
Qatar |
10 386 |
45,5 |
Égypte |
10 169 |
72 |
Australie |
9 135 |
71 |
Chine |
8 741 |
nc |
Corée du Sud |
7 114 |
66 |
Pakistan |
6 750 |
1 |
Japon |
5 666 |
96 |
Émirats arabes unis (EAU) |
5 412 |
65 |
Vietnam |
2 820 |
4 |
Singapour |
2 767 |
40,7 |
Indonésie |
2 721 |
24 |
Thaïlande |
1 984 |
10,5 |
Bangladesh |
1 964 |
0,5 |
Philippine |
1 731 |
16 |
Myanmar |
1 556 |
nc |
Taiwan |
1 114 |
99 |
Malaisie |
890 |
4.6 |
(Source : SIPRI-Institut international de recherche sur la paix de Stockholm)
L’Indo-Pacifique constitue donc un marché d’export privilégié pour la base industrielle technologique de défense américaine. Les principaux acheteurs d’armement américains sont aussi leurs principaux partenaires politiques. A contrario, les pays avec lesquels les États-Unis n’entretiennent pas de bonnes relations n’achètent pas d’armement américain. Le F-16 par exemple, avion de chasse le plus vendu au monde (14), a été acheté par plus de 20 pays, notamment la Corée du Sud (171, produits localement sous licence), l’Indonésie (36), Singapour (60), la Thaïlande (68), Taiwan (142). Plus récemment, l’avion de chasse de cinquième génération, le F-35, développé par Lockheed Martin et en service dans l’armée américaine depuis 2015, a été vendu en Australie (72 commandés), au Japon (145), à Singapour (4) et en Corée du Sud (40).
Les États-Unis disposent donc encore d’un avantage conséquent en matière de puissance aérienne face à leur principal concurrent en Indo-Pacifique, la RPC. Cependant, les Forces aériennes de l’Armée populaire de libération (FAAPL) développent des stratégies hybrides qui pourraient, à terme, constituer une menace pour certains alliés américains dans la zone, et rendre la supériorité militaire et technologique américaine inopérante.
Déploiements des forces aériennes chinoises à proximité de Taiwan
Les espaces aériens dans le pourtour de la République populaire de Chine sont le théâtre de rivalités géopolitiques croissantes. En plus des conflits territoriaux dans les mers de Chine, l’île de Taiwan, revendiquée par Pékin, mais soutenue politiquement par les États-Unis, cristallise l’ensemble des tensions régionales. Depuis 1979, le gouvernement de Washington ne garantit plus d’intervention militaire en cas d’invasion chinoise de l’île, mais entretient délibérément une « ambiguïté stratégique » (15) sur la réaction américaine en cas d’agression chinoise afin d’empêcher toute annexion unilatérale de l’île. La relation trilatérale Chine–Taiwan–États-Unis est donc complexe et fragile, le moindre incident politico-diplomatique menaçant de remettre en cause le statu quo.
Franchissement de la ligne médiane par des avions chinois
Réalisation Paco Milhiet, 2023, source : Lewis Ben, « Taiwan ADIZ Violations » (https://docs.google.com/)
La dernière crise date du 3 août 2022, lorsque Nancy Pelosi, troisième personnage politique dans l’ordre protocolaire américain, débarqua à Taipei à bord de l’avion présidentiel Air Force One. Cette visite, considérée comme une provocation intolérable par Pékin, a déclenché le lancement de 11 missiles balistiques DF-21 sur des zones autour de l’île, 5 survolant même le territoire taiwanais. Dans le même temps, une centaine d’aéronefs et dix bâtiments de combats s’engagèrent au-delà de la ligne médiane du détroit, une frontière officieuse tacitement reconnue depuis 1955. Ces manœuvres d’une ampleur inédite sont désormais qualifiées de 4e crise (16) du détroit de Taiwan (17). Depuis cette date, les FAAPL multiplient les incursions au-delà de la ligne médiane.
Les FAAPL opèrent désormais dans une « zone grise », cet espace opérationnel entre la paix et la guerre qui brouille souvent la distinction entre posture permanente de sûreté aérienne et actions ouvertement agressives pour déstabiliser le régime de Taipei. La frontière fictive que constituait la ligne médiane désormais inopérante, une intensification des provocations chinoises est à prévoir lors de la prochaine crise.
Conclusion
Les États-Unis disposent encore d’une supériorité globale dans l’espace aérien de la région indo-pacifique. Dans l’hypothèse d’une escalade militaire entre les deux grandes puissances, les forces aériennes chinoises ne s’aventureraient probablement pas au-delà de leur étranger proche. Néanmoins, à travers les incursions répétées des FAAPL à proximité de Taiwan, les autorités chinoises diffusent un message clair : l’époque où l’armée américaine bénéficiait d’un avantage asymétrique dans le détroit de Formose est révolue. La RPC peut désormais engager des moyens multiples, notamment aériens, pour lancer une offensive globale sur Taiwan. Toute implication étrangère pour la défense de l’île se fera à un coût matériel et humain élevé. ♦
(1) Li Hangsong, The “Indo-Pacific”: Intellectual Origins and International Visions in Global Contexts, Modern Intellectual History, vol. 19, n° 3, septembre 2022, p. 807-833 (https://doi.org/10.1017/S1479244321000214).
(2) Peron-Doise Marianne, « Indo-Pacifique, le maritime », Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 53, octobre-novembre 2019, republié dans Asie Pacifique News, 12 janvier 2020 (https://asiepacifique.fr/indo-pacifique-le-maritime-marianneperondoise/).
(3) Guam, îles Mariannes du Nord, atoll Johnston, Samoa américaines, île Baker, île Howland, île Jarvis, récif Kingman, îles Midway, île Wake, atoll Palmyra.
(4) Clinton Hillary, « Secretary’s speech–America’s Engagement in the Asia-Pacific », Honolulu, 28 octobre 2010 (https://2009-2017.state.gov/).
(5) Par exemple Kaplan Robert, « America’s Pacific Logic », Stratfor Analysis, 2012 (https://worldview.stratfor.com/).
(6) Trump Donald, « Remarks by President at APEC CEO Summit », Da Nang (Vietnam), 10 novembre 2017 (https://trumpwhitehouse.archives.gov/).
(7) On notera par exemple la création par le Congrès d’un « Select Committee on the CCP » pour créer un consensus bipartisan sur la « menace posée par la RPC » et élaborer un plan d’action pour « défendre le peuple américain ».
(8) Lespinois (de) Jérôme, « Qu’est-ce que la diplomatie aérienne ? », ASPF Afrique et Francophonie, 4e trimestre 2012 (https://www.airuniversity.af.edu/).
(9) Department of Defense, 2021 demographics, Profile of the military community, 2021 (https://download.militaryonesource.mil/).
(10) Flight International, 2022 World Air Forces, Directory of World Air Forces, 2022 (https://www.flightglobal.com/download?ac=83735).
(11) Par exemple Garuda Shield (Indonésie), Cope Tiger (Thaïlande), Keris Strike (Malaisie) et Cope India.
(12) Zajec Olivier, « Les industries d’armement et le commerce des armes », Questions internationales n° 73, 2015, p. 70-74 (https://medias.vie-publique.fr/).
(13) Beraud-Sudreau Lucie, Liang Xiao, Wezeman Siemon T. et Sun Ming, Arms-production Capabilities in the Indo-Pacific Region: Measuring Self-reliance, Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), octobre 2022 (https://doi.org/10.55163/XGRE7769).
(14) Flight International, op. cit.
(15) Kuo Raymond, « ‘Strategic Ambiguity’ Has the U.S. and Taiwan Trapped », Foreign Policy, 18 janvier 2023.
(16) Les trois premières crises du détroit ont eu lieu respectivement en 1954 lors du conflit armé autour de l’archipel des Dachen, en 1958 avec le bombardement des îles Kinmen et Matsu, et en 1996 quand les États-Unis déployèrent deux groupes aéronavals dans le détroit pour répondre à des tirs de missiles effectués par la RPC.
(17) Danjou François, « La 4e crise de Taiwan. Quels risques d’escalade ? », Question Chine, 6 août 2022 (https://www.questionchine.net/).