Dans un contexte d’un dynamisme technologique sans précédent, nos intérêts dans le domaine spatial sont confrontés à de nouveaux risques et des menaces naissantes. Le ministère des Armées les a pris en compte avec la Stratégie spatiale de défense (2019). Il a créé le Commandement de l’Espace (CDE), dont la montée en puissance aboutira à une première capacité opérationnelle à Toulouse en 2025 pour couvrir l’ensemble des opérations spatiales militaires.
Spatial de défense : quels défis pour le Commandement de l’Espace ?
Aujourd’hui, l’Espace irrigue tous les secteurs de l’activité humaine et joue un rôle croissant en matière de défense et sécurité. Les enjeux stratégiques qui l’entourent favorisent la compétition entre puissances et peuvent porter à une contestation de cet espace. Les infrastructures spatiales confèrent un facteur de supériorité opérationnelle essentiel aux opérations militaires. Ce facteur de supériorité s’étendra demain aux systèmes de combat collaboratifs. Récemment, le conflit en Ukraine a démontré l’importance stratégique du domaine spatial, notamment via le rôle joué par les acteurs commerciaux, dont l’appui en matière de positionnement, télécommunication et télédétection se démocratise jusqu’à l’élément tactique élémentaire.
Un Espace de confrontation
Le triptyque « compétition–contestation–affrontement » est désormais la grille de lecture des formes de conflictualité. L’Espace se prête tout particulièrement à cette approche puisque le domaine spatial est une zone grise qui favorise le déploiement, parfois sournois, de stratégies hybrides. Cette zone grise est caractérisée par la dualité intrinsèque du domaine spatial, de ses acteurs, techniques et capacités ; par l’absence de frontières et de territorialité ; par la difficulté à déceler des comportements anormaux, voire hostiles en temps réel ; par des mécanismes de régulation qui ne sont plus adaptés à la croissance du trafic spatial et à l’arrivée de nouveaux acteurs.
Avec l’accélération de ces nouvelles mutations, le président de la République déclare le 13 juillet 2018 (1) que l’Espace est devenu un véritable enjeu de sécurité nationale (2). Faisant écho aux préoccupations françaises face à l’émergence de nouvelles menaces spatiales (3), la Stratégie spatiale de défense (SSD) nationale est présentée en juillet 2019 (4). Visant à renforcer notre autonomie stratégique dans l’Espace et assurer notre liberté d’accès et d’action dans ce milieu, la SSD fixe comme objectif la protection de nos intérêts spatiaux, dans le respect d’un usage pacifique de l’Espace. Il y est également question de revisiter le modèle industriel, en profitant des opportunités qu’offre le New Space et en contribuant à (re)faire de la France un moteur de l’Europe dans le domaine spatial. L’extension des coopérations aux opérations dans l’Espace est un enjeu additionnel.
Par ailleurs, le volet juridique lié aux activités spatiales est libéral et peut entraîner des divergences d’interprétation. Les stratégies hybrides combinant des menaces conventionnelles avec des actions de dissimulation, de déni d’accès, de harcèlement en dessous du seuil d’agression armée sont favorisées, confirmant l’utilisation du droit comme outil de puissance. La France ne reste cependant pas inactive dans le domaine et promeut des comportements responsables dans l’Espace par une approche pragmatique à l’échelle européenne.
Une autre mutation structurante est l’émergence de ce qui est couramment appelé le New Space, qui a facilité l’accès à l’Espace et aux capacités spatiales. L’Espace connaît ainsi une forte évolution, créant de nouvelles opportunités, mais aussi de nombreux risques et menaces dans ce qui est considéré aujourd’hui comme le 5e milieu de conflictualité, après les milieux terrestre, maritime, aérien et cyber.
Enfin, l’autonomie stratégique européenne en matière de lancements est aujourd’hui mise à mal, conjoncturellement par le délai entre la fin d’Ariane 5 et l’arrivée d’Ariane 6, et structurellement par la concurrence internationale qui a pris le virage du matériel (partiellement) réutilisable. En 2022, parmi les 91 tirs américains, 61 vols furent réalisés par SpaceX, qui a annoncé 100 vols en 2023, soit un lancement tous les 4 jours ! 2022, c’est aussi 64 tirs chinois et 22 tirs russes pour 5 tirs européens. Après une période transitoire entre le retrait en 2011 de leurs navettes spatiales et l’avènement d’un nouveau modèle de gouvernance, les États-Unis détiennent aujourd’hui une forme d’hégémonie grâce à un secteur commercial dynamique, compétitif et des acteurs comme SpaceX qui ont intégré verticalement toute leur chaîne de valeur.
Après que l’ensemble de ces enjeux ont été identifiés par la SSD en juillet 2019, il est apparu impératif de la mettre en œuvre très rapidement, et ce, autant au niveau structurel qu’opérationnel. Le Commandement de l’Espace (CdE) est créé, et prend la suite de son précurseur, le Commandement interarmées de l’Espace (CIE).
Un commandement qui sert les enjeux de maîtrise de l’Espace, identifiés par la SSD
La genèse du Commandement de l’Espace
À sa création, le CdE comptait 220 personnes réparties sur 4 sites (Creil, Paris, Lyon et Toulouse). Chaque année, les effectifs sont renforcés d’environ 50 personnes, ce qui permettra d’atteindre près de 500 personnes regroupées, à l’horizon 2025, à Toulouse dans un nouveau bâtiment.
Créée en janvier 2021, la Formation administrative 101 préfigure cet horizon. Elle est implantée dans des bâtiments modulaires sur le site du Centre spatial toulousain (CST) du Centre national d’études spatiales (Cnes), où se situera le cœur des Opérations spatiales militaires (OSM).
Le CdE est chargé d’assurer le contrôle des moyens militaires et la surveillance de l’Espace, de concourir à la diffusion de l’alerte aux populations en cas de danger spatial identifié, de planifier et conduire l’action militaire dans l’Espace, d’assurer un soutien des capacités spatiales, et de fournir un appui spatial aux opérations.
Le Centre de commandement, au cœur de la montée en puissance de notre organisation
À l’horizon 2025, le système d’information des opérations spatiales Astreos se trouvera au fondement de notre système spatial militaire et représentera la colonne vertébrale opérationnelle interconnectée du système spatial de défense. Son fonctionnement sera essentiel pour la conduite d’opérations spatiales, pour la maîtrise du milieu et pour le soutien des opérations multi-domaines.
Outil développé pour satisfaire les fonctions C4 des opérations spatiales (commandement, contrôle, communication, calcul), il permettra de recueillir, stocker et traiter en temps réel des quantités considérables de données, de connecter et contrôler l’ensemble des éléments de notre système spatial, d’orienter en temps quasi-réel nos capteurs, de mobiliser des puissances de calculs importantes et adaptées à notre besoin opérationnel, et enfin, d’échanger avec les centres de commandement des autres milieux et ceux des alliés.
Pour répondre à ces objectifs, l’architecture d’Astreos sera conçue autour d’un Data Center. Ce dernier, associé à des capacités de Calcul haute performance (HPC), collectera l’ensemble des données issues des capteurs de situation spatiale et leur appliquera un traitement avec un temps de latence adapté aux besoins de la conduite des opérations. Par conséquent, Astreos concrétisera la montée en puissance du spatial de défense au sein des armées et s’imposera comme une vitrine de nos capacités et de notre maîtrise de l’Espace. Pour ces raisons, le développement d’Astreos, segment fédérateur de commandement et de contrôle des opérations spatiales militaires, doit être au cœur de nos préoccupations pour les années futures.
La maîtrise de l’Espace, dans ses aspects surveillance et protection de nos intérêts dans ce milieu, est indispensable aux services militaires rendus par le CDE, au profit d’intérêts duaux. Cette dualité impose une coordination et un partage de l’information entre les différents acteurs. Par exemple, la constellation européenne IRIS² (Infrastructure de résilience et d’interconnexion sécurisée par satellite) permettra de fournir une connectivité à haut débit et à faible latence, en mesure de couvrir les pôles. La constellation européenne pourra également fournir un service de relais de communication inter-satellites (Transport Layer) contribuant à la formation d’une architecture spatiale globale et résiliente.
Un autre exemple de cette dualité est la surveillance de l’Espace. Répondant au besoin de gestion du trafic spatial, mais également à l’identification et à l’attribution d’actions spatiales, cette thématique est traitée au niveau institutionnel au sein de l’European Union Space Surveillance and Tracking (EUSST). C’est un partenariat de 15 États-membres de l’UE mutualisant leurs capacités de SST nationales, afin de produire aujourd’hui trois services : l’évitement de collision, l’analyse de rentrée atmosphérique à risque et l’analyse de fragmentation de débris. Ces services ont vocation à s’étendre et se diversifier à l’avenir de façon à relever les défis que pose un Espace toujours plus encombré, par des objets de plus en plus petits. Le radar français Graves (Grand réseau adapté à la veille spatiale), récemment rénové, évoluera encore pour répondre à ces besoins mutuels. Cette dualité d’usage, qui sert à la fois la communauté (pour les aspects « sécurité ») et les militaires (pour les aspects « sûreté »), est ancrée dans une logique de partenariat avec le secteur commercial qui vient compléter nos données patrimoniales.
L’évolution du point d’équilibre entre patrimonial et services : l’appui sur le secteur privé
Le conflit en Ukraine met en évidence le rôle que peuvent jouer les acteurs commerciaux, que ce soit au niveau stratégique, opératif ou tactique. L’Ukraine s’appuie sur des services spatiaux (Internet, télécommunications, imagerie optique, radar ou infrarouge, écoute) souvent fournis par des sociétés privées, essentiellement américaines, diversifiant d’autant les acteurs dans l’écosystème ainsi que les perspectives d’applications duales. La présence de ces nouveaux acteurs constitue une opportunité pour compléter nos capacités patrimoniales, qui demeurent cependant des moyens essentiels à notre autonomie d’appréciation. Les opérations spatiales militaires sont donc amenées à exploiter des solutions commerciales, intégrées aux opérations grâce à une Commercial Integration Cell. La pertinence de l’inclusion des acteurs commerciaux dans le spatial de défense est démontrée dans le cadre de l’exercice spatial militaire AsterX, organisé par le CDE. L’achat de services facilite la rapidité d’acquisition, et permet de dynamiser le secteur spatial national, tout en créant un cercle vertueux liant l’industriel et la commande publique.
Cette articulation en matière de coopération avec le secteur commercial permet au CDE de construire ses capacités à trois niveaux : les noyaux souverain et étendu, et le complément capacitaire. Le noyau souverain correspond à nos équipements patrimoniaux, le noyau étendu permet de garantir un accès à un service (auprès de nos alliés ou d’opérateurs de confiance), tandis que le complément capacitaire concentre la location de services, sans garantie particulière.
Pour maîtriser cette problématique, il convient d’une part, d’avoir une connaissance de l’écosystème spatial de nos compétiteurs et de mesurer leur degré d’utilisation de ces nouvelles infrastructures spatiales privées ; d’autre part, de maîtriser le contrôle à l’export, pour se prémunir de toute forme de détournement des capacités commerciales nationales. Il est également nécessaire d’aborder les enjeux doctrinaux, auxquels la Russie semble avoir déjà pris part en déclarant à l’ONU que les infrastructures spatiales commerciales devenaient des cibles légitimes en cas de « représailles ».
Alors que le point d’équilibre entre patrimonial et services évolue, l’innovation portée par le secteur privé permet de répondre aux enjeux hautement stratégiques de l’amélioration et de la diversification de la fréquence de revisite. À terme, il sera question d’avoir accès à des solutions en temps quasi-réel, entre radar, multispectral et optique, intégrées dans notre système d’information des opérations spatiales.
L’innovation développée par symétrie entre le secteur privé et les armées
A été mis en place au travers du pôle Aerospace Valley, un « Space Lab » militaire à Toulouse en coordination avec les acteurs du domaine, afin de tirer le meilleur parti des innovations apportées par le New Space français. Cette proximité avec l’Agence de l’innovation de défense (AID), le Cnes, la Direction générale de l’armement (DGA), l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onéra) permet de capter les idées, et de faciliter l’expression du besoin pouvant bénéficier à la future capacité spatiale militaire et in fine, concrétiser des projets innovants. Il s’agit du Lisa, le Laboratoire d’innovation spatiale des armées.
Cette nouvelle vague innovante portée par des structures agiles aux nouvelles méthodes de production et d’organisation catalyse l’innovation et se nourrit également de l’expertise développée par les acteurs historiques. Ainsi, il n’est pas question d’opposer « Old Space » et « New Space », mais plutôt de tirer profit de leur complémentarité.
Un renforcement des coopérations bilatérales et multilatérales
Les partenariats internationaux revêtent dans le domaine spatial une importance particulière. D’abord, les interactions y sont possibles avec tous les autres acteurs, sans considération de proximité géographique. De plus, les partenariats sont gages d’efficacité opérationnelle, mais aussi de résilience.
Tournées historiquement vers les capacités, les coopérations internationales investissent de manière croissante le champ des OSM. Cette priorité nouvelle est porteuse de défis, en matière d’interopérabilité ou encore de partage d’information dans un domaine toujours considéré comme stratégique : les discussions multilatérales (à l’Union européenne ou à l’Otan) sont ici cruciales. Enfin, la France a rejoint en 2020 l’initiative CSpO (Combined Space Operations) (5) qui a pour objectif de définir le contour des OSM multinationales de demain.
Objectif 2025 : le temps joue contre nous
Le jalon « 2025 » marque la fin de la montée en puissance du CdE parce qu’il correspond à l’atteinte de la première capacité opérationnelle pour faire face à l’augmentation des risques et à l’émergence de menaces.
Un risque cyber identifié dans la SSD en 2019, qui s’est amplifié depuis
Si les conséquences sur le segment sol utilisateur sont restées limitées, certaines attaques passées confirment toutefois l’interdépendance très forte entre Espace et cyber, et le fait que ce modus operandi permet de porter un effet militaire potentiellement significatif sur l’adversaire tout en restant sous le seuil de conflictualité.
On recense trois grandes catégories d’attaques cyber sur les infrastructures spatiales : le déni de service, le détournement et la prise de contrôle qui correspond à l’envoi de signaux usurpés sur la liaison montante.
Les enseignements de la guerre en Ukraine, qu’il s’agisse d’attaques cyber, de la mise à disposition de services commerciaux américains de connectivité, d’observation et d’écoute à l’Ukraine, du brouillage des Systèmes de positionnement par satellites (GNSS) dans la zone perturbant les activités civiles et militaires, soulignent tous la pertinence de la SSD quant à l’importance de la maîtrise de la donnée.
Un risque cyber qui nécessite de l’efficacité et de la résilience dans notre maîtrise de la donnée
Dans un contexte New Space, il convient d’adapter l’architecture des systèmes spatiaux, sur deux niveaux : la résilience face aux nouvelles menaces et la maîtrise de la donnée.
Pour faire face aux nouvelles menaces en orbite basse, il s’avère désormais nécessaire d’y prendre en compte rapidement la question de la défense active. Comportant plusieurs dimensions, cette défense active pourra notamment être mise en œuvre par des capacités laser, mais aussi des satellites de type patrouilleurs-guetteurs. Ces derniers devront pouvoir être placés dans le plan orbital choisi, de manière réactive. Le recours à l’innovation sera clé pour atteindre cette ambition rapidement.
Notre résilience sera également renforcée par la mise en œuvre du programme à effet majeur ARES (Action et REsilience Spatiale) dans la perspective d’accroître la capacité d’action des armées dans l’Espace. Un moyen de défense active sera ainsi mis en service opérationnel, en orbite géostationnaire, avant la fin de la décennie.
Enfin, la réduction du temps d’acquisition d’une donnée d’origine spatiale est un enjeu critique – notamment dans le contexte du conflit en Ukraine où les constellations privées ont montré leur intérêt. Le projet Chronos lancé en 2022 a pour objectif de passer d’un délai de mise à disposition de l’information (qui est de 24 heures en moyenne aujourd’hui) à moins d’une heure dans une grande majorité des cas, le tout en améliorant la résilience du dispositif de recueil. Chronos est basé sur des briques patrimoniales en grande partie existantes et des capacités disponibles sur étagère ou sous forme de service. Regroupant l’ensemble des acteurs du domaine, le projet accorde une attention particulière à la Base industrielle et technologique de défense (BITD) française et européenne.
Conclusion
Ayant montré toute la pertinence et l’intérêt de concentrer l’expertise et les responsabilités du domaine spatial militaire, le CdE a toutes les clés en main pour parvenir aux objectifs fixés d’ici 2025. Il est aujourd’hui essentiel de comprendre notre environnement et de le maîtriser afin de pouvoir continuer d’y agir. Cet objectif sera notamment atteint grâce à des relations poussées avec nos partenaires, qu’ils soient nationaux, internationaux et commerciaux.
Mars 2023
(1) Macron Emmanuel, « Déclaration du président de la République, sur la politique de défense et les opérations militaires extérieures », Paris le 13 juillet 2018 (https://www.vie-publique.fr/).
(2) S’inscrivant dans la Revue stratégique de défense et de sécurité de 2017 (https://www.vie-publique.fr/).
(3) Notamment les activités du satellite russe Luch-Olymp.
(4) Groupe de travail Espace, Stratégie spatiale de défense, ministère des Armées, 2019 (https://medias.vie-publique.fr/).
(5) Regroupant les 5-Eyes (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni et États-Unis) et l’Allemagne.