La gestion des stocks et des flux de munitions est indispensable pour éviter que la manœuvre s’enraye ou se fige. Cet article expose les rouages du Service interarmées des munitions (SIMu), qui permet d’entretenir les stocks de munitions françaises, et qui fournit les éléments d’appréciation pour appréhender la complexité ainsi que l’état de ces stocks.
Les stocks de munitions sont-ils vides ? Ou comment le banquier des munitions gère les ressources des armées
Si l’argent est le nerf de la guerre, les munitions en sont un attribut indispensable pour la mener, voire la gagner. L’importance de disposer d’armements et de munitions adaptés à la nature et à l’environnement des conflits s’est constamment confirmée. Les armes à feu ont permis aux colons européens de prendre le dessus sur les peuples amérindiens disposant d’arcs et de flèches, les canons des Panzer allemands ont participé au succès de la Blitzkrieg durant la Seconde Guerre mondiale, les munitions guidées ont contribué à remporter des victoires dans les Balkans et au Proche-Orient avec une meilleure précision que les munitions balistiques, etc. ; ce sont autant d’illustrations des progrès des couples armement/munitions. Si les performances des munitions permettent de surpasser techniquement l’adversaire, les quantités de munitions sont également un facteur de succès.
En effet, les unités combattantes ne peuvent mener leurs missions que si elles disposent de stocks suffisants. Les conflits de longue durée mettent en exergue cette problématique ; cela a été le cas lorsque Churchill sollicita l’appui du congrès américain en 1941, ou plus récemment dans le conflit opposant la Russie et l’Ukraine, quand le président ukrainien Zelensky lance des appels auprès de ses partenaires otaniens et européens. Alors que ces derniers cèdent une partie de leurs propres ressources, des interrogations sur la profondeur des stocks de munitions de la France se murmurent discrètement sur toutes les lèvres avec un soupçon d’inquiétude… Celles-ci sont légitimes car elles sous-tendent le souhait de savoir ce que réserve l’avenir : le soulagement de voir une situation conflictuelle s’apaiser rapidement ou l’éventualité de sombrer dans des temps de crise mettant en suspens tout projet de long terme. Parmi les belligérants, lequel sera freiné le premier dans sa capacité de combattre si les stocks viennent à se tarir ? La France conservera-t-elle sa liberté d’action sur la base d’un stock de munitions suffisant pour rester crédible dans un monde instable ?
Les réponses à ces questions nécessitent de comprendre dans quels buts sont constitués les stocks de munitions et de quelle manière ils sont gérés. Dans cette perspective, le Service interarmées des munitions (SIMu) apparaît comme un acteur de premier plan. Banquier et gestionnaire de patrimoine des munitions conventionnelles, il exploite un réseau de dépôts sur le territoire national et à l’étranger, et contribue aux manœuvres opérationnelles en fournissant au bon endroit, au bon moment, en qualité et en quantité, les ressources que lui ont confiées les armées.
Le SIMu, une banque de confiance
À l’instar d’un réseau bancaire, le SIMu offre avec ses quatorze dépôts en métropole et en Corse, ainsi que ses cinq sites en Outre-mer et à l’étranger (OME), un réseau de coffres-forts adaptés au stockage de munitions dans des conditions optimales de sécurité, vis-à-vis des risques intrinsèques aux munitions, dans les domaines de la protection-défense, du respect de l’environnement et des conditions de travail.
Les activités de ces dépôts sont, en effet, encadrées très strictement (1). Les ressources contenant des matières actives sont protégées du risque principal qu’est l’incendie, ainsi que des actes de malveillance, par l’application du principe de défense en profondeur. Des barrières permettent ainsi de maîtriser les risques : la matière pyrotechnique est scellée au cœur des munitions, lesquelles sont conditionnées dans des emballages spécifiques, entreposés dans des infrastructures renforcées au sein de zones contrôlées, chacune de ces barrières respectant les normes les plus contraignantes en vigueur.
Dans le cadre de la protection contre la malveillance, chaque dépôt du SIMu est implanté dans une Zone protégée (ZP), surveillée par des dispositifs matériels et humains. Ces activités à risques sont encadrées par le Code du travail dont découlent les Études de sécurité du travail (EST), communément appelées « Études pyrotechniques ». Celles-ci permettent de décliner les procédures adaptées aux risques potentiels afférents à la matière active contenue dans les munitions, afin de protéger le personnel évoluant dans les zones qui seraient couvertes par les effets des munitions en cas d’explosion. En complément à cette prise en compte des risques vis-à-vis de l’intérieur de l’enceinte pyrotechnique, les risques potentiels associés aux munitions sont analysés afin de protéger l’environnement extérieur à travers des Études de danger (EDD) qui permettent d’exploiter les sites en conformité avec le Code de l’environnement.
Cette prise en compte exhaustive des risques inhérents aux munitions, dans l’application stricte de la législation, permet de conférer un haut niveau de confiance au banquier des munitions, acteur central de la chaîne logistique – Supply Chain selon la terminologie moderne – des munitions. Le SIMu est, en effet, un acteur incontournable du soutien « munitions ». Toutefois, il ne traite ni de l’acquisition des ressources nouvelles en phase amont, ni de la distribution en aval. À l’instar des banques centrales qui émettent des billets, les armées introduisent les munitions dans les coffres-forts du SIMu après les avoir acquises sur leurs budgets propres. Le SIMu prépare à la demande pour expédition les colis de munitions. Les transporteurs de ces fonds particuliers sont ensuite les unités qui vont les consommer ou les organismes qui les achemineront au plus près des utilisateurs finaux. Le SIMu, contrairement à d’autres piliers du soutien, n’est donc pas un acteur de « bout en bout », malgré l’idée couramment véhiculée.
Positionné au centre de la Supply Chain, le SIMu réceptionne et stocke les munitions des forces. Ces stocks sont constitués sur la base des contrats opérationnels fixés aux armées, en déclinaison des choix politiques des Revues stratégiques, ainsi que des allocations d’entraînement. Banque de détails rigoureuse, le SIMu fournit en tout temps, en tous lieux, en qualité et en quantité, les munitions commandées par les armées. Le service délivre des ressources à plus de 480 unités « clientes » (2), dont plus du sixième en OME. Cette diversité et cette multiplicité de clients appellent un fonctionnement adapté.
Tandis que la direction versaillaise du service (DSIMu) assume le rôle de back-office (3) attentif, la subsidiarité descendante reste le principe de fonctionnement courant. Les directeurs des cinq Établissements principaux de munitions (EPMu) de métropole (4), les Détachés de liaison (DL) des dépôts en OME ainsi que les Adjoints interarmées du soutien munitions (AISM) en opérations et exercices, assument des responsabilités déléguées sur les dépôts de leurs zones géographiques respectives.
Le maillage actuel des dépôts du SIMu résulte de la fusion, à la création du service en 2011, des réseaux qu’exploitait alors chaque armée. Celui-ci suit toujours une certaine logique de couleur d’uniforme en raison de la spécificité de certains « clients » ; les bases aériennes de Cazaux et Solenzara accueillent des dépôts facilitant les campagnes de tir aériennes, par exemple. Toutefois, il s’agit, avant tout, d’optimiser les capacités de stockage globales, ce qui peut conduire par exemple à entreposer des munitions aéronautiques dans des sites qui n’entendront jamais le bruit des réacteurs.
Enfin, en banquier avisé, le SIMu ne positionne pas ses précieux œufs dans le même panier dans une perspective de résilience et dissémine au juste besoin des ressources au sein de son réseau.
Le SIMu remplit ainsi ses missions de réception, de stockage et de mise à disposition des munitions au profit des armées (5) dans des conditions de conservation optimales, tant pour leur préservation vis-à-vis de risques externes que pour en maîtriser les risques inhérents. En plus de ces prestations de stockage, le banquier expert des munitions offre également des prestations de gestion de patrimoine en vue d’optimiser les stocks des armées.
Un gestionnaire de patrimoine de qualité
Les munitions stockées au sein du SIMu font l’objet d’une surveillance continue permettant de disposer d’une connaissance précise des niveaux des stocks ainsi que de garanties sur les niveaux de sécurité intrinsèque et de performances des munitions. Les experts de la Supply Chain accèdent de manière instantanée aux niveaux de stocks grâce à la base de données numériques des munitions. Ils organisent les stocks en fonction du rythme des consommations et des besoins opérationnels, assurant la meilleure réactivité au profit des forces, et sont en capacité d’alerter les armées lorsque les niveaux de stocks s’approchent de seuils critiques.
L’amélioration continue des prestations relatives aux munitions repose notamment sur l’évaluation de la Qualité du service rendu (QSR). En revanche, le SIMu n’offre pas de prestation de crédit. Chaque munition qui entre en position de stockage est allouée à l’armée qui l’a acquise. Des transferts entre armées peuvent être réalisés ponctuellement, mais la banque des munitions ne fait pas d’avance sur consommation !
Un travail itératif constant entre le SIMu et le Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA, rattaché à l’État-major des armées) est réalisé pour transporter les munitions entre les dépôts principaux (équivalent des banques centrales) et les dépôts de proximité (équivalent des banques de détails), que ce soit en métropole – on parle alors de flux « inter-dépôts » – ou entre le territoire national et l’OME ou les Opérations extérieures (Opex) – on parle alors d’acheminement. Cela revient à dire que le SIMu prépare les munitions à l’expédition comme le banquier prépare des liasses de billets, lesquelles sont prises en compte par le transporteur de fonds qui est dans ce cas le CSOA, ou plus précisément les unités désignées par le CSOA (6).
Par ailleurs, si le SIMu s’engage à délivrer les volumes de munitions correspondant aux commandes des utilisateurs dès lors qu’il les détient, il en garantit aussi la qualité. Les munitions sont régulièrement contrôlées selon une méthode d’échantillonnage au sein des lots des munitions « non complexes » et de manière unitaire pour les munitions « complexes » (7) employées notamment par l’AAE.
Le SIMu est donc le garant de la bonne gestion du patrimoine qui lui est confié par les armées. À ce titre, il suit en permanence le niveau des ressources, les répartit de la manière la plus équilibrée pour garantir la réactivité des forces, la résilience du dispositif global, ainsi que les activités de maintenance, qui contribuent à fournir des munitions aptes à l’emploi. La gestion de ces stocks et l’organisation des flux afférents résultent d’un engagement quotidien, que le SIMu assure avec une vision de long terme.
Un gestionnaire des stocks et des flux
Tandis que l’optimisation du stockage de munitions résulte d’un compromis multifactoriel induit par les critères associés à la ressource « munitions », les niveaux des stocks évoluent quotidiennement à la baisse du fait de la consommation des utilisateurs, des cessions à des tiers et des éliminations, et reprennent de la consistance en fonction des flux de réapprovisionnement.
La nature des munitions génère des contraintes de stockage multifactorielles qu’il est nécessaire de prendre en compte à la fois dans la gestion des stocks et des flux. En effet, les munitions sont de dimensions particulièrement variées, certaines pouvant se glisser facilement dans une poche tandis que d’autres ne rentreraient pas dans un garage à voiture, notamment les missiles aéronautiques. Cette problématique de cotes alimente les questions relatives au positionnement linéaire et au gerbage – l’empilement vertical – des munitions au sein des dépôts. À ces contraintes dimensionnelles s’ajoutent des restrictions relatives aux risques pyrotechniques : la Division de danger (DD) de chaque munition qui traduit l’explosibilité d’une munition se concrétise par des mesures plus ou moins sévères de stockage. Chacune des banques de munitions du réseau du SIMu doit donc s’adapter au mieux à ces contraintes, tout en conservant la meilleure capacité pour réaliser les opérations de manutention et générer des flux, au regard des besoins programmés des armées et des aléas opérationnels, y compris ceux afférents à de potentiels conflits de haute intensité.
À ce sujet, l’anticipation du taux de consommation des ressources est le facteur le plus important pour éviter des ruptures d’approvisionnement en amont de la chaîne de soutien. Alors que les allocations d’entraînement sont définies annuellement et marginalement révisées, il est beaucoup plus complexe d’anticiper la consommation opérationnelle et les cessions à des partenaires stratégiques, qui résultent de l’évolution du contexte géopolitique international. L’année 2022 a ainsi fait surgir plusieurs cygnes noirs (8), que ce soit en Europe de l’Est ou en Afrique subsaharienne. Comme les banques qui se préparent à des chocs inopinés – les krachs boursiers notamment –, les armées se tiennent en mesure de rebondir face à des chocs endogènes.
En outre, si la consommation des munitions est la voie principale de diminution des stocks, des munitions sont également éliminées lorsqu’elles arrivent en péremption ou subissent des problématiques de vieillissement, telles que des exsudats, des obsolescences ou trivialement en raison du retrait de service de l’armement qui les tire. Elles sont alors éliminées en régie par les artificiers du SIMu ou par des prestations externalisées, mettant en œuvre des circuits permettant de garantir leur dénaturation. Au même titre que la Banque de France, qui recycle et élimine les billets usagés, le SIMu s’assure de disposer de munitions aptes à l’emploi.
L’acquisition des munitions est un processus de long terme, en particulier pour les missiles aéronautiques, en raison des aspects contractuels sur des marchés resserrés, voire captifs, et des délais de production puis de livraison. Les crises actuelles qui ont généré des problèmes de ravitaillement de matières premières et de transport affectent également les munitions et peuvent différer les réapprovisionnements ou mises en place initiales. Il s’agit d’une question de souveraineté nationale. Cette phase amont de la chaîne de soutien est fondamentale pour constituer les stocks, car la banque n’est pleine que si les clients la remplissent !
Les stocks de munitions doivent donc être analysés sous une double perspective : d’une part, la gestion dynamique des flux, et d’autre part, l’entretien d’un équilibre autour des seuils définis par les contrats fixés aux armées. L’expertise technique contribue à l’entretien optimal des stocks de munitions, mais ce sont les choix politico-stratégiques qui déterminent les niveaux effectifs de ces derniers.
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En conclusion, les stocks de munitions des armées françaises sont constitués au sein des dépôts du SIMu qui en assurent de manière optimale à la fois la préservation, l’entretien et l’élimination le cas échéant. Ce service entièrement dédié à la mission du soutien munitions, dans la portion centrale de la Supply Chain afférente, agit à la fois comme banquier central et responsable d’un réseau de banques de détails au service des unités des forces.
En outre, il œuvre en gestionnaire de patrimoine avisé, scrutant les niveaux des stocks et répartissant les ressources selon le meilleur compromis entre emploi, résilience, Maintien en condition opérationnelle (MCO) et capacités de stockage. Concernant ces dernières, il s’astreint à disposer des espaces nécessaires et suffisants pour l’accueil des stocks de munitions. Et si la banque vient à se vider, il s’agit alors pour les armées – et surtout les décideurs politiques – de financer les approvisionnements permettant de générer les flux qui recompléteront les stocks. Tant qu’il y a du flux, il y a du stock. Comme pour les services bancaires, il s’agit d’une question de trésorerie ! ♦
(1) Les dépôts métropolitains du SIMu sont classés « Seveso - seuil haut ». La directive de l’Union européenne visant à prévenir les accidents majeurs impliquant des substances dangereuses, est dite « Seveso », en écho au rejet accidentel de dioxine survenu en 1976 sur la commune italienne éponyme.
(2) 60 % Marine nationale, 25 % Armée de Terre, 15 % Armée de l’Air et de l’Espace (AAE). Les directions et services sont rattachés aux dépôts d’armées.
(3) Niveau administratif central bancaire qui dispose de la capacité de surveillance globale et qui n’établit pas de contact direct avec les clients.
(4) Bretagne, Centre-Aquitaine, Champagne-Lorraine, Méditerranée et Provence.
(5) Arrêté du 30 décembre 2020 fixant les missions et l’organisation du Service interarmées des munitions (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042838893).
(6) Le CSOA recourt soit à des prestations externalisées, soit aux moyens des armées – en particulier via le Centre des transports et transits de surface (CTTS), placé sous son autorité.
(7) Les munitions « complexes » sont celles qui requièrent un assemblage ou de la maintenance spécialisée, notamment la missilerie. Les autres munitions, telles que la cartoucherie, sont par défaut « non complexes ».
(8) Cf. Taleb Nassim Nicolas, Le cygne noir : la puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres, 2010, 406 pages.