Alors que le contexte sécuritaire international est caractérisé par une compétition permanente entre les États pour garantir l’accès à l’espace extra-atmosphérique, la croissance de l’industrie spatiale offre des opportunités. L’Integrated Review et le Defence Command Paper fournissent le cadre nécessaire à la déclinaison du triptyque « Own, Collaborate and Access » qui permettra au Royaume-Uni de les saisir.
S’appuyer sur le modèle Own, Collaborate, Access pour renforcer l’éventail de la défense spatiale
Le domaine spatial, un temps perçu comme sanctuaire et espace non-conflictuel (1), a été un élément clé de la manière occidentale de faire la guerre depuis plus de 30 ans, soutenant une exploitation harmonieuse de cet « espace commun » comme garantie du succès opérationnel (2). Cependant, l’Espace est de plus en plus appréhendé comme un domaine opérationnel ou conflictuel par les États et les organisations internationales. Ce changement de perception du domaine spatial va à l’opposé de la pensée traditionnelle. En considérant « l’espace extra-atmosphérique vital pour la sécurité et la résilience du Royaume-Uni » (3), la production d’une réflexion conceptuelle cohérente de la puissance spatiale, une démarche d’innovation et un développement capacitaire permettant de tirer tous les avantages opérationnels de l’espace exo-atmosphérique sont essentiels pour atteindre les objectifs de la National Space Strategy (« Protect our national interests in and through space ») (4) pour Londres. Avant de développer et d’employer efficacement la puissance spatiale, il est nécessaire d’en comprendre l’essence.
L’espace extra-atmosphérique favorise l’intégration multi-domaines et, tel que cela a été mis à jour par le conflit en Ukraine, le domaine spatial est en mesure de procurer un avantage décisionnel substantiel en garantissant une prise de décision rapide et appropriée. Selon le ministère britannique de la Défense (MoD), les caractéristiques de la puissance spatiale (la permanence, l’accessibilité et la perspective différente qu’elle procure (5)), favorisent la réalisation de plusieurs types d’opérations dans le monde entier, parfois de manière simultanée. Un satellite de communication géosynchrone, par exemple, peut être utilisé au profit de plusieurs opérations qui ont lieu dans son champ de couverture.
Le contexte sécuritaire international est caractérisé par une compétition permanente parfois même agressive entre les États, certains pouvant remettre en question l’accès du Royaume-Uni à l’Espace. La Russie, la Chine et l’Inde ont toutes les trois procédés à des essais de missiles antisatellites (ASAT). Moscou a développé un des systèmes de guerre électronique très élaborés qui peut brouiller les signaux émis par satellites, tels que le Global Navigation Satellite System (GNSS), et les communications par satellite, n’hésitant pas à utiliser de nouveaux modes d’action pour conduire en orbite des actions sophistiquées voire menacer depuis le sol les capacités en orbite en utilisant des missiles intercepteurs (6). Les menaces cybernétiques, tant étatiques que non étatiques, visent à empêcher la transmission ou à falsifier les données satellitaires. Dans le même temps, l’omniprésence croissante des capteurs spatiaux ISR (Renseignement, surveillance et reconnaissance), militaires comme commerciaux, n’est pas sans conséquence sur la conduite des opérations militaires.
La croissance de l’industrie spatiale et l’accélération technologique au sein du domaine spatial offrent des opportunités pour une innovation de défense rapide dans le but d’intégrer l’Espace au spectre des actions de défense, incluant la planification opérationnelle, la doctrine, le développement capacitaire et l’entraînement. Pour suivre les progrès technologiques générés par l’industrie et tirer les bénéfices d’un usage de l’Espace, le milieu de la défense nécessite des processus d’acquisition plus souples s’appuyant sur des expérimentations plus nombreuses et une aptitude à transformer des démonstrateurs opérationnels de pointe en des équipements qui sauront rester évolutifs au cours de leur utilisation par les armées. Pour faire face aux futurs défis sécuritaires, le MoD a besoin de respecter les délais de la conception à la mise en orbite.
New Space
Depuis 2010, le concept de New Space a été utilisé pour décrire les activités spatiales commerciales modernes. Le New Space peut être défini comme « une industrie globale de sociétés et d’entreprises privées qui cible avant tout une clientèle commerciale, est soutenue par un capital-risque en quête d’un retour sur investissement rapide en cherchant à réaliser des profits avec des produits ou des services développés dans ou pour l’Espace » (7). Le New Space vient de l’élargissement du marché commercial des technologies spatiales, qui a entraîné, tout particulièrement aux États-Unis, des investissements significatifs dans de petites entreprises de type start-up qui cherchaient à rompre avec l’ordre établi des industries aérospatiales (8). Jusqu’à récemment, la différence principale entre les entreprises du secteur spatial traditionnel et celles du New Space était leur clientèle. Les industries traditionnelles se concentraient sur les clients étatiques et les entreprises du New Space sur les clients commerciaux. Dans un futur proche, l’État restera associé à l’économie du domaine spatial afin de pouvoir continuer d’y accéder « d’un point de vue réglementaire, technique et économique » (9) par le biais de régulations et d’investissements. Néanmoins, ce phénomène donne au milieu de la défense l’opportunité d’accélérer son développement capacitaire en utilisant l’amélioration technologique du New Space et le financement gouvernemental dans le secteur spatial.
Mise en œuvre de politiques spatiales
L’Integrated Review 21 (10) a engagé le Royaume-Uni à devenir un « acteur significatif dans l’Espace » en coordonnant étroitement les politiques spatiales civile et militaire tout en réclamant également une approche plus active pour se doter et maintenir un avantage stratégique grâce à la science et la technologie. Le Defence Command Paper est allé plus loin en se focalisant sur la recherche et le développement dans l’Espace pour accélérer le développement et l’adoption de nouvelles technologies (11) et ainsi satisfaire l’ambition nationale d’être un « acteur significatif dans l’Espace » et soutenir le secteur spatial commercial britannique. La National Space Strategy (12) et la Defence Space Strategy (13) qui en a découlé, ont mis à jour les concepts et idées esquissés dans l’Integrated Review et le Defence Command Paper, les transformant en des leviers efficaces pour accroître les activités spatiales à l’horizon 2030.
L’intégration est primordiale dans la conduite de la guerre moderne et l’Espace est un élément clé dans le processus d’intégration des forces entre elles. La Defence Space Strategy présente comme principe premier l’importance fondamentale de la coordination des efforts portés dans les différents domaines et milieux, au sein des différents ministères, par les différents partenaires et alliés, au sein des secteurs industriel et académique. La résilience est complémentaire à cette intégration et l’objectif du Royaume-Uni est, en ce sens, d’assurer la collaboration avec ses alliés pour garantir sa résilience mais aussi afin de rendre sûr et sécurisé le domaine spatial. Ainsi, ces efforts d’intégration et cette résilience permettront de dissuader d’éventuels adversaires et assureront la réussite des missions militaires (14) tout en renforçant les ressources disponibles. Trois thèmes stratégiques sont décrits au sein de la Defence Space Strategy comme nécessaires à l’aboutissement de l’ambition nationale. Il s’agit d’abord de « Protéger et Défendre », pour développer des capacités et des processus permettant au Royaume-Uni de protéger et défendre ses intérêts nationaux dans et par le biais de l’Espace. Le deuxième thème, « Améliorer les opérations militaires », vise à favoriser l’intégration du domaine spatial et la fourniture de services spatiaux sécurisés pour l’ensemble des aspects de la défense britannique. Finalement, le volet « Réformer les compétences et la cohésion » soutient le développement des effectifs de la défense spatiale du Royaume-Uni, ce qui inclut le recrutement mais aussi l’entraînement des experts du domaine spatial et vise aussi à les fidéliser au sein du secteur de la défense. Ainsi, ces trois thèmes et les principes fondamentaux d’intégration et de résilience explicitées précédemment définissent les priorités britanniques en termes de développement capacitaire renforçant in fine la capacité du Royaume-Uni à comprendre, décider et agir. Ces priorités capacitaires contrebalancent le besoin d’appuyer les opérations actuelles, avec la nécessité de se doter de nouvelles capacités permettant de faire de l’Espace un domaine opérationnel à part entière.
Les leçons du développement capacitaire dans les autres domaines, et particulièrement dans les domaines aérien et cyber, doivent être tirées pour favoriser une innovation et un développement capacitaire rapide dans l’espace exo-atmosphérique. Le domaine spatial doit être reconnu comme singulier nécessitant une adaptation de son processus d’acquisition en conséquence. L’analyse des efforts fournis par les partenaires et les alliés du Royaume-Uni pour renforcer leur développement capacitaire peut conduire à la compréhension des meilleures démarches permettant l’innovation la plus rapide (15). Toutefois, certaines caractéristiques de l’Espace nécessitent des considérations particulières et des compromis, notamment en ce qui concerne les charges utiles ou les combustibles (16) – spécialement au regard des ressources disponibles qui restent limitées. Le Royaume-Uni « ne peut pas simplement reproduire les approches des puissances spatiales historiques comme les États-Unis ou bien la France » (17). Pour ce faire, l’innovation capacitaire mais aussi celle visant les processus de développement capacitaire eux-mêmes est nécessaire pour doter le Royaume-Uni de moyens spatiaux, justifiant le développement du cadre « Own, Collaborate and Access » (« S’approprier, collaborer et accéder »).
S’approprier, collaborer et accéder
La garantie d’un accès à l’Espace et des capacités industrielles pertinentes sont des conditions sine qua non à l’indépendance opérationnelle et à la protection des technologies sensibles (18). Le cadre « Own, Collaborate and Access » (19) dresse les critères sur lesquels « technologies et services seront identifiés, développés et produits selon le niveau de propriété et de contrôle requis » (20), ce qui aura une influence sur la vitesse à laquelle ces capacités seront développées. Au-delà du simple triptyque « Own, Collaborate and Access », existe un ensemble complexe de critères qui conduit à une multitude de combinaisons et de méthodes d’engagement avec les partenaires industriels et les alliés du Royaume-Uni, chacun comportant des avantages, des coûts et des risques différents.
Le domaine spatial est, comparé aux domaines traditionnels et de manière significative, moins centré sur les plateformes et se rapporte davantage à une approche de système de systèmes. Certains engins spatiaux, par leur nature, font partie d’un système plus vaste (dans l’Espace, reliés les uns aux autres et avec les stations sol) et sont intégrés à ces systèmes pour réaliser leur mission. De plus, un même satellite est souvent équipé de plusieurs charges utiles permettant des missions différentes. Cette nature de « système de systèmes » des capacités spatiales est complexe, composée de multiples acteurs impliqués dans des activités différentes, et ce particulièrement avant la mise en orbite, pendant la conception, la production et le lancement des engins spatiaux. La conjugaison de start-up dynamiques et d’entreprises historiques avec des processus et des structures d’approvisionnement adaptés assure au MoD l’accès aux avancées technologiques du New Space à un rythme pertinent. Cela implique de construire une base industrielle solide, ce qui est complexe et devra être soutenu par le MoD. Par conséquent, les choix capacitaires spatiaux qui répondent aux exigences du MoD sont susceptibles de provenir d’une combinaison d’options dictée par ce système global de systèmes.
En fonction de ses exigences, le MoD peut identifier les options qui pourront être considérées comme se situant aux extrémités de ce cadre de travail. Il en privilégiera certaines afin de conserver son autonomie stratégique opérationnelle. De plus, il doit identifier urgemment les capacités qui en revanche pourront être acquises par le biais de solutions commerciales. Tandis que le conflit en Ukraine a mis en lumière le rôle déterminant du domaine spatial dans la conduite de la guerre moderne, la valeur ajoutée des technologies commerciales est devenue évidente. Kiev a employé avec succès des systèmes satellitaires commerciaux pour jouir de renseignement (fonction ISR) en temps quasi-réel, de services Internet par satellites et d’outils de Positionnement, de navigation et de référence temporelle (PNT, Position Navigation and Timing). Ces capacités disponibles sans restriction ont aussi aidé Kiev à contrer la campagne de désinformation de la Russie sur la scène internationale. De ce fait, le MoD doit examiner minutieusement ces impératifs relatifs à la maîtrise de l’information pour comprendre précisément la combinaison idéale entre données souveraines, alliées et commerciales.
Tandis que les exemples les plus extrêmes sont, d’une certaine façon, plus simples à établir pour les programmes capacitaires, les éléments qui se situent au centre du spectre et peuvent relever d’une combinaison plus complexe d’options nécessitent de considérer plusieurs critères :
– coût abordable et rapport qualité-prix,
– avantage opérationnel et décisionnel,
– sécurité de la chaîne d’approvisionnement,
– interopérabilité avec les partenaires et les alliés,
– engagement international,
– programme de prospérité,
– innovation et production de la propriété intellectuelle,
– les risques et le calendrier de mise en service de la capacité (21).
Ces différentes options apporteront des avantages et des inconvénients qui nécessiteront d’être confrontés à l’ensemble de l’éventail spatial pour s’assurer que les objectifs stratégiques soient atteints tout en continuant à évoluer à un rythme qui permette au développement capacitaire de bénéficier de l’innovation technologique. La gestion de cet éventail et la vision d’ensemble de celui-ci sont essentielles pour garantir un niveau acceptable de risques tout en conservant la possibilité de saisir des opportunités au travers d’une démarche d’innovation. ♦
(1) McCall Stephen M., Space as a Warfighting Domain: Issues for Congress, Congressional Research Service, 10 août 2021 (https://sgp.fas.org/crs/natsec/IF11895.pdf).
(2) Burt Kelly D. (Maj.), Space Power in Small Wars: The End of Asymmetric Advantage?, School of Advanced Air and Space Studies, Air University, juin 2010, p. 3 (https://www.hsdl.org/?view&did=816832).
(3) HM Government, National Space Strategy, septembre 2021, p. 10 (https://assets.publishing.service.gov.uk/).
(4) Ibidem, p. 20.
(5) HM Government, Defence Space Strategy: Operationalising the Space Domain, Londres, HNG, février 2022, p. 18 (https://assets.publishing.service.gov.uk/).
(6) Wright Timothy, « Russia tests Space Based Anti-Satellite Weapon », IISS, 9 septembre 2020 (https://www.iiss.org/).
(7) Weinzierl Matthew et Acocella Angela, « Blue Origin, NASA, and New Space (A) », p. 1.
(8) Madry Scott, Disruptive Space Technologies and Innovations: The Next Chapter, Springer, 2019, 252 pages.
(9) Shammas Victor Lund et Holen Tomas B., « One Giant Leap for Capitalistkind: Private Enterprise in Outer Space », Palgrave Communications, 2019, p. 6.
(10) Strachan Hew, « Global Britain in a Competitive Age: Strategy and the Integrated Review », Journal of the British Academy, n° 9, p. 161-177 (https://doi.org/10.5871/jba/009.161).
(11) Defence Command Paper, p. 45. (https://assets.publishing.service.gov.uk/).
(12) HM Government, National Space Strategy, op. cit.
(13) HM Government, Defence Space Strategy, op. cit., p. 18.
(14) Ibid., p. 16.
(15) Retter Lucia, Black James et Ogden Theodora, Realising the Ambitions of the UK’s Defence Space Strategy: Factors Shaping Implementation to 2030, Santa Monica, RAND Corporation, 2022, 143 pages (https://www.rand.org/pubs/research_reports/RRA1186-1.html).
(16) Ibid.
(17) Ibid.
(18) HM Government, Defence and Security Industrial Strategy: A Strategic Approach to the UK’s Defence and Security Industrial Sectors, mars 2021 (https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/971983/Defence_and_Security_Industrial_Strategy_-_FINAL.pdf).
(19) Defence Space Strategy, p. 18 : « S’approprier : concerne les nouveaux développements dont dispose le Royaume-Uni et à propos desquels il occupe une position de leader, de la découverte à la fabrication à grande échelle et à la commercialisation. Cela impliquera nécessairement des éléments de collaboration et d’accès. Collaborer : renvoie aux éléments auxquels Royaume-Uni peut apporter des contributions uniques qui [lui] permettent de collaborer avec d’autres pour atteindre [ses] objectifs. Accès : Le Royaume-Uni cherchera à acquérir des sciences et des technologies essentielles d’autres pays, par le biais d’options, d’accords et de relations. Cette démarche sera toujours menée dans les limites du cadre de capacités garanties du ministère de la Défense, en tenant compte du fait qu’il y aura des niveaux nationaux d’exigences divergents concernant la garantie d’accès ».
(20) Ibid.
(21) Retter Lucia, Black James et Ogden Theodora, op. cit., p. 58.