Préface
« Et lorsque l’Agneau eut ouvert le second sceau, j’entendis le second animal qui disait : “Viens, et vois”. Et il sortit un autre cheval, rouge feu. Et celui assis sur lui, il reçut le pouvoir de bannir la paix de la Terre, et de faire que les hommes s’entretuassent les uns les autres ; et il lui fût donné une grande épée ».
Apocalypse de Saint Jean, chapitre VI, verset 4
Cet extrait du Nouveau Testament décrit bien sûr le deuxième cavalier de l’Apocalypse, celui qui incarne la guerre et doit semer la désolation sur Terre. Contrairement aux récents cris d’orfraies entendus urbi et orbi, la guerre n’a pas réapparu en février 2022, pas plus que l’histoire ne s’était arrêtée en 1991 ! Elle n’avait jamais disparu mais nous l’avions chassée de notre subconscient, réduite à un enchaînement d’images horribles et quasi doloriste, et nous l’avions repoussée au-delà des limes de ce que nous considérions comme notre espace protégé de vie et de civilisation.
Or, la « Guerre » est consubstantielle de notre humanité, n’en déplaisent aux utopistes les plus célèbres : les Thomas Moore, les Kant ou encore aux légions de somnambules qui traversent toutes les époques avec le même aveuglement naïf quand il n’est pas coupable. Les motifs pour lesquels on la déclare n’ont toujours pas changé depuis vingt-cinq siècles. Les textes de Wao Tseu qui ont inspiré Sun Tsu – selon Raymond Aaron – n’ont pas pris une ride : ce sont la crainte, l’honneur, la haine ou l’intérêt qui en sont le terreau. Toutefois, l’idée de ce propos n’est pas de nous endolorir des images funestes qui s’enchaînent sur les chaines d’information permanente et de les commenter, pas plus que de faire, à rebours, l’apologie de l’abbaye de Thélème pour déclarer la guerre hors la loi. Il semble plus opportun et plus utile de s’interroger sur les grands courants telluriques qui agitent l’espace géopolitique et qui, de fait, déterminent les fondements des guerres à venir.
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En prenant un peu de recul par rapport au bruit de fond incessant et nivelant de l’actualité qui met quasiment à un niveau d’information identique le couronnement du roi Charles III, la dernière frappe de l’Ukraine en Russie ou inversement, et les violences urbaines dans notre pays, force est de constater qu’en une quinzaine d’années, le rythme, l’intensité et l’enchaînement des crises internationales se sont considérablement accélérés au point de faire de ces crises un état continu et non plus un état d’exception, comme le voudrait pourtant la définition de la crise. Sans chercher à se livrer à un recensement qui se voudrait exhaustif, on peut relever les crises majeures suivantes qui ont jalonné les premières décades d’entrée dans le siècle : crise des Subprimes en 2007, crise de l’Euro de 2010, Printemps arabes de 2011, avènement de Daech en 2013, crise des migrants et politique du fait accompli en Crimée en 2014, Brexit en 2016, COVID en 2019-2020, qui a paralysé notre humanité comme un coup de baguette magique maléfique que l’on croirait tiré d’un roman de J.K. Rowling. Quant à l’invasion de l’Ukraine en 2022 aussi grave et aussi lourde de conséquences soit-elle, elle est finalement tout sauf une surprise stratégique comme Hubert Védrine l’explique à merveille (1). De ce bref coup d’œil dans le rétroviseur de l’actualité, je tire trois premières conclusions de portée générale, qui ne sont pas exclusivement de nature sécuritaire et encore moins de nature militaire.
La première est que nous devons désormais apprendre à vivre et surtout à penser avec une épée de Damoclès d’incertitude stratégique constante au-dessus de nos têtes, bien loin des futurs dangereux mais prévisibles comme c’était le cas notamment pendant la guerre froide. À la formule de 1948 de Raymond Aaron « paix impossible, guerre improbable », il nous faut désormais substituer : « paix apparente, guerres [au pluriel] possibles ». Il nous faut désormais imaginer sans cesse l’invraisemblable et sortir de nos zones de confort, de nos certitudes ou de nos assoupissements intellectuels. Il faut vaincre cette citation prêtée à Machiavel : « L’habituel défaut de l’homme est de ne pas prévoir l’orage par beau temps. » Nous devons nous préparer à une dé-standardisation des relations internationales et, partant, une dé-standardisation des crises et de la guerre. C’est d’autant plus difficile dans des sociétés qui ont érigé le principe de précaution et le refus du risque en principes constitutionnels. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que quelques pays – dont le nôtre – font appel à des auteurs de science-fiction pour imaginer des scénarios de rupture (2) que nos cultures, nos habitudes, notre routine et notre rationalité occidentale n’arrivent pas à faire émerger.
Deuxième conclusion : nous devons également nous préparer à l’explosion sans signaux annonciateurs et sans préavis de crises de toute nature (économique, climatique, environnemental, sécuritaire, humanitaire, sanitaire, migratoire) mais dont toutes auront, non seulement, une conséquence sécuritaire, mais surtout – mondialisation faisant – une onde de choc qui parcourra notre planète : l’immolation par le feu d’un jeune tunisien à Sidi Bouzaïd, en 2011 allait déclencher un tsunami capable d’engloutir ou d’obliger à des évolutions radicales une demi-douzaine de pays ; l’agression russe de l’Ukraine a également engendré des secousses quasi planétaires dans les domaines diplomatique, énergétique et économique. Nous avons été happés par ces crises plus que nous avions décidé de nous y impliquer. Autant, c’était une décision souveraine et volontaire que de s’engager dans la lutte contre la piraterie au large de la Somalie, d’aller en République centrafricaine (RCA) pour y faire cesser les massacres, autant nous n’avions que peu d’alternatives au fait de nous engager contre Daech et aujourd’hui contre la Russie. Demain, nous ne choisirons plus nos crises comme nous l’avons souvent fait jusqu’à présent. Nous allons passer d’une logique de guerre de choix à celle de guerre d’obligation.
Enfin, troisième conclusion, nous devons intégrer le fait que l’intérêt des Nations et les rapports de force et de puissance sont redevenus pour une partie des acteurs de l’échiquier international les régulateurs premiers et décomplexés de la géopolitique. La prophétique noosphère du Père Teilhard de Chardin s’éloigne et le temps de la résolution des conflits par les seules voies du dialogue et de la diplomatie n’est pas encore arrivé ou s’est éloigné, en témoignent les agissements désinhibés de nombreux acteurs internationaux : Russie, Turquie, Chine pour ne citer que ceux qui font l’actualité aujourd’hui. La période actuelle est riche d’enseignements. Nous retournons en plein dialogue mélien : les forts font tout ce qu’ils peuvent et les faibles endurent tout ce qu’ils doivent. Et dans ce nouveau cadre, préservons-nous, au titre de je ne sais quel angélisme supposé supérieur, d’être des herbivores dans un monde de carnivores.
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Il est possible que nous soyons, une nouvelle fois en train de changer de phase stratégique. Nous sommes passés de l’effrayante et inhibitrice perspective de l’holocauste nucléaire inscrit dans les gènes de la guerre froide, à celle des opérations de police internationale fondées sur le droit international et le leadership onusien, mais recourant essentiellement à la seule force militaire des années 2000. Nous devons désormais entrer dans la phase des stratégies intégrales qui combinent tous les leviers, nationaux, internationaux, publics et privés de la force et de l’influence pour atteindre leurs objectifs.
Peut-on se préparer à cette forme d’inconnu ? Probablement pas, mais en tout cas, il nous faut libérer les imaginations, décloisonner les intelligences et nous lancer dans le sprint des idées. Sortir de l’imaginaire, penser l’inimaginable, voilà la lourde tâche que nous devons collectivement accomplir. Le Centre des hautes études militaires (CHEM) doit être un des laboratoires de cette pensée et ce nouveau compendium doit en être le vecteur. Soyons ces hommes décrits par Paul Valéry : « des hommes prêts à affronter ce qui n’a jamais été ».
Paris, le 4 juin 2023
(1) « L’Invité », TV5 Monde, 21 février 2022 (https://www.youtube.com/watch?v=FGBu17gRtHk)
(2) Red Team (https://redteamdefense.org).