L’avènement annoncé de la transparence du champ de bataille aurait dû conduire au bannissement de la surprise tant il semble s’inscrire dans la logique du primat de la technologie sur l’intelligence et de l’observation sur la dissimulation. Et pourtant, force est de constater qu’en Ukraine ou ailleurs la surprise s’assume plus que jamais comme un levier de puissance dans la dialectique qui oppose deux volontés. Investissant de nouveaux milieux et se déployant dans de nouveaux champs, l’affrontement et ses nombreuses combinaisons offrent un environnement très favorable à l’irruption de la surprise dans nos visées stratégiques. Il faut, dès à présent, se réhabituer à vivre avec elle et, par-dessus tout, s’interdire d’en laisser l’usage exclusif à l’adversaire.
Le paradoxe de la surprise et de la transparence
La surprise est le témoin irrécusable de l’irréductible excès du réel sur la pensée ». Cette considération philosophique bergsonienne aux accents d’avertissement rejoint l’expérience du chef militaire sans cesse confronté à l’inévitable espace qui sépare l’intention de l’action. Évoluant dans une réalité sans cesse remodelée par la volonté de l’adversaire, le capitaine en est ainsi réduit, à accepter l’épreuve des faits sur le champ de bataille pour se laisser contraindre et instruire par eux. Pourtant, d’un point de vue occidental, cette vérité attestée par une expérience millénaire a semblé s’effriter avec le délitement du bloc soviétique. De 1990 à 2010, la supériorité militaire et technologique écrasante des États-Unis et de leurs alliés proches a atteint un degré tel qu’elle semblait pouvoir reléguer jusqu’à l’hypothèse même de la surprise stratégique. Au seuil du XXIe siècle, les guerres subies laissent la place aux engagements choisis. La Révolution dans les affaires militaires (RMA) disqualifie la surprise, au point que celle-ci apparaît tout à la fois superflue et inopérante. Superflue pour un camp occidental qui n’en voit plus la nécessité tant l’asymétrie à son avantage est évidente (1). Inopérante pour des adversaires pour qui même les plus simples opérations de déception de niveau tactique ont désormais toutes les chances d’être éventées. Un seul espace résiduel pour la surprise pense-t-on alors : les initiatives de groupes terroristes infra-étatiques, capables de coups d’éclat de portée stratégique, telle l’attaque du 11 septembre 2001.
L’avènement annoncé de la transparence du champ de bataille aurait dû venir confirmer le bannissement de la surprise, tant il semble s’inscrire dans cette même logique du primat de la technologie sur l’intelligence (non artificielle), de celui de l’observation sur la dissimulation. Pourtant, force est de constater que la surprise s’assume plus que jamais comme un levier de puissance dans la dialectique qui oppose deux volontés. Il suffit, pour s’en convaincre, de porter son regard vers l’Ukraine. Que de surprises depuis février 2022, quels que soient le camp et le niveau considérés : tactique, stratégique ou technologique.
Ainsi, si pour reprendre la maxime de Bergson, la surprise demeure le témoin de l’excès du réel sur la pensée, il est indispensable de penser la surprise pour contenir autant que possible le delta entre les deux. Le défi est de taille. L’affrontement investit de nouveaux milieux et profite de l’apparition de nouveaux champs pour se déployer, offrant, du même coup autant d’options et de combinaisons supplémentaires favorables à l’irruption de la surprise dans nos visées stratégiques. Car l’extension du domaine de l’affrontement s’opère, in fine, à un rythme au moins aussi rapide que les progrès permettant le renforcement des capacités cognitives ou la dissipation du brouillard de la guerre. Dans cette opposition entre épée et cuirasse, la surprise s’insinuant partout favorise tantôt l’une ou tantôt l’autre.
Au-delà d’un état des lieux de la surprise laissant apparaître de nombreuses constantes et quelques nouveautés, le développement qui suit se propose d’ouvrir certaines pistes de réflexion pour une approche décomplexée de la surprise, dont il faut connaître les ressorts structurels et conjoncturels pour savoir tout à la fois en user et s’en protéger. Car, n’en doutons pas, l’environnement stratégique en recomposition et les potentialités innombrables offertes par la technologie nous réservent bien des surprises.
Le déclin de la surprise, une idée fondée sur des éléments objectifs
« Le principal défaut de l’homme est de ne pas pouvoir prévoir l’orage par beau temps ».
Machiavel, Le Prince, 1532.
Le 3 août 1914, l’Empire allemand déclare la guerre à la France. Bien que présent dans tous les esprits depuis 1871, l’affrontement que l’on s’évertuait à préparer le plus sérieusement du monde apparaissait « tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe et contradictoire » (2). Ce qui surprend, ce n’est pas que l’attente soit trompée, mais au contraire qu’il y soit répondu. Ce qui frappe, c’est que « l’impossible si redouté se soit invité dans la réalité » (3). Cette entrée par effraction du réel, éclaire d’une lumière crue la somme des détails signifiants du passé dont on comprend rétrospectivement qu’ils annonçaient ce qui allait se produire.
Comment ne pas faire le parallèle avec le 24 février 2022 et l’invasion soudaine de l’Ukraine par la Russie dans tous les milieux et tous les champs ? Depuis l’exercice Zapad de 2017 (4), la Russie ne massait-elle pas, année après année, un volume considérable de forces dans le voisinage des frontières de l’Otan ? Les épisodes de 2008 en Géorgie (5) et de 2014 en Crimée (6) n’étaient-ils pas de nature à nous éclairer sur le panel des options susceptibles d’être envisagées par Vladimir Poutine ? Et pourtant, il y a bien eu surprise qui, depuis, a été suivie par celle, en contrepoint, de la résilience puis de la contre-attaque en août et septembre 2022 d’une Ukraine dont on avait pourtant prédit l’effondrement en moins de trois semaines. Les biais cognitifs, sur lesquels nous reviendrons, ne suffisent pas à expliquer cette succession d’appréciations fragiles ou erronées. Nous nous sommes en quelque sorte « déshabitués » de la surprise, avec des arguments pour cela.
Le plus fort ne craint ni n’a besoin de la surprise
Le fort compte avant tout sur ses capacités. Il a du mal à se décentrer, à comprendre que la stratégie est une science de l’étude de l’autre (7), et que la ruse n’est pas réservée au seul niveau tactique. Ainsi, la quête américaine en partie fructueuse de la Full spectrum dominance à partir des années 1990 n’a pas intégré le recours à la surprise dans le panel des effets prioritaires. L’objectif était clair : tout en conservant la capacité à conduire une guerre « classique », développer celle permettant de mener des opérations rapides, soutenues, par tous les moyens disponibles (terrestres, aériens, maritimes), intégrés par le levier devenu indispensable des nouvelles technologies de l’information (8). Il s’agissait, en l’absence d’ennemi caractérisé, de fonder la stratégie militaire non plus sur les menaces, mais sur les capacités pour s’assurer de la toute-puissance. On est passé alors de la threat-based strategy intégrant la surprise par nécessité à la capabilities-based strategy supposée répondre par écrasement à un ensemble de menaces diffuses et protéiformes allant du terrorisme au crime organisé.
Ce sentiment est renforcé par un complexe (9) et une prévention d’ordre culturel et éthique, que l’on observe singulièrement dans la conception française de la guerre. La ruse et la surprise, son corollaire, ne sont pas vues comme des effets tactiques et stratégiques de premier ordre. Dans les anciennes théories de l’art militaire occidental, la ruse s’oppose frontalement à l’idée de guerre juste. Associée à la tromperie et au mensonge, la surprise n’est envisagée qu’avec méfiance par notre modèle de société vertueuse, transparente et démocratique. Son emploi par un nombre grandissant d’acteurs, y compris au sein du camp occidental, nous invite à reconsidérer cette position et à miser à nouveau sur la surprise, un investissement payant à condition d’être suffisant.
La surprise : un coup au coût élevé
Sur le plan tactique, les actions de déception mobilisent (et détournent) des moyens par ailleurs comptés. Il est d’usage de considérer qu’au-dessous de 10 % de moyens consacrés à une opération de déception, celle-ci sera inopérante.
Sur le plan stratégique, le défi est tout aussi important. La manœuvre doit être, par essence, contre-intuitive : « Tromper, c’est d’abord faire quelque chose d’imprévu, c’est-à-dire faire ce qui va contre le bon sens, ce qui implique d’aller contre l’économie, la limitation des moyens, les solutions directes (10). » Pour surprendre, il faut le plus souvent emprunter des voies délibérément inefficientes parce que coûteuses, notamment en termes de moyens, de sûreté et de temps.
Surprendre requiert, en outre, une coordination des effets dans un maximum de champs, condition inaccessible sans un investissement en termes d’anticipation et de coordination. Sur ce plan, les observateurs pointent un élément qui a été préjudiciable à la bonne conduite de « l’opération militaire spéciale » russe du 24 février 2022. Vladimir Poutine n’aurait pris sa décision d’envahir l’Ukraine qu’au début du mois de février (11). Ce délai utile avant le « Jour J » était très insuffisant pour intégrer à la manœuvre un effet cyber à même d’amplifier le phénomène de sidération, déterminant pour celui qui veut une campagne aussi courte que possible.
Il apparaît, enfin, que les méthodes les plus efficaces sont celles qui sont en distorsion avec certains des principes revendiqués. Dans ce domaine, le coût pèse quasi exclusivement sur les démocraties libérales, la transparence étant au cœur même du principe démocratique. La Russie et sa ruse (Maskirovka (12)), ou la Chine, par sa culture stratégique, sont désinhibées de ce point de vue ; un avantage notable, au moins à court terme, pour qui veut contrer les effets d’une technologie mise au service de l’observation dont le champ d’application ne cesse de s’étendre.
La transparence du champ de bataille, grande faucheuse supposée de la surprise
La qualité des images de drones guidant les frappes sur le territoire ukrainien, l’efficacité du ciblage à partir de téléphones portables, la multitude de détections satellites et la multiplicité des ressources OSINT (Open Source Intelligence – Renseignement d’origine sources ouvertes [Roso]) peuvent donner l’impression que tout, du champ de bataille, est observé et connu.
L’échec du franchissement russe de la rivière Severski Donets, dans une tentative d’encerclement de Lysychansk, entre les 8 et 10 mai 2022 (13), a illustré la vulnérabilité des unités manœuvrant sous l’œil des drones. Il est bien loin le temps de la guerre froide, où l’on considérait qu’en moyenne seuls 45 % du champ de bataille terrestre en centre-Europe étaient observables, à partir d’un point donné et rarement au-delà de l’horizon (14). La tendance vers toujours plus de permanence et de surface observée ne s’inversera pas. En 2022, sur 393 satellites militaires lancés, 250 l’ont été par la Chine ! Sa constellation de satellites d’observation optiques Jilin (15), d’une résolution de 70 cm en panchromatique, permet déjà un taux de revisite sous les trente minutes. Le nombre et la précision des capteurs, la variété des informations collectées, la fréquence des passages, couplée à la vitesse de transmission et de traitement des données, contribuent à lever le voile comme jamais sur la manœuvre et les intentions ennemies sur le champ de bataille.
La tendance est bien installée et, avec le quantique, semblent s’ouvrir dans ce domaine des potentialités vertigineuses. À moyen terme, la synergie entre masse de données, intelligence artificielle (IA) et capteurs peu coûteux, largement dispersés et de plus en plus autonomes, pourrait provoquer une avancée spectaculaire dans le domaine de la détection. Certains estiment même qu’à horizon 2050, les capteurs de nouvelle génération auront rendu l’océan transparent, accéléré l’obsolescence des technologies actuelles de furtivité et aideront à détecter les activités souterraines.
Dans de telles conditions, il pourrait être tentant de ne plus chercher à investir le champ de la dissimulation et de la ruse. Ce serait faire fi des voies ouvertes à la surprise par l’extension du domaine de l’affrontement.
Le déclin de la surprise, une illusion délétère
La permanence des « fertilisants » classiques ou plus récents
Biais cognitifs et organisationnels
La rationalité, qu’elle soit individuelle ou collective, reste toujours relative. Les processus de décision sont traversés par une multitude de biais cognitifs, ces approximations mentales causées par nos aptitudes limitées en matière de traitement de l’information, communément regroupées en quatre catégories principales (16) :
• Le « biais de représentativité » qui conduit à surestimer la fiabilité des séries statistiques réduites (17).
• Le « biais d’ancrage », qui amène à considérer indûment une hypothèse de travail comme actée avec le risque de ne plus être remise en cause.
• Le « biais de conditionnement » qui complique la détection des changements graduels alors qu’ils peuvent potentiellement entraîner une évolution majeure.
• Le « biais de confirmation » qui exprime la tendance à ne rechercher, et à ne trouver pertinentes, que les informations qui confirment nos intuitions.
• Les « biais organisationnels » (18) viennent compléter cette liste, notamment dans les structures de renseignement. Les causes sont multiples.
• L’homogénéité du corps des analystes causée par les réticences fortes des agences et des services à employer « des gens qui sont un peu différents, des gens excentriques, des gens qui ne jouent pas bien dans le bac à sable avec les autres » selon les mots de Robert Gates, ancien directeur de la CIA.
• La sacralisation de l’objectivité ou de la raison dans le travail, qui tend à ignorer la part subjective de l’adversaire et fait le pari de sa rationalité alors même que, comme aime à le rappeler le général Didier Castres, ancien sous-chef d’état-major « opérations » de 2011 à 2016, « nos adversaires ne seront jamais un autre nous-mêmes ».
• La culture du consensus qui n’autorise qu’avec difficulté la prise de position en désaccord avec des positions défendues par plusieurs.
• La culture du secret qui peut conduire les agences de renseignement à accorder davantage de fiabilité et de valeur aux informations obtenues clandestinement plutôt qu’aux signaux toujours plus nombreux accessibles en source ouverte avec, en conséquence induite, une survalorisation du « brut » par rapport à l’analyse.
Bruit informationnel et effet de saturation
Dans un contexte où l’information accessible ne cesse de croître de façon exponentielle, le chef militaire se trouve également confronté à un paradoxe de perception, inhérent à sa volonté d’améliorer le préavis stratégique. C’est ainsi, qu’assez paradoxalement, l’accroissement de la sensibilité d’un système de veille augmente en proportion le nombre de fausses alertes et dégrade, par conséquent, la sensibilité et la fiabilité du système rendu plus perméable à la surprise.
Bruit informationnel et surprise stratégique
La surcharge informationnelle peut également faire l’objet d’une forme d’instrumentalisation à des fins de manipulation. Le processus qui fait le lien entre surcharge informationnelle et surprise stratégique a été détaillé de manière très intéressante par Robert Mandel, spécialiste des questions de sécurité internationales et stratégiques (19). Ce processus s’articule principalement autour du biais de confirmation qui trouve dans les algorithmes des réseaux sociaux un « bouillon de culture » très favorable à une croissance exponentielle. La capacité à conserver une forme de distanciation et de recul est très notablement altérée par ce phénomène. Or, cette capacité est indispensable à l’identification des détails signifiants, indispensable pour déjouer une surprise.
L’extension du domaine de la surprise
S’il reste difficile de dissimuler ses forces, la possibilité de rendre ses intentions illisibles est amplifiée par l’instabilité désormais chronique de l’environnement international, les voies technologiques ouvertes ou en cours d’exploration et le foisonnement des milieux et des champs pouvant être investis.
Un environnement stratégique en pleine re(dé)composition
La crise est devenue l’une des constantes du système international et s’accorde au pluriel. L’imprévisibilité du contexte n’a jamais été aussi grande depuis plus de cinquante ans. Les Occidentaux, forts d’une unité renouvelée en réaction à l’invasion russe, auraient tort de penser pouvoir compter sur un bloc unifié derrière eux, susceptible de se reconnaître un cadre commun. Nul ne sait distinguer aujourd’hui ce que sera la nouvelle polarisation des relations internationales au milieu de postures politiques, diplomatiques et militaires de plus en plus décomplexées (20). La fragilité des architectures de sécurité, désormais en sursis, et le resserrement des forums d’échange et d’arbitrage sont un terreau extraordinairement fertile pour les prochaines surprises stratégiques.
De ce point de vue, l’annonce par Vladimir Poutine, le 21 février 2023, d’une suspension de la participation de la Russie au traité de contrôle des armes nucléaires New START (21) est symptomatique de la dynamique centrifuge à l’œuvre. Ce traité était le dernier vestige des grands accords de contrôle et de désarmement de l’après-guerre froide. Concrètement, il est fini le temps des dix-huit vérifications mutuelles par an qui étaient de nature à réduire le champ de l’imprévisibilité, principal intérêt de ce dispositif.
L’imprévisibilité est en outre augmentée par l’ouverture toujours plus large du cône des possibles. Le futur est envisagé avec appréhension, considérant l’ampleur des défis à relever, à commencer par la question climatique. Quant au passé, il a perdu son autorité au profit du présent dont le caractère multidimensionnel et insondable englobe tout. Cette focalisation sur l’instant présente tous les risques associés à la « Target Fascination » observée au combat ; ce travers qui conduit à ignorer le cadre spatiotemporel et à méconsidérer les conséquences potentielles d’une action au motif que rien d’autre ne compte que la cible. Pour certaines sociétés aujourd’hui, en particulier occidentales, rien ne compte plus que la gestion de la crise en cours et les États peinent à faire admettre la nécessité de stratégies sécuritaires de plus long terme.
Les limites des technologies de l’observation et de la connaissance
En dépit des progrès formidables enregistrés dans le domaine de la détection et de l’observation, il existe toujours de grandes disparités entre milieux. Alors que la surface terrestre est chaque jour davantage scrutée depuis l’Espace, les milieux marins échappent encore – à l’exception de certaines zones très limitées comme la mer de Chine méridionale – à toute forme de permanence de détection. Si l’on considère l’observation satellitaire, c’est avant tout une histoire de compromis entre des orbites basses qui offrent la précision sans la permanence et l’orbite géosynchrone à 36 000 km qui permet la permanence, mais avec une définition limitée. Il reste donc des intervalles permettant la dissimulation des dispositifs, surtout lorsque la cartographie satellitaire de l’adversaire est bien maîtrisée.
À ces limites, il convient d’ajouter les techniques de brouillage, de leurrage et d’aveuglement, champs technologiques en plein essor ces dernières années (22). Dans le domaine de la guerre électronique, les États-Unis disposent, par exemple, du Counter Communications System (CCS) composé de plateformes mobiles destinées à brouiller le signal montant vers les satellites de communication en orbite géostationnaire pour dégrader le C2 (Commandement et contrôle) adverse. Plus d’une dizaine d’unités sont actuellement en service, au sein de la 21st Space Wing (4th Space Control Squadron). De son côté, la Russie a développé le système Krasukha 4S, un brouilleur aéroporté d’une portée de 300 km (23). Dans cette dialectique du glaive et du bouclier, seule la redondance suffisante des moyens d’observation ainsi que la volonté d’opérer dans tous les milieux et tous les champs permet de l’emporter.
L’extension du domaine de la surprise dans de nouveaux milieux et de nouveaux champs
La multiplicité des milieux et des champs permet d’offrir un panel d’options et de combinaisons en pleine extension. Les armées modernes sont désormais en capacité d’opérer, à proximité ou à distance, dans les cinq milieux (terre, mer, air, Espace et cyberespace). À cela s’ajoutent deux nouveaux champs (informationnel et électro-magnétique) entraînant une extension quasi illimitée des espaces à surveiller.
Il faut ici souligner que le milieu cyber comme les champs informationnel et électromagnétique se caractérisent par l’abolition des effets de la distance physique et permettent l’irruption du plus grand allié de la surprise : l’instantanéité (24).
Champs de bataille physiques
En jetant un regard vers ce que sera le champ de bataille physique en 2040, on anticipe une importante croissance de la portée des effecteurs. Les programmes en cours de développement dans plusieurs pays laissent penser, par exemple, que l’artillerie pourrait atteindre très rapidement les 500 km de portée et venir épauler les missiles de croisière et le balistique intercontinental. Couplée à l’augmentation de l’allonge des capteurs en réseau, elle va immanquablement complexifier le décryptage de l’intention de l’ennemi et exposer de manière accrue les zones arrière, les centres logistiques et les centres de commandement en les plaçant à la portée de l’ennemi. À cette échelle, la surprise tactique se mue rapidement en surprise stratégique.
Champs d’affrontement immatériels
Dans le champ immatériel, la ruse est en quelque sorte consubstantielle au type de contestation à l’œuvre. Le renseignement, la dimension informationnelle, le cyber, les stratégies d’influence et la gestion des perceptions sont autant de leviers à actionner pour qui veut affronter l’adversaire. Dans cette nouvelle extension de la conflictualité, la ruse est omniprésente. Puisque ces nouveaux champs d’affrontement ont une forme et une portée majoritairement psychologiques, le rôle de la ruse s’en trouve mécaniquement renforcé.
Ainsi, le champ de la surprise stratégique évolue non par paliers successifs mais de façon exponentielle. Raymond Aron remarquait que « la surprise technique est à l’origine de l’extension géographique et l’amplification passionnelle de la guerre » (25) ; il en va de même avec la surprise technologique. De même, l’irruption de l’IA programmée pour surprendre l’adversaire (à condition de ne pas échapper à son initiateur), va profondément remodeler les contours de la guerre. Dans tous les cas, la surprise ne peut rester un impensé.
Penser la ruse pour maîtriser la surprise
« La ruse doit être employée pour faire croire que l’on est où l’on n’est pas,
que l’on veut ce qu’on ne veut pas. »
Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier.
Selon Charles-Joseph Lamoral, Prince de Ligne, maréchal de l’armée du Saint-Empire, « un habile capitaine peut être vaincu, mais ne doit pas être surpris » (26). En d’autres termes, l’enjeu est que ce capitaine ait tout mis en œuvre pour éviter le surgissement de la surprise. Et quand, malgré tout, celui-ci se produit, il doit se révéler en capacité d’y apporter une réponse appropriée de nature à en limiter ou à en anéantir les effets : sidération, résignation… Par-dessus tout, il doit l’envisager au nombre de ses leviers pour imposer sa volonté et l’emporter.
Éviter autant que possible d’être surpris
Cette ambition est portée entre autres par la fonction stratégique « connaissance et anticipation » qui fait l’objet d’un effort particulier depuis plusieurs années. La Revue nationale stratégique de 2022 le réaffirme : « Le maintien d’une capacité d’appréciation autonome est une garantie de la prise de décision souveraine. Elle contribue directement à la compréhension des intentions de nos compétiteurs (27). » Ajoutons que la confrontation de cette appréciation autonome à celles établie par les alliés est de nature à réduire le risque de méprise. Au-delà des axes tracés par cette ambition renouvelée, quelques domaines méritent une attention plus particulière.
Mobiliser l’intelligence artificielle (IA) pour mieux anticiper
L’IA permet fondamentalement trois choses : l’exploitation optimale des Big Data, l’accélération de la prise de décision et la diffusion de systèmes de plus en plus autonomes (28). La capacité à agir dans l’espace virtuel est aujourd’hui un enjeu majeur en ce qu’il permet une gestion optimisée des données complexes et offre un outil inégalé en matière d’anticipation et d’aide à la décision.
La Chine ne cesse d’amplifier son effort dans le domaine (29). Les chefs de l’Armée populaire de libération (APL) sont en effet convaincus que le développement de l’IA leur permettra d’identifier les plateformes ennemies, de transformer les informations des capteurs en une image de renseignement globale, et accélèrera le processus décisionnel : ils imaginent de véritables « officiers traitants digitaux » au sein de leurs centres de commandement (30).
De leur côté, les États-Unis conservent une avance substantielle dans le domaine des applications militaires de l’IA. La Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) a lancé, il y a quelques années, un programme intitulé Target Recognition and Adaptation in Contested Environments (TRACE) visant au développement de systèmes de reconnaissance de cibles en temps réel. L’objectif est que des dispositifs de Reconnaissance automatique de cibles (ATR) puissent être combinés aux systèmes radar existants, afin de fournir des capacités de ciblage de longue distance capables d’agir avant même que la menace ne soit perçue par les systèmes classiques d’observation (31). Pour que cette capacité soit véritablement utile, elle doit pouvoir apprendre par elle-même. Ainsi, la start-up Deep Learning Analytics a-t-elle été associée à ce programme.
Dans cette course à l’intelligence artificielle, « l’enjeu et le rythme sont tels que tout décrochage serait irrémédiable » (32). L’adoption de cette nouvelle technologie est avant tout une affaire humaine et culturelle qui doit mobiliser tous les échelons de nos organisations afin d’en réussir la transformation. C’est au service de cette ambition que la Direction générale de l’armement (DGA) a lancé le partenariat innovant Artemis (33), qui vise à développer et à fournir la toute première version d’une info-structure souveraine adaptée aux techniques d’IA. Ce socle numérique de dernière génération, conçu pour exploiter tout le potentiel des technologies Big Data, devrait rendre possible le développement et l’intégration de modules d’IA avec une focale particulière sur le décryptage des intentions et l’anticipation.
Optimiser l’intelligence humaine par le développement des capacités cognitives
Il serait cependant illusoire de s’en remettre à la seule intelligence artificielle. Le chantier du développement des capacités cognitives du chef militaire comme du soldat est essentiel, tant il vrai qu’il est « plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu’ils ont été bernés » (34). Marc Bloch, historien français fusillé en 1944, voyait dans l’insuffisance des capacités cognitives l’une des causes de la défaite de l’armée française lors de la bataille de France en 1940 (35). Se replier sur ce qui a fonctionné dans le passé est confortable, mais trompeur, surtout lorsque surviennent des ruptures (36). Le stratège doit avant tout penser contre lui-même.
De ce point de vue, la science est en mesure de contribuer à proposer des formations plus efficientes et une meilleure performance cognitive pour décider et décrypter les intentions de l’adversaire (gestion plus performante des informations, suppression des émotions négatives…). Il s’agit principalement de renforcer la résistance du cerveau en allant des solutions soft comme les « techniques d’optimisation du potentiel » aux plus technologiques telles que les stimulations, hors prescription de substances psychotropes, en vue d’améliorer la récupération et la vigilance (37).
Il est également nécessaire de chercher à enrichir nos méthodes de réflexion et de planification en y intégrant plus formellement la dialectique cognitive : comment se protéger des agressions adverses de nature cognitive, comment orienter la pensée et les émotions de l’adversaire ? La dynamique existe dans nos armées. Elle mérite d’être alimentée par une meilleure association des militaires aux expérimentations technologiques dans le domaine des neurosciences en vue d’optimiser leurs propres méthodes de raisonnement.
Miser sur la dissimulation
La multiplicité, la complémentarité, la montée en gamme et la mise en réseau des capteurs dans tous les milieux rendent la dissimulation à la fois plus difficile et plus nécessaire. Celle-ci est désormais une science. Le camouflage est de plus en plus déterminé par des algorithmes qui exploitent méticuleusement les biais évoqués supra ainsi que les zones grises des différents milieux et champs.
Dans les zones d’ombre du milieu cyber et des champs immatériels, la dissimulation est accessible. Elle passe prioritairement par la recherche de la non-attribution des actions commencées.
Dans les milieux physiques en revanche, la dissimulation représente un défi de plus en plus difficile à relever. Des progrès notables ont été néanmoins réalisés. C’est le cas, par exemple, du camouflage multispectral et dynamique. En France, le système de camouflage Barracuda MCS (Mobile Camouflage System) permet de doter un blindé d’une Combat Vest, ou tissu multicouches, ayant pour finalité de réduire la visibilité et la détection du char et obstruer sa reconnaissance thermique et radar (38). C’est toutefois la faculté à utiliser les espaces cloisonnés où la friction est importante, comme les montagnes, les forêts, les zones urbaines, qui s’avère réellement déterminante. L’exposition accrue aux effecteurs de longue portée exige, en outre, une adaptation jusque dans les zones arrière (PC, logistique), une protection permanente, ainsi qu’une organisation possiblement plus dispersée et mobile. De même, sans une maîtrise parfaite de la dilution dans les espaces sous-marins couplée à des capacités de détection sous-marines et de surface, une force navale est aujourd’hui particulièrement exposée. La maîtrise de la dissimulation dans les fonds sous-marins conditionne très directement la supériorité effective de la flotte.
Réinvestir en matière de prospective
L’année dernière, et pour la deuxième fois en dix ans, constat a été fait d’une insuffisance de la démarche prospective au sein du ministère des Armées qui porte en elle le risque d’une incapacité du pays à s’adapter à d’éventuelles ruptures (39).
S’il est illusoire de prétendre prédire le futur, il est en revanche indispensable de s’y préparer, a fortiori quand l’imprévisibilité s’accroît. C’est là tout l’intérêt de la démarche prospective qui vise à cartographier l’avenir incertain pour élaborer une stratégie la plus robuste possible à même de répondre aux surprises qui ne manqueront pas d’intervenir à cet horizon. En ce sens, « la prospective peut servir à réduire l’impréparation plutôt que l’imprévisibilité » (40). Elle permet de passer en revue un certain nombre de scénarios et de réduire, par conséquent, le champ des surprises potentielles. Dans ce cadre, il ne peut être que recommandé d’intégrer la dimension dialectique des jeux de puissance par l’utilisation des concepts de Red Team (41) et de Wargame (42).
Neutraliser les effets de la surprise
« Il était d’autant plus calme que la situation était désespérée ». Telle était la vertu reconnue au maréchal Foch par le général Weygand. Tel est l’état d’esprit vers lequel tendre collectivement lorsque la surprise, malgré tout, vient percuter les schémas établis. En vue d’en maîtriser les effets, l’enjeu est d’admettre l’existence d’un temps de sidération, d’en connaître les risques (l’inaction ou la prise de mauvaises décisions), et finalement de chercher à le réduire au maximum.
La subsidiarité envisagée comme antidote
Si la collecte et l’analyse de l’information ne peuvent manquer d’accentuer le caractère technique de la guerre, en même temps et par un curieux retour, elles font reparaître dans l’exercice du commandement certaines nécessités de vivacité et d’audace qui rendent tout son relief à la personnalité de celui qui a la charge de décider. Ainsi, le trop-plein d’information fait-il naître un problème dont la solution est à chercher dans un juste équilibre entre centralisation et autonomie de décision. L’initiative ouvre seule la voie au miracle du rebond ainsi formulé par l’auteur populaire américain Mark Twain : « ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ».
Parce qu’elle favorise la surprise et l’audace, la subsidiarité est le meilleur atout face à un adversaire autoritaire, qui conserve souvent une mainmise stérilisante sur sa hiérarchie militaire. Sur ce point, il est intéressant de noter que le mot « subsidiarité » n’existe pas dans la langue russe. Dans une interview donnée à Fortune (43), le général David Petraeus, ancien directeur de la CIA (2011-2012), explique que les destructions massives de convois militaires au début de « l’opération militaire spéciale », ainsi que la neutralisation d’un important nombre d’officiers généraux et supérieurs s’expliquent non seulement par des lacunes en matière de systèmes de communication tactique, mais surtout par l’absence d’un corps de sous-officiers à même de prendre l’initiative au contact. « Il n’y a aucun sens de l’initiative aux échelons les plus bas. Ils attendent qu’on leur dise quoi faire » (44), état d’esprit et culture qui ouvrent immanquablement des failles qui constituent autant d’opportunités pour l’adversaire.
La généralisation du « commandement par intention » est à l’opposé de cette posture. Elle assure la démultiplication de la capacité d’adaptation des organisations par la fixation d’un cap, la définition des limites, et une liberté garantie aux échelons subordonnés pour « faire » (45). La prise de conscience est là. Elle rencontre la méthode de réflexion des forces armées qui s’articule autour de l’intention du chef. L’enjeu désormais est d’adapter nos organisations et notre C2. Il est surtout de soustraire les échelons de commandement à la tentation de tout connaître et de tout savoir. C’est un chantier prioritaire quand on sait que la surprise provoque des comportements irrationnels avec une tendance et un penchant des échelons de direction pour le micromanagement (46).
Cela étant, la décentralisation pure et simple au nom d’une subsidiarité qui serait érigée en principe, présente des risques majeurs, à commencer par celui de la manipulation par l’adversaire. La solution est donc davantage à rechercher dans la distribution aux plus bas échelons d’une aide à la décision exploitable que seuls les échelons hauts peuvent élaborer pour éclairer l’action sur le terrain.
Le besoin d’évolution touche également la morphologie des unités. En réponse adaptative à l’augmentation de la portée des capteurs et des effecteurs, la structure des unités et des postes de commandement doit tendre vers des unités plus petites, plus agiles et plus indépendantes pour éviter la neutralisation et la contagion de l’effet de sidération. Celles-ci doivent, dans le même temps, être capables de mettre en œuvre des effets puissants et rapides, grâce aux solutions de mobilité innovantes distribuées aux plus bas échelons (plateformes volantes, exosquelettes, etc.).
La capacité à encaisser le premier choc
La surprise a par essence un effet limité dans le temps. Tout l’enjeu pour les organisations est, par conséquent, de réussir à passer ce moment critique, avec le moins de dommages possible : sidération, réaction irrationnelle des individus liée à l’instinct de conservation, aveuglement partiel, etc. La RNS 2022 insiste, dès son tout premier paragraphe (47), sur le nécessaire renforcement de nos forces morales et de notre résilience en réponse à la nouvelle donne stratégique dont la guerre en Ukraine est le symptôme. Il est intéressant de noter que dans la plupart des 37 itérations du mot « résilience », les termes « forces morales » lui sont associés. Autrement dit, la capacité d’une société ou d’une organisation à encaisser les chocs est étroitement liée à la force morale des individus qui la composent.
Sur le plan des organisations, l’équilibre entre efficience et résilience doit, par conséquent, être réévalué. L’enjeu, dans une ère de déséquilibres, est de préparer nos organisations à la défaillance et à la dégradation de l’environnement. Cela passe par la réduction des vulnérabilités et l’aptitude à se reconfigurer.
Cela est d’autant plus délicat que l’invasion des technologies dans nos vies nous entraîne vers des espaces beaucoup plus exposés, où le chaos est beaucoup plus proche de la situation nominale qu’on ne l’imagine, tant les interconnexions sont multiples. Cet effet de falaise n’épargne pas les armées. Comme le fait remarquer l’amiral Pierre Vandier, Chef d’état-major de la Marine, « l’écart entre des modes normaux sur-performants et le mode dégradé est beaucoup plus important et peut être déstabilisant. La guerre d’aujourd’hui peut vite nous ramener à une sorte de Moyen-Âge. Ce choc peut être d’une violence extrême (48) ».
Vouloir surprendre et l’assumer
Il serait dangereux de n’envisager, comme trop souvent, la surprise que sous l’angle unique de l’effet subi et non sous celui d’une action délibérément envisagée pour soumettre l’adversaire à une situation qu’il n’a pas souhaitée ni même imaginée. Quelques voies non exhaustives sont ici évoquées à l’exclusion de toutes celles qui passeraient par la négation des principes fondamentaux du droit des conflits armés et plus largement des valeurs attachées à nos sociétés démocratiques.
Masquer ses intentions pour surprendre
Dans des milieux saturés de capteurs, l’effort doit porter sur la réduction de la prévisibilité et la dissimulation des intentions grâce à l’illisibilité du raisonnement et la simultanéité de l’action dans tous les champs. Au niveau stratégique, le milieu cyber offre des opportunités remarquables, grâce à un effet démultiplicateur avéré. La dépendance aux systèmes de communication, quels qu’ils soient, est donc tout autant une vulnérabilité qu’une opportunité à exploiter notamment par la génération de faux positifs (49), l’utilisation du brouillage, ou la création de cibles factices à même de disperser les forces adverses. L’IA est également vulnérable aux cyberattaques mais, parce qu’auto-apprenants, ils apprennent de leurs erreurs et sont chaque fois de plus en plus difficiles à tromper.
Dans le champ informationnel, l’instrumentalisation du pouvoir de fascination exercée par le flot d’images incessant saturant les échelons de décision est une voie efficace pour masquer ses intentions. Dans le champ électromagnétique, l’opacité des intentions passe tout autant par une action offensive contre les capteurs adverses, soit pour garantir la supériorité informationnelle, soit pour rétablir l’équilibre lorsque les systèmes amis sont entravés, que par la frugalité électromagnétique à chaque fois qu’elle est possible. Les efforts dans ce domaine doivent être appuyés par la conception d’une manœuvre déjouant les schémas classiques. Le principe de concentration des efforts, la portée encore limitée des moyens de destruction distribués et les canaux logistiques expliquent le choix quasi systématique de la manœuvre axiale à laquelle s’attend tout adversaire. L’adversaire symétrique, soumis aux mêmes contraintes, s’attend légitimement à des schémas de ce type dont seule l’action simultanée dans les milieux et les champs permet de se sortir.
L’influence ou la surprise de temps long
La création récente de la fonction stratégique « influence » (50) vient appuyer cette ambition par le déploiement d’une stratégie interministérielle visant à « répondre ou riposter à des manœuvres ou à des attaques, en particulier dans le champ informationnel, contre nos intérêts » (51). L’influence s’appuie sur des capacités qui accompagnent et légitiment la stratégie retenue. Elle induit la connaissance des leviers d’influence déployés par les partenaires, les compétiteurs et les adversaires de plus en plus actifs dans ce domaine. Elle vise à exploiter la rationalité limitée des différents acteurs à des fins stratégiques, afin de provoquer des distorsions des représentations et faire ainsi dévier la manœuvre stratégique la mieux planifiée.
Les effets recherchés ne se limitent donc pas à la seule instrumentalisation de l’information. Ils empêchent également le contrôle de la fonction exécutive et d’arbitrage au sein des processus de décision adverses. En ce sens, le cadre de l’influence dépasse le seul champ de la lutte informationnelle. Agir sur l’information, c’est uniquement agir sur la donnée qui nourrit la connaissance et l’anticipation. Or, l’objectif est d’un autre ordre : « il s’agit d’agir non seulement sur ce que pensent les individus, mais aussi sur la façon dont ils pensent, conditionnant par là même la manière dont ils agissent » (52).
Dès lors, la manœuvre d’influence de niveau stratégique ne peut être que globale, interministérielle et de temps long. Lors de son audition devant le Congrès le 30 avril 2021 (53), le chercheur américain Herbert Lin (Hoover Institute) faisait remarquer, sur le ton de la boutade, que les contraintes éthiques que s’imposait le département de la Défense avaient abouti au paradoxe qu’il était désormais « plus facile d’obtenir le feu vert pour éliminer des terroristes que d’obtenir la permission de leur mentir ». La conduite d’une véritable politique d’influence de niveau stratégique ne peut faire l’économie d’une réflexion poussée sur l’encadrement éthique nécessaire. D’un côté, tout comme nos valeurs qui constituent un avantage de long terme, l’information est un actif qui doit être préservé. De l’autre, la cohérence stratégique plaide pour l’abandon des tabous au profit d’une stratégie assumée d’influence qui ne rejette pas, a priori, la simulation et l’intoxication.
L’existence d’un lien indissoluble entre innovation et surprise
La vitalité de l’innovation technologique que l’on observe dans toutes les armées modernes, et tout particulièrement en Russie et en Chine, ne vise pas d’abord la suprématie par la masse. Elle traduit avant tout la volonté des acteurs de rester libres d’agir et en capacité d’imposer leur volonté en agissant principalement sur trois leviers favorables à la surprise : la mobilité, la portée et l’investigation de nouvelles dimensions avec pour effet immédiat la diversification des modes d’action envisageables et l’extension quasi illimitée des zones à surveiller.
En permettant l’introduction d’une discontinuité dans l’efficacité stratégique d’un acteur, une nouveauté technologique, une pratique militaire innovante ou l’adoption d’un mode d’organisation fondamentalement disruptif permettent de prendre l’avantage sur l’adversaire. Ainsi, l’introduction de la capacité lance-roquettes multiples (HIMARS ou MLRS) occidentaux sur le théâtre ukrainien, en augmentant significativement la portée des frappes réalisées par les forces ukrainiennes, a-t-elle contrarié les forces armées russes dans leurs modes d’action. Ayant su en tirer les enseignements, les industries de Kiev ont achevé en urgence un programme innovant lancé en 2018 : le nouveau missile Vilkha-M d’une portée de 110 kilomètres est de nature à augmenter un dilemme posé aux forces russes (54). En consacrant le caractère inapproprié – voire obsolète – des préparatifs de l’adversaire, l’innovation constitue un puissant facteur d’avantage qui peut s’avérer décisif à condition d’être exploité rapidement. Car l’effet de surprise n’a qu’un temps avant que ne réapparaisse une logique d’égalisation des avantages comparatifs (55).
* * *
Nombreux sont les signaux qui dessinent à la surprise un horizon des plus favorables. L’accroissement et le perfectionnement des moyens d’observation et de compréhension, pour impressionnants qu’ils soient, ne peuvent suffire à la circonscrire. Qui plus est, ils sont aussi un moyen de choix pour la faire surgir.
Il faut dès à présent se réhabituer à vivre avec la surprise et, par-dessus tout, s’interdire d’en laisser l’usage exclusif à l’adversaire. Dans un excellent ouvrage consacré aux ruses et stratagèmes de guerre Rémy Hémez cite le général Burkhard, Chef d’état-major des armées : « Nous avons trop longtemps laissé en friche la ruse. C’est une excellente école pour nos jeunes cadres qui doivent très tôt comprendre les mécanismes des perceptions. [Cela] peut nous aider à nous prémunir contre cette menace que nos ennemis maîtrisent parfois très bien » (56). Deux mots donnent corps à cette ambition : risque et résilience. Tous deux méritent d’être considérés à la lumière de l’adage : « Si rien n’est sacrifié, rien n’est obtenu ».
Pour surprendre comme pour encaisser le choc de la surprise, il est indispensable d’examiner avec lucidité notre rapport au risque, car la surprise a un coût : celui de l’innovation, celui de la réflexion éthique, celui de la vision stratégique (et des renoncements qui lui sont associés), celui de l’échec qui reste malgré tout une hypothèse et, par-dessus tout, celui de la force morale et du caractère, « vertu des temps difficiles » (57).
(1) Mandel Robert, Global Data Schock, Stanford University Press, 2019, 270 pages.
(2) Bergson Henri, « Le possible et le réel », in La Pensée et le mouvant, PUF, 2009.
(3) Bouaniche Arnaud, « Bergson et les sens de la surprise : nouveauté, événement, liberté », Alter, Revue de phénoménologie, n° 24, 2016 (https://journals.openedition.org/alter/425).
(4) Lasconjarias Guillaume, « Ce que nous dit l’exercice militaire russe Zapad », RDN, n° 805, décembre 2017, p. 100-104 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=21619&cidrevue=805).
(5) La guerre russo-géorgienne opposa, du 7 au 16 août 2008, la Géorgie à l’Ossétie du Sud et à la Russie, avant de s’étendre à l’Abkhazie, qui, comme l’Ossétie du Sud, est une région séparatiste de Géorgie. Voir : Rosiers Jacques, « Événements en Géorgie : surprise stratégique ou défi stratégique ? », RDN, n° 712, octobre 2008, p. 27-33 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=4605&cidrevue=712).
(6) La Russie annexe la péninsule de Crimée après une invasion qui eut lieu entre février et mars 2014.
(7) Holeindre Jean-Vincent, « L’imprévisibilité, une ambition pour le combat aéroterrestre », Colloque de pensée militaire CDEC du 4 février 2021, Revue militaire générale, p 67, n° 57, 2021.
(8) Zossou Liliane, « Y a-t-il une “révolution dans les affaires militaires en Europe ?” », Relations internationales, n° 125, 1er semestre 2006 (https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2006-1-page-31.htm).
(9) Holeindre Jean-Vincent, « (Le fort) est atteint par le complexe de Pharaon. En effet, dans la Bible, Pharaon n’accepte pas sa défaite face aux Hébreux, pourtant très faibles, mais ayant utilisé la ruse », op. cit.
(10) Luttwark Edward, entretien cité dans Spencer Jack H., Deception integration in the US Army, Command and General Staff College, 1990 (https://apps.dtic.mil/sti/pdfs/ADA230184.pdf).
(11) Risen James, « US Intelligence says Putin made a last-minute decision to invade Ukraine », The Intercept, 11 mars 2022 (https://theintercept.com/2022/03/11/russia-putin-ukraine-invasion-us-intelligence/).
(12) « Camouflage », en russe. Terme qui désigne l’art de la désinformation militaire.
(13) Seibt Sébastian, « La destruction d’un pont flottant, symbole des difficultés russes dans le Donbass », France 24, 12 mai 2022 (https://www.france24.com/).
(14) Tenenbaum Élie, « L’imprévisibilité, une ambition pour le combat aéroterrestre », Colloque de pensée militaire CDEC du 4 février 2021, in Revue militaire générale, n° 57, p. 57 (https://www.c-dec.terre.defense.gouv.fr/).
(15) « Jillin Constellation », eoPortal, 4 janvier 2022 (https://www.eoportal.org/satellite-missions/jilin-con).
(16) Hémez Rémy, Les opérations de déception. Ruses et stratagèmes de guerre, Perrin, 2022, p. 28.
(17) Tversky Amos et Kahneman Daniel, « Belief in the law of small numbers », Psychological Bulletin, vol. 76, n° 2, 1971, p 105-110 (http://stats.org.uk/statistical-inference/TverskyKahneman1971.pdf).
(18) Silberzahn Philippe et Milo Jones, « L’identité et la culture organisationnelle comme sources de la surprise stratégique », Annales des Mines - Gérer et comprendre, n° 116, 2014, p 70-80.
(19) Mandel Robert, 2019, op cit.
(20) Montbrial (de) Thierry, « Rivalités de puissance, idéologies et multilatéralisme », RDN, n° 838, mars 2021, p. 18-23 (https://www.defnat.com/).
(21) Agence France Presse (AFP), « Dissuasion nucléaire : la Russie suspend sa participation à l’accord New Start », TV5 Monde, 21 février 2023 (https://information.tv5monde.com/).
(22) Gros Philippe, Delory Stéphane, Tourret Vincent et Thomas Aude, « La neutralisation des défenses aériennes adverses (SEAD) », Observatoire des conflits futurs, Fondation pour la recherche stratégique (FRS), octobre 2020, 65 pages (https://archives.defense.gouv.fr/).
(23) Gros Philippe, Vilboux Nicole, Coste Frédéric et Delory Stéphane, La compétition dans les technologies de rupture entre les États-Unis, la Chine et la Russie, Rapport n° 2, juin 2019, Observatoire de la politique de défense américaine, Fondation pour la recherche stratégique.
(24) Brustlein Corentin, « Innovations militaires, surprises et stratégies », Stratégique, n° 106, 2014/2, p. 33 (https://www.cairn.info/).
(25) Aron Raymond, Les guerres en chaîne, Gallimard, 1952, p. 27.
(26) Tenenbaum Élie, 2021, op cit.
(27) Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Revue nationale stratégique, 2022, § 71, p. 21 (https://www.sgdsn.gouv.fr/).
(28) Gros Philippe, Vilboux Nicole, Coste Frédéric, Delory Stéphane, 2019, op cit.
(29) Ma-Dupont Virginie, « Chine : l’intelligence artificielle au cœur de l’État », Gestion publique, Institut de la gestion publique et du développement de l’économie (IGPDE), ministère de l’Économie, octobre 2018 (https://www.economie.gouv.fr/).
(30) Gary Arnaud, « Intelligence artificielle et armées françaises : une technologie du présent à mettre en œuvre immédiatement », Cahier de la RDN, « Regards du CHEM 2021 » (https://www.defnat.com/).
(31) Les radars permettent d’opérer la détection ; l’identification se fait par une analyse automatique des cinématiques ou des comportements permettant l’engagement de cibles au sol pour les aéronefs à des distances de sécurité. Ces fonctions sont cependant réalisées au prix de nombreuses fausses alarmes et du risque de générer des dommages collatéraux. Sur les objectifs du programme TRACE, voir Keller J., « DARPA TRACE Program Using Advanced Algorithms, Embedded Computing for Radar Target Recognition », Military & Aerospace Electronics, 24 juillet 2015 (https://www.militaryaerospace.com/).
(32) Task force ia, L’intelligence artificielle au service de la défense (rapport), septembre 2019 (https://www.defense.gouv.fr/).
(33) Architecture de traitement et d’exploitation massive de l’information multi-sources.
(34) Harris Tristan, « How technology is Hijacking your mind », Thrive Global, 18 mai 2016 (https://medium.com/).
(35) Bloch Marc, L’étrange défaite (1940), Gallimard, 1946, 336 pages.
(36) Vandier Pierre, « Comment s’adapter à un monde d’incertitudes ? », Harvard Business Review France, mars 2023 (https://www.hbrfrance.fr/).
(37) Pinard-legry Olivier, « Neurosciences et sciences cognitives : comment se préparer à la guerre des cerveaux », Cahier de la RDN « Regards du CHEM 2022 », p. 58-76 (https://www.defnat.com/).
(38) Lagneau Laurent, « Saab et la PME française Solarmtex vont livrer des filets-écrans multispectraux à l’Armée de terre », Zone militaire–Opex 360, 14 janvier 2022 (https://www.opex360.com/).
(39) Rapport DR du collège des IGA du 28 juin 2022 (après un rapport similaire de 2012).
(40) Tenenbaum Élie, 2021, op cit.
(41) Red Team (https://redteamdefense.org/decouvrir-la-red-team).
(42) Lallement Eugénie, « C’est quoi un wargame ? », Terre information magazine, 13 mars 2023 (https://www.timagazine.defense.gouv.fr/).
(43) Meyer David, « Retired U.S. general explains why so many Russian generals are getting killed in Ukraine », Fortune, 21 mars 2022 (https://fortune.com/).
(44) Ibidem.
(45) Vandier Pierre, 2023, op cit. p. 7.
(46) Storr Jim, The Human Face of War, Continuum, 2009.
(47) RNS 2022, op. cit., p. 7.
(48) Noé Jean-Baptiste et Raffray Mériadec (propos recueillis par), « Entretien avec l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la marine », Conflits, 9 mars 2022 (https://www.revueconflits.com/).
(49) Un faux positif est le résultat d’une prise de décision dans un choix à deux possibilités, déclaré positif là où il est en réalité négatif. Le résultat peut être issu d’un test d’hypothèse ou d’un algorithme de classification automatique. Il peut être volontairement provoqué par la partie adverse.
(50) Ministère des Armées, Doctrine militaire de lutte informatique d’influence (L2I), 20 octobre 2021, 14 pages (https://www.defense.gouv.fr/). Tisseyre Didier et Liederkerke (de) Arthur, « La lutte informatique d’influence dans le cyber-espace : une doctrine pour appuyer les opérations militaires » (Tribune n° 1331), RDN, 9 novembre 2021, 8 pages (https://www.defnat.com/).
(51) RNS 2022, op cit.
(52) Pappalardo David, « La guerre cognitive : agir sur le cerveau de l’adversaire », Le Rubicon, 9 décembre 2021 (https://lerubicon.org/).
(53) Lin Herbert, « Testimony before the House Armed Service Committee —Subcommitee on Cyber, Innovative Technology, and Information Systems Hearing on Technology and Information Warfare: The Competition for Influence and the Department of Defense », Congrès des États-Unis, 30 avril 2021 (https://docs.house.gov/meetings/AS/AS35/20210430/112545/HHRG-117-AS35-Wstate-LinH-20210430.pdf).
(54) Altman Howard, « Ukraine is Using Guided Rockets with more Range than HIMARS-Launched Ones », The Warzone, 1er mars 2023 (https://www.thedrive.com/).
(55) Brustlein Corentin, op. cit.
(56) Hémez Rémy, op. cit.
(57) Gaulle (de) Charles, Le Fil de l’Épée, Plon, 1932.