La numérisation de l’administration est un levier significatif d’économies en termes de personnel et de coûts de fonctionnement. Nous sommes au cœur d’une situation d’urgence et nous devons développer des idées pour agir. Les conditions-cadres et espaces d’action de la numérisation innovante et le contexte de l’administration publique mènent au constat que le véritable art consiste d’une part, à prendre en compte le besoin politique d’immédiateté et de visibilité, et d’autre part, à attribuer des leviers d’action au sein de l’administration. La première des solutions est de déployer des unités d’innovation qui assurent la capacité de mettre en œuvre ce que le monde privé numérique exploite déjà depuis des décennies.
Transformation numérique de l’administration : la recherche d’efficacité et d’agilité
Note préliminaire : Ce travail retranscrit l’expérience tirée de mes propres activités en tant que chef de l’état-major à la direction en charge de la numérisation d’une autorité fédérale supérieure, l’Office fédéral pour la gestion du personnel de la Bundeswehr de 2018 à 2022 – comparable au Secrétariat général pour l’administration (SGA) – et développe des solutions concrètes et universelles pour des États démocratiques dotés de systèmes budgétaires planifiés et d’une administration centrale.
« Les grandes pensées n’ont pas seulement besoin d’ailes,
mais aussi d’un châssis pour atterrir. »
Neil Armstrong
Crise climatique, pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine, pénurie de main-d’œuvre qualifiée, crise démographique, les crises sont partout, mais nous n’avons aucune vue d’ensemble de son ampleur. Si nous voulons que cela change pour affronter les prochaines, nous devons rapidement modifier la mentalité de nos administrations et veiller à davantage de mises en réseau et d’échanges. Nous sommes au cœur d’une situation d’urgence et nous devons développer des idées pour agir. Nous devons, dès à présent, permettre une transition numérique significative de nos administrations publiques ou nous serons rapidement dépassés par le changement. Nous avons, par conséquent, besoin de structures et de technologies fonctionnelles et économes en ressources dans l’administration.
Nous ne disposons pas d’une image complète de la situation actuelle qui serait basée sur des données. Nous n’utilisons pas les énormes quantités de données disponibles, nos moyens de communication sont saturés et souvent interrompus. Nos transferts de données se bloquent régulièrement en raison de l’absence d’interfaces. Et nous ne savons pas vraiment qui en est responsable, et encore moins qui doit en assurer la maintenance.
Le plus grand défi à relever est de changer la manière dont les administrations construisent leurs réseaux et leurs systèmes numérisés. La loi dite de Conway (1) explique que les systèmes de communication qui n’utilisent pas de structures arborescentes hiérarchiques sont sujettes aux dysfonctionnements, et qu’elles vont à contre sens de la transformation numérique. Actuellement la transformation numérique des administrations n’est souvent réalisée que dans leur intérêt propre. Initialement, ces administrations ne conçoivent pas une mise en réseau vers des tiers ni un import-export de données, avec pour conséquence majeure que leurs systèmes informatiques ne sont en général ni accessibles ni utilisables par des personnes extérieures. C’est encore plus vrai pour les systèmes manipulant des données sensibles ou classifiées. Dans un contexte de numérisation de la fonction publique et de transparence qui en découle, il apparaît que les membres de l’administration craignent souvent pour la survie de leur propre structure et des processus qu’ils ont péniblement mis en place. Ils craignent aussi pour leurs effectifs, souvent gravés dans le marbre et qui sont un signe de l’étendue de leur pouvoir ou de leur importance, ainsi que pour la remise en cause d’une hiérarchie interne bien établie.
Cet article traite donc d’une solution de numérisation de l’administration qui conserverait la structure organisationnelle existante et, dans un premier temps, les systèmes de traitement des données existants.
Conditions cadres et espaces d’action de la numérisation innovante
Contexte de l’administration publique
L’administration publique dans des États démocratiquement légitimes se caractérise par des processus complexes de répartition de ressources en principe toujours trop faibles. Trop de problèmes à régler avec trop peu de moyens consentis sont la source de processus alambiqués de planification et de concertation, gérés par de multiples responsables à chaque étape. De plus, des moyens limités imposent de réduire le nombre de « responsables des ressources » de chaque administration, qui se trouvant désormais seuls aux manettes, se créent des « baronnies ».
C’est au niveau des administrations, c’est-à-dire dans l’espace stratégique-opérationnel-tactique, qu’incombe l’approche ascendante complexe de l’expression des besoins ainsi que de leurs priorisations dans les processus de planification. Dans ces processus, des tâches partielles sont attribuées à des responsables intermédiaires, qui ne peuvent prendre des décisions que de manière limitée, en raison de moyens financiers fondamentalement insuffisants.
Le niveau politique, qui comprend les secrétaires d’État et les ministres ainsi que les hauts fonctionnaires et hauts gradés du ministère de la Défense, se voit attribuer le rôle de « responsables des ressources » du niveau politico-stratégique. Contraints par les faibles ressources allouées, ils prennent le plus souvent, selon des processus complexes, des décisions qui visent à réduire les moyens nécessaires alors que les tâches à réaliser ne cessent d’augmenter (figure 1).
Numérisation de l’administration : un programme d’armement à part entière
Les directions des armées françaises et allemandes ont en commun la répartition des responsabilités entre les forces armées, l’administration générale et la direction de l’armement. De même, il est commun de penser que le développement capacitaire des armées répond aux besoins immédiats et prioritaires des forces armées et qu’il n’est généralement pas prévu pour l’administration. En conséquence, l’idée que la numérisation doit être avant tout réalisée sur des équipements de combat, qui sont notamment utilisés dans le cyberespace et l’espace informationnel, devient majoritaire.
Le besoin de numérisation de l’administration générale n’est donc pas jugé prioritaire. Depuis des années, voire des décennies, on investit trop peu et trop tard dans la numérisation de l’administration en raison de l’absence de priorisation pour une matière jugée « inerte » ou insuffisamment opérationnelle (2). À tous les égards, ceci est incompréhensible alors que l’on se trouve aujourd’hui dans un contexte d’interpénétration des processus administratifs entre l’ensemble des directions, services et armées, jusqu’au niveau individuel.
A contrario, nous sommes envahis dans notre vie privée par des applications numériques et des possibilités de traitement administratif de données qui sont en décalage croissant avec ce que l’on trouve dans nos environnements de travail (écart technologique). Ainsi, les employeurs publics ne peuvent pas répondre au souhait de simplifier les environnements de travail et de les débureaucratiser, ni au souhait des candidats, réservistes, collaborateurs, clients, demandeurs, etc., d’être mieux et plus vite pris en compte. Le ministère ne doit pas perdre le contact avec la technologie actuelle pour ne pas perdre en attractivité et en motivation pour ses employés et sa « clientèle ».
D’un point de vue systémique et stratégique (outre les effets néfastes sur le recrutement et la fidélisation), il s’agit d’un domaine traité avec la plus grande négligence, y compris dans l’optique d’éventuelles économies en personnel obtenues par la mise en place de tels systèmes de numérisation.
Sachant que les économies en personnel sont le plus souvent compensées par d’autres besoins dans les domaines où le personnel fait défaut. La requalification de personnel administratif, obtenue par la numérisation, permettrait alors d’améliorer sensiblement l’efficacité de l’administration. Cette requalification réduit, en outre, la pression sur le recrutement. Des besoins moindres entraînent, pour un nombre de candidats inchangé, une amélioration de la sélection.
La numérisation de l’administration apparaît comme un levier significatif d’économies en termes de personnel et de coûts de fonctionnement, et permettrait un transfert de ressources pour augmenter, si nécessaire, la part d’investissement de l’État dans le secteur de la défense, tout en réduisant la pression sur le recrutement en personnel.
Champ d’action : État–politique–société–industrie
L’intérêt de l’échelon politique est avant tout d’agir au niveau tactique et dans l’immédiateté ; les succès visibles, le dynamisme, l’esprit de décision et la rapidité de mise en œuvre ont une grande valeur pour l’homme politique. Toutefois, l’efficacité des réformes dans une perspective de long terme est souvent limitée par les événements de l’actualité (figure 2). Dans l’espace politique, on constate un phénomène permanent de « tempête dans un verre d’eau » (presse, friction, besoin et exigence élevés de communication). Il en résulte que les directives politico-stratégiques, si urgentes, manquent cruellement de planification clairvoyante et de long terme. Le fait d’agir seulement après une impulsion de la hiérarchie, phénomène particulièrement marqué dans l’administration, mais aussi le contexte souvent mal compris de la « primauté de la politique », explique, en partie, la si lente numérisation de l’administration.
Compte tenu de la nécessité de planifier à long terme et d’établir des processus budgétaires bien ficelés, la trop faible durée de mandat de nos décideurs, comprise entre 3 et 5 ans, se trouve en complète contradiction avec la rapidité et la visibilité exigées par l’action politique. En raison de leur complexité et de leur durée, les processus de planification et de conduite stratégique de tels projets sont fondamentalement inadaptés aux ambitions personnelles des hommes politiques ou des hauts fonctionnaires. Un dilemme classique mais qui, selon l’auteur, peut être résolu.
Le véritable art consiste, d’une part, dès la phase de planification stratégique, à prendre en compte le besoin politique d’immédiateté et de visibilité par une mise en œuvre tactique transitaire du besoin et, d’autre part, d’attribuer des ressources et des leviers d’action qui permettront le développement à long terme du projet avec une certaine stabilité.
Les cadres administratifs à l’interface entre les ministères et l’échelon politique doivent être en mesure de proposer de manière proactive des solutions fonctionnelles rapides et visibles qui répondent aux besoins des dirigeants et aux administrations. Pour ce faire, ces ressources et leviers d’action doivent être planifiés au niveau stratégique et des décisions doivent être prises régulièrement pour assurer la continuité ou l’adaptation à de nouvelles conditions générales et technologiques. Les hauts gradés et les hauts fonctionnaires du ministère de la Défense ne doivent pas seulement agir comme des traducteurs de la volonté politique dans l’espace stratégique-opérationnel-tactique, mais aussi comme des « influenceurs » et des fournisseurs de solutions. Ce postulat, en soi trivial, est l’un des principaux moteurs d’une numérisation réussie, que les dirigeants doivent assumer et étayer par des idées, des visions et des initiatives concrètes.
Pour pouvoir répondre au besoin politique qui souhaite la rapidité et la visibilité des solutions, il faut, en outre, assouplir la séparation encore trop stricte entre l’État et l’industrie, surtout dans des domaines techniques en mutation rapide – nouveaux produits ou services qui modifient radicalement les structures existantes et des marchés entiers, comme les logiciels de reconnaissance faciale, le streaming, les processeurs optiques, l’intelligence artificielle (IA), etc. Il faut créer des exceptions légales et des conditions cadres qui permettent une collaboration plus étroite et directe avec l’industrie dès le niveau opérationnel (laboratoires, expériences, essais en direct). Ce ne sont pas les autorités mais les entreprises technologiques, les laboratoires numériques et les start-up qui fournissent les meilleures pratiques sur la manière dont les personnes peuvent interagir avec les applications numériques.
Cependant, il faut rester méfiant quant aux velléités d’externaliser la numérisation. Les entreprises de conseil ont assez souvent échoué à nous transformer, dans le cas de l’administration allemande, en raison des particularités des structures internes et complexes. En outre, les mesures de transformation décrites comme nécessaires par les consultants ne sont généralement pas suffisamment budgétées, ni réalisées avec la persévérance requise. L’alternative est de développer des structures internes d’intrapreneuriat (action marquée par l’esprit d’entreprise au sein du personnel), de promouvoir et d’identifier des cadres innovants, de les doter des moyens et des ressources nécessaires à la transformation.
Technologie et disruption
L’évolution rapide des technologies et des applications d’une part, et la disruption brutale et bouleversante d’autre part, sont des facteurs particulièrement importants et discriminants de la technologie numérique. La disruption est un changement fondamental du champ des possibles des actions numériques, tant du côté des utilisateurs que du côté des fournisseurs de matériels et de logiciels. L’iPhone, apparu en 2007 ou l’analyse des données de masse (Big Data Analysis) du côté technique, le déluge de plateformes de réseaux sociaux et d’applications de communication interpersonnelles en sont des exemples.
L’écart technologique en matière de matériels et de logiciels informatiques, utilisés dans le secteur privé, personnel ou au sein des entreprises, et au sein des organismes publics, ne cesse de se creuser. Il semble presque impossible de suivre le rythme de l’innovation.
Ce qui est particulièrement remarquable, c’est l’immédiateté entre l’action et la réaction numérique, qui passe aujourd’hui inaperçue et pourtant dont on ne peut plus se passer. Par exemple, une commande d’article sur Internet entraîne une réaction immédiate de l’entreprise qui envoie un courriel de confirmation, puis des courriels de suivi de la marchandise jusqu’à votre propre boîte aux lettres. Les entités hautement sensibles à la sécurité telles que les banques, les bourses, les caisses d’assurance maladie et les assurances communiquent désormais via des applications sur nos smartphones et accordent l’accès à vos comptes au moyen de procédures d’authentification simples. Grâce à ces procédures, les modifications des données personnelles peuvent être immédiatement introduites dans les systèmes de traitement des données basés sur le Cloud. Il existe des procédures de signature numérique pour la conclusion de contrats et des boîtes aux lettres électroniques spécifiques qui permettent de transmettre en toute sécurité des dossiers utilisables par les tribunaux. Les demandes administratives sont soumises via des formulaires en ligne et sont traitées et validées exclusivement par une communication électronique. Des chat-bots auto-apprenants répondent automatiquement aux « Frequently Asked Questions (FAQ) » et des algorithmes de recherche dotés d’une IA déterminent vos préférences à partir de données connues puis vous transmettent de manière proactive des offres sur mesure (gestion du personnel, publicité, assurance, banques, etc.) Les offres numériques énumérées ici sont aujourd’hui quasi absentes de l’administration des forces armées. Nous devons utiliser ce potentiel technique émergent, tout en sachant que la tâche à accomplir sera gigantesque.
L’hostilité à la technique et l’arrogance des échelons supérieurs
Il est particulièrement frappant – mais c’est aussi dans la nature des choses – que dans le domaine de l’administration, il y ait proportionnellement nettement moins de scientifiques, d’informaticiens et de spécialistes de la logistique, et beaucoup plus de juristes et de spécialistes des sciences humaines. De par leur formation et leur appétence, ces derniers sont plutôt à l’aise dans des domaines non techniques où l’on communique à l’oral et par écrit. Ils évoluent dans des espaces analytiques, basés sur des textes ou façonnés de manière empirique. L’affinité avec la technique, le goût de l’expérimentation, les frictions et les perturbations ne leur sont pas vraiment familiers.
Pour un grand nombre de personnes travaillant dans l’administration, l’action dans des espaces qui ne sont pas entièrement régis par le droit et les règles n’est pas commun, du fait de leur culture et leur formation. Et comme ils sont des professionnels de la mise en œuvre et de la gestion de décrets, des directives et des prescriptions, leurs biais cognitifs les orientent plutôt vers le refus et la démonstration de l’impossibilité d’agir. Alors, l’introduction d’innovations et de technologies disruptives dans l’appareil administratif n’est pour eux ni une préoccupation, ni un souhait.
L’effet de refoulement de la numérisation se renforce aussi par l’hostilité d’une partie de la société à la technique et aux sciences (3). On peut aussi le déduire par la désaffection des jeunes pour les filières d’études MINT (mathématiques, informatique, sciences naturelles et technique) (4), par l’ignorance du domaine scientifique basique (opposants aux vaccins, adeptes de l’homéopathie, d’astrologie…), voire par le dénigrement des personnes ayant des affinités pour la technologie (en anglais : « nerd » [intello]). De plus, la proportion nettement plus élevée de femmes dans l’administration, qui sont généralement issues des filières d’éducation et de formation éloignées du domaine technique, n’arrange pas les efforts de numérisation de ce secteur (5).
Pourtant, celui qui veut introduire des développements technologiques disruptifs dans son service, mettre en œuvre la numérisation et suivre les innovations, se doit en tant que cadre responsable – indépendamment de sa filière de formation – de pouvoir agir dans les quatre champs de la numérisation (voir figure 2) et vouloir acquérir des connaissances transverses, y compris dans le domaine technique. Néanmoins, ce type de cadres ayant la volonté d’agir et de créer est rare. Les identifier, les encourager et les accompagner s’avère être un autre facteur déterminant de la réussite de la numérisation.
Protection des données, sécurité informatique et modèles de données
Les règlements de l’Union européenne (UE) et des États en matière de protection des données (RGPD), associés à la méfiance à l’égard des organismes publics quant à l’utilisation des données disponibles, ne reflètent pas la liberté actuelle de circulation de nos propres données au sein du secteur privé.
En outre, on peut observer une surévaluation et une surpondération de l’ensemble du secteur de la Défense-Sécurité sur les questions d’intrusion, de cyber-attaques et de protection des systèmes. Cela peut être déduit, entre autres, de la très faible diffusion des applications administratives dans le secteur de la défense. Parallèlement, les opportunités et les potentiels sont sous-évalués. Les systèmes de données ont besoin d’interfaces et d’accès plus ouverts vers l’extérieur afin de pouvoir utiliser pleinement les avantages et les potentialités de la numérisation.
Pour cela, le modèle de données tel que nous le connaissons aujourd’hui doit être fondamentalement repensé. Aujourd’hui, l’existence d’un seul champ de données particulièrement sensible (par exemple l’appartenance à une communauté religieuse ou des chiffres à garder secrets) au sein d’un ensemble de données par ailleurs simple entraîne une protection extrême de cet ensemble. L’objectif serait donc de créer les conditions préalables à une transmission numérique interne au sein de l’administration, par exemple par le biais de filigranes de sécurité sur les données individuelles et une conservation dupliquée des données simples. Cela permettrait une manipulation nettement simplifiée des données. Elle serait comparable à celle que nous connaissons dans notre environnement privé, comme dans le domaine des banques, des assurances et des plateformes commerciales.
Transformation numérique de l’administration
Principes directeurs
1. Avec des budgets fixés à long terme qui, par principe, ne tiennent jamais compte de ce qui est souhaitable pour toutes les parties prenantes, la lutte pour obtenir ce qui est juste nécessaire dans son propre domaine de responsabilité est une lutte d’influence et de positionnement.
2. Les cadres réglementaires et législatifs pour la mise en œuvre de projets d’armement ou pour le traitement de grandes quantités de données sont, pour la plupart, inadaptés à la numérisation rapide et à l’utilisation de technologies disruptives et innovantes. La violation des règles ou l’action dans les zones grises du droit et des règles fait partie des approches innovantes de la numérisation. La numérisation engendre la mise en place de règles de sécurité informatique et de protection des données, mais aussi l’émergence d’une dimension éthique de l’utilisation des données. La différence entre un comportement conforme aux règles et la violation de ces règles directes ou indirectes est souvent minime ou diversement interprétée. La numérisation innovante de l’administration nécessite un accompagnement juridique placé au plus près des innovateurs, afin qu’ils gardent à l’esprit ce qui est faisable et responsable.
3. Parmi les collaborateurs et collaboratrices, il existe un premier groupe qui veut travailler exclusivement dans le respect des règles, selon ses propres compétences et dans un cadre juridiquement inattaquable. C’est la majorité. Il y a un 2e groupe, qui est prêt à travailler dans des zones grises de la numérisation et enfin un 3e groupe qui ne craint pas de violer les règles. L’identification du 2e et du 3e groupe, leur guidage ciblé vers des espaces décisionnels d’innovation et de développement sont des éléments essentiels d’une numérisation réussie.
4. Ceux qui travaillent avec des produits logiciels et matériels sur la gestion administrative des usagers (utilisateurs back-end) sont éloignés de ceux qui se servent uniquement de la « surface » du logiciel (utilisateurs front-end) et au contact des usagers. Ces deux ensembles sont trop éloignés des producteurs de matériel et de logiciel (programmeur back-end). Pour réussir une innovation numérique rapide, le partage des connaissances est un élément essentiel de la solution. Il est important d’intégrer les trois niveaux de réflexion suivants : a) Comment la solution connue règle-t-elle le problème connu (communication) ? b) Comment la solution inconnue règle-t-elle le problème connu (innovation) ? c) Comment la solution connue règle-t-elle le problème inconnu (développement) ? La forme la plus simple de partage des connaissances est l’échange institutionnalisé de tous ceux qui travaillent sur le front-end et le back-end.
5. La participation et l’intégration des compétences des utilisateurs du front-end de l’administration (collaborateurs, utilisateurs, demandeurs) et en dehors de l’administration (clients, candidats, réservistes, anciens, demandeurs) est un élément essentiel d’une numérisation rapide et performante.
6. L’identification des promoteurs du projet de numérisation (environ 5 %) et des sceptiques (environ 40 %) (6), dans tous les processus de planification et de conduite, y compris au niveau politique revêt une importance décisive. Les identifier, les impliquer, les informer, les convaincre par de petites démonstrations rapides et en faire des « ambassadeurs » du projet font parties intégrantes de la numérisation de l’administration. Ce n’est que lorsque l’administration sera perçue comme une unité d’innovation systémique et sociale, et que les premiers projets informatiques d’avant-garde seront visibles, que des ressources seront transférées pour la modernisation de l’administration.
7. La révolution numérique revêt une importance sociale et donc hautement politique. Les agences d’innovation de l’administration qui réussissent doivent donc être étroitement liées aux plus hautes directions de l’État et à leurs autorités afin d’agir dans le cycle temporel politique (visibilité de la capacité d’innovation des cadres supérieurs dans la révolution numérique).
8. Il est impératif de comprendre que la numérisation est innovante, disruptive et que son avenir est tellement incertain que les règles et les normes existantes ne peuvent pas encore appréhender son développement. La numérisation, ou du moins son expérimentation, doit être vue comme initialement et possiblement en échec ou en erreur ainsi que contrevenant à certaines règles. Il faut donc une « culture de l’erreur » appropriée, qui accepte également la perte sèche de ressources sans l’identifier à du gaspillage de temps ou ressources.
Approche de solution « Unité d’innovation »
Actuellement, les projets de numérisation suivent généralement de longs processus classiques de planification et de préparation (figure 3 : « dans la boîte – sametime evolution ») au sein de plans globaux. Dans certains cas, les administrations parviennent à autoriser des démonstrateurs au sein de leurs structures (figure 3 : « dans la boîte–pionniers »). Il est toutefois nécessaire de disposer d’entités qui sont capables d’agir à l’intérieur et à l’extérieur de ces structures. (Figure 3 : « à l’intérieur comme à l’extérieur de la boîte-pionniers et avant-garde »), afin de forcer l’utilisation du projet, en montrant ce qui est faisable et en adaptant ce qui existe déjà.
Les idées pour faire avancer un projet de numérisation sont multiples : laboratoires informatiques, hubs d’innovation, forges informatiques, formats de réunion concertés, projets de gestion du changement, projets pilotes pilotés de haut en bas, création de responsables de la numérisation et des données.
Certes, des progrès ont déjà été réalisés. Par exemple, le Centre interministériel de services informatiques relatifs au ressources humaines (CISIRH) s’est doté d’un laboratoire d’innovation (Lab InnovRH). La Bundeswehr a fait une approche comparable avec le Cyber Innovation Hub der Bundeswehr (CIHBw). La prise de conscience de la nécessité d’agir a évolué. Néanmoins, le grand chambardement – la résolution du nœud gordien – se fait toujours attendre, en particulier dans l’administration. Elle se contente d’une adaptation incrémentale des systèmes informatiques existants dans le cadre de processus établis de longue date, au sein d’un environnement désespérément sous-financé et hostile à l’innovation.
La complexité et l’ampleur de la tâche rebutent la plupart des responsables hiérarchiques de l’administration qui ne considèrent pas la numérisation comme une tâche essentielle. Cela provient du fait que toutes les tâches informatiques sont le plus souvent centralisées en dehors de leur domaine de responsabilité, mais aussi du fait que les administrés ne sont perçus que comme des demandeurs de services et non comme des clients qui auraient un pouvoir de création. Les processus de mise en œuvre des projets de numérisation sont aussi parfois incompréhensibles aux utilisateurs en front-end et en back-end, séparés physiquement qui ne partagent pas leurs expériences, et qui travaillent dans des structures complexes aux responsabilités diffuses.
Alors que faudrait-il faire ?
Des « unités d’innovation » décentralisées doivent être directement intégrées de manière organique dans les domaines de responsabilité de ceux qui travaillent uniquement en surface de solutions informatiques (front-end). Ces unités d’innovation seraient dotées de personnels, de matériels et de logiciels de base, et auraient accès aux données et aux « clients ». Un élément essentiel pour le fonctionnement de ces unités serait, en outre, de leur mettre à disposition des moyens (7) et de leur donner le droit de conclure des contrats, d’employer temporairement du personnel et d’acheter en propre du matériel et des logiciels.
Le transfert du personnel dans le domaine de responsabilité d’une autorité vers ces unités d’innovation, par exemple en raison de mesures d’optimisation des processus et de gains de numérisation, devrait être possible.
La numérisation d’une administration passe aussi par l’accès et le stockage d’énormes bases de données ainsi que par la modification des données selon des processus d’entrée, d’analyse, de décision et de sortie. L’échec actuel des unités d’innovation provient essentiellement du défaut d’accès aux données directement intégrées au sein du système de traitement des données. En raison de l’environnement de traitement des données, en constant développement et qui est désormais doté de processus interdépendants et sensibles, l’adjonction de nouveaux composants informatiques (logiciels et matériels) dans les équipements hors d’âge ne sont pas autorisés. Le risque de dysfonctionnement et les mécanismes de protection existants empêchent ces modernisations.
Un grand nombre de processus administratifs reposent toutefois sur des données de base simples et ne nécessitent que des processus de saisie et de conversion élémentaires. Les données de base telles que les en-tête d’un formulaire ou les statuts sont certes utilisées dans le cadre de la gestion des administrés, mais peu d’entre elles sont finalement modifiées (changement d’adresse, nouvelles coordonnées bancaires, naissance d’un enfant, etc.).
Grâce à la présence d’interfaces entre les données et les systèmes de contrôle, certains processus administratifs de demandes peuvent aujourd’hui être initiés à partir de simples ordinateurs de travail, présents par millions et sans aucune intervention humaine. Pour cela, il faut d’abord, compte tenu de la lourdeur de l’architecture informatique existante, créer un corps de données dupliqué sur lequel tous les processus administratifs simples sont traités – en utilisant de nouvelles technologies disruptives – avec la participation active des clients, utilisateurs et demandeurs, à partir d’applications innovantes et d’interfaces conviviales.
La comparaison quotidienne de la base de données dupliquée avec le système de données principal permet de réécrire toutes les données modifiées et déclenche, par exemple, des opérations de paiement dans les processus du système de gestion principal.
La révolution de cette approche réside surtout dans l’intégration active, d’une part, des clients, utilisateurs et demandeurs et, d’autre part, des gestionnaires, qui travaillent sur une même architecture informatique. Le demandeur devient lui-même utilisateur de l’informatique et le gestionnaire devient co-concepteur des applications informatiques. Ce système est comparable aux caisses de supermarché en libre-service, où les clients remplacent, en fait, les administrateurs.
En tant qu’administrateur, le fait d’être en contact direct avec des spécialistes en informatique, des entreprises et des analystes permet, non seulement, de se sentir responsable, mais aussi de faire preuve de créativité, stimulant l’innovation et la motivation. Grâce à cette simple participation directe, les administrateurs deviennent de véritables spécialistes des processus et de l’informatique, et ce à tous les niveaux de direction.
Pour les administrateurs, il est également possible de développer des solutions logicielles au sein de ces unités d’innovation, qui permettent de modifier sans difficulté les interfaces utilisateur, sans déclencher de modification majeure du processus informatique. La plupart du temps, de simples évolutions du règlement administratif ou des lois déclenchent de longs processus de mise à jour qui aujourd’hui ne peuvent être réglés que par un nombre limité de programmateurs. Or, ceux-ci sont souvent accaparés à des tâches plus complexes. Les administrateurs doivent pouvoir assurer ces modifications.
L’intégration des clients, des utilisateurs et des demandeurs par le biais d’interfaces « utilisateur » offre également un potentiel important dans le domaine de la gestion des stocks de données. Celle-ci souffre aujourd’hui d’une certaine négligence qui impose un investissement élevé en temps et en personnel.
La visibilité immédiate des données personnelles disponibles dans le système administratif et la possibilité de les modifier ou de les compléter immédiatement (téléchargement des attestations de formation, modification des données personnelles, etc.) entraînent, d’un côté, une plus grande confiance et, de l’autre, une réduction du besoin en personnel, en raison d’un contrôle et d’une saisie directe par l’utilisateur. De surcroît, les données sont de meilleure qualité et en plus grande quantité.
Le renversement de la perception éthique des demandeurs et des fournisseurs de données s’avère aussi très important. Dans l’administration actuelle, la méfiance prévaut. Le meilleur exemple est l’exigence récurrente d’une signature originale, au mieux dans une couleur différente de celle de l’imprimé, afin de pouvoir prouver, en cas de fraude, que la demande a bien été déposée par le fraudeur. La consommation de ressources nécessaires au maintien de cette culture de la méfiance doit prendre fin, pour une culture de la confiance complétée de contrôles de routine automatisés. Les unités d’innovation peuvent mettre en place de tels projets sans remettre fondamentalement en question l’architecture existante et initier le changement culturel par la preuve. Dans ce contexte, les identités numériques et les nouvelles procédures d’authentification peuvent également être testées et utilisées en simplifiant les processus.
Dans les unités d’innovation dotées de bases de données dupliquées, il est en outre possible de réaliser avec des risques limités, des expériences sur des moteurs de recherche de données, des robots de données, des processus d’autorisation et de contrôle automatisés, des systèmes de chat et des analyses d’IA. Le cas échéant, ces expériences peuvent être testées directement en local puis mises en service opérationnel de manière transitoire.
Le talon d’Achille des unités d’innovation est leur proactivité et leur agilité marquée pour l’innovation autonome. L’accumulation d’innovations transitoires au fil du temps risque, à moyen terme, de maintenir certains projets au stade d’expérimentation et de bloquer la phase expérimentale générale, donc tout le processus d’innovation.
L’exploitation fonctionnelle et transitoire de certains projets informatiques permet une numérisation rapide et visible de l’administration, nécessaire pour la communication à tous les niveaux, surtout politique. De plus, elle met la pression sur l’ensemble du système en mettant en œuvre des fonctionnalités alternatives qui fonctionnent. Pour maintenir des unités d’innovation à long terme, il faut alors définir un accord avec l’ensemble des parties prenantes pour que la responsabilité sur les innovations réussies soient transférées vers le système principal de numérisation de l’administration après un certain délai, dégageant les innovateurs de leur gestion.
Conclusion : Agir et oser
Le défi particulièrement ambitieux pour une administration est de devoir numériser un système sans en comprendre les finalités et la technologie en jeu, sans en avoir les moyens et surtout sans percevoir le fait de faire partie d’un dispositif plus global, le tout dans un contexte de désintérêt politique, notamment en raison de l’absence de succès communicables, visibles et tangibles.
Sur le réseau Internet, nous avons appris à nous trouver, à communiquer et à échanger des données malgré des organisations et des structures différentes de par le monde, malgré les élongations et les frontières. Chacun a compris depuis longtemps la valeur des normes techniques d’Internet, des formats de données communs et des structures de réseau transverse. Nous en bénéficions tous les jours. La volonté de contribuer et de participer au changement n’a jamais été aussi grande.
Donnons aux personnes travaillant dans l’administration la capacité de mettre en œuvre ce que le monde privé numérique exploite déjà depuis des décennies. Cela passe notamment par des unités d’innovation décentralisées, dotées d’un degré de liberté idoine et de ressources propres, responsables au sein de leur administration de la transformation. La liberté donne des ailes aux grandes idées.
Nous sommes à un moment où la transformation numérique des administrations peut et doit être développée. Plus tard, nous n’aurons plus aucune chance de le faire, car le changement numérique va très vite et ne se rattrape pas. Les conséquences seront importantes. La confiance dans l’efficacité de l’État et de l’administration dépend en grande partie de leurs capacités numériques. ♦
(1) « Toute organisation qui conçoit un système (défini plus largement ici que le simple système d’information) produira inévitablement une conception dont la structure est une copie de la structure de communication de l’organisation. » Conway Melvin E., Comment les comités inventent-ils ?, 1968 (http://www.melconway.com/).
(2) Toro Aurélie, « Où en est-on de la digitalisation en Europe ? Statistiques, chiffres, comparaisons » [en allemand], Sherpany (https://www.sherpany.com/).
(3) Toro Aurélie, op. cit.
(4) Porchet Maurice, Les jeunes et les études scientifiques : les raisons de la désaffection, un plan d’action (Rapport), ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2002, 92 pages (https://www.education.gouv.fr/).
(5) Beil Julia, « Das Bild vom männlichen Computer-Nerd hält viele Frauen davon ab, Informatik zu studieren – sagt ein Geschlechterforscher », Business Insider, 25 janvier 2021 (https://www.businessinsider.de/).
(6) « Les opposants (environ 15 %) et les personnes qui freinent (environ 40 %) sont entraînés par les succès et ne nécessitent pas d’action directe dans un premier temps. » Mohr Niko, Woehe Jens Marcus et Diebold, Widerstand erfolgreich managen: Professionelle Kommunikation in Veränderungsprojekten, Campus Verlag, 1998.
(7) Source protégée. Étude menée par l’auteur en fonction. Une étude de rentabilité récente réalisée au sein de l’Office fédéral pour la gestion du personnel de la Bundeswehr estime que les besoins financiers s’élèvent entre 5 et 10 M d’euros par an pour une administration d’environ 10 000 personnes.