Les activités chinoises en mer de Chine méridionale, les actions iraniennes dans le golfe Persique, les débordements de puissance turcs en Méditerranée orientale et les derniers incidents en mer Baltique présentent les caractéristiques d’une guerre hybride maritime. Face à ces perturbations stratégiques à très haute valeur ajoutée, il est temps pour la Marine française de réfléchir à ces scénarios et à la manière de les contrer de façon plus offensive : « COIN » (contre-insurrection) maritime, « Lawfare », emploi de l’hybridité à notre avantage… L’hybridation de la menace en mer conduit à réconcilier une marine mahanienne, orientée vers l’affrontement décisif, avec celle proposée par la Jeune École en comptant sur la mise en réseau des unités.
Guerre hybride dans le domaine maritime : vers une réponse plus offensive
La chute du mur de Berlin en 1989 et l’avènement de la démocratie libérale et de l’économie de marché pouvaient laisser croire à la « fin de l’histoire » (1) et rendre la guerre de plus en plus improbable. Si la dissuasion nucléaire et le jeu des alliances de sécurité collective ont limité les guerres interétatiques, force est de constater que l’histoire n’a pas, à ce jour, donné raison au chercheur en sciences politiques américain Francis Fukuyama. De nos jours, les puissances désinhibées, contestatrices de l’ordre établi, cherchent à obtenir des victoires limitées tout en restant sous le seuil de la confrontation armée ; l’adversaire étant peu enclin à réagir et facilement prêt à fermer les yeux pour peu que les preuves apportées soient sujettes à caution.
Avant l’avènement de l’arme nucléaire, le général Beaufre parlait déjà de la « Paix-Guerre » (2) pour traduire cet état de rivalité stratégique sous le seuil de la guerre. La dissuasion nucléaire borne l’affrontement par le haut et évite l’escalade. L’adversaire est alors incité à la contourner par une stratégie indirecte dont la guerre hybride est un pilier. Éternel lieu de confrontation (3), la mer verra ainsi des acteurs dopés par la prolifération technologique (4) exploiter l’ensemble de la « table de mixage » de la guerre hybride, combinaisons volontairement ambiguës de modes d’actions directs et indirects, militaires ou non, coordonnées dans une manœuvre interministérielle et interarmées, multi-milieux et multi-champs (M2MC), légaux ou non, et souvent difficilement attribuables, pour servir leurs intérêts particuliers. Les activités chinoises dans la Mer de Chine méridionale (MDCM), les actions iraniennes dans le golfe Persique, les débordements de puissance turcs en Méditerranée orientale et les derniers incidents en mer Baltique présentent les caractéristiques d’une guerre hybride maritime.
Il est temps pour la France, la Marine nationale en particulier, de réfléchir à ces scénarios et à la manière de les contrer en éveillant une créativité patinée de réalisme pour développer des réponses qui soient aussi performantes que robustes. L’hybridation de la menace en mer conduit à réconcilier une marine mahanienne (5), orientée vers l’affrontement décisif, avec celle proposée par la Jeune École (6) en comptant sur la mise en réseau des unités.
Le milieu maritime, un milieu permissif propice aux actions hybrides
Immensité en surface et opacité dans les profondeurs, favorable à la dissimulation et à la manipulation pour exprimer la compétition géopolitique
Occupant 71 % du globe terrestre, la mer se caractérise surtout par son immensité. Même aujourd’hui, et malgré la généralisation de l’utilisation de systèmes de géo-positionnement (AIS – Système d’identification automatique – notamment) et des images satellitaires, qui permettent l’identification et le suivi des navires en haute mer et donc une certaine disparition de l’horizon dans le milieu maritime, l’immensité de ce dernier rend extrêmement difficile la surveillance des espaces maritimes et la localisation d’un objet quelconque sur sa surface.
Sous la surface de la mer, la conjugaison du relief sous-marin et de conditions de propagation du son très variables crée des zones d’ombre où un mobile sous-marin peut aisément se dissimuler. À cette immensité s’ajoute l’absence quasi absolue d’installations humaines permanentes. La mer constitue un « désert d’eau » dépourvu de population. « Loin des yeux des hommes, la haute mer est depuis toujours le théâtre d’une certaine forme d’impunité » (7).
Aussi, les espaces maritimes sont des théâtres de compétition géopolitique dans laquelle les acteurs ne s’exposent pas au grand jour et limitent ainsi le risque d’escalade militaire. À ce titre, l’attaque du MV Saviz (8), bâtiment servant de soutien logistique aux équipes de protection embarquées iraniennes mouillé à proximité du détroit de Bab-el-Mandeb, le 7 avril 2021 et l’attaque du M/T Mercer Street (9), pétrolier appartenant à un homme d’affaires israélien, le 29 juillet 2021 semblent illustrer une bataille navale hybride sous le seuil de la confrontation en mer Rouge et dans le golfe d’Oman entre Israël et l’Iran, même s’il est impossible de prouver officiellement l’implication des deux protagonistes.
Un droit maritime complexe et peu contraignant, favorable à l’action hybride
La mer est un milieu singulièrement différent du milieu terrestre. L’homme ne pouvant s’établir durablement sur mer, la notion de souveraineté n’est venue que tardivement dans l’histoire de la mer, longtemps marquée par l’absence de règles. Le juriste et diplomate néerlandais Grotius caractérise juridiquement la mer au XVIe siècle comme res nullius, bien vacant sur lequel chacun agit à sa guise hors de la contrainte du droit et sans prise en compte des intérêts collectifs. Plus proche de nous, le philosophe et juriste allemand Carl Schmitt la définit encore au XXe siècle comme un espace ouvert et indéfini où les normes en vigueur sur terre n’auraient pas de prise.
Un droit s’est formalisé avec la Convention de Genève sur le plateau continental en 1958 (10) puis la Convention de Montego Bay en 1982 (11) qui pose les principes actuels du droit de la mer. Il accorde à l’État côtier une souveraineté jusqu’à la limite des eaux territoriales (12 nautiques de la côte) et un droit d’exploitation exclusif sur les richesses halieutiques et des fonds marins jusqu’à 200 nautiques au large. Il est peu contraignant dans le domaine de la navigation maritime dont le principe général est celui de la liberté.
Fortes de leurs capacités, les puissances maritimes ont toujours plaidé, dans leur intérêt, pour un droit de la mer offrant un maximum de liberté. A contrario, le reste du monde a toujours milité pour un droit de la mer plus encadré compensant son infériorité de moyens. Aujourd’hui, nous assistons à un « effet boomerang » : instrumentalisation, par des acteurs ayant accédé au rang de puissance maritime, dans une intention illibérale, de concepts et d’équilibres pensés pour s’ajuster exclusivement à une intention libérale. Ces derniers jouent sur deux leviers : le fait accompli et l’influence (12).
« Auparavant simple théâtre des conflits, la mer est devenue aujourd’hui objet des conflits » (13). Par exemple, l’idée d’un Indo-Pacifique libre et ouvert se heurte aux revendications territoriales de Pékin en MDCM : bétonnage des îlots Spratley et Paracels, flottille « de pêche » chinoise (en réalité mi-pêche mi-milice) et brouillage GPS.
La complexité et le caractère peu contraignant du cadre légal dans lequel se déroulent les activités civiles et militaires en mer servent parfaitement les besoins de la guerre hybride et nourrissent ses tactiques, en contribuant directement à l’ambiguïté et l’incertitude.
Un espace vital pour l’économie mondiale, catalyseur de l’action hybride
La maritimisation croissante de l’économie mondiale a transformé la mer en enjeu majeur pour tous les États. Aujourd’hui, 90 % des échanges commerciaux ont lieu par voie maritime (14), les câbles sous-marins assurent un peu plus de 95 % du trafic numérique planétaire (15), et un tiers du flux mondial de brut est assuré par des pétroliers.
Aussi, l’interruption du trafic commercial dans l’un des points d’étranglement maritimes (le détroit de Gibraltar, le canal de Suez, le détroit de Malacca, le pas de Calais, le détroit du Danemark…) pourrait avoir des conséquences économiques catastrophiques. Les attaques non attribuées intervenues sur deux pétroliers dans le détroit d’Ormuz le 13 juin 2019, eurent ainsi pour effet immédiat une flambée de 4 % du cours du pétrole, et une augmentation de 10 % des primes d’assurance pour les navires transitant dans les eaux du Moyen-Orient (16). L’échouage en travers du canal de Suez du porte-conteneurs Ever Given le 23 mars 2021 aura bloqué l’un des axes maritimes les plus stratégiques, immobilisant 10 % du commerce mondial et coûtant, chaque jour, entre 6 et 10 milliards de dollars au commerce mondial, soit 400 millions de dollars par heure (17).
L’importance économique de la mer et l’absence d’une population humaine permanente apparaissent comme des catalyseurs des actions hybrides en milieu maritime : tentatives de préemption de ressources naturelles (18) (pétrole brut, gaz naturel, métaux rares, poissons…), fragilisation des liaisons maritimes vitales (19) et apparition d’un nouvel espace de vulnérabilité via les infrastructures critiques telles que l’énergie (gazoducs, oléoducs et éoliennes) et les communications (câbles sous-marins). Ces dernières ont été déposées sans protection particulière à une époque où dominait le sentiment d’un bien commun international, et donc loin d’une menace potentielle. Les attaques contre Nord Stream 1 et 2 en décembre 2022 (20) en sont un exemple frappant.
Ces actions ont des conséquences significatives sur l’économie de l’adversaire, et a fortiori sur son opinion publique ; c’est bien l’un des objectifs de la guerre hybride maritime.
De l’utilisation de tactiques hybrides dans le milieu maritime
La guerre hybride maritime se caractérisera par l’utilisation de navires civils (bateaux de pêche, pétroliers côtiers légers reconvertis en porteur de drones pour des actions hybrides, petites embarcations rapides équipées de moteurs hors-bord…). Les Chinois et les Iraniens utilisent respectivement leurs garde-côtes et leurs gardes révolutionnaires, Pasdarans, de cette manière en MDCM et dans le golfe Arabo-Persique.
Les navires utilisés pour la guerre hybride maritime seront armés par ce que l’on pourrait appeler de « petits marins bleus » (21), débouchant sur la « wagnérisation » (22) des mers. À bord de ces bâtiments résistant à l’éperonnage, une variété d’armes sera disponible, allant des armes légères aux missiles surface-surface et surface-air en passant par des drones (aériens, de surface voire sous-marins) armés, intelligents, bon marché et consommables, guidés par satellites et des systèmes non létaux (lasers aveuglants, canons à eau) leur permettant de maîtriser le niveau de violence et la posture escalatoire.
Les systèmes de commandement seront compacts et duaux à l’instar de ceux utilisés dans le conflit ukrainien : boucles de l’application de messagerie WhatsApp via satellites de communication de la constellation Starlink. Les drones sous-marins, en essaim, seront en mesure de déployer des bouées acoustiques et des capteurs permanents au fond de la mer. À terme, on peut imaginer la constitution de flottes spécifiques, désilhouettées, ressemblant à des caboteurs ou à d’autres navires commerciaux servant de navires-mères pour des drones plus petits et moins sophistiqués agissant en essaim et menant une guerre hybride maritime (renseignement et actions offensives dont largage de mines artisanales et non traçables). Ces perspectives démontrent que la maîtrise de la mer, bien que relative, demeure nécessaire à l’exercice de la puissance et que l’étude de Corbett reste tout aussi indispensable que celle de Mahan (23).
Les câbles sous-marins sont également menacés. Cela pourrait avoir un effet dissuasif sur les investissements.
Un élément particulièrement préoccupant de la guerre hybride maritime serait les attaques contre les installations pétrolières, gazières voire éoliennes offshore. La capacité d’endommager gravement ou même de détruire des installations d’hydrocarbures dans le golfe Arabo-Persique, par exemple, sans qu’aucune responsabilité ne soit attribuée, constitue un énorme avantage pour l’Iran. De même, la Corée du Nord pourrait attaquer des terminaux maritimes ou des pipelines sud-coréens. Enfin, la Russie pourrait saboter les infrastructures de connexion des champs d’éoliennes en mer du Nord et en mer Baltique (24) engendrant une panne de courant de grande importance sur le réseau interconnecté européen de transport d'électricité. Ces attaques pourraient être de nature cinétique (charge explosive improvisée sur les installations) (25) ou cyber (déni d’accès, manœuvres de vanne, de pompes, de tableaux électriques à distance…) (26).
Plus largement et parce que la guerre hybride ne se limite pas à un seul milieu et un seul champ, les actions irrégulières maritimes pourraient se conjuguer avec des actions dans d’autres champs d’application : l’interdiction de l’espace aérien au-dessus de la mer, la prise de contrôle à distance voire l’immobilisation de navires au moyen d’attaques cybernétiques (piratage des systèmes d’aide à la navigation GPS et AIS (27) ou des systèmes informatiques de contrôle-commande des navires pour les diriger à distance ou les immobiliser). De telles attaques, en particulier dans les eaux resserrées des principales routes maritimes (pas de Calais, canal de Suez et Panama, détroits de Gibraltar, Bab-el-Mandeb, Ormuz et Malacca) pourraient avoir de graves conséquences.
Ces modes opératoires combinés à des actions d’influence, appuyées par l’Intelligence artificielle (IA) – conception de discours, de photomontages, de vidéos, etc. –, dans la sphère informationnelle permettraient de renforcer la position d’un État ou d’affaiblir celle de l’adversaire en le décrédibilisant ou en le délégitimant à des fins politiques sur la scène internationale (28).
La menace hybride maritime apparaît comme bien réelle et sa probabilité d’occurrence augmente. La facilité d’accès à des technologies duales nivelle les écarts technologiques entre les différents adversaires. C’est l’abaissement de ce seuil qui permet la mise en œuvre plus aisée par l’acteur asymétrique de moyens jusqu’ici réservés aux marines militaires : les missiles, les mines et le détournement de technologies civiles à des fins militaires, alors même que la guerre sur mer nécessitait auparavant une longue maturation des compétences pour exploiter la technologie (29).
Enfin, force est de constater que l’emploi de l’arme migratoire dans les stratégies hybrides maritimes est une réalité : les menaces turques quant à l’ouverture du « robinet migratoire » en mer Égée en 2020 (30) témoignent de l’importance de cette menace et de l’instrumentalisation possible des migrants par un État. Cette menace saturerait les forces régaliennes et donc les marines de guerre du fait de l’obligation de sauvetage en mer. Elle pourrait aussi être accompagnée et amplifiée par des actions dans la sphère informationnelle afin d’atteindre les opinions publiques des démocraties occidentales et les contraindre.
Quelles réponses face à l’hybridité en mer ?
Renforcer notre posture défensive et notre résilience
Bâtir une réflexion intellectuelle
Face à cette menace protéiforme, il est urgent d’étudier, d’analyser et de comprendre pleinement comment les formes actuelles de guerre hybride se déclinent dans la sphère maritime et s’y développeront de manière létale. Cela implique d’étudier de près les pratiques actuelles de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord, de la Turquie et de l’Iran, mais également de faire en sorte que nos stratèges, nos chefs militaires se concentrent sur cette hypothèse de conflictualité. Certes, il y faut se préparer et s’entraîner au conflit de haute intensité, mais dans un monde marqué par le pouvoir égalisateur de l’atome (31), il est impératif de savoir détecter et agir contre les stratégies hybrides de contournement par le bas de la puissance d’un pays. À mesure que nous prenons conscience de la capacité d’un adversaire à déployer ce type de stratégie, nous devons réfléchir de manière cohérente aux capacités et aux tactiques dont nous disposons déjà pour le contrer : il nous faut développer des contre-feux tactiques et technologiques conciliant l’ingéniosité d’Ulysse à la puissance d’Achille (32). Cela nécessite surprise, inventivité et souplesse, mais également rigueur, résilience et capacité à agir dans tous les domaines. À titre d’exemple, nous devons adapter nos réflexions doctrinales (opératoires, informationnelles et cyber) dans le fluvial et le côtier pour réfléchir à des niveaux plus élevés de guerre hybride maritime dirigée contre nous.
Un Centre du combat naval (C2N) embrassant les différentes composantes organiques de la Marine nationale est créé (33) à l’été 2023. Il pourrait étudier de manière approfondie la guerre hybride dans le milieu maritime. Il s’agit également d’un domaine riche en possibilités de collaboration avec les autres armées, notamment avec le Centre de doctrines et d’enseignement au commandement (CDEC) de l’armée de Terre, fort des retours d’expérience de la guerre hybride dans le milieu terrestre.
Enfin, la recherche ou la mise au point de technologies pour contrer les procédures décrites ci-dessus (minage de circonstance, destructions sous-marines, embarcations suicides, cyberattaques…) pourrait être confiée à un groupe de travail tripartite : État-major de la Marine, Direction générale de l’armement (DGA) et industriels.
Renforcer notre appréciation autonome de situation
La difficulté d’attribution de la responsabilité d’une action irrégulière en mer impose en premier lieu de développer nos capacités de surveillance des espaces maritimes. En dehors des zones couvertes par les radars côtiers, dont l’information est fusionnée via SPATIONAV (34), notre capacité d’appréciation de situation repose sur des patrouilles régulières et combinées de moyens aériens et de surface. Les moyens de détection et de classification de ces vecteurs maritimes ne sont pas interopérables avec SPATIONAV, créant, de facto, une discontinuité préjudiciable à l’établissement de la situation maritime. Démontrer l’imputabilité d’une action irrégulière nécessite de suivre la situation maritime en continu. Le développement d’une flotte de drones aériens maritimes ou de ballons stratosphériques dirigeables (35) pourrait permettre d’assurer cette permanence. Des dispositifs semblables pourraient être déployés avec nos alliés dans les zones où nous partageons des intérêts communs (mer Rouge et golfe de Guinée par exemple).
Un autre enjeu est de développer des systèmes (réseaux d’hydrophones passifs, système de mesure magnétique, drones sous-marins…) permettant de mieux apprécier la situation sous la mer (notamment au large de la Bretagne, zone sensible dans le cadre de la dissuasion nucléaire), à l’instar du réseau de senseurs d’écoute passive américain SOSUS (SOund SUrveillance System) qui a joué un rôle central pendant la guerre froide (36).
La force d’une action hybride étant l’incapacité à l’attribuer, il faut précisément concentrer les efforts sur ce dernier point pour la rendre inefficace. Nous devons donc continuer de muscler notre capacité de renseignement naval dans une logique interarmées, interministérielle et interalliée, en tirant parti des technologies, car c’est dans le « lac des données » que nous trouverons les signaux faibles, clés de compréhension et modes d’action permettant d’y répondre. À ce titre, un renforcement de la synergie entre marines civiles (37) et militaires est nécessaire. Aujourd’hui, le contrôle naval volontaire permet d’associer librement les usagers de la mer à la sécurité maritime. Mis en œuvre au sein du MICA Center (Maritime Information Cooperation and Awareness Center), ce dispositif élargi à l’ensemble du shipping international sur nos zones d’intérêt pourrait agir comme un véritable démultiplicateur de force pour capter des informations. À nous de savoir intéresser et éduquer cette communauté des gens de mer en les sensibilisant aux enjeux de la guerre hybride maritime et ainsi développer cette culture du renseignement.
Enfin, le développement d’une « flotte côtière », armée par des réservistes de la Marine nationale bien ancrés dans leur territoire y compris outre-mer, dotée d’embarcations rapides et de moyens modernes de signalement (38), compléterait utilement le maillage de nos approches (39) pour faire face à des scénarios hybrides.
Pour être efficace dans ce réseau de surveillance, il convient de massifier et de diluer les moyens défensifs, trait caractéristique de la Jeune École. La fusion des données collectées rendue possible par la numérisation permet aujourd’hui d’assurer la concentration des efforts qui faisait défaut à ce courant de pensée maritime.
Renforcer la résilience de la population et des acteurs du monde maritime
La guerre hybride cible systématiquement, de façon indirecte dans le cas de la guerre hybride maritime, la population, manipulant ses perceptions pour créer « un climat de trouble et d’agitation permanente » (40). Pour contrer cet effet, il est essentiel de rechercher la suprématie dans le domaine informationnel, de façon (i) à éduquer et préparer la population à la guerre hybride maritime et ses conséquences, et (ii) à contrecarrer les messages de l’adversaire.
Par ailleurs, le domaine maritime et portuaire est particulièrement exposé aux attaquants cyber (dépendance accrue du trafic maritime vis-à-vis des systèmes de géopositionnement – GPS, Galiléo… – et des systèmes d’information et de communications) du fait de l’importance des flux financiers qu’il génère. Le caractère crucial des circuits maritimes d’approvisionnement des États exige donc une sécurité et une sûreté exceptionnellement élevées pour faire face aux risques auxquels ce secteur stratégique est soumis. Dans le cadre de la guerre hybride maritime, des organismes étatiques pourraient être tentés d’exploiter le domaine maritime et portuaire de manière à exercer une pression sur un État rival.
Face à ces menaces élevées, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) (41) et le Secrétariat général de la mer (SGMer) ont organisé la réponse du secteur maritime et portuaire, en créant avec lui le Conseil cyber du monde maritime (C2M2). Une stratégie cyber du monde maritime, identifiant les actions à mener pour augmenter la résistance et la résilience du secteur, a été publiée en 2021. Elle s’est concrétisée par la création de l’association France Cyber Maritime, dont la vocation est d’étendre, au domaine cyber, le principe de solidarité des gens de mer qui fait la force du monde maritime. L’enjeu est maintenant de faire adhérer le plus d’acteurs possible à cette démarche, par la poursuite des actions de sensibilisation et de communication sur cette thématique, notamment envers les ports qui ne sont pas identifiés comme Opérateurs d’importance vitale (OIV).
Il est également impératif de travailler pour définir et tester le dispositif qui permettra de traiter les crises qui se produiront, en dehors des acteurs vitaux ou essentiels gérés par l’ANSSI.
De la gouvernance
Les menaces hybrides étant protéiformes, elles ne peuvent être contrées que par une organisation interministérielle éprouvée. Cette organisation repose sur la coordination des moyens de l’État, capable d’intégrer des effets civils et militaires. Elle doit notamment permettre d’anticiper, de détecter, de comprendre, d’attribuer, de protéger, de décourager les actions adverses et de limiter leurs effets. Le SGDSN qui relève du Premier ministre, est l’organisme interministériel chargé de l’adaptation, de la cohérence et de la continuité de l’action de l’État dans le domaine de la défense et de la sécurité. Un document classifié a été édité par le SGDSN pour référencer les domaines d’actions prioritaires pour la France dans ce domaine de lutte.
Le SGMer possède tous les leviers nécessaires pour adapter cette stratégie au domaine maritime. Le SGMer est un organisme placé auprès du Premier ministre, chargé d’animer les travaux d’élaboration de la politique du Gouvernement en matière maritime et de coordonner les Actions de l’État en mer (AEM). Il est ainsi compétent pour adapter au domaine maritime la stratégie nationale pour contrer les menaces hybrides et s’assurer de sa mise en œuvre. Lors des phases de planification et de conduite, l’attention doit être portée sur notre capacité à agir collectivement de façon cohérente et coordonnée dans une logique de menant/concourant en fonction de la priorité affichée : réponse diplomatique, informationnelle, militaire ou économique. En France métropolitaine, le modèle du Préfet maritime, à la fois commandant militaire de la zone maritime et responsable de l’action interministérielle en mer est une réponse très pertinente à la menace hybride car il est lui-même un acteur hybride capable d’agir, sans discontinuité de la chaîne de commandement, sur l’ensemble du spectre depuis la police administrative jusqu’aux opérations navales offensives. Hors métropole, en fonction des zones géographiques, le Délégué du gouvernement pour l’AEM (DDG/AEM) assure les mêmes responsabilités.
Développer une stratégie de contre-hybridité maritime : « Contre-insurrection (COIN) maritime »
Tirer parti du renseignement naval pour vaincre les menaces hybrides maritimes
Au cours de près de deux décennies d’opérations contre-insurrectionnelles en Afghanistan et en Bande sahélo-saharienne (BSS), les services de renseignement ont démontré leur efficacité face à des ennemis agiles et déterminés. En transposant en mer ces pratiques durement acquises et éprouvées sur terre, les services de renseignement traitant du domaine maritime (Direction du renseignement militaire [DRM] et Centre de renseignement et de guerre électronique [CRGE] de la Marine) donneront aux états-majors organiques et opérationnels les moyens de vaincre les menaces hybrides maritimes. Ils doivent se fixer pour objectif de comprendre la culture opérationnelle des adversaires et des populations résidant dans la zone d’opérations en optimisant le partage du renseignement et la collaboration avec les alliés et les partenaires potentiels.
Le renseignement doit répondre aux questions : Que peut faire « l’insurgé maritime » dans ma zone de responsabilité vis-à-vis de mes intérêts ? Que fera « l’insurgé maritime » en réponse à mon opposition ? Enfin, une compréhension de la gradation des actions de réponse de l’adversaire permettra aux chefs militaires de maximiser le ratio « gain/risque » tout en maîtrisant l’escalade.
Agir sur les populations
La confiance des marins civils locaux dans leur capacité à exercer leurs droits juridiques internationaux est le principal facteur qui déterminera, in fine, qui remportera la victoire dans la bataille entre les régimes juridiques concurrents. À nous de savoir rassurer et protéger nos marins ressortissants ou ceux de nos alliés et partenaires.
À titre d’illustration, permettre aux pêcheurs des petits États insulaires du Pacifique (Fidji, îles Salomon, Tonga, Vanuatu…) de documenter (via de petits ensembles modulaires de vidéo et de communications compatibles avec Starlink) des actions de pêche illégale de bâtiments chinois dans leurs Zones économiques exclusives (ZEE) respectives offrirait l’opportunité d’envoyer des messages de portée stratégique visant à imposer des coûts réputationnels à la Chine.
Une autre piste pour gagner le cœur et les esprits est de bien comprendre les intérêts et les préoccupations de ces alliés et partenaires. Aussi, dans les zones indo-pacifiques, alors que le changement climatique se traduit par des catastrophes naturelles plus violentes et plus nombreuses (cyclones, tsunami, tremblement de terre, etc.) (42), savoir porter assistance aux populations dans le cadre d’opérations HADR (43) (moyens militaires et civils via l’Agence française de développement [AFD] par exemple) renforce la relation de confiance et permet d’envisager une coopération plus étroite.
S’entraîner et s’exercer à la guerre hybride maritime
Nous devons commencer à nous entraîner à contrer ce type d’opération. Cela peut se faire dans le cadre du cycle de base des exercices de la marine de surface. Les sous-marins et l’aviation ont également un rôle à jouer. L’ambiguïté de ces scénarios nécessitera une éducation et une formation aux règles d’engagement (dans le monde physique et dans celui des perceptions), à l’utilisation de nos systèmes conventionnels contre des forces non conventionnelles en mer, et à l’apprentissage du combat en force constituée en zone littorale. Nos grands exercices Polaris (44) pourraient inclure ce type de scénarios.
Travailler avec les partenaires de la coalition
Bon nombre des cibles actuelles de la guerre hybride maritime sont des alliés ou partenaires de la France : Allemagne, Suède, Japon, Inde, Royaume d’Arabie saoudite, Qatar et Émirats arabes unis (EAU). Dans le cadre de forums tels que le Symposium international sur la puissance maritime (ISS) organisé par l’US Navy depuis 1969, nous devrions encourager les discussions croisées, échanger les meilleures pratiques et partager les informations sur cette préoccupation émergente.
Enfin, la France s’est dotée en 2014 d’une stratégie nationale de sûreté des espaces maritimes (45). L’Union européenne s’est dotée d’une stratégie européenne de sécurité maritime approuvée par le Conseil européen le 24 juin 2014 (46). Celle-ci reste très déclaratoire et ne porte pas l’ambition d’un partage entre membres de la situation maritime à l’échelle du continent (47). La France doit aussi encourager et soutenir l’avènement de stratégie de sûreté maritime dans d’autres zones d’intérêts. À ce titre, elle soutient le Processus de Yaoundé (juin 2013) qui formalise la coopération régionale de 17 pays d’Afrique de l’Ouest en matière de surveillance et d’intervention en mer ; les exercices African NEMO (48) constituent le point d’orgue de cette coopération régionale.
Adapter le format et le C2 (Commandement et contrôle)
Il s’agit de nous adapter à la tectonique des ambitions et des intérêts pour contourner les pôles de puissance et concentrer nos efforts sur des objectifs bien déterminés où pourront s’appliquer les principes d’incertitude et de fulgurance, chers à l’amiral Labouérie. Dans un esprit de renouveau du courant de pensée navale française de la Jeune École de la fin du XIXe siècle, la question de l’évolution de la flotte et de ses processus C2, en adoptant davantage les principes de la « désagrégation, de la complexité et de la durabilité » (49), doit être étudiée.
Des forces navales désagrégées portant l’effort sur les drones (50) (aériens, de surface et sous-marins y compris à grande profondeur) offriraient au commandement un large éventail d’options : les petits navires pourraient s’agréger les uns aux autres pour apporter des réponses proportionnelles aux opérations dans les zones grises ou se combiner avec des plates-formes plus importantes à des niveaux d’escalade plus élevés (51). Surtout, les drones pourraient opérer de manière indépendante dans des zones contestées pour des missions de guérilla navale à haut risque ; l’enjeu étant le contrôle maritime.
Sur le volet C2, pour exploiter le potentiel d’une flotte massive et diluée, des outils d’aide à la décision permettant d’identifier rapidement les plans d’action ad hoc et les ensembles de forces associés seront nécessaires. Aujourd’hui, ces plans sont élaborés par des états-majors tels que le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) et les Commandants interarmées (COMIA). Ces derniers s’appuient largement sur la doctrine, l’histoire et les délibérations pour proposer des modes d’action. Par conséquent, ces plans risquent de devenir relativement prévisibles pour un adversaire tel que l’Armée populaire de libération (APL) (52) usant de la guerre hybride maritime.
La variété du format de la Marine française et la logique d’évolutions incrémentales en cours, notamment sur les armements (53), répondent globalement à cette logique : reste à densifier la flotte de drones (aérien, surface et sous-marins) et à poursuivre les travaux en cours sur le C2 interarmées. Ainsi, les opérations navales pourraient s’envisager dans une stratégie de défense avancée et de « COIN maritime ». En engageant les acteurs maritimes adverses dans leur milieu d’action, les forces navales françaises et ses alliés maintiendraient leurs adversaires sur la défensive, apprendraient les tactiques et les capacités de l’ennemi et créeraient de l’incertitude pour les dirigeants adverses.
User de l’hybridité à notre avantage
Il convient d’étudier dans quelle mesure la France pourrait faire appel, pour défendre ses intérêts, aux mêmes tactiques hybrides que ses adversaires. Si l’exigence propre à nos États de droit d’un respect rigoureux de la légalité nationale et internationale, ainsi que le rôle central joué par les opinions publiques dans nos sociétés, restreignent les possibilités, l’emploi de la guerre hybride maritime par la France doit être envisagé de façon désinhibée pour peser face à nos adversaires et montrer notre détermination.
L’arme juridique
Le Lawfare correspond à une utilisation du droit susceptible de renverser un rapport de force. La réflexion est amorcée depuis 2020 par une note de la Direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère des Armées, puis par un groupe de travail du SGDSN. La publication en 2023 d’un manuel de droit opérationnel témoigne de la dynamique positive et illustre l’utilisation du droit à des fins d’influence.
« Le renforcement de l’appréhension du droit comme outil de communication nécessite également une médiatisation plus poussée et systématique de l’interprétation juridique de l’armée française lors d’opérations en cours, par exemple via des communiqués et des conférences de presse, ce qui suppose une préparation en amont des argumentaires juridiques » (54). La coordination entre la réflexion juridique et l’action médiatique doit donc être renforcée.
Contrer l’influence doctrinale et universitaire de la Chine dans le droit de la mer (55), passe également par le développement de notre propre stratégie d’influence, notamment en valorisant les publications de nos chercheurs dans ce domaine, et en communiquant sur nos valeurs et notre lecture de ce droit vers nos partenaires dans nos zones d’intérêt, notamment en Indo-Pacifique via lIndian Ocean Naval Symposium (IONS), et en Afrique de l’Ouest via les exercices Grand African NEMO et les Écoles nationales à vocation régionale (ENVR).
Par ailleurs, il est essentiel de faire évoluer notre droit interne afin de perturber voire neutraliser les actions hybrides contre nos intérêts en améliorant le contrôle des activités dans notre ZEE (56).
Le Lawfare offensif revient à « promouvoir activement des interprétations du droit, à saisir la justice pour neutraliser un ennemi, à négocier des traités à son avantage en renforçant l’influence normative de la France » (57). À titre d’exemple, l’action concertée du ministère de la Défense israélienne et d’acteurs privés pour faire respecter le blocus maritime de Gaza en 2011 illustre la manière dont le droit peut se substituer à des actions militaires (58). Ainsi, par l’action juridique de l’ONG Shurat HaDin, l’objectif militaire israélien d’empêcher la flottille de forcer le blocus de Gaza a été réalisé sans violence et sans ternir la réputation du gouvernement israélien. Pourquoi, par exemple, ne pas envisager ce type de mode opératoire dans la lutte contre la Pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) en lien avec des organisations non gouvernementales ?
Enfin, dans le cadre d’émission de nouvelles normes, la France pourrait user de son lobbying juridique au service de sa stratégie de puissance.
Il apparaît donc nécessaire de se renforcer sur deux axes : le renseignement juridique et le développement d’une boîte à outils opérationnelle (59) permettant de s’approprier les possibilités offertes par les opérations juridiques. Cela passe par une meilleure intégration des opérationnels avec la communauté universitaire pour, si nécessaire, s’appuyer sur des réseaux professionnels, et des acteurs-relais (60).
L’action militaire
Les moyens d’action de nos armées et notamment de la Marine doivent être envisagés pour au mieux agir, au moins dissuader (intimider) dans un contexte de guerre hybride maritime.
Il convient d’étudier la pertinence d’employer nos capacités d’actions dans le cadre d’actions maritimes spéciales, voire clandestines. Le spectre est large, allant de la mobilisation d’acteurs-relais (« faire faire ») au minage offensif en passant par l’ensemble des actions sous-marines, du renseignement au sabotage d’infrastructures sous la mer y compris à très grande profondeur. À titre d’illustration, le Dry Deck Shelter (61) des Sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) du type Suffren permettra la mise en œuvre des forces spéciales avec leur Propulseur sous-marin de 3e génération (PSM3G). Il pourrait également servir à embarquer des drones sous-marins qui offriraient des options supplémentaires d’actions sous la mer au décideur.
Au-delà même de l’emploi effectif de ces capacités dans le cadre de la guerre hybride maritime, leur existence, leur emploi dans le cadre d’exercices à proximité des zones grises ou des zones d’intérêts et largement valorisés sur le plan informationnel (NOTAM [(« Messages aux navigants aériens » en anglais], AVURNAV [Avis urgents aux navigateurs], politique d’émission AIS et IFF [Identification ami ou ennemi], tweets, presse spécialisée…) pourraient inciter nos adversaires à la modération. Lorsque l’armée française réalise des exercices interarmées de contre-terrorisme en mer (62), elle démontre ses capacités techniques et ses savoir-faire à agir rapidement loin de la métropole. Elle entretient l’incertitude et exerce une menace latente sur des cibles maritimes adverses. De même, lorsque la Marine projette un bâtiment de soutien avec un PSM3G en entraînement dans des eaux froides (63), elle fait peser une menace latente sur les infrastructures critiques sous-marines de nos adversaires. Il s’agit d’une forme d’« intimidation stratégique » (64) dans une logique de « gagner la guerre avant la guerre » (65).
Sans sous-estimer les contraintes juridiques, éthiques ou politiques, l’action spéciale ou clandestine maritime peut offrir au président de la République des options supplémentaires avec un risque limité d’attribution à la France.
Nos adversaires potentiels ont des vulnérabilités en mer qui peuvent être ciblées. Contrairement aux actions offensives dans le cyberespace qui font également partie des actions envisageables (66), les actions clandestines maritimes peuvent présenter des dommages collatéraux plus limités et plus faciles à évaluer.
* * *
La guerre hybride est aussi ancienne que le combat lui-même. Il n’y a rien de fondamentalement nouveau dans le fait d’incorporer des forces non conventionnelles et non reconnues sur le champ de bataille de manière surprenante afin de saper les forces conventionnelles et d’obscurcir l’attribution des actions. Régularité et irrégularité sont des concepts théoriques. La réalité de l’affrontement se décline sur l’ensemble de cette palette qui va de l’une à l’autre. Comme le dit le général Beaufre, « ces deux modes coexistent et se complètent : […] la stratégie comme la musique possède un mode majeur et un mode mineur ». Ce qui change aujourd’hui, c’est le niveau d’effort déployé par les grandes et les petites nations et la tendance à utiliser l’hybridité pour tous les avantages tactiques et stratégiques qu’elle confère : notamment la possibilité offerte de changer le rapport de force tout en restant sous le seuil du conflit ouvert.
Faire face à cette confrontation hybride sur mer impose d’améliorer nos capacités de renseignement maritime et de maintenir une marine de haute technologie pour conserver notre liberté d’action et affronter la diversité de cette hybridité. Cependant, il faut également disposer de moyens suffisamment nombreux, durables et évolutifs pour assurer un maillage et une surveillance efficace de nos zones maritimes d’intérêts. En complémentarité, parce qu’on ne peut pas accepter la politique du « fait accompli », nous devons aussi envisager des modes d’action plus offensifs : « COIN maritime » en coalition et actions offensives hybrides qu’il s’agira de conforter sur le plan capacitaire, en particulier pour agir sous la mer et à très grande profondeur.
Au final, c’est la question du format de notre Marine qui finira par se poser. Elle nécessitera des choix et des renoncements. L’existence de capacités et des savoir-faire nécessaires pour mener des opérations clandestines est de nature à inciter nos éventuels adversaires à la modération. Si cette seule démonstration se révélait insuffisante, sa mise en œuvre effective est une option qu’il faut être capable de proposer au décideur politique.
Sur le plan juridique, la norme ne doit pas être perçue comme une contrainte par défaut mais comme un outil à exploiter pour préserver voire accroître notre liberté d’action. La France doit « apprivoiser » le lawfare : les opérations juridiques défensives et offensives doivent s’intégrer dans la boîte à outils des réponses.
Enfin, le caractère hybride de la menace doit nous amener à promouvoir l’approche civilo-militaire de l’action de l’État en mer, incarnée par le modèle français du préfet maritime et qui s’inscrit dans un cadre à la fois diplomatique, informationnel, militaire et économique. La guerre hybride visant le choc des émotions, la résilience de notre population et du monde maritime via l’éducation est un impératif.
Lutter contre l’hybridité maritime, c’est mobiliser tous les acteurs nationaux, les acteurs régionaux, nos alliés et nos partenaires. ♦
(1) Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier Homme, Flammarion, 1992, 452 pages.
(2) Beaufre André, Introduction à la stratégie, Armand Colin, 1963.
(3) Dès le XVIe siècle, Francis Drake a été corsaire au service de la reine Elisabeth Ire. Il s’en est pris aux galions espagnols qui ramenaient l’or et l’argent du Nouveau Monde…
(4) Exemple de développement technologique : emploi de drones suicides sur des pétroliers dans le golfe d’Oman.
(5) La théorie mahanienne de la puissance maritime vise à dénier à l’adversaire l’accès à la mer en réduisant à néant sa puissance navale au travers d’une victoire décisive.
(6) La Jeune École est un courant de la pensée navale française de la fin du XIXe siècle. Elle propose une rupture avec la doctrine traditionnelle de l’époque qui était de construire des bateaux de plus en plus importants, en privilégiant au contraire l’utilisation de bateaux plus petits et plus nombreux. La Jeune École suggère en effet un étalement des forces navales selon un cordon sanitaire côtier fait de sémaphores et de torpilleurs, à l’opposé de toute concentration dans un port principal.
(7) Prazuck Christophe. « En deçà de la guerre, au-delà de la paix : les zones grises », RDN, n° 828, mars 2020, p. 29-32. L’amiral Prazuck a été Chef d’état-major de la Marine (CEMM) de 2016 à 2020.
(8) BermanLazar, « Attaque du Saviz : Israël pourrait se trouver en difficulté contre l’Iran en mer », The Times of Israel, 12 avril 2021 (https://fr.timesofisrael.com/).
(9) Lagneau Laurent, « Le Pentagone publie des preuves d’une implication iranienne dans l’attaque du pétrolier M/T Mercer Street », Opex360-Zone militaire, 7 août 2021 (https://www.opex360.com/).
(10) Convention de Genève sur le plateau continental (https://legal.un.org/).
(11) Convention de Montego Bay (https://treaties.un.org/).
(12) Utilisation par la Russie de son droit sur le sol et le sous-sol au-delà de 200 nautiques, via la configuration géologique du plateau continental, pour revendiquer sa souveraineté sur l’océan Arctique.
(13) Coutau-Bégarie Hervé, La puissance maritime soviétique, Ifri-Économica, 1983, p. 10.
(14) EU Maritime Strategy—Responding Together to Global Challenges—A Guide for Stakeholders, 8 pages (https://ec.europa.eu/).
(15) « Internet : des câbles sous-marins pour faire transiter les données », France Info, 5 juillet 2016 (https://www.francetvinfo.fr/)
(16) Saul Jonathan, « Ship insurance costs soar after Middle East tanker attacks », Reuters, 14 juin 2019 (https://www.reuters.com/).
(17) Estimation de l’assureur Allianz cité dans AFP, « Canal de Suez : l’Ever Given a levé l’ancre après 100 jours d’immobilisation », Challenges, 7 juillet 2021 (https://www.challenges.fr/).
(18) En 2013, la Marine nationale est intervenue dans le canal du Mozambique pour dérouter un navire sismique singapourien appuyé d’un navire de pêche norvégien qui opérait dans la Zone économique exclusive (ZEE) des îles Éparses. Ce navire de recherche et de prospection pétrolière affrété par la multinationale Schlumberger avait commencé ses travaux au large du Mozambique avec l’autorisation des autorités locales, puis avait élargi ses recherches à la zone française. « Îles Éparses : un navire sismique surpris à prospecter sans autorisation », Le Marin, 25 septembre 2021 (https://lemarin.ouest-france.fr/). Sans l’intervention rapide de la frégate Nivôse, il est fort probable que ce genre d’infraction se serait reproduit.
(19) La perturbation de l’approvisionnement mondial en céréales à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, les attaques cyber sur des terminaux porte-conteneurs (dans au moins trois pays européens, Allemagne, Pays-Bas et Belgique) en 2022 et les attaques sur des pétroliers au large de Fujeirah en mai 2019 en sont des exemples.
(20) Avec AFP, « “Puissantes explosions”, “actes délibérés”… Que sait-on des quatre fuites sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2 en mer Baltique ? », France info, 27 septembre 2022 (https://www.francetvinfo.fr/).
(21) Stavridis James (amiral retired US Navy), « Maritime Hybrid Warfare Is Coming », Proceedings, vol. 142 n° 1,366, décembre 2016 (https://www.usni.org/).
(22) Référence à la société militaire privée Wagner employée à des opérations hybrides à terre en Afrique et dans le conflit Ukrainien.
(23) L’amiral américain Alfred T. Mahan est le théoricien de la bataille décisive quand l’historien naval et géostratégiste britannique Sir Julian Corbett privilégie la maîtrise des voies maritimes.
(24) « Navires “fantômes” russes en mer du Nord : ce que l’on sait », L’Express, 19 avril 2023 (https://www.lexpress.fr/).
(25) Cas de Northstream 2 en mer Baltique.
(26) Plusieurs sociétés européennes, gérant notamment des terminaux pétroliers dans les ports de Hambourg, Anvers et Amsterdam, ont fait l’objet de piratages informatiques (attaques par ransomware ou « rançon logiciel ») fin janvier 2022. Par exemple, la société Oiltanking, approvisionnant des centaines de stations-service en Allemagne dont celles de Shell, a détecté des anomalies informatiques affectant les systèmes de chargement et de déchargement dans ses terminaux. Rovan Anne, « Des terminaux pétroliers visés par des cyberattaques en Europe », Le Figaro, 4 février 2022 (https://www.lefigaro.fr/).
(27) Cas du MV Stena Impero (juillet 2019), battant pavillon britannique, qui en traversant le détroit d’Ormuz a connu des écarts inhabituels par rapport à son plan de voyage. Le pétrolier sera arraisonné par les Pasdarans et détenu pendant deux mois dans le cadre de l’escalade de la crise diplomatique entre l’Iran et les États-Unis. « Stena Impero: Seized British tanker leaves Iran’s waters », BBC, 27 septembre 2019 (https://www.bbc.com/).
(28) HMS Defender en mer Noire en 2021. Lagneau Laurent, « Crimée : La marine russe dit avoir tiré des coups de semonce vers un navire de la Royal Navy ; Londres dément », Opex360-Zone militaire, 23 juin 2021 (https://www.opex360.com/).
(29) Par exemple, visible dans le conflit ukrainien avec le guidage de tir d’artillerie Caesar par drone sur l’île du serpent en mer Noire. Louis Cyrille, « Avec la 55e brigade et ses Caesar dans la bataille du Donbass : le récit de l’envoyé spécial du Figaro », Le Figaro, 4 février 2023.
(30) AFP, « Erdogan menace l’Europe de “millions” de migrants », Le Point, 2 mars 2020 (https://www.lepoint.fr/).
(31) Général Gallois P., Stratégie de l’âge nucléaire, Calmann Levy, 1960.
(32) Holeindre Jean-Vincent, La ruse et la force, une autre histoire de la stratégie, Perrin, 2017, 528 pages.
(33) « Un centre du combat naval à Toulon pour “concentrer l’expertise” », Le Marin, 14 juin 2023.
(34) Le système SPATIONAV tire son origine de l’échouage volontaire le 17 février 2001 du cargo battant pavillon cambodgien East Sea près de Saint-Raphaël avec 908 réfugiés à son bord. Il fusionne les détections des radars des Centres régionaux opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) des Affaires maritimes et des sémaphores de la Marine nationale.
(35) Par exemple, le programme High Altitude Platform System (HAPS) avec deux projets en développement : le ballon stratosphérique StratobusTM de Thales Alenia Space et le Zephyr, avion électrique d’Airbus capable de voler à 21 km d’altitude pendant plus de deux mois.
(36) Ford Christopher et Rosenberg David, The Admirals’ Advantage: U.S. Navy Operational Intelligence in World War II and the Cold War, Annapolis, 2014.
(37) Marine scientifique, marine de plaisance, marine de pêche et marine de commerce.
(38) Développement d’applications pour smartphone permettant de transmettre des informations tactiques et gagner en préavis de détection. À titre d’exemple, les Ukrainiens ont développé l’application « ePPO » (abréviation de eAir Defense Observer). Si vous voyez un engin aérien suspect, (drone, missile, avion…), il suffit de pointer votre téléphone vers celui-ci et d’appuyer sur le bouton rouge de l’application. Les coordonnées géographiques de l’appareil seront alors envoyées aux spécialistes de la défense aérienne ukrainienne, qui tentera de le neutraliser.
(39) Bande des 12 nautiques des grands ports maritimes français métropolitains (Dunkerque, Le Havre, Saint-Nazaire, Bordeaux, Fos-sur-Mer/Marseille, Brest et Toulon) et outre-mer (Papeete en Polynésie, Fort-de-France en Martinique, Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, La Pointe-des-Galets à La Réunion, Nouméa en Nouvelle-Calédonie).
(40) Guérassimov Valéri, « The Value of Science is in the Foresight: New Challenges Demand Rethinking the Forms and Methods of Carrying out Combat Operations », Military-Industrial Kurier, 27 février 2013 [en russe], Military Review, janvier-février 2016, p. 23-29 [en anglais] (https://www.armyupress.army.mil/).
(41) L’ANSSI est un service à compétence nationale rattaché au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
(42) Par exemple, cyclones à Madagascar et au Vanatua en février/mars 2023.
(43) Humanitarian Assistance and Disaster Relief.
(44) Marine nationale, « Polaris 21 - Un exercice grandeur nature » (https://www.defense.gouv.fr/).
(45) Révisée le 10 décembre 2019 (https://www.gouvernement.fr/)
(46) Commission européenne, « Sûreté maritime : l’UE actualise la stratégie afin de protéger le domaine maritime contre les nouvelles menaces », 10 mars 2023 (https://ec.europa.eu/).
(47) SPATIONAV n’est à ce jour relié, ni aux systèmes similaires de nos voisins, ni aux systèmes similaires portés par l’Union européenne comme MARSUR et EUROSUR.
(48) Le navire français joue le rôle d’un contrevenant que les différents pays africains vont successivement pister avant d’intervenir.
(49) Clark Bryan (commander retired US Navy), « Build a Fleet that Contests Every Inch—Disaggregated forces would provide U.S. Navy commanders with more options to deter China », Proceeding, vol. 148 n° 1,433 juillet 2022 (https://www.usni.org/).
(50) Voir tournant pris par l’Allemagne avec projet de drones de surface et sous-marin (« Das Zielbild für die Marine ab 2035 », 29 mars 2023 https://www.bundeswehr.de/) et la Turquie avec un drone de surface capable de lancer des torpilles (essais du drone de surface MIR le 18 avril 2023 à voir sur Youtube : « Turkish “MIR” USV Test-Fires Torpedo for the First Time » https://www.youtube.com/).
(51) Différentes options envisageables : évolution des capacités amphibies, conception de « vaisseaux-mères » adaptés au combat littoral, utilisation de grands bâtiments civils de type « Jumbo Jubile » (cargo) ou d’exploration (Cf. acquisition par le ministère de la Défense britannique du navire d’exploration Topaz Tangaroa en janvier 2023 pour opérer dans le Seabed Warfare) comme système de « marsupialisation » au profit des drones.
(52) Shelbourne Mallory, « Navy’s ‘Project Overmatch’ Structure Aims to Accelerate Creating Naval Battle Network », USNI News, 29 octobre 2020 (https://news.usni.org/). Eversden Andrew, « A Weapon System ‘Raises its Hand’ if Available under DARPA Program », C4ISRNet, 16 juin 2020 (https://www.c4isrnet.com/). Underwood Kimberly, « DARPA Offers Advanced Planning System to the Air Force », Signal, 1er juin 2019, AFCEA (https://www.afcea.org/).
(53) « Les lasers peuvent également être une arme de guerre spatiale, opérés depuis les bateaux : ils peuvent ainsi aveugler des satellites d’observation pour assurer la dissimulation de forces navales en situation de conflit » - Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, « Audition de l’amiral Pierre Vandier, CEMM, sur le Projet de loi de finances pour 2022 », 27 octobre 2021 (https://www.senat.fr/).
(54) Ferey Émilie, « Vers une guerre des normes ? Du lawfare aux opérations juridiques », Focus stratégique n° 108, avril 2022, Institut français des relations internationales (https://www.ifri.org/).
(55) Par exemple, organisation, à l’occasion du 40e anniversaire de l’ouverture de la Convention de Montego Bay à la signature des adhésions, la Chine a organisé, sous l’égide de ses ministères des Affaires étrangères et des Ressources naturelles, une conférence internationale en visioconférence sur le droit de la mer, intitulée « La CNUDM a 40 ans, rétrospective et perspective ». Cf. Lettre confidentielle Asie21–Futuribles n° 164/2022-09.
(56) Par exemple, Arrêté du 15 décembre 2022 portant création des zones relevant de la protection des intérêts de la défense nationale au titre de la recherche scientifique marine et Décret n° 2021-1942 du 31 décembre 2021 modifiant le décret n° 2013-611 du 10 juillet 2013 relatif à la réglementation applicable aux îles artificielles, aux installations, aux ouvrages et à leurs installations connexes sur le plateau continental et dans la zone économique exclusive et la zone de protection écologique ainsi qu’au tracé des câbles et pipelines sous-marins.
(57) Ferey Émilie, op. cit.
(58) Shurat HaDin Law Center, une association défendant les intérêts d’Israël au moyen du droit, a utilisé différents leviers afin de faire respecter le blocus. À la suite de ces actions, Shurat HaDin informe le ministre grec de la Protection civile que les bateaux n’ont ni assurance ni service de communication. Les 14 navires furent empêchés de quitter le port par les forces de l’ordre grecques.
(59) Ferey Émilie, op. cit.
(60) À ce titre, l’expérience opérationnelle du Lawfare de l’Office of Legal Affairs de l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (Otan) mérite d’être étudier.
(61) Conteneur fixé sur le pont du sous-marin et communiquant avec ce dernier permettant aux plongeurs d’entrer et sortir du bâtiment en plongée.
(62) Exercice interarmées Rhéa réalisé au large de la Crête en mars 2020. Groizeleau Vincent, « L’armée française réalise un exercice de contre-terrorisme en Méditerranée centrale », Mer et Marine, 19 mars 2021 (https://www.meretmarine.com/).
(63) Tweet Marine nationale du 12 juillet 2022 (https://twitter.com/FauteuilColbert/status/1547163569145450498).
(64) Centre interarmées de concepts, de doctrine et d’expérimentations (CICDE), Intimidation stratégique –Réflexion doctrinale interarmées RDIA-006_IS(2012), n° 026/DEF/CICDE/NP du 26 janvier 2012.
(65) Burkhard Thierry, Vision stratégique du chef d’état-major des armées, octobre 2021, 23 pages (https://www.defense.gouv.fr/).
(66) Actions de Lutte Informatique Offensive (LIO) pour agir, par exemple, sur des systèmes de commande d’infrastructures pétrolières, d’infrastructures portuaires et de systèmes GPS/AIS pour la prise de commande à distance.