Protéger la France, c’est planifier dans l’incertitude, car l’environnement international est mouvant, les risques évoluent, les finances de l’État aussi. Ainsi, dresser l’histoire des LPM sous la Ve République conduit inévitablement à s’interroger sur leur utilité, la comparaison entre la programmation et l’exécution montrant qu’elles ont rarement été respectées. L’auteur propose une synthèse pédagogique et chronologique, en suivant trois macrocycles, qui illustrent l’acceptabilité politico-sociale de l’effort de défense, lui-même lié au contexte international et économique du pays : la priorité donnée au nucléaire, les dividendes de la paix, les attentats en France et le retour de la guerre en Europe. Il conclut par des propositions pour l’avenir.
Histoire des Lois de programmation militaire (LPM)
Protéger la France et les Français, c’est planifier. Et planifier dans l’incertitude car l’environnement international est mouvant, les risques évoluent, les finances de l’État aussi. Ainsi, dresser l’histoire des lois de programmation militaire (LPM) sous la Ve République, conduit inévitablement à s’interroger sur leur utilité, la comparaison entre la programmation et l’exécution montrant qu’elles ont rarement été respectées. Les LPM sont souvent bousculées par différents facteurs qui déstabilisent le modèle d’armée cible : surprises stratégiques, crises économiques, évolutions technologiques…
Pour autant, les LPM présentent l’avantage de fixer un cap. Elles sont un acte politique qui traduit en termes financiers des choix stratégiques découlant de l’analyse des menaces et des missions confiées aux armées. Elles envoient un message politique interne et vers l’international. Elles permettent de soumettre à la représentation nationale la question de l’avenir des armées. Le calibrage des investissements, de long terme, est complexe et les industriels ont besoin de perspectives. La défense impose de la continuité. C’est pour cette raison que le budget des armées est le premier à avoir fait l’objet d’une loi de programmation. Cette singularité militaire est progressivement devenue la norme sous la Ve République (sécurité sociale, administrations publiques locales, assurance maladie…) (1), même si cette pluri-annualité n’est pas de même nature : trois ans seulement, pour la loi de programmation des finances publiques.
En application du principe d’annualité budgétaire, seules les lois de finances (initiale, rectificative, de règlement) engagent l’exécutif. Une LPM est donc une loi d’intention souple, qui permet, justement, des adaptations face aux incertitudes. Une LPM n’en demeure pas moins un objet singulier en ce qu’elle invite à figer des crédits sur 5-6 ans, à les sanctuariser en quelque sorte, ce qui réduit les marges de manœuvre du gouvernement et de Bercy, pour un montant qui n’est pas négligeable et suscite la convoitise d’autres ministères. C’est aussi parce que les ressources budgétaires mobilisées sont importantes et engagent fortement l’avenir que l’impact des LPM, mais également de leur exécution, est crucial. L’enjeu réside dans la sincérité de leur exécution. À cet égard, lorsque l’acceptabilité politique dans la société et l’intention politique sont fortes, la trajectoire financière suit.
Figure 1 : Évolution de l’effort de défense depuis 1960 (source : ministère des Armées)
Les LPM se sont densifiées avec le temps. La première, en 1960, compte cinq articles, tandis que la treizième, en 2019, contient 65 articles et 38 pages d’annexes (2). En effet, les LPM ont progressivement inclus un volet normatif, qui n’est pas, à proprement parler, la LPM, mais qui l’utilise comme vecteur législatif. Il n’est donc pas possible ici de les résumer dans leur entièreté et leur complexité. Il est également délicat de les comparer précisément, car elles couvrent des champs d’application différents (nucléaire, investissement, fonctionnement, masse salariale), des périodes temporelles plus ou moins importantes et interrompues en fonction des crises économiques ou sécuritaires ou de décisions politiques, des besoins militaires qui évoluent en fonction des missions, du format des armées et des technologies. Le suivi de leur exécution est souvent complexe, le diable se cachant dans les détails. Néanmoins, l’évolution de la part du PIB consacrée à la défense permet de se faire une idée de la tendance globale durant la période, comme l’illustre la figure 1. Par ailleurs, la figure 2 retrace l’historique des finances exécutées par rapport aux LPM pour ce qui concerne les équipements.
Des articles et ouvrages, cités ci-après, ont étudié les LPM selon différents angles. L’objet est ici, sur la base des lectures et exploitations de chacune de ces LPM, de leurs annexes, des travaux parlementaires et de la Cour des comptes, de proposer au lecteur une synthèse pédagogique et chronologique, en suivant trois macrocycles : la priorité donnée au nucléaire ; les dividendes de la paix ; les attentats en France et le retour de la guerre en Europe. Ces macrocycles illustrent l’acceptabilité politico-sociale de l’effort de défense, lui-même lié au contexte international et économique du pays.
Figure 2 : Historique des finances exécutées par rapport aux LPM - équipements (source : ministère des Armées)
En effet, le contexte de la guerre froide facilite l’acceptabilité politique et sociale d’un effort tout particulier orienté vers la force de frappe nucléaire qui permet à la France, sous l’impulsion du général de Gaulle, initiée dès la IVe République, de préserver une autonomie face aux deux grands blocs. Ensuite, les dividendes de la paix amènent à s’interroger sur la nécessité de maintenir un effort de guerre alors que les finances publiques sont fragilisées ; ce contexte amoindrit sensiblement l’acceptabilité de cet effort. La société veut croire à la fin des antagonismes et le politique retrouve ainsi, à court terme, une marge de manœuvre par rapport aux crédits de défense. Enfin, le retour des menaces justifie un accroissement des dépenses même si celui-ci demeure contraint par les besoins essentiels d’autres départements ministériels (santé, intérieur, justice) tout aussi légitimes à bénéficier d’un effort de la nation et par l’inertie de la bascule du régalien vers les transferts sociaux héritée de la période précédente et socialement très délicate à remettre en cause, et même à enrayer. Le poids de la dette (sa charge est actuellement le deuxième poste du budget général de l’État, juste après le budget du ministère des Armées) et les enjeux de crédibilité et de souveraineté qu’il implique pèsent aussi sur les choix stratégiques.
Guerre froide et sanctuarisation des budgets : priorité à la force de frappe nucléaire 1960-1990
La programmation militaire par voie législative est née en 1960 afin de construire l’arsenal nucléaire. Auparavant, le premier « plan à long terme interarmées », publié en 1954, avait été constamment remanié chaque année jusqu’en 1958, ne permettant pas d’atteindre les objectifs fixés (3).
Le développement de la dissuasion nucléaire 1960-1975
« Loi de programme du 8 décembre 1960 relative à certains équipements militaires » : l’entrée dans le club de la dissuasion
Sous la mandature du général de Gaulle, aucune « loi de programme » n’est précédée d’un Livre blanc. Au départ, ces deux documents sont sans rapport (4). La première loi de programme est ainsi la déclinaison du discours du Général prononcé à l’issue de son inspection de l’Enseignement militaire supérieur, le 3 novembre 1959, annonçant l’intention de doter la France d’une force de frappe nucléaire autonome, immédiate et permanente, pour garantir son indépendance.
Le Général a souhaité associer le Parlement pour conférer une plus grande légitimité aux orientations stratégiques prises pour le pays, ce débat n’ayant jamais eu lieu sous la IVe République. Face aux élus de gauche hostiles à l’adoption de l’arme nucléaire et à une partie de la droite regrettant qu’elle ne s’inscrive pas dans le cadre de l’Otan, le Gouvernement engage à deux reprises sa responsabilité et trois motions de censure sont rejetées.
Cette première loi ne concerne que les investissements (Titre V), et uniquement dans le domaine nucléaire (soit 40 % du Titre V). Elle est exprimée en Autorisations d’engagement (AE) (5). Il s’agit d’un effort de plus de 50 % des investissements au profit des trois composantes de la dissuasion. C’est une loi fondatrice. Elle permet de mettre en place la force de dissuasion : usines, infrastructures, création en 1964 des Forces aériennes stratégiques (FAS), conception des missiles… Elle connaît un dépassement de 53,4 % en exécution, en raison de l’inflation et, surtout, de l’augmentation des coûts, relativement imprévisibles du fait du caractère novateur du nucléaire (le coût de l’usine de Pierrelatte a été multiplié par trois, et celui du Plateau d’Albion le sera par deux, par exemple). La nucléarisation des forces se fait au détriment de l’armée de Terre qui, pour la première fois de son histoire, n’a plus la priorité. Les effectifs des armées passent de 1 060 000 en 1960 à 675 000 en 1964. « L’ultima ratio des armées n’est plus un nombre important de divisions mais la dissuasion confiée à une poignée d’hommes (6). » Cette dynamique appelle une concentration inédite des efforts et donc le dépassement des structures administratives et industrielles propres à chaque armée. Début avril 1961, l’unification du ministère est entérinée.
« Loi de programme du 23 décembre 1964 relative à certains équipements militaires pour les années 1965-1970 » : une LPM de continuité
La préparation de cette 2e LPM commence dès 1961. Compte tenu du dépassement de la première, elle inclut des provisions pour aléas techniques et pour l’industrie. À l’Assemblée nationale, si le Gouvernement Pompidou possède une majorité absolue, le texte fait l’objet d’une opposition de la gauche et du centre, qui ont pris conscience des implications de l’arme nucléaire et s’opposent à la politique étrangère du général de Gaulle. Le Gouvernement n’engage pas sa responsabilité mais a tout de même besoin de recourir au vote bloqué.
Cette 2e LPM s’inscrit dans le prolongement de la précédente. Elle ne porte que sur le Titre V, tout en élargissant le champ des équipements couverts, passant de 40 % à 70 % de l’ensemble. Elle oriente ses efforts sur les composantes nucléaires terrestre et sous-marine : préparation de la construction de la base des Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNL) de l’Île Longue, du premier SNLE, des missiles stratégiques du Plateau d’Albion. En parallèle, l’armée de Terre, marquée par la fin de la guerre d’Algérie, est réorganisée.
Si le dépassement de cette 2e LPM tombe à 6 % (compte tenu de l’inclusion de sommes pour imprévus), son exécution est tout aussi compliquée que la première. Outre les errements technologiques, l’accroissement du coût de programmes nucléaires ne peut plus être compensé qu’au détriment des matériels classiques. D’autant que des programmes sont ajoutés comme l’Arme nucléaire tactique (ANT) Pluton, sous enveloppe au détriment de l’armement conventionnel de l’armée de Terre. Sont aussi décidés des reports de programmation de matériels majeurs, des abandons de programme, des réductions de volume. Par ailleurs, pour contenir les dépenses de l’État et les hausses des prix, la LPM est remise en cause dès février 1965 par la direction du budget qui bloque les AE et demande des mesures d’économie. En outre, Mai 68 aura un impact financier sur les armées : hausse des soldes, hausse des prix des matériels d’armement, création de 15 escadrons de gendarmes mobiles.
« Loi de programme du 19 novembre 1970 relative aux équipements militaires de la période 1971-1975 » : une LPM d’achèvement
Cette 3e LPM est antérieure au premier Livre blanc sur la défense (juin 1972). Elle ne porte que sur les équipements et armements, mais cette fois-ci en les couvrant dans leur totalité. Elle prévoit un mécanisme qui permet de compenser une hausse d’un peu plus de 4 % des prix par an mais n’inclut pas de provision pour aléas. Tout en poursuivant l’effort d’amélioration et de diversification de la Force nucléaire stratégique (FNS) et le développement de l’ANT, elle vise à rattraper une partie du retard accumulé dans le domaine des armements classiques et l’entraînement des forces. Ses ambitions sont mesurées : en une page et trois articles, elle prévoit une augmentation des ressources allouées aux armées, en dépit d’une baisse de la part du budget de la défense dans le PIB. La part du nucléaire représente 33 %. Comme la réalisation des bases de la dissuasion nucléaire est en voie d’achèvement, cette loi sera adoptée en première lecture avec plus de facilité que les deux précédentes. Un consensus apparaît.
Néanmoins, son exécution s’est heurtée à des difficultés encore plus importantes. Chaque année, le ministère subit des réductions de crédits pour freiner l’accroissement des dépenses publiques. Des surcoûts non programmés (achat de 50 Mirage V, des mesures en faveur de la Gendarmerie…) obligent à exprimer un besoin supplémentaire dès la fin 1971. L’année suivante, la hausse des prix grève le pouvoir d’achat des armées, qui revoient à la baisse des programmes d’armement. Les mesures en faveur du personnel d’active et celles améliorant les conditions matérielles des appelés, associées à l’arrêt dès 1973 de la déflation des effectifs, accroissent les coûts liés au personnel, au détriment de l’équipement et de l’activité des forces. À la fin de l’année, en raison de la hausse des prix du carburant et de la dégradation de la situation économique mondiale, l’exécution de la 3e LPM est suspendue.
La programmation n’est pas un échec pour autant, car la France est désormais dotée de l’arme nucléaire. Les trois premières lois de programme représentent un effort d’investissement qui a d’abord servi ce projet. Le résultat de l’ambition de remodeler et de moderniser les forces classiques à compter de 1962 est plus mitigé (7). Le temps est venu de consolider les forces conventionnelles.
La poursuite de l’effort nucléaire et la consolidation des forces conventionnelles 1975-1991
« Loi du 19 juin 1976 portant approbation de la programmation militaire pour les années 1977-1982 » : un rééquilibrage au profit des forces classiques
Lorsqu’il prend ses fonctions en mai 1974, le président Giscard d’Estaing constate que les réductions de crédits de fonctionnement nuisent à l’entraînement des forces conventionnelles et au moral des armées. En conséquence, cette LPM 1977-1982 (l’année 1976 est une année hors programmation qui sert à rattraper les retards pris dans l’amélioration de la condition militaire) est, pour la première fois, exprimée en Crédits de paiement (CP) et couvre le Titre V mais également le Titre III. Elle est rédigée sur la base d’une inflation estimée à 7 % (elle sera finalement de 10 %).
Cette 4e LPM contient un article unique qui approuve les objectifs relatifs aux dépenses militaires et aux équipements fixés dans un document annexé de 9 pages, ce qui suscite des interrogations (8). L’annexe dresse un état de l’environnement international et fixe des objectifs dont celui de rechercher un meilleur équilibre entre les forces nucléaires et classiques (amélioration des équipements, des conditions de vie, de la préparation opérationnelle). Il est prévu de doter l’Armée de l’air d’une centaine de Mirage F1 supplémentaires et d’avions d’entraînement Alphajet, de lancer le programme Mirage 2000. Les acquisitions de Véhicules de l’avant blindé (VAB), AMX-10RC sont confirmées. La Marine nationale, qui crée la Force aéronavale nucléaire (FAN) en 1978, lance d’importants programmes, comme celui des Sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) Rubis.
Raymond Barre, qui succède à Jacques Chirac comme Premier ministre le 25 août 1976, confronté à la hausse du chômage et à l’inflation liées aux chocs pétroliers de 1973 et 1979, mène une politique d’austérité. En conséquence, la LPM n’est pas exécutée dans sa totalité, le budget de la défense devenant la variable d’ajustement de la loi de finances. Cependant, sous ce septennat, l’armée de Terre retrouve des équipements, les conditions de vie sont améliorées, le moral se redresse. Après les élections présidentielles de 1981, le Gouvernement décide d’attendre l’achèvement de la LPM 1977-1982. L’année 1983 n’est donc pas couverte par une nouvelle LPM : après trois dévaluations et dans un contexte de crise économique, c’est une année de rattrapage.
« Loi du 8 juillet 1983 portant approbation de la programmation militaire pour les années 1984-1988 » : l’impasse financière
Constatant, dans son annexe, que l’environnement international est devenu plus incertain, cette LPM fixe deux priorités. La première est de maintenir la crédibilité des forces nucléaires, avec la délimitation, pour la première fois, de l’enveloppe financière consacrée au nucléaire et la liste des programmes à réaliser. La seconde priorité est de renforcer la mobilité et la puissance de feu des forces classiques via le renouvellement de l’armement comme le char Leclerc, le Mirage 2000, l’AWACS (Système de détection et de commandement aéroporté), le lancement du programme de satellite d’observation Hélios. Une nouvelle force conventionnelle est créée : la Force d’action rapide (FAR).
Cette LPM comprend la totalité des CP des Titres III et V, exprimés en francs courants avec un taux d’inflation calculé à 5 % à partir de 1986. Elle privilégie les équipements, les études et le maintien en condition des unités. Cette modernisation s’assortit d’une réduction d’effectif de 35 000 hommes (5 % du total du personnel, dont 22 000 appelés dans l’armée de Terre).
Inaugurant une pratique promise à un bel avenir, elle renvoie la plus grande partie des réalisations nouvelles aux derniers exercices budgétaires de la période couverte, voire après. Les budgets des trois dernières années représentent ainsi 84,62 % du total de la programmation. En 1987, aucun des programmes majeurs nouveaux n’a encore été lancé (renouvellement des SNLE, programme M5 pour les SNLE…). En revanche, des programmes non prévus ont été démarrés tardivement, « en bourrage », comme celui du porte-avions à propulsion nucléaire. La programmation n’a donc pas été suivie et s’est déconnectée des réalités. Trois ans après avoir été votée, la LPM, « véritable impasse financière » (9), est inopérante, ce qui conduit au vote d’une nouvelle LPM en 1987. C’est une première dans l’histoire. Un contre-exemple de LPM.
« Loi de programmation du 22 mai 1987 relative à l’équipement militaire pour les années 1987-1991 » : une programmation de continuité, mal exécutée
À la différence de la précédente, la 6e LPM ne porte que sur les crédits d’équipement, les crédits de fonctionnement, étant, eux fixés annuellement. Nouvelle illustration du périmètre variable, donc des masses budgétaires concernées, des LPM selon les époques.
Ses objectifs sont les mêmes que ceux de la loi précédente : modernisation des forces nucléaires, satellites d’observation, renforcement de la marine de surface pour la lutte anti-sous-marine (ASM). L’armée de Terre doit être dotée de 1 100 chars, 8 000 blindés, 500 hélicoptères et 500 canons. Concernant l’aviation, l’objectif est de 450 avions de combat et 100 avions de transport. Des crédits de fonds de concours doivent provenir de ventes d’immeubles et de terrains pour couvrir une partie des dépenses. C’est la première fois que le budget doit être bouclé grâce à des fonds de concours, ce qui fragilise son exécution.
Cette 6e LPM souffre de réductions, étalements et annulations de programmes. Les conséquences en sont amplifiées par cinq séries de facteurs (10) : une mauvaise réalisation des programmes d’équipements à la suite des tassements des crédits d’équipement entre 1983 et 1986, un défaut d’exécution de la programmation, un niveau de recettes inférieur aux prévisions espérées, l’apparition de surcoûts dans des programmes majeurs, des tensions dans les crédits de fonctionnement en lente déflation. Ainsi, cette LPM, qui a engagé les programmes d’avion polyvalent Rafale, du Leclerc et du porte-avions nucléaire, n’a jamais été appliquée par la majorité élue en 1988 : l’écart entre prévisions et exécution est de - 4,8 % dès 1989. Périmée par la fin de la guerre froide, son exécution est suspendue. Pour la deuxième fois, une LPM disjoncte.
Les dividendes de la paix et la précarité des finances publiques induisent une fragilisation de l’effort de défense : de la déprogrammation à la professionnalisation, 1990-2015
1990-1997, années de déprogrammation
Cette période souffre d’un manque de réalisme des objectifs affichés et d’un défaut d’arbitrage sur le modèle d’armée visé. La programmation militaire est régulièrement « déprogrammée » (11).
« Loi de programmation du 10 janvier 1990 relative à l’équipement militaire pour les années 1990-1993 » : obsolète en quelques mois
Cette LPM met en œuvre le « Plan Armées 2000 ». Le document annexé (1 page seulement) dresse un état prudent de l’évolution du monde et des menaces alors que le mur de Berlin vient de tomber (1989). Comparée à ses alliés, la France se montre réticente à une baisse brutale de ses dépenses militaires et c’est la précarité des finances publiques qui va la pousser en 1992 à les contracter (12).
Cette LPM est abandonnée au bout de quelques mois car ses prévisions sont en décalage avec les besoins constatés lors de la guerre du Golfe. De 1992 à 1993, le ministère de la Défense supporte un tiers des annulations budgétaires. L’actualisation prévue en 1991 est ajournée. Pour la troisième fois de suite, une LPM est suspendue. Un projet de LPM 1992-1994 est élaboré, sans aboutir. La programmation est une méthode en échec. Et cela va continuer.
« Loi du 23 juin 1994 relative à la programmation militaire pour les années 1995 à 2000 » : mort-née
Dès sa déclaration de politique générale, le nouveau Premier ministre Édouard Balladur annonce la rédaction d’un Livre blanc sur la défense dont les conclusions doivent servir de base à l’élaboration d’une LPM. Pour la première fois, une LPM traduit des choix effectués par un Livre blanc, publié le 23 février 1994. On peut y voir d’une part, une volonté de refondation, après les échecs successifs de la mise en œuvre de plusieurs LPM et, d’autre part, la volonté de transcender les limites de la cohabitation en particulier au regard de la LPM précédente marquée par des affrontements entre le président de la République et le Premier ministre néanmoins du même bord politique. C’est une LPM de consensus, fondée sur un Libre blanc.
Alors que l’annexe de cette LPM 1995-2000, conformément au Livre blanc, confirme que la conscription demeure l’une des bases du système de défense, Jacques Chirac, élu en 1995, décide en 1996 de suspendre le Service national et de professionnaliser les armées. Cette annonce présidentielle, à contre-courant du modèle d’armée fixé dans le Livre blanc, provoque la « mortalité infantile » (13) de la LPM qui le déclinait. Elle appelle un nouveau format pour les armées.
En effet, le plan « Horizon 2015 » adopté en juillet 1996 fait passer l’armée de Terre de 127 à 85 régiments. Une nouvelle LPM est dès lors indispensable. Le décrochage est devenu définitif entre les objectifs fixés par la programmation et la réalité des budgets militaires (14). La crédibilité de l’exercice de programmation est mise en cause (15), d’autant que les orientations retenues s’inscrivent à rebours de la réduction des déficits publics en vue du passage à l’euro. Malgré la volonté politique initiale de suivre une méthode a priori robuste (un Livre blanc fixant des orientations, une LPM les déclinant), c’est un nouvel échec. Quand bien même fondé sur un Livre blanc, le procédé n’est pas considéré comme suffisamment engageant politiquement pour traverser les alternances. Le modèle de LPM est donc toujours en crise. Les dysfonctionnements semblent s’accumuler au fil des LPM.
1997-2015 : la professionnalisation ou le changement de modèle d’armée
« Loi du 2 juillet 1996 relative à la programmation militaire pour les années 1997 à 2002 » : le passage à l’armée de métier
Le modèle d’armée 2015, décliné par cette LPM, correspond à une armée professionnelle, plus ramassée, mieux équipée, mieux adaptée aux actions hors du territoire national. Pour la première fois sous la Ve République, tous les moyens sont couverts : équipements, effectifs (hors pensions), fonctionnement. Ces moyens sont programmés en CP et en AE, ce qui n’avait pas été fait depuis la 3e LPM. C’est une LPM de refondation dans ses principes. L’enveloppe diminue (- 20 Md francs par an par rapport à la précédente). À l’horizon 2015, les effectifs doivent être réduits de 36 % pour l’armée de Terre, de 19 % pour la Marine, de 24 % pour l’Armée de l’air. La réduction du format s’accompagne d’une réduction des parcs, d’une modernisation (satellites Hélios II, Horus et Syracuse III, Leclerc, Rafale, hélicoptères Tigre et NH 90, frégates Horizon, SNLE-NG…) et d’une prévision de baisse de 20 % des crédits de fonctionnement.
Cette LPM, l’une des rares à avoir été maintenues en vigueur jusqu’à leur terme, est néanmoins partiellement non exécutée. Dès 1998, le taux de couverture n’est que de 91 % et les prévisions conduisent à une révision des annuités de programmation qui aboutit à une baisse de financement. Les Lois de finances initiales (LFI) de 1999 à 2002, réduisent encore les montants reprogrammés. De 1997 à 2001, 7,9 Md € n’ont pas été dépensés, pour différentes raisons (16). Des dépenses sont ajoutées sur les crédits d’équipement. Des ponctions sur les crédits d’investissement au profit du fonctionnement sont régulières, en raison de la sous-estimation du coût du passage à l’armée de métier. Des programmes sont annulés, d’autres réduits (Leclerc, SNLE-NG…) ou ralentis (Rafale). La disponibilité des matériels souffre. Les engagements en Opérations extérieures (Opex, notamment au Kosovo) grèvent les budgets, dans un contexte de maîtrise des déficits en vue du passage à l’euro. Au total, ce sont environ 13 Md € de crédits d’équipement qui manquent sur la période et un report de charge d’1Md € sur 2003.
« Loi du 27 janvier 2003 relative à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 » : la consolidation de la professionnalisation
Cette 10e LPM doit permettre de rattraper le retard pris lors de la précédente et d’atteindre le « modèle d’armée 2015 ». Le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin indique vouloir rompre avec l’habitude de considérer le budget de la défense comme une variable d’ajustement. Le rapport annexé prend acte de l’évolution du contexte géostratégique : fin de la menace à l’Est, augmentation des conflits et crises, fragmentation des menaces, attentats du 11 septembre 2001, conflits intra-étatiques.
À la différence des précédentes LPM, les crédits de fonctionnement ne sont pas pris en compte (nouvelle variation du périmètre des LPM). Les crédits d’équipement (hors Gendarmerie, placée pour emploi auprès du ministre de l’Intérieur) sont en hausse (+ 1,4 Md € sur la période). Les effectifs militaires et civils augmentent, pour consolider la professionnalisation (437 069 en 2002, 446 653 en 2008) et répondre aux objectifs de projection de l’armée de Terre, à l’amélioration de la situation du Service de santé des armées (SSA) et au renforcement du renseignement.
Le contrat opérationnel de l’armée de Terre est légèrement abaissé tout en restant ambitieux (engager soit 50 000 h dans le cadre de l’Otan, soit 20 000 h simultanément sur plusieurs théâtres dans une opération nationale ou européenne). La Marine doit pouvoir engager notamment le Groupe aéronaval (GAN) ; l’Armée de l’air une centaine d’avions de chasse. Pour la première fois, le rapport fixe des normes quantitatives annuelles de préparation des forces. Il entre dans un niveau de détail inédit, probablement destiné à crédibiliser l’exercice, et à contrôler les dépenses à l’euro près, dans l’esprit de la loi organique relative aux lois de finances en développement au même moment et des critères de Maastricht.
Cette LPM n’est cependant pas parvenue à remplir les objectifs qu’elle s’était fixés. La CDN de l’Assemblée nationale porte un jugement « mitigé » sur son exécution (17). Différentes difficultés sont relevées. Tout d’abord, malgré les efforts des lois de finances successives pour respecter les annuités programmées, le coût des nouveaux équipements (VBCI, Tigre), souvent mal évalué au départ, a provoqué des retards et le prolongement d’équipements usés par les Opex. Ensuite, des besoins capacitaires non programmés (Fremm et Caesar (18)) sont apparus indispensables aux forces et ont été financés en cours d’exécution. En outre, malgré la création, pour la première fois en LFI pour 2005, d’une ligne budgétaire spécifique aux Opex, et en dépit de l’augmentation tous les ans de cette dotation, le renforcement des interventions internationales de la France, essentiellement en Afghanistan, a généré des dépenses non prévues. Ainsi, le surcoût des Opex a augmenté durant la période imposant 2,1 Md € d’annulation de crédits pour le financer.
« Loi du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009-2014 et portant diverses dispositions concernant la défense » : le plan social
Pour la seconde fois dans l’histoire, à la demande du président Sarkozy, un Livre blanc va précéder une LPM. Le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale du 17 juin 2008 fait le constat d’un monde plus instable et imprévisible (terrorisme djihadiste, développement de missiles balistiques de longue portée…).
Cette LPM couvre les équipements, la masse salariale et le fonctionnement. Des ressources exceptionnelles (3,7 Md €) sont prévues pour compléter cette enveloppe. La provision des surcoûts des Opex est augmentée, le dépassement étant financé sur la réserve interministérielle. Priorité est donnée à l’investissement dans les équipements (17 Md € contre 15,36 Md € en 2008). De nombreuses commandes et livraisons sont prévues (Rafale, Fremm, A400M, SNA Barracuda, MRTT, VBCI et système Félin (19)). Une priorité est aussi accordée à la dissuasion nucléaire (20,2 Md €). De nombreuses dispositions normatives sont par ailleurs insérées (20).
Via cette LPM, le ministère de la Défense est le premier contributeur de l’État à la Révision générale des politiques publiques (RGPP). « La réduction des effectifs de 54 000 postes sur la mission défense, hors externalisation, portera principalement sur l’administration et le soutien des forces à hauteur de 75 % », précise l’annexe. Il s’agit d’un véritable plan social. La création des Bases de Défense (BdD), qui permet de générer ces réductions d’effectifs, engendre une profonde transformation de l’organisation et de la cartographie militaires, ainsi qu’1,7 Md € d’économies entre 2008 et 2013 (21). Ces bouleversements sont vécus dans la douleur au sein du ministère. Chaque année, le sous-dimensionnement des « crédits d’administration générale et de soutien courant » oblige à réduire, de façon immédiatement perceptible, les dépenses de fonctionnement. Difficile, dans ces conditions, de rendre populaire une transformation majeure de l’organisation et du fonctionnement du ministère.
L’exécution de cette LPM se heurte à la crise financière de 2008 qui contraint à des annulations de crédits (200 M € en 2011, 500 M € en 2012). Fin 2011, l’écart entre l’exécution et la programmation s’élève à 1,3 Md € puis à 1 Md € fin 2012. Des difficultés ont porté préjudice à cette LPM : le Rafale ne s’est pas exporté, obligeant l’État à accélérer le rythme de ses propres commandes, le poids des Opex a continué de dépasser la provision, les ressources extrabudgétaires sont restées incertaines. « La trajectoire de la LPM n’est plus soutenable » (22). La mauvaise exécution de cette LPM fait supporter à la prochaine un report de charges de 3,45 Md €, soit près du double de celui atteint fin 2008. Si les objectifs de suppression d’emplois sont atteints, les économies en termes de masse salariale ont été moindres que prévues en raison notamment de difficultés de pilotage (23).
« Loi du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale » : les réductions continuent
Pour la troisième et dernière fois à ce stade, un Livre blanc va précéder une LPM. C’est un souhait de François Hollande, au lendemain de son élection. Le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale du 29 avril 2013 décrit un environnement stratégique modifié au plan économique (crise financière) et géopolitique (inflexion de la politique étrangère des États-Unis, révolutions dans le monde arabe, problématique sécuritaire en Afrique). Il définit un nouveau modèle d’armée à atteindre d’ici 2030, la LPM de 2013 étant une étape. Après des débats difficiles à l’Assemblée nationale, un consensus finit par être trouvé en Commission mixte paritaire le 15 juillet 2015.
Contenant 58 articles, dont de nombreuses dispositions normatives, la LPM de 2013 prévoit une stabilisation des crédits jusqu’en 2016, préalablement à une remontée progressive et modérée annoncée à partir de 2017, année d’élections présidentielles. Le financement des Opex est provisionné à hauteur de 450 M €, les surcoûts faisant l’objet d’un financement interministériel.
Pour la deuxième fois (après la LPM de 1990 devenue rapidement obsolète), une LPM prévoit une clause de rendez-vous pour actualiser la programmation durant la période couverte. La première actualisation est prévue avant la fin de l’année 2015. Cette disposition, introduite par le Sénat en première lecture, s’inscrit dans un ensemble plus large de mesures de contrôle et de clauses de sauvegarde destinées à s’assurer d’une bonne exécution de la LPM.
La diminution des effectifs durant la période 2014-2019 est fixée à 33 675 emplois dont 26 200 militaires. Les normes d’activité sont revues à la baisse pour l’armée de Terre. L’effort est axé sur la fonction renseignement (acquisition de drones, développement des moyens cyber…). Les armées doivent être en mesure de renforcer les forces de sécurité intérieure en impliquant jusqu’à 10 000 h et une chaîne opérationnelle de cyberdéfense est annoncée. Le contrat de projection diminue à nouveau. S’enclenche alors une modernisation de l’organisation du ministère (autorité fonctionnelle renforcée du Secrétariat général pour l’administration [SGA] en matière de ressources humaines et en matière financière, simplification de la fonction internationale, projet Balard…).
Les attentats sur le territoire national vont appeler une modification législative.
Des attentats en France au retour de la guerre en Europe : le retour des menaces dans un contexte économique contraint
La France attaquée
L’actualisation de la LPM 2014-2019 après les attentats de 2015
Certes, la LPM prévoyait un exercice d’actualisation, mais il était indispensable de traduire les décisions prises par le président Hollande, en Conseil de défense, de ralentir les déflations d’effectifs, engager 10 000 soldats sur le territoire national, accélérer les actions offensives contre Daech en Irak et en Syrie.
C’est l’objet de la loi, qui intervient dans des conditions favorables (24) : le Rafale commence à s’exporter, les recettes exceptionnelles sont converties en crédits budgétaires, et la déflation des effectifs est atténuée de 18 750 agents (11 000 en faveur de la Force opérationnelle terrestre ; 7 500 pour le renforcement du renseignement, de la cyberdéfense et de la protection des emprises). Si la loi officialise ces atténuations, au bilan, de 2015 à 2019, les effectifs continuent néanmoins à suivre une trajectoire baissière (- 6 918 postes, article 4), avec une cible à 261 161 en 2019, car le ministère est encore en train de réaliser les baisses d’effectif prévues par la précédente LPM.
Sur le plan financier, cette loi comprend 3,8 Md € de crédits supplémentaires : le montant total des ressources s’élève désormais à 162,41 Md € courants (contre 158,61 Md € dans la LPM 2014-2019), et seulement 0,93 Md € de ressources exceptionnelles (contre 4,36 Md € dans la LPM 2014-2019). L’effort au profit de l’équipement est consolidé, avec une dépense moyenne de 17,55 Md € par an.
La loi inclut enfin diverses dispositions normatives (Associations professionnelles nationales militaires [APNM], service militaire volontaire…) et un rapport annexé qui modifie, en l’actualisant, celui de la LPM 2013-2019.
La LPM 2014-2019 a été relativement bien exécutée. La masse salariale est maîtrisée. L’actualisation de 2015 a accru de 2 Md € les ressources en faveur de l’équipement des forces. Les résultats obtenus sont les meilleurs depuis les années 1990 (25). Toutefois, entre les dispositions de la LPM et les crédits effectivement versés entre 2014 et 2017, on constate un déficit total de 2,1 Md €. L’annulation de 850 M € en juillet 2017, en faisant du programme 146 une variable d’ajustement, risque de compromettre les objectifs capacitaires fixés par la LPM. Outre la démission du Céma, le général de Villiers, cette annulation de crédits contraint par exemple l’armée de Terre à commander des véhicules Griffon sans tourelleau, c’est-à-dire sans mitrailleuse (26). Par ailleurs, les réductions des cibles des programmes d’armement (NH90, Félin) et l’étalement des livraisons (Fremm, Barracuda et A400M) ont conduit à une augmentation parfois significative des coûts unitaires et, dans certains cas, à une augmentation du coût total du programme, ainsi qu’au versement d’intérêts moratoires. Enfin, les retards des programmes d’armement ont des conséquences opérationnelles, compensées par des achats sur étagère (ex : C130-J, CASA CN-235) et le maintien de solutions palliatives (ex : maintien en service des C-160), souvent coûteuses.
« Loi du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense » : une loi de réparation
Président de la République depuis le 14 mai 2017, Emmanuel Macron commande une Revue stratégique de défense et de sécurité, plus rapide à rédiger qu’un Livre blanc, afin de fixer le cadre stratégique de la future LPM. Présentée en conseil des ministres le 11 octobre 2017, elle préconise un modèle d’armée complet. Pour le président de la CAED, le sénateur Christian Cambon, ce diagnostic contraste singulièrement avec l’état des forces armées : un « sursaut budgétaire » devient nécessaire pour « réparer le passé » (27). Le projet fait l’objet d’une forte opposition à l’Assemblée nationale (28) car deux tiers des efforts financiers sont programmés durant le quinquennat suivant. Ce cadencement de l’effort financier inquiète également au sein des armées, d’expérience peu habituées à ce que les LPM soient respectées. Un consensus est trouvé en Commission mixte paritaire qui prévoit notamment une révision en 2021 (art. 7).
Cette LPM est la plus dense de toutes : 65 articles, 38 pages de rapport annexé. Elle porte sur sept ans, période la plus longue de l’histoire des LPM, mais ne fixe des financements que pour cinq ans. L’article 3 prévoit 197,8 Md € en CP pour la période 2019-2023. Les crédits augmentent de 1,7 Md € par an de 2019 à 2022, puis de 3 Md € par an à compter de 2023. La provision annuelle pour les Opex et les missions intérieures inclut l’usure accélérée du matériel en opérations et est augmentée, les dépassements devant faire l’objet d’un financement interministériel (art. 4).
Après plus d’un quart de siècle de réduction de l’effort de défense, cette LPM entend porter la part des dépenses militaires à 2 % du PIB en 2025 (art. 2), et prévoit la création de 6 000 emplois (total de 274 936 en 2025). L’accent est mis sur les fonctions « connaissance et anticipation » (+ 1 500 équivalents temps plein pour le renseignement pour 2025) et « prévention » (+ 300). La dissuasion est modernisée dans ses deux composantes et les ambitions de projection sont abaissées : la participation à une coalition est fixée à 15 000 soldats et 45 avions de combat.
Qualifiée de LPM « à hauteur d’homme » (29), elle met l’accent sur la formation, l’entraînement, la préparation opérationnelle, l’équipement individuel des soldats, l’amélioration du quotidien. Les crédits d’entretien programmé des matériels sont portés à 4,4 M € par an. LPM « de réparation », elle ambitionne de remettre à niveau l’équipement conventionnel des armées. L’ensemble des véhicules de combat de l’armée de Terre est remplacé. La flotte d’avions ravitailleurs (A330 MRTT) est totalement renouvelée et celle de combat verra la modernisation de 55 Mirage 2000D et recevra 28 Rafale. La Marine modernise 3 frégates de type La Fayette et recevra 5 nouvelles frégates, 9 patrouilleurs sont commandés…
Cette LPM contient enfin un « catalogue à la Prévert » (30) de dispositions normatives : participation des militaires aux élections locales, promotion de la réserve militaire, procédure de réparation des préjudices des militaires, cyberdéfense…
Dès 2018, la LPM fait l’objet d’inquiétudes car la loi de finances rectificatives du 12 novembre 2018 supprime le financement interministériel du dépassement des surcoûts des Opex (31). 404 M € sont ainsi annulés sur le programme équipement des forces pour financer ces surcoûts. En outre, pour appliquer l’article 7 qui prévoit une actualisation de la programmation en 2021, le Gouvernement choisit de recourir, en application de l’article 50-1 de la Constitution, à une déclaration du Premier ministre suivie d’un vote, et non pas de déposer un projet de loi, ce que la LPM n’imposait pas explicitement. Cette méthode est contestée par le Sénat (32), qui a voté la LPM en contrepartie de ce « point de contrôle en 2021 », et estimait que cette actualisation s’imposait par le droit (art. 7 de la LPM) mais aussi par les faits (impact économique de la crise sanitaire, Actualisation stratégique de 2021).
Il n’en demeure pas moins que, s’agissant de son exécution, la Cour des comptes conclut en mai 2022 que : « Pour la première fois en deux décennies, la mise en œuvre de la LPM a été conforme à sa programmation (33). » En 2023, celle-ci est également respectée puisque la « marche à 3 Md € » est confirmée par la loi de finances pour 2023. Ainsi, depuis 2017, la nouvelle trajectoire budgétaire a permis de faire passer les crédits des armées de 32,3 à 43,9 Md € et les 2 % de PIB dédiés au budget de défense sont presque atteints.
L’Europe menacée, projet de LPM 2024-2030
Le 17 février 2022, juste avant l’invasion de l’Ukraine, la CDN estime que « l’hypothèse d’un conflit de haute intensité ne peut plus être exclue ». Elle interroge la pertinence d’une armée expéditionnaire « bonsaï », recommande d’accentuer la hausse de l’effort et d’élaborer un nouveau Livre blanc (34). Le retour de la guerre en Europe va venir accélérer les réflexions et bouleverser la programmation. Pourtant, il n’y aura pas de nouveau Livre blanc, relevant d’une méthode jugée trop lourde, mais une nouvelle Revue nationale stratégique rédigée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et publiée le 9 novembre 2022.
Lors de ses vœux aux armées au début de l’année suivante, le président de la République détaille les grandes orientations de la prochaine LPM : 400 Md € de crédits et 13 Md € de recettes exceptionnelles sont annoncés.
Au moment de rédiger ces lignes, les débats sont en cours sur ce projet de LPM. Pour ne pas préjuger du travail législatif, il est choisi ici de ne pas détailler davantage ce projet. De nombreux enjeux feront l’objet de débats : calendrier des marches budgétaires et état de la dette, prise en compte de l’inflation, interrogation sur le montant attendu des recettes exceptionnelles… Le champ du dialogue entre exécutif et représentation nationale demeure ouvert.
* * *
Cette historique synthétique des LPM nous conduit à formuler deux recommandations expliquées ci-après.
• Continuer de recourir aux LPM, outil de mise en cohérence.
Même si la programmation militaire n’est pas toujours strictement respectée et a parfois été en crise, en particulier durant les années 1990, elle n’en demeure pas moins un exercice utile. Car les investissements de défense s’inscrivent dans le temps long. Le nucléaire, nécessitant de nombreux investissements dans chaque LPM depuis les années 1960, en est l’illustration absolue. Le programme de Système de combat aérien du futur (Scaf), d’une durée de 80 ans, en est une autre (réalisation prévue en 2030, mise en service en 2040, durée de vie de 40 ans). On pourrait ainsi multiplier les exemples de programmes dont la conception, la réalisation, la mise en service et l’usage s’étalent dans le temps et nécessitent par voie de conséquence une visibilité industrielle et budgétaire adéquate, même conditionnée par le vote annuel des LFI. Cette visibilité doit passer par la loi pour associer la représentation nationale, ainsi que l’a souhaité le général de Gaulle afin de conférer une plus grande légitimité aux orientations stratégiques prises pour la France. Les LPM contribuent à donner cette visibilité et cette légitimité. Elles fixent un point à atteindre, un objectif, en donnant les orientations majeures entre outils militaires et politiques de défense (35).
Continuer de fixer une clause de rendez-vous pour adapter la programmation à mi LPM en précisant que cet ajustement prend la forme d’une loi. Il s’agit ici d’associer encore mieux le Parlement dans un souci de consensus national. Il n’y a pas de réticence à avoir sur le sujet car, en tout état de cause, c’est bien le Parlement qui vote les LFI chaque année. Par ailleurs, afin de clarifier les contours des attributions du Parlement en matière de LPM, il pourrait être précisé, car le doute peut exister, si l’article 40 de la Constitution, qui interdit toute création ou aggravation d’une charge publique, s’applique aux amendements proposés aux LPM, lois d’intention, dont l’exécution reste soumise à leur transcription en LFI en vertu du principe d’annualité budgétaire.
Les LPM contiennent en outre une importante partie normative. Loin de constituer des cavaliers législatifs (36), ces dispositions législatives sont essentielles pour le ministère des Armées, qui bénéficie en réalité de peu de vecteurs législatifs. Les LPM offrent ainsi l’occasion de mettre régulièrement à jour les textes de niveau législatif afin de répondre aux besoins stratégiques ou opérationnels, aux évolutions sociétales, technologiques et juridiques. Ainsi, en leur partie normative, les LPM constituent des moyens de mise en cohérence juridique, qui participent de la « cohérence capacitaire » au sens le plus large.
Cependant, comme les LPM, pour leur partie financière, ont souvent été partiellement exécutées ou ont tendance à reporter sur le mandat présidentiel suivant l’essentiel de l’effort budgétaire annoncé, il apparaît souhaitable de chercher à renforcer leur poids politique.
• Renforcer le consensus et le poids des choix stratégiques en matière de défense.
L’analyse stratégique précédant une LPM doit être brève, claire et partagée. La vraie question n’est pas de savoir si, sur la forme, une LPM doit être précédée d’un Livre blanc, d’une RNS ou d’une actualisation de RNS. L’enjeu est de disposer d’un document synthétique qui, sans tenter de lister toutes les menaces possibles pour ne pas souffrir, ensuite, le reproche d’en avoir omis une, fixe des orientations stratégiques assumées. Des choix capacitaires cohérents doivent découler de scénarios classés en fonction de leur degré de probabilité. Cette analyse stratégique, dans son élaboration, doit être partagée avec la représentation nationale, pour renforcer le consensus et l’esprit de coalition au-delà des positions de principe des partis politiques. Le consensus sur la LPM n’en sera ensuite que plus facile à obtenir.
Les travaux d’analyse stratégique et de préparation des LPM pourraient être alignés avec le nouveau cadencement politique issu du passage au quinquennat. Ceci permettrait de renforcer la confiance et la sincérité entre le politique et le militaire. En effet, après les élections présidentielles et législatives suivies d’une analyse stratégique, une LPM fixerait un cadencement de l’effort budgétaire pour la durée du mandat présidentiel plus une année de transition, de passage de témoin, au nom de la continuité de l’État et de l’intérêt supérieur de la nation. Cet alignement des calendriers pourrait également permettre de mieux anticiper les échéances, ce qui sera bénéfique à la fois au pouvoir exécutif, chargé de préparer le projet, et au pouvoir législatif, qui pourrait disposer de plus de temps pour l’examiner et apporter des modifications. Cet agenda partagé améliorera la qualité des travaux, la cohérence des besoins, en veillant en particulier aux effectifs et à la masse salariale, afin de disposer de leviers financiers d’attractivité et de fidélisation, ainsi qu’aux besoins du soutien et de l’infrastructure. Une capacité est un tout, pas seulement un programme d’armement. ♦
(1) La loi organique relative aux lois de finances et la constitutionnalisation (art. 34) de la programmation en 2009 imposent des documents pluriannuels à fournir chaque année.
(2) Moracchini Georges, « Les lois de programmation militaire sous le regard de la lexicométrie » in Conan Matthieu, Cardoni Fabien, Douat Étienne et Viessant Céline (dir.), Singularité des finances de la défense et de la sécurité, Édition Mare et Martin, 2021, p. 41-63.
(3) Cardoni Fabien, Le futur empêché, une histoire financière de la défense en France (1945-1974), Éditions de la Sorbonne, 2022, 265 pages.
(4) Buffotot Patrice, « Les Livres blancs sur la défense nationale sous la Ve République », Paix et sécurité européenne et internationale (PSEI) n° 2, novembre 2015, p. 255 et « Les lois de programmation militaire en France : un demi-siècle de programmation », PSEI n° 4, 2016.
(5) Ce n’est qu’à partir de 1976 que les montant sont exprimés en Crédits de paiement (CP) et que l’on utilise les termes « loi de programmation ».
(6) Entretien avec Philippe Vial, conseiller académique du CHEM, le 25 août 2022.
(7) Annexe à la loi n° 76-531 du 19 juin 1976 portant approbation de la programmation militaire pour les années 1977-1982, Journal officiel de la République française du 20 juin 1976, p. 3700 (https://www.legifrance.gouv.fr/download/securePrint?token=CSZ5Z8s2msRjCjAnAxsh).
(8) La Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation, dans son avis n° 325 du 1er juin 1976, s’interroge : « S’agissait-il d’une loi de programmation militaire ou d’objectifs militaires ? » (https://www.senat.fr/).
(9) Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (CAED), Rapport sur le projet de loi de programmation, relative à l’équipement militaire pour les années 1987-1991, 23 avril 1987, Sénat, p. 5 (https://www.senat.fr/rap/1986-1987/i1986_1987_0197.pdf).
(10) CAED, Le projet de LPM 1990-1993 (Rapport n° 33), 25 octobre 1989, Sénat, p. 91 (https://www.senat.fr/).
(11) Gautier Louis, La défense de la France après la guerre froide, PUF, 2009, p. 452.
(12) Ibidem, p. 443.
(13) Gautier Louis, Mitterrand et son armée 1990-1995, Grasset, 1999.
(14) CAED, Le projet de loi, relatif à la programmation militaire pour les années 1997 à 2002 (Rapport d’information n° 427), 12 juin 1996, Sénat, p. 17 (https://www.senat.fr/).
(15) Voir, par exemple, l’analyse faite par Dominique David de l’ouvrage précité de Louis Gautier dans Politique étrangère, n° 1/2000, p. 252-254 (https://www.persee.fr/).
(16) Commission de la défense nationale et des forces armées (CDN), Le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 (Rapport d’information n° 383), 20 novembre 2002, Assemblée nationale (https://www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rapports/r0383.pdf).
(17) CDN, Exécution de la loi de programmation militaire pour les années 2003 à 2008 (Rapport d’information n° 1378), 14 janvier 2009, Assemblée nationale, (https://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-info/i1378.pdf).
(18) Frégates multimissions et Camion équipé d’un système d’artillerie.
(19) Fantassin à équipements et liaisons intégrés.
(20) Ex : modification du Code de la défense pour décliner la stratégie de sécurité nationale.
(21) CDN, Le contrôle de l’exécution des crédits de la Défense pour les exercices 2011 et 2012 (Rapport d’information n° 1388), 18 septembre 2013, Assemblée nationale (https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i1388.pdf).
(22) Ibidem.
(23) Cour des comptes, Le bilan à mi-parcours de la loi de programmation militaire, juillet 2012 (https://www.ccomptes.fr/).
(24) CDN, Le projet de loi actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 (Rapport d’information n° 2816), 28 mai 2015, Assemblée nationale (https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rapports/r2816.pdf).
(25) CDN, Conclusion des travaux d’une mission d’information sur l’exécution de la loi de programmation militaire 2014-2019 (Rapport d’information n° 718), 22 février 2018, Assemblée nationale, p. 29 (https://www.assemblee-nationale.fr/).
(26) Ibid., p. 39.
(27) Cambon Christian, « De la revue stratégique à la loi de programmation militaire », RDN, n° 805, décembre 2017, p. 23.
(28) Cf. Buffotot Patrice, « La loi de programmation militaire pour les années 2019-2025 », PSEI, 17 mai 2019.
(29) Ministère des Armées, « Le dossier de la Loi de programmation militaire 2019-2025 » (https://www.defense.gouv.fr/).
(30) Videlin Jean-Christophe, « La loi de programmation militaire 2019-2025 : une loi financière et juridique », Actualité juridique Droit administratif (AJDA), 2018, p. 1894.
(31) Dans un article, Nathalie Guibert rappelle que c’est sur ce sujet qu’avait eu lieu la démission du général de Villiers : « Budget des armées françaises : la défense privée de la solidarité entre ministères », Le Monde, 8 novembre 2018 (https://www.lemonde.fr/).
(32) CAED, L’actualisation de la loi de programmation militaire 2019-2025 (Rapport d’information n° 697), 16 juin 2021 (https://www.senat.fr/).
(33) Cour des comptes, La loi de programmation militaire 2019-2025 et les capacités des armées, mai 2022 (https://www.ccomptes.fr/).
(34) CDN, Conclusion des travaux d’une mission d’information sur la préparation à la haute intensité (Rapport d’information n° 5054), 17 février 2022 (https://www.assemblee-nationale.fr/).
(35) À noter que la loi organique n° 2021-1836 du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques, applicable depuis 2022, améliore le pilotage des finances publiques en consacrant la pluri-annualité de la programmation budgétaire. Un plafond pluriannuel encadre désormais le volume des dépenses des administrations publiques. Elle renforce également la transparence des finances publiques avec une nouvelle mission d’analyse des projets de loi de programmation sectoriels confiée au Haut conseil des finances publiques.
(36) Le Conseil d’État a eu plusieurs fois l’occasion de confirmer la constitutionnalité de l’insertion de ces dispositions normatives à l’occasion de ses avis rendus sur les projets de LPM.