La tyrannie de l’immédiateté fait que la fourniture d’équipements et de ressources militaires aux forces ukrainiennes occupe actuellement l’essentiel des réflexions politiques de l’Otan et de l’UE. Si la nécessité d’aborder la question de la reconstruction de l’Ukraine est largement reconnue, peu de détails transparaissent à ce jour. Au-delà des questions sur la reconstitution, modernisation, et éventuel volume des forces ukrainiennes d’après-guerre, il est important de prendre en compte le rôle que l’armée pourrait jouer dans la reconstruction générale du pays.
La reconstitution des forces terrestres ukrainiennes et leur contribution à la reconstruction de l’Ukraine
La tyrannie de l’immédiateté impose que la fourniture d’équipements et de ressources militaires aux forces ukrainiennes occupe actuellement l’essentiel des réflexions politiques de l’Otan et de l’UE. Si la nécessité d’aborder la question de la reconstruction de l’Ukraine est largement reconnue, peu de détails transparaissent à ce jour, encore moins sur la défense de l’Ukraine après le conflit (1), alors que se tiendra à Londres en juin 2023 la Conférence sur le redressement de l’Ukraine. La Déclaration de Lugano de juillet 2022 et la littérature académique sur le sujet (2) sont presque exclusivement consacrées à un éventuel « plan Marshall » post-conflit pour l’Ukraine, axé sur les infrastructures critiques ainsi que sur la reconstruction sociétale et économique (3) (4) du pays. Lorsqu’on évoque les forces armées ukrainiennes, c’est principalement pour savoir si elles satisferont aux critères d’adhésion à l’UE ou à l’Otan, et notamment sur les mesures anti-corruption qui doivent être adoptées. Certains affirment même que les forces de défense et de sécurité ont, à tort, bénéficié d’une priorité excessive à la suite des conflits précédents (5). Les observateurs semblent unanimes pour dire que le conflit durera probablement bien au-delà de 2023 (6), ce qui signifie que pour analyser les futures forces terrestres de l’Ukraine, plusieurs hypothèses doivent être formulées quant à leur niveau d’attrition et à leur capacité opérationnelle post-conflit. Ce débat ne peut cependant pas être reporté jusqu’à la fin de la guerre (7). En effet, quelle que soit l’issue du conflit, qu’il s’agisse d’un rétablissement complet des frontières ukrainiennes d’avant 2014 ou d’une cession partielle du territoire ukrainien, elle sera susceptible d’inspirer aux Ukrainiens un vif désir de disposer d’une armée de terre immédiatement opérationnelle.
Cette force devra être adaptée à l’enveloppe financière nationale disponible. Tout écart financier entre la capacité financière nationale et le coût réel de l’armée envisagée devra être clarifié et compris par les donateurs internationaux. S’il est essentiel de définir une structure adaptée pour la future armée ukrainienne, cette définition n’entre pas dans le cadre de cet article, qui s’attachera uniquement à présenter quelques caractéristiques relatives à cette future armée ukrainienne. Il est également important de souligner le rôle central que l’armée ukrainienne pourrait jouer dans la reconstruction du pays et dans le redressement de l’Ukraine. Cela pourrait ainsi constituer un facteur déterminant du volume, des capacités et des objectifs de cette armée.
Hypothèses et facteurs
L’issue du conflit aura certainement une incidence sur la conception de la future armée ukrainienne. Il existe une équation simpliste « gagnant-perdant » qui mérite d’être prise en considération. Compte tenu de l’investissement massif en termes de soutien militaire bilatéral depuis le 24 février 2022, le fait que l’Ukraine soit « perçue » comme ayant « perdu » risque d’entraîner chez les Ukrainiens un désir pour i) une armée plus forte que l’armée ukrainienne actuelle et pour ii) une garantie de dissuasion nucléaire, épaulée de forces conventionnelles suffisamment crédibles. Le fait que l’Ukraine soit perçue comme ayant « gagné » ne peut à lui seul déterminer le volume et la capacité de sa future armée. Le calcul n’est pas aussi simple que de faire le total des effectifs et des équipements dont l’Ukraine disposait avant le 24 février 2022, en y additionnant tous les équipements donnés. Une armée de temps de paix devrait clairement être plus viable économiquement qu’une force en temps de guerre, luttant pour son existence. Il est évident qu’il faut prendre en compte les questions de ressources – sur la base d’une prévision du PIB national – ainsi que la disponibilité et la volonté du personnel à servir dans l’armée. La perspective d’alliances (et le calendrier d’adhésion) doit également être prise en compte. Outre l’adhésion à l’UE et à l’Otan, l’Ukraine peut s’associer ou partager le fardeau avec, par exemple, les pays du « Bucarest 9 » pour former un flanc oriental renforcé (8). Chaque alliance comportera des critères d’entrée différents. Il faudra du temps pour s’y adapter.
L’ennemi mérite également d’être pris en considération. Comme l’a dit de manière mémorable le secrétaire d’État américain à la Défense, le général James Mattis, en 2018, « l’ennemi a une voix ». En supposant que la Russie tire les leçons des lacunes de la guerre actuelle, il est peu probable que toute future agression russe contre l’Ukraine ressemble à l’actuel conflit. Il existe un large consensus sur le fait que la question de l’Ukraine n’est pas de savoir à quoi ressemblera une paix négociée, mais plutôt comment la communauté internationale pourra atteindre un niveau de confiance suffisant, en cas de signature par la Russie d’un accord de paix (9). L’histoire nous apprend qu’il ne peut y avoir qu’une confiance limitée dans la promesse russe d’abandonner toute agression future, ce qui signifie que la question se pose logiquement de savoir à quelle vitesse la Russie pourrait reconstituer ses forces armées après le conflit. Cette durée de reconstitution du potentiel militaire conventionnelle russe permettra à l’Ukraine de disposer d’une fenêtre d’opportunité pour concevoir et réaliser son armée. Avant que l’Ukraine ne dispose d’une force globale reconstituée, il est probable que l’effort initial portera sur des capacités dans les champs immatériels, à savoir dans les domaines de la cybernétique, de l’information et potentiellement de l’Espace.
Méthodologie
Étant donné le peu de recherches existantes sur ce domaine spécifique et l’imprécision des prévisions concernant les bilans économiques et démographiques de ce conflit, l’étude sera nécessairement exploratoire plutôt qu’explicative. Cet article refusera d’utiliser des observations inductives au niveau micro-tactique sur les performances de l’armée ukrainienne actuelle car elles risquent de fausser les besoins militaires globaux. En d’autres termes, fonder une vision d’une force future sur l’efficacité d’une arme antichar dans la guerre actuelle n’est pas un indicateur fiable de ce qui pourrait être nécessaire à une armée ukrainienne de temps de paix. L’analyse comparative avec d’autres pays européens sortant d’un conflit permettra toutefois de se faire une idée des capacités de redressement national. Cet article se concentrera plutôt sur une approche déductive de la « théorie existante », sur la « formulation d’hypothèses » et « l’examen d’hypothèses ». Même si en théorie, les Nations redressent leur économie assez vite après une guerre, l’hypothèse est que le redressement économique, démographique et militaire de l’Ukraine prendra plus de temps que ne le suggèrent les cas précédents, compte tenu de l’ampleur des pertes en infrastructures et humaines. Cet article examinera ensuite la manière dont les forces terrestres ukrainiennes pourraient directement bénéficier des efforts de reconstruction nationale.
Économie
L’Ukraine continuera à souffrir d’une contraction économique considérable jusqu’en 2030, mais une aide internationale importante pourrait atténuer considérablement ce phénomène. Les prévisions du PIB de l’Ukraine pour 2022 étaient de 120 milliards de dollars (Wiener), contre 200,01 Md $ en 2021 selon la Banque mondiale. Les chercheurs ont noté que les économies ont tendance à rebondir rapidement après un conflit grâce à des investissements internationaux massifs et à la volonté de se remettre rapidement d’une situation économique de base faible avant et pendant le conflit (10). L’exemple récent le plus prometteur de rebond économique après un conflit est celui de la Bosnie-Herzégovine, où le PIB a augmenté de plus de 300 % au cours de la décennie qui a suivi 1995 (11). Dans ce contexte, les prévisions initiales du gouvernement ukrainien, qui anticipent une multiplication par cinq de la croissance du PIB entre 2023 et 2032, semblent optimistes, même si elles partent d’un niveau de base peu élevé (12).
Figure 1 : Croissance du PIB en Ukraine. Source : Fonds monétaire international (13).
Il faut également tenir compte du fait que le conflit ne montre aucun signe d’apaisement en 2023, ce qui comprime le délai d’un retour à la normale prévu de 2032. En 2021, la Parité du pouvoir d’achat (PPA (14)) de 600 Md $ jouait en faveur de l’Ukraine, en raison du coût relativement bas des produits de consommation courante. Il est très probable que ce coût reste sensiblement élevé après le conflit, à mesure que l’économie se reconstruira. Toutefois, la PPA de l’Ukraine pourrait ne pas enregistrer de baisse aussi importante que certains le prévoient, en raison du nombre réduit de personnes dans le pays à la suite du conflit. Ainsi, le PIB par habitant de 12 943,61 $ en 2021 pourrait masquer une baisse plus importante de la richesse nationale. L’Institut d’études économiques internationales de Vienne (WIIW) qualifie de réaliste l’évaluation d’une augmentation annuelle de 7 % du PIB ukrainien après le conflit (15).
Dommages
La reconstruction des infrastructures nationales et économiques essentielles de l’Ukraine est clairement prioritaire par rapport aux investissements dans le domaine de la défense. Les estimations des coûts de reconstruction sont très divergentes et les évaluations ukrainiennes tendent à être surélevées. Il est compréhensible que toutes les estimations augmentent nécessairement au fur et à mesure que le conflit se poursuit. Plus la guerre se prolonge, plus les divergences de calcul entre le coût de la reconstruction, la capacité de l’Ukraine à se redresser économiquement et l’enveloppe financière disponible pour la future armée s’accentuent.
Au 5 septembre 2022, la très respectée Kyiv School of Economics évaluait les dommages causés aux infrastructures à 197,8 Md $. Les scénarios du WIIW, basés sur la poursuite de la guerre jusqu’au milieu de l’année 2023, indiquent que les dommages causés aux infrastructures atteindront 270 Md $ (16). Le 9 septembre, la Banque mondiale, la Commission européenne et l’Ukraine ont estimé le coût de la reconstruction et du redressement à 349 Md $ (17). Le 22 novembre, la communauté internationale a porté cette estimation à 410 Md $ (moins les besoins en matière de défense et de sécurité), la Banque mondiale estimant plus récemment que les dommages causés aux infrastructures pourraient atteindre 630 Md $ (18). Toutefois, le 24 octobre 2022, le Premier ministre ukrainien Denys Shmyhal avait déjà chiffré le coût de la reconstruction nationale d’après-guerre à près de 750 Md $, les deux tiers étant couverts par des dons internationaux et le tiers restant réalisés par des investissements privés (19).
Il serait par conséquent malhonnête, alors que la priorité ira à la reconstruction des infrastructures, d’évaluer précisément les ressources financières disponibles pour la reconstruction de la future armée ukrainienne. D’une part, une grande partie de la reconstitution de l’armée ukrainienne devrait passer par une modernisation significative pour atteindre plus rapidement les normes de l’UE et de l’Otan, d’autre part, il y a un grand intérêt politique, moral et commercial des pays partenaires à fournir des capacités en nature plutôt qu’un soutien purement financier (20).
Corruption
« La corruption a mis un terme à nos réformes. Elle a détruit le pays. L’Ukraine a un énorme potentiel.
Notre principal objectif est d’utiliser ce potentiel le plus rapidement possible. »
Vitali Klitschko (21)
Tout examen des performances économiques et des besoins de reconstruction doit, ne serait-ce que brièvement, aborder la question de la corruption. L’Ukraine a toujours eu l’une des économies les plus corrompues d’Europe ; à l’avenir, sa reconstruction devra accorder une plus grande priorité à la transparence. Cela signifie que ce qui était inabordable auparavant, pourrait coûter moins cher à l’avenir, s’il est géré plus efficacement et avec moins de corruption et de gaspillage. Comme le montrent les exemples de l’Afghanistan et de l’Irak, la reconstruction peut échouer si les donateurs ne disposent pas de stratégies cohérentes, si les projets ne sont pas durables ou s’ils sont sujets à la corruption. Les donateurs s’inquiètent depuis longtemps de la corruption en Ukraine, qui se classe dans le dernier tiers de l’indice de perception de la corruption de Transparency International (22). L’investissement international dans la formation des forces armées et le renforcement des valeurs éthiques de l’armée pourraient donc constituer une parade attrayante aux perceptions négatives de corruption généralisée. Il vaut mieux créer une armée ukrainienne qui soit le porte-drapeau des valeurs et des normes dans l’ensemble du pays.
Financement
Des signes très positifs indiquent que des fonds publics et privés seront mis à disposition de l’Ukraine. La présence de 42 pays ainsi que de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), de la Commission européenne, de la Banque européenne d’investissement et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à la Conférence de Lugano 2022 est de bon augure. Quelque 300 Md $ d’actifs de la Banque centrale russe détenus à l’Ouest pourraient être utilisés pour cette reconstruction, sans pour autant détruire l’économie russe. L’accès aux actifs russes confisqués pourrait rendre possible certaines des options les plus ambitieuses d’une armée ukrainienne remodelée. À cette fin, le président du Conseil européen, Charles Michel, a déclaré qu’il était « extrêmement important » de confisquer les avoirs russes (23). Surmonter l’immunité diplomatique pourrait être juridiquement complexe, mais faisable.
Par rapport aux conflits précédents, la galvanisation politique du conflit ukrainien parmi les alliés de la zone euro-atlantique pourrait attirer un soutien international significatif. D’autres commentateurs ont suggéré que les gains exceptionnels du secteur de l’énergie en Norvège et aux Pays-Bas pourraient également contribuer au financement de la reconstruction (24). Le gouvernement britannique a annoncé le 20 décembre 2022 que : « Notre Fonds international pour l’Ukraine, coprésidé par le Royaume-Uni et le Danemark, a reçu à ce jour des promesses de dons d’une valeur d’un demi-milliard de livres sterling et vient d’achever son premier cycle d’appels d’offres pour des capacités que nous prévoyons d’acquérir rapidement au cours de l’année à venir pour l’Ukraine (25). »
Répartition des coûts pour le redressement de l’Ukraine
Il serait assez logique de plaider en faveur d’une répartition politiquement et économiquement acceptable de la contribution au redressement de l’Ukraine, préconisant que l’essentiel des dépenses de défense soit supporté par l’Ukraine. Avec une réduction anticipée de son PIB, l’Ukraine n’a qu’à dépenser « relativement peu » pour atteindre les 2 % du PIB consacrés à sa défense, comme l’ont décidé les ministres de la Défense de l’Otan lors du Sommet de Riga en 2006 (26). Le ministère britannique de la Défense (MoD) indique également que l’inflation des dépenses de défense augmente plus rapidement que l’inflation commerciale, ce qui signifie que le Royaume-Uni devrait dépenser 3,5 % de plus que son budget actuel pour suivre le rythme de l’inflation commerciale (27). Il convient par conséquent de trouver un équilibre entre le financement de la future armée ukrainienne et la poursuite des dons en nature. Les pays donateurs pourraient préférer cette dernière solution, car elle permettrait de renouveler leur propre équipement de défense et stimuler leur propre Base industrielle et technologique de défense (BITD). Cela pourrait toutefois exacerber les problèmes d’interopérabilité déjà existants, en Ukraine (il existe actuellement 15 types d’obus de 155 mm utilisés en Ukraine (28)).
De même, les investissements et les dons étrangers sont susceptibles d’être mieux perçus par l’opinion publique s’ils se concentrent sur la reconstruction dans des domaines non liés à la défense, comme les secteurs de l’éducation et de la santé. Ces contributions peuvent être considérées comme des investissements pragmatiques visant à accélérer l’intégration de l’Ukraine dans l’UE (conformément aux critères de Copenhague) et son alignement sur les États occidentaux (29). Les principes de Lugano régissent les critères applicables aux dons et aux investissements en Ukraine. Ces critères obligatoires s’appliquent à l’ensemble de la reconstruction, y compris aux forces armées. Les principaux points sont la responsabilité et la transparence, l’égalité des sexes, la durabilité et le partenariat. L’accent actuellement mis au sein des forces armées occidentales sur l’égalité, les références environnementales et la constitution d’alliances est un autre vecteur par lequel l’armée ukrainienne pourrait servir de modèle pour la reconstruction de l’Ukraine.
La menace et le calendrier de reconstruction
Le besoin capacitaire de la future armée ukrainienne dépend en partie de l’évaluation de la menace russe. En termes numériques, les estimations de l’Otan avant février 2022 identifiaient les forces russes à 150 000 soldats dédiés à l’invasion de l’Ukraine. Selon le général américain Milley (30), chef d’état-major des armées des États-Unis, 100 000 Russes ont été mis hors de combat au cours du conflit, alors que le think tank américain CSIS (Center for Strategic and International Studies) estime, quant à lui, qu’il y a eu entre 60 000 et 70 000 morts dans les douze mois suivant février 2022, sur un total de 200 000 à 250 000 hors de combat. Selon les analystes indépendants d’Oryx, au 15 février 2023, 1 700 chars de combat russes (environ trois cinquièmes du total disponible dans l’ordre de bataille) ont été détruits. À la fin du mois de mars 2023, la Russie était déjà en train de déstocker des chars de combat mis sous cocon (31).
Les estimations du temps nécessaire à la Russie pour reconstituer ses forces armées varient de 2 à 10 ans (32) (33). Ce délai sera probablement insuffisant pour permettre à l’Ukraine de devenir membre à part entière de l’Otan ou de l’UE et de bénéficier ainsi d’une intervention militaire directe de la part de ses alliés en cas de nouvelle agression. La Macédoine du Nord est parvenue à une adhésion accélérée à l’Otan en moins de deux ans. Il est probable que la Suède et la Finlande auront besoin d’un délai similaire, mais tous ces pays sont partis d’une position politique et économique nettement plus avancée. L’Ukraine ne bénéficie pas du même point de départ et devra se reconstruire en tant que nation avant de pouvoir progresser significativement sur le chemin d’adhésion à l’alliance et à l’UE. D’autres pays sont simultanément en lice pour l’adhésion (Croatie, Kosovo, Géorgie, Monténégro, Macédoine du Nord (34)). Le processus d’adhésion est bien rodé. Cependant la capacité de l’Otan à accepter, aider et traiter toutes ces demandes dans les délais impartis reste inconnue. La demande d’adhésion de l’Ukraine à l’Otan a été déposée le 30 septembre 2022. La loi martiale devrait être maintenue en Ukraine pendant 6 à 12 mois après la fin de la guerre, avant que le gouvernement civil ne reprenne ses fonctions et que le processus d’adhésion à l’Otan ne progresse officiellement.
L’Ukraine devrait également avoir besoin d’un nouveau Plan d’action pour l’adhésion à l’Otan (MAP), adapté à son cas particulier post-guerre. Le MAP de l’Ukraine a débuté en 2008 et a été mis en veille par le président Ianoukovitch en 2010. En supposant que la Russie reconstitue son armée d’ici 2030 et que l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan ne se fasse qu’en 2033, on ne peut pas écarter la possibilité d’une nouvelle action militaire russe avant que l’Ukraine n’obtienne une garantie de sécurité. Les discours contradictoires sur l’absence de garanties données à la Russie quant à la non-inclusion de l’Ukraine dans le giron de l’Otan ont sans doute joué un rôle important dans le déclenchement de la guerre actuelle (35). Afin de gagner du temps pour sa reconstruction militaire, tout en maintenant la pression, la Russie est susceptible de saper le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Elle le ferait avec des moyens non cinétiques, à partir d’attaques hybrides : manipulation de l’information, cyberattaques… pour freiner les progrès démocratiques et économiques de l’Ukraine.
Les forces terrestres ukrainiennes d’avant-guerre et leur ambition actuelle (delta interne)
Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en 1991, le nouvel État indépendant d’Ukraine a hérité de l’un des groupements de forces les plus puissants d’Europe. Au total, les forces armées ukrainiennes comprenaient environ 780 000 hommes, 6 500 chars, 7 000 véhicules blindés, 1 500 avions de combat et plus de 350 navires (36). Les effectifs ont diminué après, mais à la suite des hostilités avec la Russie en 2014, l’Ukraine a augmenté la taille de ses forces armées à 204 000 soldats (+ 46 000 fonctionnaires), sans compter les forces additionnelles telles que les gardes-frontières (53 000), la nouvelle garde nationale d’Ukraine (60 000) ou les divers services de sécurité intérieure. En 2021, les forces armées ukrainiennes, qui comptaient alors 246 445 h (dont 195 626 militaires), étaient les deuxièmes plus importantes en volume de la région, après les forces armées russes. Les forces régulières polonaises, fortes aujourd’hui de 325 000 h ont depuis dépassé les forces ukrainiennes.
Comparaison avec les 9 armées voisines du B9 (37)
L’accent mis actuellement par l’Europe de l’Est sur la masse militaire, intégrant la création par l’Estonie d’un échelon divisionnaire et les forces déployées de l’Otan qui totalisent désormais 40 000 hommes, suggère que l’Ukraine maintiendra après la guerre un volume de force conséquent. Il est important de comparer le volume de force avant l’invasion par rapport à ses voisins immédiats, à la fois en termes numériques et par habitant, afin d’apprécier comment l’Ukraine avait déjà pris conscience de la menace que faisait peser la Russie sur son territoire (figure 2).
Cette comparaison grossière suggère que post-guerre pour s’aligner sur les forces voisines, l’Ukraine devra réduire de 20 % la taille de son armée régulière. Par extrapolation, les forces terrestres ukrainiennes devraient être de l’ordre de 96 000 h, avec une composante de réserve importante de 900 000 h. Cette affirmation simpliste doit être pondérée par deux facteurs. En 2023, l’Ukraine se trouvait déjà dans une situation de guerre et avait augmenté ses forces depuis 2014. D’autres États de la région (Pologne, Allemagne, Roumanie, États baltes) augmentent leurs dépenses de défense à la suite de l’invasion russe, ce qui signifie que l’alignement de l’armée ukrainienne sur les chiffres de 2021 des États voisins ne représente pas fidèlement le point à atteindre, alors que la Russie est désormais passée à l’action. La réserve de l’Ukraine fait de ce pays la deuxième armée d’Europe en termes d’effectifs, après la Russie. Sur la base de ces données, l’Ukraine occupe actuellement la deuxième place en termes de volume de soldats par habitant, par rapport aux pays du B9. Si l’on tient compte d’une force terrestre polonaise qui s’élève désormais à 325 000 h (soit une moyenne par habitant de 0,008), l’armée ukrainienne devrait finalement compter 165 573 h pour se comparer aux autres pays du B9. Cela représente une baisse de 21 % par rapport aux effectifs de l’Ukraine en 2021.
Ambition
« Nous devons devenir des Islandais pour le football, des Israéliens pour la défense de notre terre, des Japonais pour la technologie. »
Volodymyr Zelensky (38)
Les ambitions militaires déclarées de l’Ukraine se sont naturellement accrues tout au long du conflit actuel, dotant le pays de certaines des dernières technologies disponibles. Les besoins militaires ukrainiens ont dépassé les simples capacités terrestres, pour inclure des avions de combat. Ainsi, les capacités militaires de l’Ukraine ont été largement rehaussées par la mise en disposition d’une gamme complète de moyens militaires de la part des pays occidentaux. Cela inclut même des moyens des domaines cybernétique et spatial, ainsi que du renseignement stratégique. Il ne fait aucun doute que cela aura influencé l’opinion de l’Ukraine sur ce que le pays voudra post-guerre. Dès 2020, l’ancien lieutenant-général et ministre de la Défense ukrainien Andrii Taran affirmait que : « Pour garantir une capacité de défense élevée du pays, nous devons créer un système de défense territoriale complet et de grande envergure. Bien entendu, cette tâche n’incombe pas uniquement au ministère de la Défense ou à l’état-major général. C’est l’une des priorités de l’ensemble du système de sécurité nationale (39). »
Plus récemment, l’Ukraine a exposé ses ambitions et ses priorités en matière de reconstruction dans le projet de plan de redressement de l’Ukraine de juillet 2022 (40). Pour un observateur extérieur, la conclusion principale et très surprenante est que les coûts de défense et de sécurité de l’Ukraine sont sous-estimés et non priorisés. Cela pourrait provenir d’hypothèses optimistes concernant, à la fois l’ampleur des capacités militaires restées intactes après le conflit, et les niveaux attendus de soutien international. L’équipe du président Zelensky a estimé que les besoins immédiats du pays en matière de reconstruction s’élèveraient à 500 Md $, à l’exclusion des besoins en matière de défense et de sécurité. Le WIIW juge ce chiffre élevé, suggérant un montant de 410 Md $ (41). En revanche, les besoins de reconstruction en matière de défense et de sécurité sont décrits comme faiblement prioritaires, nécessitant seulement 50 Md $. Le WIIW considère cette fois que cette estimation est trop faible, soulignant que les défis liés à la reconstruction des institutions de défense et de sécurité ainsi que de la BITD seront considérables. Il est intéressant de noter que les domaines prioritaires de la défense de l’Ukraine lors de sa reconstruction se concentrent principalement sur les capacités des forces non terrestres (aviation, production de radars, construction navale et développement de missiles) et les champs immatériels. Le WIIW suggère que le niveau d’ambition de l’Ukraine en matière de défense pourrait dépasser l’aide au développement disponible. Des véhicules blindés sont toutefois mentionnés, de même qu’un réarmement complet des forces armées ukrainiennes dans leur ensemble. La comparaison du WIIW avec le financement d’après-guerre en Irak montre que sur les 60,6 Md $ fournis par les États-Unis en 2013-2014, pas moins de 45 % ont été alloués à la défense et à la sécurité nationales. Même si l’on considère que les infrastructures nationales et économiques essentielles de l’Ukraine auront été endommagées dans une plus large mesure que celles de l’Irak, 50 Md $ (10 % de l’estimation totale de l’Ukraine pour la reconstruction) semblent faibles par rapport à l’ambition déclarée de redévelopper la base militaro-industrielle (42). Le manque de détails sur la reconstitution des capacités de défense et de sécurité prévue par l’Ukraine empêche une estimation financière précise. L’identification d’un delta d’accessibilité financière que la communauté internationale pourrait avoir à assumer n’est pas non plus claire, étant donné que l’impact total sur l’économie de l’Ukraine ne peut pas encore être estimé et que les détails ne sont pas disponibles publiquement.
La conscription
Un bref examen de la conscription suggère qu’il serait bénéfique pour l’Ukraine de maintenir une armée partiellement conscrite. Premièrement, la population et l’armée ukrainiennes sont psychologiquement habituées à l’idée de la conscription, puisqu’elles ont eu une armée composée à 40 % de conscrits au cours de l’histoire récente, jusqu’à l’éclatement de la guerre en 2022. L’Ukraine peut légitimement affirmer que la seule fois où le pays a mis fin à la conscription, en octobre 2013, la détermination militaire s’est affaiblie et a en partie encouragé l’invasion russe de la Crimée en février 2014. La conscription a ensuite été rétablie en mai 2014. L’Ukraine impose actuellement une conscription de temps de guerre, exigeant que toutes les personnes âgées de 18 à 60 ans soient susceptibles de servir sous les drapeaux.
Au-delà du conflit actuel, en termes psychologiques, il existera sûrement une tension entre une nation fatiguée et traumatisée par la guerre, et une population sensibilisée au service militaire, fière et prête à être mobilisée, ayant combattu avec succès dans une guerre existentielle. Le Royaume-Uni et les États-Unis ont abandonné la conscription (en 1960 et 1972 respectivement) à la suite des pertes militaires respectivement à Suez et au Vietnam, et suite aux périodes d’instabilité économique nationale. Il sera donc nécessaire de soutenir par des moyens économiques cette conscription. Le renforcement de la défense nationale par un service militaire annuel et une armée de réserve renforcée est une approche adoptée notamment par les pays limitrophes de la Russie. La Ligue de défense de l’Estonie (EDL) compte 25 500 h (en 2020 (43)) et tous les citoyens finlandais en âge de combattre peuvent être appelés. Cette capacité est mise à l’épreuve lors d’exercices annuels qui permettent de mobiliser rapidement une force partiellement entraînée pour mener des opérations conventionnelles de défense collective et de guérilla. La popularité relative de la conscription, la cohésion sociale en matière de défense nationale et de service à la Nation peut sans doute s’expliquer par la proximité de ces pays avec la menace russe. Les tergiversations récentes du Service national universel (SNU) en France pourraient s’expliquer par son éloignement relatif à une menace existentielle et aussi, par une cohésion sociale réduite. Ce même affaiblissement de la cohésion sociale a été constaté au Royaume-Uni et dans d’autres pays d’Europe occidentale. Selon des enquêtes récentes, seuls 27 % des Britanniques et 29 % des Français seraient prêts à se battre pour leur pays, alors que 70 % des Finlandais et des Estoniens seraient prêts à le faire (44). L’impressionnante cohésion sociale de l’Ukraine (et des autres pays du B9) se prête à un service militaire annuel obligatoire.
Réserve des forces terrestres ukrainiennes
Le corps de réserve était pleinement opérationnel en 2020, avec un personnel de réserve divisé en trois catégories distinctes : réserve opérationnelle de première ligne, réserve opérationnelle de seconde ligne et réserve de mobilisation. Le corps de réserve est actuellement engagé dans la guerre russo-ukrainienne, et ses réservistes ont participé à toutes les opérations terrestres du conflit. Il apparaît clairement que le corps de réserve de l’armée constitue l’élément de force le plus approprié pour être élargi et pour assumer un rôle de premier plan dans la reconstruction physique et psycho-logique de l’Ukraine. Les raisons en sont les suivantes :
1. L’engagement actif de la réserve stratégique dans le conflit actuel.
2. La charge de formation relativement faible qui lui permet d’intégrer assez facilement un grand nombre de personnes.
3. Une forte cohésion nationale qui encourage le service militaire.
4. Des conditions de service potentiellement flexibles qui permettront aux citoyens de servir selon différents niveaux d’engagement et autour d’un emploi civil existant.
Identité et psychologie
En lien avec le format du service de réserve décrit ci-dessus, la future armée ukrainienne n’est pas seulement une question de capacité militaire et de volume. Les rapports quotidiens sur le moral et la combativité des Ukrainiens en témoignent amplement. Au cours de la dernière décennie, l’Ukraine avait pris des mesures pour déjà améliorer la capacité opérationnelle de ses forces armées et faire reconnaître l’utilité de son service militaire. Cette identité et la fierté de servir sont des domaines clés pour renforcer la volonté collective de servir. En raison de la détérioration historique des relations russo-ukrainiennes et du stigmate persistant d’être associé à l’URSS, le président ukrainien Porochenko avait ordonné, en 2015, le retrait de la plupart des citations décernées aux unités ukrainiennes pendant l’ère soviétique. La même année, de nouveaux uniformes et insignes ont été créés et adoptés par les forces armées ukrainiennes.
Néanmoins, les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale, et même les personnes qui ont vécu la guerre, sont généralement traités avec le plus grand respect. Par exemple, l’Ukraine disposait du troisième plus grand contingent de troupes en Irak en 2004. Peu de gens savent pourtant que ce pays compte de nombreux vétérans de la guerre d’Irak. Les mesures visant à renforcer les forces morales du pays sont des éléments essentiels de la reconstruction des forces armées. Ces mesures pourraient inclure :
1. Reconnaissance des services rendus au cours de la guerre actuelle contre la Russie.
2. Continuer à honorer les anciens combattants et à commémorer ceux qui sont tombés au champ d’honneur lors de la journée nationale du souvenir (14 octobre, « Journée des défenseurs »).
3. Introduire un pacte des forces armées ou un contrat social entre l’État, la population civile et le personnel militaire.
L’intégration « forcée » de nombreux civils dans les armées, ajoutée à l’impact psychologique de la guerre à l’échelle nationale, est très susceptible de créer une attitude nationale favorable à l’égard de ceux qui ont servi. Combinée à la perception d’une menace persistante de la part de la Russie, cette attitude devrait influencer positivement le recrutement dans les forces armées et le soutien à l’investissement dans le secteur de la défense. Cependant, les politiques d’inclusion future de la population dans le service militaire doivent tenir compte des traumatismes directs et indirects causés par le conflit actuel. Les conseils psychologiques et la guérison doivent faire partie de l’offre internationale de reconstruction – la dimension humaine sera essentielle pour l’armée ukrainienne de demain.
Le capital humain et le rôle de l’armée dans la reconstruction
Tout en reconnaissant que les infrastructures industrielles et nationales essentielles sont des objectifs prioritaires pour la reconstruction, le capital humain est la question centrale de l’après-conflit. Ce capital est défini comme la quantité et la qualité d’une population, c’est-à-dire sa main-d’œuvre. Plusieurs études ont examiné les effets des conflits sur le capital humain d’un pays. Les forces armées – en particulier l’armée de terre – sont bien placées pour jouer un rôle clé dans l’accueil et l’intégration des Ukrainiens, en particulier ceux qui ont participé au conflit. Des études suggèrent que le fait de disposer d’une force terrestre plus importante pourrait accélérer de manière significative le redressement économique et social de l’Ukraine après le conflit. Il ne s’agit pas de déverser de grandes quantités d’aides (qui sont jugées inefficaces pour la reconstruction à long terme (45)), mais de permettre à une institution courageuse et respectée de contribuer à son tour au développement économique du pays. Le CSIS a fait valoir qu’une force de défense robuste est essentielle pour soutenir la reprise économique. D’un point de vue numérique, l’armée est la seule à pouvoir offrir des possibilités d’emploi aux personnes peu qualifiées, notamment celles ayant subi une interruption d’études ou au chômage. Il est évident qu’au fur et à mesure que le conflit se prolonge, il sera de plus en plus nécessaire de reconstituer et de former une main-d’œuvre qualifiée. L’expansion de l’armée serait un moyen rentable de réduire le chômage et de galvaniser les couches vulnérables de la population.
Au-delà de l’impact direct des pertes militaires, le Centre for Economic Policy Research (CEPR, Londres) (46) identifie un ensemble de facteurs quantitatifs et qualitatifs susceptibles de diminuer le capital humain de l’Ukraine. Les pertes quantitatives englobent tous les décès dus à la guerre ainsi que les personnes qui ne pourront pas travailler ou qui ont été déplacées de manière permanente. Les impacts qualitatifs sur le capital humain comprennent les perturbations à tous les niveaux de l’éducation et de la santé physique et émotionnelle, qu’elles soient immédiates ou multigénérationnelles.
En termes de capital humain quantitatif, les statistiques sur le nombre de pertes militaires ukrainiennes ont été délibérément rares. Des rapports anecdotiques émanant de professionnels de la santé ukrainiens suggèrent qu’un nombre croissant de soldats et de civils sont désormais des patients des centres médicaux des régions directement impliquées dans les combats. Selon les premières estimations, 22 000 civils (47) et 100 000 militaires, auxquels s’ajoutent jusqu’à 9 millions d’émigrés ukrainiens manquent déjà au capital humain ukrainien (48). Des estimations divergentes de l’Otan suggèrent que 40 % de la population a quitté l’Ukraine. Les déplacements de population et la « fuite des cerveaux » sont des facteurs clés qui affecteront le redressement de l’Ukraine (49). D’un point de vue statistique, la population émigrée comprend un nombre plus élevé que la moyenne de personnes qualifiées et spécialisées, qui ont davantage de possibilités de s’établir à l’étranger. Tous les émigrants ne voudront pas rentrer et il faudra peut-être en inciter certains à le faire. Des enquêtes récentes suggèrent que jusqu’à 77 % des émigrants ont l’intention de retourner en Ukraine (50). Le CEPR suggère un conflit plus long : or, plus les émigrants s’intégreront dans leur pays d’accueil, plus leur volonté de rentrer diminuera. L’investissement dans des capacités militaires spécialisées telles que les soins médicaux, la construction, le déminage, la recherche et le développement techniques, pour ne citer que quelques domaines, pourrait encourager le retour d’une population qualifiée en Ukraine. Une offre de formation améliorée devrait permettre d’intégrer du personnel moins qualifié et de fournir un moyen de mobilité sociale. Cela combinerait le besoin militaire en capacités spécialisées avec la réintégration des émigrés ukrainiens, qui offrirait l’occasion de servir la nation, comme l’ont fait beaucoup de ceux qui sont restés en Ukraine. Ceux qui retournent naturellement dans leur pays d’origine sont également susceptibles d’avoir un fort sentiment d’appartenance nationale et de vouloir forger une nouvelle Ukraine. Cette motivation est une ressource de motivation puissante pour le personnel militaire. Les populations devront probablement, dans certains cas, se déplacer à l’intérieur du pays. Selon les estimations, jusqu’à un tiers des Ukrainiens ont été déplacés, que ce soit à l’intérieur du pays ou à l’étranger. Le déploiement d’activités de défense dans des régions qui ont subi d’importantes migrations de population ou dans lesquelles le développement économique est plus que nécessaire peut servir à rééquilibrer le développement économique et géographique du pays. En outre, la mise à disposition de logements militaires de base pourrait encourager considérablement le retour des Ukrainiens de souche dans les zones où le gouvernement souhaite accélérer la régénération économique.
La démographie des émigrants est également un facteur. Une politique d’égalité des sexes dans les forces armées serait particulièrement efficace pour faire revenir les réfugiés, dont 90 % sont des femmes et des enfants (51). Le fait que 50 % de la population réfugiée aient terminé des études universitaires et que 25 % aient une qualification technique ou professionnelle souligne l’importance du plaidoyer de l’économiste Patricia Justino en faveur d’un redressement d’après-guerre nécessitant le retour des réfugiés (52). Des études soulignent l’importance des jeunes (15-35 ans) dans la reconstruction d’après-guerre (53). Le chômage d’après-guerre étant plus élevé chez les jeunes, l’impact positif de la création d’offre d’emploi militaire pour les jeunes est crucial. Ces mesures ne favorisent pas que les jeunes, mais aussi l’État en général, en termes de réduction des allocations de chômage versées et de recettes fiscales. Dans l’hypothèse d’un retour aux effectifs d’avant-guerre, une armée de 250 000 réguliers et jusqu’à 900 000 réservistes pourrait jouer un rôle significatif dans la réduction des dépenses sociales de l’État post-guerre. La transparence économique concomitante et l’égalité des chances et la sécurité de l’emploi qui en résulteraient, aideraient l’Ukraine à satisfaire aux critères d’adhésion à l’UE et à réduire sa dépendance à l’égard du programme SURE (54).
En termes de capital humain qualitatif, les forces armées offrent un moyen de réintégrer les personnes dans un service productif pour la nation. L’interruption de la scolarité, pour les enfants et pour les adultes, associée aux cas signalés de traumatismes psychologiques et physiques pourraient être compensées par une intégration au sein des forces armées ukrainiennes. Le recrutement dans une armée qui exige principalement des compétences académiques ou techniques limitées présente un avantage connexe évident. Cet avantage peut être amplifié si l’armée offre un sentiment d’appartenance et d’utilité, notamment en termes de cohésion sociale. L’importance des communautés d’anciens combattants et de la réintégration de ceux qui ont servi dans un conflit est soulignée par Anne Demers, professeure assistante au Département des sciences de la santé de l’Université d’État de San José (55). À cet égard, la future armée ukrainienne devrait mettre l’accent sur la réadaptation psychologique, avec le soutien de conseillers internationaux spécialisés dans les traumatismes militaires.
L’armée est donc susceptible d’être un employeur attrayant, offrant un emploi stable et sûr, une rémunération, un logement et de la nourriture, dans une société, qui selon les estimations connaîtra un taux de chômage de 29 %. En outre, l’Organisation internationale du travail (OIT) estime que jusqu’à 4,8 M d’emplois (soit 30 % de l’emploi d’avant-guerre) ont été perdus en mai 2022 – un chiffre qui a sans aucun doute augmenté depuis (56). D’autres études indiquent que les personnes touchées par un conflit sont davantage disposées à poursuivre leurs études et à acquérir des compétences. Il convient toutefois de tenir compte de l’Ukraine post-guerre de 2014, qui a montré que les personnes déplacées à l’intérieur du pays étaient confrontées à un chômage de longue durée et à des niveaux de revenus inférieurs. En offrant des possibilités d’éducation et de formation professionnelle dans des compétences nécessaires à la reconstruction nationale (ingénierie, médecine, maintien de l’ordre ainsi que leadership, gestion de projet et capacité d’organisation), l’armée peut attirer des personnes et jouer un rôle direct dans le redressement national. Une telle offre militaire n’attirerait pas seulement les gens dans l’armée, mais pourrait également faciliter la transition de ceux qui ont été enrôlés au cours du conflit (57).
Conclusion
Il est essentiel de commencer à réfléchir au format que devrait avoir l’armée ukrainienne post-guerre. Un équilibre doit être trouvé entre l’ambition, la modernisation, l’intégration dans l’Otan et la masse. Bien que les investissements dans le domaine de la défense des pays du B9 se poursuivent à un rythme soutenu, l’Ukraine pourrait se permettre de réduire son armée de 21 % par rapport aux chiffres d’avant-guerre. S’il est tentant de réduire le budget de l’armée alors qu’il existe d’autres priorités en matière de reconstruction, ou de supposer que d’autres pays continueront à fournir des capacités pour permettre sa reconstruction, il est important de prendre en compte le rôle que l’armée pourrait jouer dans la reconstruction générale de l’Ukraine. L’armée ukrainienne d’après-guerre pourrait servir de plateforme de réhabilitation psychologique, de reconstruction spécialisée et de porte-drapeau des valeurs de l’Ukraine, en émergeant comme une partie intégrante de la société ukrainienne.
Principales conclusions :
1. L’Ukraine continuera à souffrir d’une contraction économique considérable jusqu’en 2030, mais l’aide internationale pourrait considérablement atténuer ce phénomène.
2. Pour s’aligner sur les forces voisines, l’Ukraine devra réduire de 20 % la taille de son armée régulière.
3. Les coûts de défense et de sécurité de l’Ukraine sont sous-estimés et non priorisés.
4. Le niveau d’ambition de l’Ukraine en matière de défense pourrait dépasser l’aide au développement disponible.
5. Une grande partie de la reconstitution de l’armée ukrainienne devrait impliquer un développement et une modernisation importants pour atteindre plus rapidement les normes de l’UE et de l’Otan.
6. L’armée ukrainienne pourrait être le porte-drapeau des valeurs et des normes dans l’ensemble du pays.
7. L’accent mis actuellement au sein des forces armées occidentales sur l’égalité, les références environnementales et la constitution d’alliances est un autre vecteur par lequel l’armée ukrainienne pourrait servir de modèle pour la reconstruction de l’Ukraine au sens large.
8. Afin de gagner du temps pour se reconstituer, la Russie est susceptible de saper le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’Otan.
9. L’impressionnante cohésion sociale de l’Ukraine (et des autres pays du groupe de Bucarest) se prête à un service militaire annuel obligatoire.
10. Le corps de réserve stratégique de l’armée est l’élément de force le plus approprié pour être élargi et jouer un rôle de premier plan dans la reconstruction physique et psychologique de l’Ukraine.
11. L’identité et la fierté de servir sont des domaines clés pour renforcer la volonté collective de servir.
12. Les conseils psychologiques et la guérison doivent faire partie de l’offre internationale de reconstruction – la dimension humaine sera essentielle pour l’armée ukrainienne de demain.
13. Le fait de disposer d’une force terrestre plus importante pourrait accélérer de manière significative le redressement économique et social de l’Ukraine après le conflit.
14. L’expansion de l’armée serait un moyen rentable de réduire le chômage et de galvaniser les couches vulnérables de la population.
15. Le déploiement d’activités de défense dans des régions qui ont subi d’importantes migrations de population ou dans lesquelles le développement économique est plus nécessaire peut servir à rééquilibrer le développement économique et géographique du pays.
16. En offrant des possibilités d’éducation et de formation professionnelle aux compétences requises pour la reconstruction nationale, l’armée peut attirer des personnes et jouer un rôle direct dans le redressement du pays.
(1) Entretien du 6 mars 2023 avec un représentant du Foreign Commonwealth and Development Office (FCDO), le ministère britannique des Affaires étrangères.
(2) Accès hebdomadaire à partir de décembre 2022 à la lettre d’information d’Eastern Circles [en anglais] (https://www.easterncircles.com/). « Think Tank reports on the invasion of Ukraine », Consilium (https://www.consilium.europa.eu/).
(3) Outcome Document of the Ukraine Recovery Conference URC2022 : « Lugano Declaration », Lugano, 4-5 juillet 2022 (https://reliefweb.int/).
(4) Runde Daniel F. et Savoy Conor M., « Ukraine Economic Reconstruction Commission », octobre 2022 (https://features.csis.org/ukraine-commission-interim-framework/).
(5) Quirk Patrick et Sharma Prakhar, « Advancing a framework for the stabilization and reconstruction of Ukraine », Atlantic Council, 23 octobre 2022 (https://www.atlanticcouncil.org/).
(6) Gould Joe, Harris Bryant, Sprenger Sebastian et Kington Tom, « When will the war in Ukraine end? Experts offer their predictions », Defense News, 13 février 2023 (https://www.defensenews.com/).
(7) Savoy Conor M. et Staguhn Janina, Enabling an Economic Transformation of Ukraine, CSIS, 10 janvier 2023 (https://www.csis.org/analysis/enabling-economic-transformation-ukraine).
(8) Estonie, Lettonie, Lituanie, République tchèque, Slovaquie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie. Tous faisaient partie de l’ancienne Union soviétique ou du défunt Pacte de Varsovie dirigé par l’URSS.
(9) Entretien avec un haut représentant militaire d’un pays européen limitrophe de la Russie, 1er décembre 2022 et Zolkina Mariia, « Russia-Ukraine War: Kyiv’s Four Key Principles for Securing a Lasting Peace », European Politics and Policy, 3 mars 2023, London School of Economics (https://blogs.lse.ac.uk/).
(10) Bogdan Tetiana, Landesmann Michael et Grieveson Richard, « Evaluation of Ukraine’s National Recovery Draft Plan », Policy Notes and Reports n° 61, novembre 2022 (https://wiiw.ac.at/), p. 21.
(11) L’économie de la Bosnie-Herzégovine est passée de 3,6 milliards de dollars à 10,9 Md $ en 1995. Source : Idem, p. 21.
(12) L’économie ukrainienne s’est contractée de 30 % au cours du seul quatrième trimestre 2022. Source : Département national des statistiques de l’Ukraine.
(13) Cité dans Davydov Vladyslav, « Rebuilding Ukraine: how will Policy-Makers Shape the Country after the War? », Economics Observatory, 7 mars 2023 (https://www.economicsobservatory.com/).
(14) Purchasing Power Parity (PPP) en anglais.
(15) Bogdan Tetiana, Landesmann Michael et Grieveson Richard, op. cit.
(16) Astrov Vasily, Pindyuk Olga, Tverdostup Maryna et Utkin Sergey, wiiw Monthly Report, n° 4, avril 2023 (https://wiiw.ac.at/monthly-report-no-4-2023-p-6553.html).
(17) The World Bank, « Ukraine Recovery and Reconstruction Needs Estimated $349 Billion », 9 septembre 2022 (https://www.worldbank.org/).
(18) « Rebuilding Ukraine After Russian Invasion Will Cost $500-600 Billion, Says World Bank VP », Radio Free Liberty, 4 décembre 2022 (https://www.rferl.org/).
(19) Shatz Howard J., Holynska Khrystyna et Courtney William, « Politics of Ukrainian Reconstruction », The RAND Blog, 30 novembre 2022 (https://www.rand.org/blog/2022/11/politics-of-ukrainian-reconstruction.html).
(20) Entretien avec une haute autorité gouvernementale britannique, le 18 mars 2023.
(21) Katz Jonathan D., « Mayor Klitschko on Transforming Kyiv and Fighting Corruption in Ukraine », German Marshall Fund of the United States (https://www.gmfus.org/).
(22) Transparency International, « Indices de perception de la corruption » (https://transparency-france.org/).
(23) Herszenhorn David M., « Charles Michel calls for confiscation of sanctioned Russian assets », Politico, 5 mai 2022 (https://www.politico.eu/article/michel-confiscate-sanctioned-assets-russia-oligarchs/).
(24) Anastasia Giacomo, Boeri Tito, Kudlyak Marianna, Zholud Oleksandr, « The Labour Market in Ukraine: Rebuild Better », Centre for Economic Policy Research (CEPR), 26 janvier 2023 (https://cepr.org/).
(25) UK Parliament, « Hansard – Ukraine », vol. 725, 20 décembre 2022 (https://hansard.parliament.uk/).
(26) Sous réserve de relèvements de ce seuil à Vilnius en juillet 2023.
(27) L’inflation dans le secteur de la défense est une mesure de l’évolution moyenne des salaires et des prix des biens et services qui composent le budget de la défense, à qualité et quantité constantes. International Institute for Strategic Studies (IISS), « Military Expenditure: Transparency, Defence Inflation and Purchasing Power Parity », 20 décembre 2022 (https://www.iiss.org/research-paper//2022/12/military-expenditure).
(28) Cancian Mark F. et Anderson James, « Expanding Equipment Options for Ukraine: The Case of Artillery », CSIS, 23 janvier 2023 (https://www.csis.org/analysis/expanding-equipment-options-ukraine-case-artillery).
(29) L’Ukraine a déposé une demande d’adhésion à l’UE le 28 février 2022. Il convient de noter qu’il n’existe pas de critères liés à la défense pour l’adhésion à l’UE.
(30) Haltiwanger John, « Top US general says Ukraine war has become an ‘absolute catastrophe’ for Russia, estimating it’s suffered ‘significantly well over’ 100,000 casualties », Business Insider, 20 janvier 2023 (https://www.businessinsider.com/).
(31) Oliphant Roland et Nicholls Dominic, « Russia hauls 1950s-Era Tanks out of Storage to Join Battlefield », The Telegraph, 22 mars 2023 (https://www.telegraph.co.uk/).
(32) Entretien avec un haut représentant militaire d’un pays européen limitrophe de la Russie, 1er décembre 2022.
(33) Entretien avec un conseiller politique de haut niveau de l’Otan, 31 janvier 2023.
(34) « NATO Countries 2023 », Wisevoter (https://wisevoter.com/country-rankings/nato-countries/).
(35) Hall Gavin E. L., « Ukraine: the History behind Russia’s Claim that Nato promised not to Expand to the East », The Conversation, 14 février 2022 (https://theconversation.com/).
(36) « Forces armées de l’Ukraine », Wikipédia (https://en.wikipedia.org/) consulté le 12 novembre 2022.
(37) États-membres de l’Otan admis lors du Sommet de Bucarest.
(38) « Volodymyr Zelenskyy’s Inaugural Address », 20 mai 2019 (https://www.president.gov.ua/).
(39) Ministère de la Défense de l’Ukraine, « “To ensure high defense capability of the country, we need to create comprehensive and far-reaching territorial defense system” - Andrii Taran », 11 mars 2020 (https://www.mil.gov.ua/).
(40) Ukraine’s National Recovery Plan, National Recovery Council, juillet 2022 (https://uploads-ssl.webflow.com/).
(41) Bogdan Tetiana, Landesmann Michael et Grieveson Richard, op. cit.
(42) Il convient de noter que la taille de l’armée irakienne a été considérablement réduite en 2013 (à la fin de la première mission en Irak pour les Américains), passant de 800 000 à 177 600 hommes.
(43) Quatre fois plus que l’armée régulière estonienne.
(44) Barrell Ryan, « Poll Reveals Most Brits Wouldn’t Fight For Their Country », The Huffington Post UK, 26 mars 2015 (https://www.huffingtonpost.co.uk/2015/03/25/statista-infographic-uk_n_6940594.html).
(45) Swanson Ana, « Why Trying to Help Poor Countries Might Actually Hurtm », The Washington Post, 13 octobre 2015 (https://www.washingtonpost.com/). Cité dans Primorac Max, « Ukraine’s Post-War Reconstruction Strategy: Breaking Free of the Soviet Economic Legacy », Issue Brief, n° 5287, 6 octobre 2022, The Heritage Foundation (https://www.heritage.org/sites/default/files/2022-10/IB5287.pdf).
(46) Gorodnichenko Yuriy, Kudlyak Marianna et Sahin Aysegül, « The effect of the war on human capital in Ukraine and the path for rebuilding », CEPR Policy Insight, n° 117, juin 2022 (https://cepr.org/).
(47) Office of the High Commissioner for Human Rights (UN OHCHR), « Ukraine: civilian casualty », mise à jour du 13 mars 2023 (https://www.ohchr.org/en/news/2023/03/ukraine-civilian-casualty-update-13-march-2023).
(48) Séparément, le HCR fait état de 13,4 M de passages de frontières en provenance de l’Ukraine et de 6,3 M de passages de frontières en direction de l’Ukraine. UNHCR, Lives on Hold: Intentions and Perspectives of Refugees from Ukraine #2, septembre 2022 (https://www.ohchr.org/en/news/2023/03/ukraine-civilian-casualty-update-13-march-2023).
(49) Jennings Ray Salvatore, « War’s Aftermath in Ukraine: Preparing Now for the Day After », Just Security, 5 mai 2022 (https://www.justsecurity.org/81379/wars-aftermath-in-ukraine-preparing-now-for-the-day-after/).
(50) Davydov Vladyslav, op. cit.
(51) UNHCR, Lives on Hold: Profiles and Intentions of Refugees from Ukraine, juillet 2022 (https://data.unhcr.org/).
(52) Justino Patricia, « The war in Ukraine: civilian vulnerability, resilience and resistance », CEPR, 14 avril 2022 (https://cepr.org/voxeu/columns/war-ukraine-civilian-vulnerability-resilience-and-resistance).
(53) Mantsurov Igor, Stiegler Nancy, Khrapunova Yana et Barvinok Alina, « The role of youth in the world’s development and post-war rehabilitation programs in Ukraine », Journal of European Economy, vol. 21, n° 3, juillet-septembre 2022 (http://jeej.wunu.edu.ua/index.php/enjee/article/view/1598).
(54) « temporary Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency » : Soutien temporaire pour atténuer les risques de chômage en cas d’urgence.
(55) Demers Anne, « When Veterans Return: The Role of Community in Reintegration », Journal of Loss and Trauma, vol. 16, n° 2, p. 160-179.
(56) Organisation internationale du travail, « Près de 5 millions d’emplois ont été perdus en Ukraine depuis le début de l’agression russe, selon l’OIT », 11 mai 2022 (https://www.ilo.org/).
(57) « Sur les modifications de la clause 5 de l’article 8 de la loi ukrainienne “sur la protection sociale et juridique des militaires et des membres de leur famille” concernant le système de transition de la carrière militaire à la vie civile » [en ukrainien], 29 juillet 2022 (https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/2488-20/) et Gunter Joel, « How suicide became the hidden toll of the war in Ukraine », BBC, 10 février 2022 (https://www.bbc.com/news/world-europe-60318298).