L’analyse de l’environnement stratégique met en évidence le durcissement net des menaces auxquelles l’Europe est, d’ores et déjà, confrontée. La sécurité maritime européenne, dans son format actuel, ne suffira pas à répondre à la violence de ces enjeux. Il convient de mettre en place une organisation permettant à l’Union européenne d’assurer l’ensemble du spectre des missions. Cette ambition, fixée par la Boussole stratégique, est atteignable : d’une sécurité maritime européenne à une réelle défense maritime de l’UE, la mer au service de l’ambition stratégique pour une Europe de la défense !
La mer au chevet de l’Europe de la défense
« L’Oracle avait dit : “Défends ta cité par une muraille de bois inexpugnable.” Thémistocle lança la construction d’une flotte. »
Hérodote, Polymnie
« There is at least one thing worse than fighting with allies, and that is to fight without them. »
Winston Churchill
Débuter un essai sur l’Europe de la Défense par une citation de Winston Churchill peut sembler un brin provocateur, même s’il n’a pas le monopole des bons mots sur les unions ou Alliances : « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan ! (1) » Cette phrase du président de la République a rebattu les cartes : de nombreux pays de l’Est se sont publiquement offusqués d’une telle attaque contre ce qui est considéré comme l’ADN de la sécurité du continent européen. Cependant, nombre d’observateurs avertis ont compris que ce coup de semonce était indispensable pour redonner du souffle à cette organisation qui était en passe de perdre son âme. L’avenir de la sécurité en Europe doit-il nécessairement être regardé au prisme unique de l’Otan ? La France, chef de file des pays aimant à penser différemment, joue naturellement la carte de l’Union européenne. Quoi de plus normal qu’une défense de l’Europe par les Européens ! Normal, mais peu réaliste. Les États-Unis sont à juste titre considérés comme un tuteur indispensable pour garantir une réelle profondeur stratégique et les moyens indispensables à la sécurité des pays européens face à la Russie.
Toutefois, cette tutelle américaine signifie-t-elle qu’aucune initiative européenne ne puisse coexister auprès de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord ? La France, par la voix de son Président, milite pour une réelle coopération entre une Europe de la défense « stratégiquement autonome » et une Otan recentrée sur son cœur de menaces. La Boussole stratégique (2), adoptée sous la présidence française, constitue une réelle ambition nouvelle en imposant l’Europe comme acteur majeur de la sécurité de l’Union européenne (UE) aux côtés de l’Otan.
L’invasion russe du 24 février 2022 sur le territoire ukrainien a constitué l’électrochoc nécessaire pour réanimer le patient Otan, avec une revitalisation telle, que même les plus atlantistes de nos alliés en ont été surpris (3). L’Otan s’est réveillée et s’est lancée dans une vaste entreprise pour se remettre en ordre de bataille face à la menace russe. Les pays d’Europe de l’Est et de la mer Baltique ont fortement sollicité l’Alliance pour obtenir des gages concrets de réassurance face aux manœuvres militaires russes. Ce sursaut otanien a été salutaire pour réaffirmer l’unité occidentale et signifier très clairement au Président russe la détermination de l’Otan, alliance défensive, à exercer cette défense collective partout où elle pourrait être compromise.
Il convient cependant de conserver, dans le tumulte de cette guerre qui frappe à notre porte, un recul suffisant pour éviter deux écueils. Le premier serait d’oublier que cette guerre en Ukraine est essentiellement terrestre au risque de façonner une défense focalisée dans cet unique champ. Le second constituerait à occulter toutes les menaces spécifiques à l’Europe qui continuent de coexister en ces temps de guerre. Si l’intensité de ces menaces « périphériques » peine à impressionner face à l’horreur d’une guerre ouverte telle que les Ukrainiens la subissent sur leur sol, il n’en demeure pas moins que les enjeux sécuritaires sont réels et souvent immédiats pour l’UE ! Il convient donc, malgré l’urgence ukrainienne, de poursuivre l’effort entrepris pour bâtir une défense européenne cohérente, complémentaire de l’Otan et focalisée sur nos vulnérabilités intrinsèques.
Pour des raisons historiques, la France promeut, sous des noms et des idées variées, l’autonomie ou la souveraineté d’une capacité de défense européenne. Cette vision française est à mettre en regard de celles de nombre de nos alliés européens qui considèrent la défense du continent intimement dépendante des garanties américaines et du cadre dans lequel elles s’appliquent : l’Otan. Cette dichotomie Otan/UE est au cœur de notre sécurité européenne : l’une apportant des garanties de sécurité concrètes, mais non souveraines, l’autre ambitionnant de développer son autonomie en pleine conscience de ses dépendances. La guerre en Ukraine, la chute de Kaboul (15 août 2021), la présidence de Donald Trump (2017-2021), voire la crise de la Covid, ont à la fois ravivé l’impératif d’une défense collective via l’Otan aux frontières aériennes et terrestres orientales de l’Alliance, et l’impératif d’une résilience européenne. Cette résilience, complémentaire à celle offerte par l’Alliance, n’est pas seulement matérielle. Un des champs qui reste ouvert à son développement opérationnel est le milieu maritime, alors que l’Alliance est, aujourd’hui, davantage concentrée sur le milieu aéroterrestre. Cet axe maritime de développement répond à l’exigence rappelée dans la Revue nationale stratégique 2022 (RNS) de « renforcer la capacité de l’Union à agir d’ici 2030, en particulier dans le domaine opérationnel et dans les espaces stratégiques contestés (4). »
La RNS réaffirme la nécessité de concrétiser la souveraineté européenne, tout en consolidant nos alliances (au premier rang desquelles l’Otan). Elle promeut « la capacité des Européens à défendre leurs intérêts de sécurité contre de potentielles agressions, en particulier dans leur voisinage immédiat » (5). Il devient donc urgent d’opérationnaliser cette ambition clairement affirmée : « La France soutient une modernisation, un élargissement et un approfondissement du partenariat UE-Otan, pour prendre en compte les nouveaux défis de sécurité qui pèsent sur l’Europe » (6).
L’instabilité sécuritaire mondiale, présentée dans une première partie, commande à l’UE de prendre en main sa défense en complément des garanties réelles apportées par l’Otan et en considérant les engagements multiples que les États-Unis pourraient avoir à honorer dans l’avenir sur d’autres théâtres. La mer peut concrètement l’aider à prendre ses responsabilités ! L’effort a été jusqu’à présent porté sur la sécurité maritime européenne ce qui sera analysé dans une deuxième partie. Les structures créées constituent cependant une sorte de « plafond de verre » pour l’UE qui l’empêche d’adapter son niveau de réponse à un niveau supérieur de menaces. L’analyse sécuritaire présentée dans la Boussole stratégique impose donc de changer de cap et d’opérationnaliser la réponse européenne, objet de la troisième partie. Il convient d’investir le champ de la défense maritime pour assurer, à terme, un réel continuum sécurité-défense dans une parfaite coopération et coordination avec l’Otan, pour le volet défense, et avec les structures étatiques, pour le volet sécuritaire. L’ambition de l’UE doit permettre de passer d’une sécurité maritime européenne à une réelle défense maritime européenne, précurseur d’une Europe de la défense.
L’Union européenne face à ses propres menaces
L’environnement stratégique actuel impose, par ses mutations récentes, à l’UE « d’assumer de toute urgence davantage de responsabilités pour sa propre sécurité en agissant dans son voisinage et au-delà, avec des partenaires chaque fois que cela est possible et seul lorsque cela est nécessaire » (7). La Boussole stratégique affirme très clairement la nouvelle ambition de l’Union en matière de sécurité et de défense. Il s’agit dorénavant d’intégrer le volet sécuritaire au projet européen en parfaite coopération et coordination avec l’Otan, mais en anticipant la nécessité d’intervenir seuls si nos partenaires devaient être empêchés ou non concernés par des menaces strictement européennes.
Le premier mérite des travaux d’élaboration de la Boussole stratégique a été de conduire une analyse globale des menaces à l’échelle de l’UE. Cela a permis d’établir une compréhension commune des défis sécuritaires malgré des perceptions nationales parfois très éloignées. Au-delà de la caractérisation formelle de ces enjeux, ce travail positionne l’UE sur un champ que certains des pays membres pouvaient parfois considérer comme relevant exclusivement de l’Otan. La France peut s’enorgueillir d’avoir su, par le dialogue et l’explication, influer très positivement sur l’obtention d’un consensus européen sur ces menaces et sur le rôle que l’UE devait s’attribuer pour y faire face.
La Boussole stratégique décrit trois niveaux de menaces :
– le retour d’une politique de rapports de force dans un monde multipolaire disputé ;
– un environnement stratégique immédiat instable ;
– des menaces et des défis émergents et transnationaux.
Ces trois niveaux de menaces mettent en relief l’interdépendance des responsabilités entre Otan et UE dans le domaine de la sécurité et de la défense du continent européen. Si le tutorat américain sur l’Otan confère à l’Alliance sa crédibilité opérationnelle, l’analyse précise des menaces recensées par les 27 États-membres de l’UE permet de comprendre qu’une Europe de la Défense a pleinement sa place aux côtés de l’Otan pour coordonner des défenses efficaces et adaptées à chacune des typologies de menaces.
Rapports de force dans un monde multipolaire disputé
Le comportement de la Russie ne cesse de remettre en question l’ordre de sécurité internationalement établi et basé sur un multilatéralisme effectif. Si l’UE affirme que « le recours à la force et à la coercition pour modifier les frontières n’a pas sa place au XXIe siècle » (8), force est de constater que les violations ont été nombreuses depuis que Vladimir Poutine est à la tête de la Russie. En agressant militairement la Géorgie (2008), en annexant illégalement la Crimée (2014), en intervenant militairement dans l’est de l’Ukraine (2014), puis en déclenchant son « opération militaire spéciale » en 2022, la Russie piétine très clairement le droit international ainsi que les principes de la Charte des Nations unies. Ces agressions militaires répétées font peser une réelle menace sur la sécurité européenne.
Le partage des responsabilités s’est très clairement établi entre l’UE et l’Otan en mettant notamment en lumière une coopération qui n’avait sans doute pas été parfaitement anticipée. Si l’Otan s’applique concrètement à déployer ses forces pour affirmer sa capacité et son intention de défendre la zone Euro-Atlantique, l’UE se pose en puissance « non dotée » pouvant soutenir directement l’Ukraine sans risquer d’impliquer l’Otan dans une posture pouvant être considérée comme escalatoire. Le rôle d’ordonnateur financier de l’UE au bénéfice de l’Ukraine est un vrai rôle central que l’Union a su proposer en parfaite complémentarité des effets produits par l’Otan.
La Chine baptisée « rival systémique » par l’UE (l’Otan parle quant à elle de « défi » pour les « intérêts » et la « sécurité » des pays de l’Alliance dans sa nouvelle feuille de route (9)) offre à l’UE une envergure mondiale que ne peut se permettre l’Otan. L’asymétrie des échanges et des dépendances entre l’Europe et la Chine impose à l’UE un regard appuyé sur les enjeux sécuritaires liés à ses routes d’approvisionnement. Cette responsabilité européenne dépasse le champ proche de ses propres frontières et constitue un espace pour développer son autonomie stratégique. L’emploi des marines européennes sous la bannière de l’UE semblerait parfaitement pertinent sans remettre en question les garanties de sécurité portées par l’Otan.
Un environnement stratégique immédiat instable
L’analyse de l’environnement immédiat de l’UE permet de mettre en exergue la parfaite complémentarité de l’Otan et de l’UE pour couvrir l’ensemble du spectre des menaces. L’Europe doit faire face à une guerre à ses frontières orientales mais également à une multitude de menaces prenant corps dans tous les champs et milieux. Si le cas de l’Ukraine a déjà été abordé, la Boussole stratégique oriente également sa focale sur l’instabilité dans les Balkans occidentaux, en Moldavie ou en Méditerranée. Les crises en Libye et en Syrie ne sont pas résolues et font peser une réelle menace sur cet espace maritime d’importance stratégique pour l’UE. La Russie possède de solides atouts sur ces théâtres périphériques pour introduire de l’instabilité et compromettre la sécurité des Européens. La multiplication de ces points d’application des menaces sur l’Europe impose une répartition optimisée des responsabilités entre l’UE et l’Otan afin d’assurer la sécurité du continent. La mer est un espace particulièrement adéquat pour déployer cette politique de défense de l’UE en parfaite coopération avec celle de l’Otan.
Le cas de la Turquie semble également emblématique de l’instabilité potentielle aux portes de l’UE. Avec des mots particulièrement choisis, la Boussole stratégique fait mention de « tensions en Méditerranée orientale, en raison des provocations et des actions unilatérales menées contre des États-membres de l’UE » (10). La Turquie, membre de l’Otan, constitue un défi pour l’UE qu’elle devra appréhender sous sa propre responsabilité mais en lien étroit avec l’Otan.
Menaces et défis émergents et transnationaux
Ces menaces et défis participent de dynamiques mondiales qui ont une résonance sécuritaire directe en Europe. Là encore, dans ces multiples domaines et milieux, la complémentarité UE-Otan mérite d’être recherchée tout en soulignant la responsabilité centrale et directe de l’UE dans la prise en compte de ces enjeux sécuritaires.
La Boussole stratégique précise ces menaces et défis : « Des acteurs étatiques et non étatiques utilisent des stratégies hybrides, des cyberattaques, des campagnes de désinformation, l’ingérence directe dans nos élections et nos processus politiques, la contrainte économique et l’instrumentalisation des flux migratoires irréguliers (11). » Il s’agit principalement d’enjeux sécuritaires qui n’entrent pas dans le champ de la défense. Pourtant, la criticité des enjeux alliée aux moyens mis en œuvre tant par le crime organisé, que par les organisations terroristes ou encore par les « proxies » d’acteurs étatiques, militent pour une porosité franche entre les sphères sécuritaire et défense des pays membres. Seule une coopération des États au niveau européen peut permettre d’apporter une réponse adaptée à ces menaces multiformes et hybrides, notamment dans le domaine maritime. Ces défis sécuritaires aux moyens colossaux ont un impact fort sur la sécurité maritime de l’UE et impliquent donc la mobilisation de moyens conséquents allant des garde-côtes aux bâtiments de combat.
Les travaux ayant abouti à l’adoption de la Boussole stratégique en mars 2022 témoignent de l’appréhension par tous les membres de l’Union de l’ensemble de ces défis malgré des sensibilités nationales parfois très hétérogènes. Cette unité au service de « l’autonomie stratégique » (12) de l’UE lui offre résolument une place dans le champ de la sécurité et de la défense aux côtés de l’Alliance atlantique. La Boussole stratégique prend toutefois bien soin de rappeler qu’« une Union plus forte et plus capable sur les questions de sécurité et de défense contribuera positivement à la sécurité globale et transatlantique, et est complémentaire à l’Otan, qui reste le fondement de la défense collective pour ses membres. Les deux vont de pair (13). »
Le domaine maritime rassemble de nombreux atouts pour permettre à l’UE d’investir son propre champ de sécurité et de défense en complémentarité des actions de l’Otan et en parfaite cohérence avec les menaces spécifiques qui voguent vers l’Europe. Il convient désormais de s’intéresser à ce que fait l’UE actuellement en matière de sécurité et de défense avec une focalisation particulière sur les actions maritimes afin d’en établir un bilan de la sécurité maritime européenne et d’affirmer les bases du développement nécessaire d’une réelle défense maritime de l’Europe. La déclinaison des objectifs de la Boussole stratégique en une mise à jour de la stratégie de sûreté maritime de l’UE en mars 2023 témoigne d’un volontarisme européen patent.
Un début de réponse limité mais concret, une sécurité maritime européenne en construction
L’État-major de l’UE (EMUE) a été créé il y a 22 ans, soit 50 ans après l’Otan ! Le volet militaire de l’UE est donc, par essence, en décalage avec celui mis en place par l’Otan. L’UE a été créée en enlevant le chromosome « défense/sécurité », la greffe va donc naturellement mettre du temps à opérer ! Celle-ci doit s’arrimer à une démarche déjà commencée qui, si elle reste encore imparfaite, présente un réel potentiel de développement.
La défense européenne repose actuellement sur trois opérations majeures qui positionnent l’UE sur le champ opératif avec un réel succès mais sur des problématiques dont l’ambition reste mesurée :
– Althea : en Bosnie – sur le modèle « Berlin + » (14),
– Irini : en Méditerranée – embargo sur la livraison d’armes en Libye… mis à mal par un accord bilatéral direct entre la Turquie et la Libye…
– Atalanta : dans le golfe d’Aden – lutte contre les actes de pirateries, un réel succès !
À l’exception de l’opération Atalanta qui a affranchi la route maritime vers Suez de la menace liée à la piraterie, les autres déploiements opérationnels de l’UE sur le terrain ne sont clairement pas à la hauteur des nouvelles ambitions exprimées dans la Boussole stratégique. Elles témoignent d’une réelle volonté d’exister sur le plan défense sans toutefois accepter ni la prise de risque inhérente à un réel engagement efficace, ni la recherche d’une coalition représentative d’une union des volontés. On pourrait analyser cet engagement opérationnel en demi-teinte comme le résultat d’une volonté trop précoce de pénétrer le champ de la défense sans s’être doté de structures de commandement adaptées et sans avoir pris le soin de renforcer la réponse de l’UE sur le champ sécuritaire, préalable nécessaire. Il apparaît que l’UE a su patiemment mettre en place un certain nombre d’agences et d’outils pour prendre en charge certains pans des menaces sécuritaires de l’Europe. Une certaine hétérogénéité des réponses ainsi qu’une coordination perfectible semblent toutefois dominer ce paysage sécuritaire européen.
Quelles sont les actions de l’UE sur le champ de la sécurité maritime et en quoi sont-elles symptomatiques d’une réponse désormais désalignée de l’ambition forte portée par la Boussole stratégique ?
Ces actions sécuritaires s’appliquent actuellement sur trois volets :
– Un volet de protection des frontières multi-domaines, porté par l’agence Frontex.
– Un volet technique, illustré notamment par les coopérations techniques de surveillances des approches maritimes, porté par l’European Maritime Safety Agency (EMSA).
– Un volet organisationnel, porté par des initiatives étatiques aux modèles variés (de l’Action de l’État en mer (AEM) en France aux forces de garde-côtes de certains États-membres).
Une agence Frontex qui doit évoluer
L’ADN de Frontex, créée en 2004, est d’assister les États-membres de l’UE dans le contrôle de leurs frontières. Très orientée sur le contrôle terrestre dans ses premières années, l’agence s’est vue régulièrement critiquée pour son inadéquation dans un contexte de densification de ses missions. L’année 2015 a été le révélateur de l’impuissance de l’UE à contrôler ses frontières lorsque plus d’un million de migrants sont parvenus à pénétrer sur le continent, essentiellement par les voies maritimes de Méditerranée. L’agence Frontex originelle a été remplacée en 2016 par l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Cette évolution a pris en considération deux impératifs majeurs pour améliorer l’efficacité du dispositif : se doter d’une force « permanente » (l’objectif de 10 000 agents est recherché pour 2027) et avoir la capacité d’intervenir dans un pays membre en cas de « défaillance » du contrôle des frontières extérieures sur décision du Conseil de l’UE à la majorité qualifiée, même si ce pays ne sollicite pas l’Agence. Si l’État visé refuse l’intervention validée par le Conseil de l’UE, les autres pays membres peuvent être autorisés à réintroduire des contrôles aux frontières intérieures à l’espace Schengen. Ce virage témoigne de la réalité actuelle du contrôle des frontières extérieures de l’UE, les États-membres ont délégué une part de la surveillance à une agence faiblement dotée et impuissante à intervenir efficacement. L’opérationnalisation de la mission de l’Agence Frontex (son nom perdure) est constamment recherchée et on peut souligner sa volonté de s’adapter aux différentes crises subies par l’UE. En particulier, trois opérations maritimes sont actuellement déployées :
– L’opération Poséidon, depuis 2016, aide la Grèce à lutter contre la criminalité transfrontalière, participe aux opérations de sauvetage et à l’enregistrement des migrants.
– L’opération Themis, prolonge depuis 2018 l’opération Triton. Elle permet à l’UE de prendre part aux opérations de sauvetage en Méditerranée et aide les autorités italiennes à enregistrer les migrants et à surveiller les réseaux de passeurs.
– L’opération Indalo aide à lutter contre l’immigration illégale venue du nord de l’Afrique en Méditerranée occidentale.
Au-delà de cette opérationnalisation de Frontex, l’agence doit faire face à de vives critiques tant pour ses méthodes (accusation de « push-back » de migrants) que pour sa gestion financière. Les dysfonctionnements sont tels qu’ils ont conduit le Parlement européen à bloquer le budget de l’agence Frontex (15). La conclusion du rapport spécial de la Cour des comptes européenne (16) établi en 2021 est éloquente : « Nous sommes parvenus à la conclusion que le soutien apporté par Frontex aux États-membres de l’UE/pays associés à l’espace Schengen dans la lutte contre l’immigration illégale et la criminalité transfrontalière n’était pas suffisamment efficace. Nous avons observé que Frontex ne s’était pas pleinement acquittée du mandat qui lui a été confié en 2016, et nous avons mis en évidence plusieurs risques liés à son mandat de 2019. »
L’ambition initialement placée dans l’agence Frontex sur le volet sécuritaire du contrôle des frontières extérieures de l’UE ne semble plus en adéquation avec la réalité des enjeux. L’organisation des filières d’immigration clandestine, le jeu parfois trouble de certains États et l’ampleur des phénomènes migratoires témoignent d’une réponse européenne qui est parvenue à ses limites : on quitte lentement le champ sécuritaire pour intégrer des problématiques de défense.
Les États ont bien compris ces enjeux naissants de défense et ont appliqué deux types de réponses. Une première, coordonnée par l’UE, consiste en le déploiement d’un volet technique (EMSA). La seconde s’articule sur des réponses étatiques propres, hétérogènes et dont la coordination reste perfectible.
Une coordination technique qui assure un socle commun
Pour obtenir des résultats concrets tant sur le volet du crime organisé que sur celui de l’immigration illégale, l’EMSA met sur pied un dispositif actuellement naissant mais prometteur : le projet Integrated Maritime Surveillance (IMS). Ce dispositif global a pris initialement corps en 2010 sous la forme d’un Pilot Project baptisé BluemassMed. Il s’est agi d’établir un dispositif global de surveillance maritime en Méditerranée et dans les approches atlantiques. Ce projet pilote s’est achevé en 2012 pour laisser la place à l’IMS offrant une vaste gamme de services de surveillance aux pays membres. Il démontre exactement l’état d’esprit qui anime actuellement l’UE : se donner les moyens matériels d’assumer, à terme, une ambition plus large. Cette démarche « bottom-up » permet de rendre possible par des actions concrètes la coopération entre les États-membres et de générer les conditions d’une croissance progressive vers des objectifs plus larges et ambitieux.
Le passage par cette « ambition technologique » semble nécessaire pour permettre aux États-membres de ne pas rester contraints par les organisations en place (Frontex notamment) et ainsi s’offrir la possibilité d’une interopérabilité plus large dans le futur. On peut comparer cette démarche de l’UE à la méthode Otan qui consiste à créer les conditions d’une interopérabilité avant d’être en capacité de déployer ses forces. Cette approche par les moyens permet également de contourner l’écueil de la construction d’une structure européenne lourde qui serait, sans ces moyens d’interopérabilité, dans l’incapacité d’agir. Les États-membres, qui organisent actuellement des réponses nationales particulières et adaptées tant à leurs besoins qu’à leurs moyens, sont demandeurs de cette initiative technique qui va leur être utile dès à présent dans leurs activités nationales sans attendre une réponse collective à l’échelon européen. Le déploiement de cet outil IMS porté par l’EMSA est donc une réponse appropriée qui va permettre de lancer l’immixtion de la défense en relais du champ sécuritaire.
Des réponses étatiques hétérogènes
Chaque État a parfaitement pris en considération les problématiques sécuritaires liées tant au contrôle de leurs approches maritimes qu’à la lutte contre le crime organisé. Les réponses diffèrent cependant très nettement selon les organisations mises en place et les moyens dévolus à ce volet sécuritaire. Prendre en compte ces approches différentes est déterminant pour faire adhérer les États à une vision commune sans nier leurs particularismes et ainsi permettre l’évolution de ces dispositifs du champ sécuritaire vers celui de la défense.
La France a opté pour une organisation très centralisée mutualisant les moyens de l’État. L’Action de l’État en mer (AEM) désigne, en France, l’ensemble des opérations maritimes menées par le gouvernement dans l’intérêt public sous la responsabilité du Secrétaire général de la Mer (SGMer), à l’exception des missions de défense. C’est une organisation administrative et opérationnelle qui, sous la responsabilité d’une autorité administrative unique représentant l’État (préfets maritimes en métropole), permet aux administrations disposant de moyens d’intervention en mer d’assurer des missions de sécurité maritime, de sûreté maritime, de lutte contre les trafics illicites ou encore de soutien aux activités conduites sous l’égide de l’agence Frontex.
La France a parfaitement opérationnalisé son concept d’AEM en créant une « fonction garde-côtes » en charge de la coordination et de la mutualisation des moyens de l’ensemble des administrations intervenant en mer et sur le littoral. Un « Centre opérationnel de la fonction garde-côtes », sous l’autorité du SGMer, permet un suivi et une analyse de la situation maritime ainsi qu’un partage de ces informations fiabilisées entre les autorités politiques et administratives. Une posture permanente de sauvegarde maritime (PPSM) permet d’assurer une disponibilité des moyens dédiés à ces missions d’AEM.
La Marine nationale jouit d’une responsabilité toute particulière dans ce dispositif français. En effet, les préfets maritimes assument également les fonctions de « commandant en chef » de leur zone de responsabilité ce qui leur octroie la capacité de disposer de l’ensemble des moyens de la Marine nationale (hors dissuasion). La porosité entre les missions d’AEM et celles dévolues à la défense est donc forte, facilitant ainsi l’adéquation des moyens dévolus à la criticité d’une mission. Parmi les administrations ayant une capacité d’intervention en mer, la Marine est la seule à pouvoir opérer au large avec un armement conséquent. L’organisation française offre donc une souplesse d’emploi qui permet un continuum satisfaisant entre la sécurité en mer et la défense en mer. Les missions de lutte contre les trafics de drogue, conduites par la Marine nationale tant en Méditerranée qu’en Atlantique, constituent une excellente illustration de ces missions du champ sécuritaire qui exigent des moyens de haute mer suffisamment armés pour faire face à des trafiquants violents et déterminés.
Cette organisation française est un modèle très abouti d’intégration entre l’ensemble des acteurs étatiques pouvant intervenir en mer en parfaite coordination interministérielle et offrant une gamme complète de moyens optimisés. D’autres pays maritimes européens ont fait des choix différents. En Italie, la Guardia Costiera est un corps appartenant à la marine italienne et possédant sa propre organisation, son commandement spécifique et sa propre flotte de navires. Les missions réalisées sont en cohérence avec celles conduites dans le cadre de l’AEM en France mais avec un modèle strictement dédié. Les plus gros navires des garde-côtes italiens sont des patrouilleurs faiblement armés adaptés aux missions traditionnelles de l’AEM et dans l’incapacité d’élever leur niveau d’engagement face à la violence déployée par le crime organisé en mer par exemple. Bien que dépendant de la Marina militare italienne, les missions de la marine de guerre et celles de la Garde-côtière demeurent distinctes même si des renforcements ponctuels des patrouilles de surveillance par les navires de guerre commencent à se multiplier en renfort des missions de lutte contre les migrations illégales. Les deux chaînes de commandement distinctes n’optimisent pas la coordination des moyens au profit de ces missions.
L’Armada Española s’est séparée en 1991 de son volet garde-côtes pour le transférer à la Guardia Civil. La marine espagnole conserve la haute mer et délègue la bande littorale au « service maritime de la garde civile ». La force grecque de garde-côtes est, quant à elle, une organisation très ancienne (1919) placée sous l’autorité du ministère de « la Navigation et de la Politique des îles ».
On note clairement une cohérence entre tous ces États-membres dans la volonté de se doter de moyens de réponse adaptés aux enjeux rencontrés. Les organisations diffèrent mais sont autonomes tout en s’adossant plus ou moins directement sur les moyens des marines militaires. Cette multitude de modèles convient bien au mode de fonctionnement de l’agence Frontex qui sollicite les pays en termes de moyens côtiers pour des missions avec un niveau de menace faible. Cependant, les modes d’actions développés par le crime organisé ou par les réseaux de migration illicites poussent ce système aux limites de ce pour quoi il a été conçu : l’AEM en temps de paix pour assurer toutes les missions de protection, de sécurité et de sauvegarde en mer. La violence fait désormais brutalement irruption dans ce milieu maritime qui, abolissant les frontières, exige une réponse adaptée et coordonnée. Les marines de guerre ne peuvent rester simples spectatrices de ces défis sécuritaires.
D’une sécurité maritime européenne à une réelle défense maritime de l’Europe
La prise de conscience politique est réelle : « L’Union européenne est plus unie que jamais. Nous sommes résolus à défendre l’ordre de sécurité européen (17). » En cohérence avec la Boussole stratégique, l’UE a mis à jour sa stratégie pour la sûreté maritime (18). Elle réaffirme ses priorités en termes de sécurisation des espaces maritimes et souhaite étendre le concept de Coordinated Maritime Presences (CMP) que l’UE a mis en œuvre avec succès pour coordonner les moyens maritimes européens dans le golfe de Guinée et l’océan Indien. Cette mise à jour remet également l’accent sur Frontex ainsi que les actions de l’EMSA.
Les dispositifs actuellement en place démontrent que les États-membres se sont dotés à titre collectif (Frontex) mais également à titre souverain de forces en capacité d’assurer la sécurité des approches maritimes de l’Union européenne. Ces approches nationales diffèrent dans leurs organisations et notamment dans le lien qu’elles induisent entre le volet côtier (AEM, garde-côtes) et le volet militaire (marines de guerre). Cependant, malgré la pertinence des modèles, les effets obtenus ne sont pas en adéquation avec les efforts consentis. Il convient manifestement de hausser le niveau de réponse apportée aux défis sécuritaires de l’Europe. La Boussole stratégique le décrit parfaitement : « Cet environnement sécuritaire plus hostile nous impose de faire un saut quantique et d’accroître notre capacité et notre volonté d’agir, de renforcer notre résilience ainsi que de garantir la solidarité et l’assistance mutuelle. »
Il pourrait être avancé que, dès lors que le niveau de violence devient trop élevé pour les garde-côtes, l’Otan a toute sa légitimité pour intervenir en mobilisant les marines de guerre, notamment des pays membres de l’UE, pour faire face. Une telle mobilisation de moyens pourrait être séduisante mais ne correspond pas parfaitement au Concept stratégique de l’Otan. En effet, si la « sûreté maritime » est mentionnée comme un « facteur clé de la paix et de la prospérité » de nos pays, il n’en demeure pas moins que les menaces prioritaires issues de l’analyse de l’environnement stratégique de l’Otan sont la Fédération de Russie (qui a « violé les règles et les principes qui avaient contribué à la stabilité et à la prévisibilité de l’ordre de sécurité européen » (19)), le terrorisme ainsi que l’instabilité en Afrique et au Moyen-Orient. La République populaire de Chine n’est pas explicitement désignée comme une menace, cependant elle « affiche des ambitions et mène des politiques coercitives qui sont contraires à nos intérêts » (20). Il devient dès lors manifeste que, si le niveau de crise augmente avec la Russie, par exemple, les moyens de l’Otan seront logiquement concentrés sur cette menace, laissant l’UE face à ses propres responsabilités pour assumer seule la protection de ses frontières maritimes. L’UE et l’Otan ne s’opposent donc pas dans ces circonstances mais focalisent leurs efforts dans deux champs de défense distincts tout aussi déterminants pour les États-membres.
L’UE doit donc être en capacité d’assurer son propre continuum sécurité-défense. Le milieu maritime, par la criticité des menaces qu’il héberge, s’impose tout particulièrement pour lui permettre d’exercer son « niveau d’ambition élevé en matière de sécurité et de défense » (21). En restant centrée sur le volet sécuritaire, l’UE reste cependant enfermée dans un modèle de réponses qui ne correspond plus à la réalité des menaces. Si la prise de conscience de l’UE est totale, les réponses présentées dans sa stratégie de sûreté maritime vont, certes, lui permettre de développer d’excellents outils de surveillance mais ne seront pas suffisantes pour faire émerger une capacité européenne de Commandement et de contrôle (C2) apte à prendre en charge les menaces émergentes. C’est ce point qu’il semble nécessaire de développer pour donner une réalité opérationnelle pérenne à l’ambition maritime affirmée par l’UE.
Un rôle existe donc pour la défense maritime européenne en complémentarité avec l’Otan. Comment convaincre nos partenaires européens de transformer les efforts consentis dans la sécurité maritime européenne en une réelle défense maritime européenne ?
L’agence Frontex et le projet IMS de l’EMSA démontrent que les moyens existent pour coordonner efficacement une réponse sécuritaire en disposant de moyens alloués par les États-membres. Il convient dorénavant d’opérationnaliser cette réponse à un niveau supérieur d’intégration pour répondre à une menace non plus d’ordre sécuritaire mais bien du domaine de la défense. La Boussole stratégique fixe notamment comme objectifs de « renforcer nos opérations PSDC civiles et militaires […] en favorisant un processus décisionnel rapide et plus flexible » et également de « consolider nos structures de commandement et de contrôle, en particulier la capacité militaire de planification et de conduite » (22).
L’UE s’est donc accordée sur la nécessité d’améliorer sa capacité à commander et à contrôler ses propres opérations. Le milieu maritime est particulièrement avancé pour y contribuer, grâce à Frontex et à l’EMSA, grâce à l’interopérabilité otanienne des marines, mais surtout grâce aux organisations étatiques structurées de longue date autour de la mission souveraine d’« action de l’État en mer ». Pour faciliter la création d’un « Centre des Opérations maritimes de l’UE », il n’est pas nécessaire d’uniformiser les organisations des différents États-membres. Les pays dotés de garde-côtes historiques seront certainement peu enclins à abandonner un modèle qui donne satisfaction face aux menaces classiques et qui dispose d’une réelle identité nationale. Il importe donc de réussir à établir une autorité qui puisse faire le lien entre les moyens littoraux (garde-côtes notamment) et les marines hauturières pour assurer une continuité de réponse face à toutes les menaces. Le modèle français doit inspirer cette organisation du C2 de l’UE ! La continuité qu’il offre dans l’emploi de tous les moyens complémentaires dont dispose l’État français constitue un exemple à suivre.
La méthode pour y parvenir peut sembler complexe. Le travail obtenu par Frontex et l’EMSA illustre pourtant la traduction concrète de l’ambition européenne dans ce domaine de la sécurité. La Boussole stratégique poursuit l’ambition en fixant le cap sur la défense et sur une autonomie stratégique, il revient désormais aux États de proposer sa mise en œuvre concrète.
Des pistes concrètes et viables existent pour donner corps à cette ambition
Une stratégie en deux étapes pourrait être mise en œuvre :
– S’attacher, dans un premier temps, à développer un C2 de l’UE au bénéfice des marines des États-membres (action facilitée par l’interopérabilité de ces marines grâce à l’Otan) en créant un « Centre des Opérations maritimes de l’UE ».
– Agréger, à terme, au-delà des missions défense, le C2 des opérations d’« action de l’État en mer » conduites nationalement, pour optimiser la continuité sécurité-défense des opérations en mer.
La réalisation en deux temps permet d’assurer une « continuité de service » :
– en ne handicapant pas les opérations conduites par l’Otan pendant la montée en puissance du « Centre des Opérations maritimes de l’UE » ;
– en maintenant les actions du champ sécuritaire dans leur schéma actuel et en attendant que l’UE soit en capacité de les conduire plus globalement par elle-même.
L’objectif est, qu’à terme, les États bénéficient d’une réponse plus adaptée aux menaces lorsqu’ils opèrent sous le C2 de l’UE que lorsqu’ils opèrent sous leur propre C2 national.
Le « Centre des Opérations maritimes de l’UE » doit bénéficier d’un commandement militaire qui a autorité sur l’ensemble des moyens civils et militaires que les États-membres acceptent de lui mettre à disposition pour accomplir ses missions soit permanentes, soit de circonstance.
Les moyens militaires sont les plus simples à intégrer sous un C2 de l’UE grâce à l’interopérabilité créée par l’Otan, avec toutefois le risque d’une compétition entre les missions Otan, UE voire nationales. L’enjeu de la création d’un C2 européen au bénéfice d’une défense maritime européenne est donc d’articuler intelligemment le « Centre des Opérations maritimes de l’UE » avec les structures de l’Otan afin d’assumer une coopération et une coordination adéquates, tout en offrant à l’UE la capacité d’agir seule si elle le souhaite. L’idéal aurait été de l’adosser au Commandement allié maritime de l’Otan (MARCOM) pour assurer une coopération fluide et une juste répartition des moyens aux différentes missions. Malheureusement, MARCOM se situant à Northwood au Nord-Ouest de Londres, cela handicape sérieusement l’implantation d’une structure souveraine de l’UE ! Un centre strictement européen devra donc être créé en recherchant des synergies avec MARCOM. L’Operation Head Quarter (OHQ) européen de l’opération Atalanta, basé à Rota en Espagne, pourrait constituer un embryon intéressant à exploiter.
Le fonctionnement du « Centre des Opérations maritimes de l’UE » doit être calqué sur celui de MARCOM en termes de structure pour être interopérable. L’investissement RH nécessaire reste limité s’il est réparti sur les différentes marines des États-membres et devra être ajusté à la réalité de la montée en puissance des opérations maritimes endossées par l’UE. Le partage d’expérience d’officiers européens ayant servi au sein de l’Otan sera bénéfique pour irriguer ce nouveau C2 d’une culture interalliée opérationnelle. Si cette création d’un Centre opérationnel peut sembler complexe et exigeante, elle s’impose comme une étape indispensable pour permettre à l’UE d’assumer réellement les responsabilités que porte son ambition. Ce « passage obligatoire » est, d’ores et déjà, acté par les États-membres puisque le renforcement de la capacité de C2 de l’UE fait partie des priorités énoncées dans la Boussole stratégique. S’il semble inévitable que cette création aura, à terme, des répercussions sur nos propres organisations nationales pour assumer une charge partagée des opérations, il convient de s’y investir pleinement pour assurer leur complémentarité.
En créant un « Centre des Opérations maritimes de l’UE », sous le commandement d’un militaire, l’UE va se doter d’un outil assumant trois objectifs : conduire ses opérations maritimes, se coordonner à niveau avec l’Otan (MARCOM) et enfin être l’« incubateur maritime » d’un « centre de planification et de conduite » tel que préconisé par la Boussole stratégique. L’intérêt de débuter cette mutation de la sécurité vers la défense maritime par une telle création est que, grâce à un mimétisme assumé avec ce qui est proposé par MARCOM, l’UE peut être confiante en sa capacité de mettre en œuvre une structure cohérente et en parfaite interopérabilité avec l’Otan. Il s’agirait en réalité d’une « excroissance » européenne de MARCOM répondant aux besoins et enjeux spécifiques des Européens.
Pendant le développement de ce Centre opérationnel, les structures d’AEM, nationales et européennes, peuvent continuer à fonctionner (Frontex, organisations nationales) car elles ne sont pas concernées à ce stade par le C2 européen. En poursuivant la méthode appliquée par l’UE dans de nombreux domaines et notamment celui de la sécurité maritime, c’est en démontrant le bénéfice concret apporté par les organisations que ces dernières acquièrent leur réputation et sont pérennisées. Lorsque les marines de guerre auront prouvé le bon fonctionnement et la plus-value du « Centre des Opérations maritimes de l’UE », celui-ci pourra accueillir des moyens appartenant à d’autres administrations afin d’établir un réel « centre de l’action de l’Union en mer » réalisant ce que fait une préfecture maritime française au niveau européen dans la stricte limitation des moyens que les États voudront bien lui allouer et dans le strict respect des prérogatives nationales souveraines.
En réussissant cette double intégration militaire puis inter-administrations, l’UE peut se doter d’un réel outil opérationnel, sans exiger des États qu’ils modifient leurs organisations internes d’action de l’État en mer. Le continuum sécurité-défense ainsi créé permet de prendre en charge les menaces les plus complexes, confinant parfois à de la haute intensité, tout en assurant les missions moins exposées mais parfaitement indispensables.
Conclusion
Le cap politique a été clairement fixé par les États-membres : il faut opérationnaliser la capacité de l’UE à assumer ses responsabilités dans les domaines tant sécuritaires que de la défense. L’espace maritime, vecteur d’enjeux majeurs pour l’Europe, constitue un champ de mise en œuvre idéal au service de cette ambition politique. Les nombreuses initiatives européennes se sont, jusqu’à présent, essentiellement concentrées sur le champ sécuritaire en s’appuyant sur des organisations nationales hétérogènes dont l’efficacité est éprouvée. L’analyse de l’environnement stratégique met en évidence le durcissement net des menaces auxquelles l’Europe est, d’ores et déjà, confrontée. La sécurité maritime européenne, dans son format actuel, ne suffira pas à répondre à la violence de ces enjeux. Il convient de mettre en place une organisation permettant à l’UE d’assurer l’ensemble du spectre des missions.
Cette ambition est atteignable : en s’adossant sur l’interopérabilité de ses marines (grâce à l’Otan), la création d’un « Centre des Opérations maritimes de l’UE » peut permettre, dans un premier temps, d’exercer le C2 des opérations menées par l’UE via les marines des États-membres. Dès lors que cette structure sera opérationnelle et aura démontré sa pertinence, l’expansion de son champ de responsabilités aux missions « d’action de l’Union en mer » permettra à l’UE d’assurer la continuité de sa réponse dans les champs sécuritaires et défense sans remettre en question la souveraineté de ses membres. Cette ambition doit se développer en parfaite coordination avec l’Otan pour que ce partenariat soit en capacité de couvrir efficacement l’intégralité des menaces. La Boussole stratégique a donné un cap clair, il est de notre responsabilité de mettre en application cette ambition au bénéfice de la défense collective de l’Union. D’une sécurité maritime européenne à une réelle défense maritime européenne, la mer au service de l’ambition stratégique pour une Europe de la défense !
Éléments de bibliographie
Blue Maritime Surveillance System Med (BluemassMed), Final report, 2012 (https://www.statewatch.org/).
Commission des communautés européennes, Une politique maritime intégrée pour l’Union européenne, 10 octobre 2007 (https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2007:0575:FIN:FR:PDF).
Commission européenne et Parlement européen, « Communication conjointe sur la mise à jour de la stratégie de sûreté maritime de l’UE et de son plan d’action “Renforcement de la stratégie de sûreté maritime de l’UE pour faire face à l’évolution des menaces dans le domaine maritime” », 10 mars 2023 (https://eur-lex.europa.eu/).
Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, 24 mars 2022 (https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-7371-2022-INIT/fr/pdf).
Cour des comptes européenne, Soutien de Frontex à la gestion des frontières extérieures : pas assez efficace aujourd’hui (Rapport spécial), août 2021, 87 pages (https://www.eca.europa.eu/fr/publications?did=58564).
European Border and Coast Guard Agency (Frontex), Au-delà des frontières de l’UE, 2021, 17 pages (https://prd.frontex.europa.eu/wp-content/uploads/21.0004-beyond-eu-borders_f11_web_fr.pdf).
European Maritime Safety Agency (www.emsa.europa.eu).
Maritime Information Cooperation & Awareness Center (MICA Center), Sûreté des espaces maritimes Bilan annuel 2021 (https://www.mica-center.org/).
Otan, Otan 2022 Concept stratégique (https://www.nato.int/strategic-concept/fr/).
Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Revue nationale stratégique, 9 novembre 2022, 55 pages (https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/revue-nationale-strategique-2022).
Servière Samuel-Frédéric, « Frontex, à réformer d’urgence », Fondation iFRAP, 14 juin 2021 (https://www.ifrap.org/europe-et-international/frontex-reformer-durgence).
Tertrais Bruno, « Retour vers le futur ? L’Otan après Madrid », Institut Montaigne, 1er juillet 2022 (https://www.institutmontaigne.org/expressions/retour-vers-le-futur-lotan-apres-madrid).
(1) Déclaration d’Emmanuel Macron à l’hebdomadaire The Economist, 6 novembre 2019.
(2) Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, 24 mars 2022 (https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-7371-2022-INIT/fr/pdf).
(3) Tertrais Bruno, « Retour vers le futur ? L’Otan après Madrid », Institut Montaigne, 1er juillet 2022 (https://www.institutmontaigne.org/expressions/retour-vers-le-futur-lotan-apres-madrid).
(4) Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Revue nationale stratégique, 9 novembre 2022, paragraphe 40 (https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/revue-nationale-strategique-2022).
(5) Ibidem, § 64.
(6) Ibid., § 147.
(7) Conseil de l’UE, op. cit.
(8) Ibidem.
(9) Otan, Otan 2022 Concept stratégique (https://www.nato.int/strategic-concept/fr/).
(10) Conseil de l’UE, op. cit.
(11) Ibid.
(12) Ibid.
(13) Ibid.
(14) Adoptés lors du Sommet de Washington (1999), les accords « Berlin plus » régissent la mise à disposition de l’UE des moyens et des capacités de l’Otan pour des opérations où l’Alliance n’est pas engagée en tant que telle.
(15) Parlement européen, « Le Parlement demande le gel d’une partie du budget de Frontex jusqu’à ce que des améliorations clés soient apportées », 21 octobre 2021 (https://www.europarl.europa.eu/).
(16) Cour des comptes européenne, Soutien de Frontex à la gestion des frontières extérieures : pas assez efficace aujourd’hui (Rapport spécial), août 2021, 87 pages (https://www.eca.europa.eu/fr/publications?did=58564).
(17) Conseil de l’UE, op. cit.
(18) Commission européenne et Parement européen, « Communication conjointe sur la mise à jour de la stratégie de sûreté maritime de l’UE et de son plan d’action “Renforcement de la stratégie de sûreté maritime de l’UE pour faire face à l’évolution des menaces dans le domaine maritime” », 10 mars 2023 (https://eur-lex.europa.eu/).
(19) Otan, Concept stratégique, op. cit.
(20) Ibid.
(21) Conseil de l’UE, op. cit.
(22) Conseil de l’UE, op. cit.