Allocution d'ouverture du chef d'état-major des Armées
C’est un grand honneur que de m’exprimer devant vous sur ce thème brûlant d’actualité du retour de la guerre. En quelque sorte, cet événement est déjà du passé aussi, il me semble important de l’analyser en cherchant à regarder résolument vers l’avant.
En introduction, je ferai deux constats structurants et malheureusement factuels. Le premier : le 24 février 2022, jour de l’attaque de l’Ukraine par la Russie, constitue un point de bascule, une forme de changement de monde. Il faut faire attention aux mots que l’on emploie. En l’occurrence, je pense que le monde a véritablement changé, même s’il n’a pas encore retrouvé totalement sa stabilité et que des mutations sont encore en train de s’opérer.
Le second constat est que ce changement du monde n’est pas totalement une surprise. Des prémices – beaucoup les ont perçues – montraient que le monde pouvait changer. À défaut d’être totalement surpris, il faut néanmoins prendre acte qu’il y a une véritable accélération. Après avoir vu les choses arriver, nous ne pouvons pas simplement rester à regarder ce qui se passe. Il faut résolument rester accroché et se mettre au rythme de cette accélération.
Réfléchir aux conséquences du retour de la guerre et aux postures à adapter est donc plus que jamais indispensable. Cela donne beaucoup de sens à ce séminaire.
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Face aux évolutions de l’environnement stratégique, il est nécessaire que nous cherchions résolument à en être des acteurs. Pourquoi ? D’abord parce que l’évolution du monde nous force à avoir une vision plus stratégique. Nous n’en étions pas totalement dénués auparavant, mais je pense que c’était moins indispensable. Aujourd’hui, si nous ne sommes pas capables d’avoir une vraie vision et une grille de compréhension de niveau stratégique, nous allons nous faire dépasser.
Dans cet esprit, j’observe trois tendances qui caractérisent la dégradation du contexte international durant la dernière décennie et que la guerre en Ukraine illustre bien.
La première tendance est le retour du rapport de force comme mode de règlement des conflits. Pendant la dernière décennie, les pays se sont réarmés. Aujourd’hui, ils ont la volonté d’employer la force, de manière désinhibée et en dehors de tout cadre, si nécessaire. La guerre en Ukraine le démontre aisément. La deuxième tendance, qui concerne essentiellement les pays occidentaux et la France en particulier, est la fin du confort opérationnel et la contestation d’une certaine forme de notre supériorité militaire. Dire que les guerres que nous avons livrées contre le terrorisme militarisé durant les vingt dernières années étaient faciles serait faire injure à nos soldats. Toutefois, tout est toujours relatif. Il faut être conscient que nous avons pu bénéficier d’une certaine supériorité et d’un confort pour mener nos opérations. Par exemple, au niveau tactique, le ciel nous était acquis et nous pouvions évacuer des blessés. La météo pouvait nous contraindre, mais pas l’ennemi. Nos lignes de communications maritimes pour le ravitaillement n’étaient pas vulnérables non plus. Vous pouvez constater que c’est totalement différent en Ukraine. Tout est contesté, y compris les axes d’approvisionnement dans la profondeur, presque depuis les ports de départ. De plus, au niveau stratégique, de grands compétiteurs sont présents sur tous les théâtres (en Afrique, au Levant), de manière extrêmement agressive.
Ce que je constate, ce n’est pas que nous avons connu vingt années faciles, mais vingt années où nous pouvions choisir les guerres que nous voulions mener. On pouvait même décider de l’intensité avec laquelle on voulait s’engager. Quand on souhaitait partir, on partait. Il y avait un coût diplomatique, un coût politique, mais l’adversaire ne pouvait pas nous en empêcher. C’est la fin de ces guerres choisies. Nous sommes dorénavant confrontés à des guerres imposées. L’Ukraine ne voulait pas la guerre, l’Ukraine doit faire la guerre. Cela change radicalement la manière dont nous devons nous préparer.
La troisième tendance réside dans le changement d’échelle de la conflictualité et ce, dans deux dimensions. D’abord, on constate une extension de la conflictualité qui se déploie dans les milieux traditionnels (terre, air, mer) et dorénavant dans de nouveaux domaines : espace exo-atmosphérique, grands fonds marins, cyberespace, champ informationnel… Tout ceci est complètement imbriqué. Ensuite, on assiste à un changement d’échelle dans l’augmentation de l’intensité des engagements, perceptible dans le volume des effectifs engagés. Au Sahel, on opérait au niveau du sous-groupement tactique interarmes, soit 150 hommes, parfois jusqu’au niveau du groupement tactique interarmes, ce qui représente 500 à 800 militaires. En Ukraine, plusieurs centaines de milliers d’hommes sont engagées de part et d’autre.
Il ne s’agit pas seulement d’un changement d’échelle où l’on multiplie le nombre d’hommes. Le niveau des forces qui sont engagées est également d’une autre nature : de petits pions tactiques, on est passé à des brigades, des divisions, des corps d’armée. Ce changement dans les structures nécessite des savoir-faire et des capacités différentes, qui demandent une préparation et un entraînement spécifiques. C’est certainement un des problèmes auxquels est confrontée l’armée russe : une difficulté à mener des opérations d’envergure avec de grandes unités.
Ce changement d’échelle dans les structures est également perceptible dans les autres milieux physiques. Sur mer, nos bâtiments naviguent et surveillent les océans souvent seuls. Or, il faut être capable de manœuvrer en task group avec, par exemple, un porte-avions, des sous-marins, des frégates de protection pour créer une bulle de plusieurs centaines de milles tout autour. Dans les airs, nos Rafale patrouillent par deux. Dans les opérations d’envergure, il faut maîtriser les Composite Air Operations (COMAO) à plusieurs dizaines d’appareils.
En résumé, l’évolution de l’environnement stratégique se caractérise par le renouveau de la puissance avec des interactions qui sont davantage de portée stratégique.
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Quelles en sont les conséquences ? À mon sens, le point le plus important est qu’il faut prendre conscience que notre liberté d’action, pas seulement dans le domaine militaire mais de manière globale, est de plus en plus contestée et ceci à trois niveaux.
Sur le plan opérationnel, je viens de l’évoquer, l’agressivité de nos compétiteurs réduit notre confort opérationnel, et donc notre liberté d’action.
Sur le plan économique ensuite, bien évidemment, tout n’est pas du fait de la guerre. Les tendances étaient déjà plutôt défavorables. Elles sont aujourd’hui critiques. Cela va nous donner moins de liberté d’action dans le développement capacitaire, dans la mise sur pied de notre outil de défense ou dans l’entraînement. C’est encore une réduction de notre liberté d’action.
Enfin, le troisième domaine touche aux alliances. Ne vous méprenez pas sur ce que je vais dire. Aujourd’hui, on a plus vraiment le choix : que ce soit pour développer des équipements, que ce soit pour s’engager en opération, il faut évidemment chercher à travailler en alliance et avec des partenaires. Il faut donc s’organiser pour être capable d’accueillir ou d’intégrer une coalition. Pour autant mécaniquement si on n’y prend pas garde, travailler en alliance, travailler en partenariat, est toujours une perte de liberté d’action. Comme il est indispensable de travailler ainsi, il faut mettre en place des mécanismes pour préserver notre liberté d’action et celle de nos partenaires, sinon les effets positifs peuvent totalement s’annuler.
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La liberté d’action est un des principes cardinaux de la guerre. Le maréchal Foch l’a formalisé au XXe siècle, mais Thucydide avait aussi montré depuis longtemps son importance. Se voir contester sa liberté d’action n’est donc pas satisfaisant. Il faut lutter pour la retrouver ou au moins, chercher à atténuer cette perte. Dans ce domaine, l’anticipation n’est pas le seul remède, mais elle vraiment indispensable.
En essayant de traiter le problème en amont pour ne pas se retrouver confronté à la guerre, anticiper est un élément essentiel de l’ambition de « gagner la guerre avant la guerre » (1).
De manière plus générale, pour anticiper, il faut connaître ses compétiteurs et ses adversaires pour déceler les actions sous le seuil, caractéristiques des stratégies hybrides et pouvoir identifier les points de bascule avant l’affrontement.
Souvent, a posteriori, quand on analyse l’enchaînement des événements, on comprend que tous les signaux étaient plus ou moins subtilement présents, parfois même seulement dans l’exploitation des sources ouvertes, qui sont des mines de renseignement exceptionnelles. Cela veut donc dire que c’est un vrai défi d’être capable d’interpréter les indices. C’est un vrai défi également d’être capable de porter des conclusions à l’échelon supérieur, de convaincre que quelque chose va se passer et qu’il ne faut pas seulement attendre de le voir arriver, mais agir avant. Ces décisions nécessitent un vrai courage.
Les mesures d’anticipation sont valables sur le plan militaire, mais aussi en interministériel, parce que la menace n’est plus seulement dans les milieux traditionnels, où les armées ont un rôle premier, mais aussi dans le cyber ou encore dans les champs informationnels. Ainsi en est-il de l’attaque informatique de l’hôpital de Corbeil-Essonnes (2). C’est probablement davantage mafieux qu’étatique, mais c’est un bon exemple d’une agression qui pourrait être une attaque contre notre pays.
Regarder le monde qui passe, même si on le comprend, ce n’est pas anticiper. Il faut en être acteur. Il faut être capable de transformer les analyses en action : il faut agir. Il faut signifier notre détermination en combinant les actions dans le champ cinétique et les actions dans les champs immatériels. Il faut mettre en œuvre des solidarités stratégiques avec les pays qui partagent notre compréhension.
Surtout, il faut être capable de prendre des risques. Si aujourd’hui on s’interdit de prendre des risques et on ne cherche pas à être audacieux, cela ne permet probablement pas d’avoir une vraie approche stratégique. Dans notre société, on s’organise en permanence pour ne pas prendre de risques et pour que nos subordonnés n’en prennent pas non plus. Il faut parvenir à changer cet état d’esprit, c’est capital.
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Dans vos débats, je pense qu’il faudra bien considérer que le 24 février 2022 constitue un point de bascule. Je constate que, moi compris, nous ne l’avons pas encore complètement intégré. Certaines choses sont analysées comme si le 24 février n’avait pas encore eu lieu, ou encore dans certaines occasions, nous ne sommes pas capables de lire les conséquences du 24 février. Il ne faut pas considérer que tout ce que nous faisions avant était faux, mais il faut réinterroger systématiquement nos choix antérieurs, nos modes d’action, nos organisations pour vérifier que leur pertinence et leur logique demeurent.
Les armées sont bien évidemment concernées au premier chef. Nous avons l’habitude de nous réformer, de nous adapter. Aujourd’hui, c’est indispensable. Il faut le faire en prenant la mesure des changements de notre environnement et du fait qu’une guerre se déroule sous nos yeux. C’est pourquoi nous avons lancé des réflexions profondes sur la modification et la transformation de notre système de combat. ♦
(1) Burkhard Thierry, Vision stratégique du chef d’état-major des Armées, octobre 2021 (www.defense.gouv.fr/).
(2) Reynaud Florian et Adam Louis, « Cyberattaque contre l’hôpital de Corbeil-Essonnes : ce que l’on sait sur les données diffusées », Le Monde, 26 septembre 2022 (www.lemonde.fr/).