Connaître – Anticiper – Informer
Elyamine Settoul
Cette table ronde porte sur un champ de questionnements très large. Comment anticipe-t-on les conflits ? À quelle discipline académique cela se réfère-t-il ?
Nous tenterons au fil de ces présentations de saisir comment travailler sur des conflits qui se caractérisent par de multiples déclinaisons et de constantes mutations. Nous pensons aux notions de guerre contre le terrorisme, conflits asymétriques, interétatiques, hybrides, de haute intensité ou de longue intensité… Autant de concepts qui participent à la complexité de la lisibilité du contexte international.
Ceci nous amène également à une réflexion sur le format adéquat des armées. L’actualité interroge nos modes de fonctionnement et la pertinence d’une remassification des armées en termes de ressources humaines, notamment dans la perspective d’interventions militaires sur de grands espaces. La thématique des technologies est également stratégique. Nous tenterons de cerner comment l’Agence de l’innovation de Défense (AID) participe de cette irrigation technologique, en créant des passerelles privilégiées avec le milieu civil destinées à stimuler la créativité au sein de l’espace militaire. Est-ce une stratégie pour aider à la réflexion et à développer une approche « out of the box » ?
Le débat implique également de prendre en considération l’adversaire ou les adversaires. Le contexte international s’est incontestablement dégradé, les relations avec certains alliés traditionnels se sont détériorées, tandis que d’autres puissances s’affirment de manière de plus en plus agressive sur la scène internationale – pensons à la Chine. L’usage de la force est de plus en plus assumé. En filigrane de ce champ de questionnement se pose la question des ressources et des moyens financiers. Un pays comme la France a-t-il les moyens d’anticiper seul tous ces risques ? Les coopérations supranationales n’en sont-elles pas devenues encore plus impératives ?
Enfin l’information est devenue de plus en plus stratégique et de plus en plus clivante. La démocratisation des technologies permet à tous de s’improviser analyste géopolitique et de diffuser ses idées massivement dans les réseaux sociaux. Comment les acteurs de l’information et plus particulièrement les milieux journalistiques composent avec cette nouvelle donne ? Quels sont les éléments de continuité et de rupture perçus par les professionnels ?
Arnaud Cazalaa
Connaître anticiper informer. Pour moi ça sera plutôt le triptyque suivant : connaître, anticiper, renseigner. Nous pourrons évoquer la différence entre l’information et le renseignement. Si on se réfère au Livre blanc (1) de 2013, il est mentionné une fonction connaissance-anticipation dont la définition est clairement liée à la capacité d’appréciation de situation autonome. Elle est la condition des décisions libres et souveraines. Ceci a été rappelé par le Professeur Alain Bauer ; la souveraineté est importante sur ce point-là et sous-tend également cette fonction connaissance-anticipation.
L’anticipation stratégique éclaire l’action. On comprend bien que si on n’a pas ce temps d’avance pour comprendre ce qui se passe et pouvoir agir, on prend déjà un temps de retard. Mais si on anticipe, on se place en position de pouvoir gagner la guerre avant la guerre, ou pour le moins d’agir sur la conflictualité en la mettant plus à notre portée, dans un séquencement qui nous convient davantage. Le renseignement, finalement, est primordial dans la connaissance et l’anticipation en termes de défense, mais également en termes de sécurité nationale. Qu’est-ce que permet le renseignement, in fine ? L’aptitude à connaitre, à comprendre, à caractériser et enfin, à prévoir.
La direction du renseignement militaire à laquelle j’appartiens se concentre sur ce qu’on appelle le RIM : le renseignement d’intérêt militaire. Globalement, c’est la partie des menaces qui intéressent directement les armées françaises. On voit aujourd’hui que ces menaces ne sont pas uniquement centrées sur les forces armées de nos adversaires potentiels ; nous nous intéressons également au contre-terrorisme, à l’hybridité et aux menaces transverses, à la guerre informationnelle qui aujourd’hui touchent le segment militaire de plein fouet.
Le champ du renseignement militaire s’élargit et se partage entre la gestion des services de renseignement des premiers et seconds cercles, de manière à pouvoir combler tout le spectre. Le général de Gaulle écrivait dans Le Fil de l’épée qu’il y avait deux écoles du renseignement : celle des possibilités. Qu’est-ce que l’ennemi peut faire ? Et celle des intentions. Qu’est-ce que l’ennemi souhaite faire ?
La DRM, comme les autres services de renseignement, travaille sur ces deux approches de manière interactive. Sur les possibilités, on voit bien qu’on est plutôt sur un spectre des capacités : les caractéristiques des armements et des équipements, notamment leur effet et leur portée, la mobilité dans les différents milieux, le nombre de divisions alignées, le type de manœuvre qui peut être envisagée, etc. En revanche l’école des intentions est plus complexe, car elle touche au niveau politique, un domaine plus difficile à approcher et qui rentre davantage dans le cœur de compétence d’autres services avec lesquels nous partageons les analyses. La conjonction de ces deux modes d’action permet d’avoir des faisceaux de convergence sur les possibilités et les intentions. L’imbrication des menaces et des milieux constitue un changement contemporain dans la manière de faire du renseignement, même si les menaces liées à la guerre hybride ont toujours existé. Les Chinois ont beaucoup écrit là-dessus depuis très longtemps.
Toutefois, on fait face aujourd’hui à des organisations ou des États qui agissent sur un champ beaucoup plus large d’opération. On parle de contreterrorisme, d’hybridité, de haute intensité, d’influence, de manipulation, de guerre informationnelle. Plusieurs concepts s’entremêlent simultanément.
Si l’on veut pouvoir agir, il faut comprendre et pour pouvoir comprendre il faut connaître. Enfin, pour connaître il faut être renseigné. Le renseignement s’étend sur le court terme, qui est celui de l’action. Il s’étend également sur le moyen terme, qui est celui de la décision après avoir recoupé les événements, c’est le temps moyen de l’attribution. Il s’étend aussi, bien entendu, sur le long terme de l’anticipation. Savoir qui a fait telle ou telle action à tel moment avec certitude n’est pas toujours possible immédiatement. Le recoupement d’informations pour en faire du renseignement constitue précisément la force d’un service de renseignement. La démarche d’anticipation s’appuie quant à elle sur une manœuvre de capteurs qui permettra de lever quelques hypothèses, donc d’affiner progressivement dans le temps la prévision initiale, afin de pouvoir y faire face. L’anticipation concerne, pour le renseignement, celle des menaces, dans un continuum avec la prospective. A moyen terme, l’anticipation permet de déterminer une stratégie déclinée en planification, pour enfin conduire différentes opérations sur les différentes lignes. Ces dernières peuvent être militaires, mais pas seulement, parce que la stratégie est aussi interministérielle face aux plus grosses menaces.
Après avoir évoqué la notion d’anticipation appliquée au renseignement, il est nécessaire de se pencher sur la notion de connaissance appliquée à la compréhension. Connaître pour comprendre. Il existe plusieurs approches qui permettent de cerner les multiples formes de conflictualité contemporaines.
La méthode que j’applique vient d’une définition de la géopolitique que je trouve assez intéressante comme angle d’approche : la géopolitique en tant qu’étude des centres de puissance de l’adversaire. Ces centres de puissance sont divers et variés, économiques, militaires et dans beaucoup d’autres domaines. Une fois identifiés, on peut les comparer aux nôtres et définir une stratégie, qui n’est ni plus ni moins que la confrontation de ces centres de puissance. C’est sur une approche de ce type que nous essayons de fonder notre anticipation, pour essayer de comprendre comment ces centres de puissance et les menaces qu’ils projettent s’articulent et comment ils interagissent ; afin de voir comment nous pourrions y opposer une stratégie avec nos propres moyens, à partir de ce qui existe déjà dans nos forces et de ce qui n’existe peut-être pas encore, ou ce qui n’est pas encore suffisamment développé pour pouvoir s’opposer à de nouveaux modes d’action.
Il est vrai qu’en France notre tendance est de faire la guerre dans la lumière et que nous sommes confrontés à des États ou organisations qui, aujourd’hui, font la guerre sous le seuil de la visibilité et de la légalité. La zone d’interface est communément appelée « zone grise » et il est encore possible d’y agir. S’opposer à des modes d’actions illégaux avec des modes d’actions légaux est aussi un défi. Cela nécessite de l’imagination et des combinaisons d’action novatrices pour pouvoir obtenir des effets en maintenant notre légitimité internationale.
Ce nouveau contexte qui a été décrit a donné lieu à une transformation profonde de la direction du renseignement militaire depuis maintenant trois ans. Elle s’est faite sur le plan organisationnel c’est-à-dire que nous nous sommes mis en configuration de mieux comprendre les nouveaux types de conflictualité, de mieux comprendre les modes d’actions et de mieux anticiper les menaces en plaçant des capteurs en mesure de déterminer progressivement à la fin, ce qui sera le plus probable.
La seconde partie de la transformation est liée à la révolution numérique que nous vivons. Le renseignement repose aujourd’hui sur des moyens techniques colossaux, et ce pour n’importe quel service de renseignement. Nous sommes aujourd’hui confrontés au défi de la donnée de masse. Il nous faut, demain, être capables de récupérer les bonnes données, qui nous permettront de faire les bons choix et d’amener le bon renseignement, dans le volume de données incroyables qui arrive aujourd’hui – et qui augmente de manière exponentielle, année après année. Ce défi est colossal et nécessite l’appui de l’intelligence artificielle (IA), pour pouvoir croiser entre elles de très nombreuses données hétérogènes. Cela repose sur la mise en place d’outils et de systèmes d’information performants… Qui nécessitent par ailleurs aux aussi d’être anticipés…
Les enjeux actuels, en conclusion de mon propos, sont donc les suivants :
• Voir loin dans le temps de la profondeur stratégique.
• Voir dans le brouillard de la guerre.
• S’adapter aux zones grises et à l’hybridité, à la guerre économique.
• Voir dans le chaos.
• Discerner les jeux de puissance.
• Voir en champ large dans les domaines de lutte émergents : Espace, cyberespace, et espace cognitif.
• Voir dans la transformation numérique et parvenir à discerner les informations et le renseignement dans un flux de données incessant.
• Conserver une vision qui garantisse l’autonomie stratégique.
Patrick Aufort
Je suis très heureux de prendre la parole dans cette instance. J’aborderai le sujet « Connaître, anticiper, informer » dans le contexte du retour de la guerre sous l’angle suivant : Quel rôle pour l’innovation et quel rôle pour l’agence de l’innovation de défense ?
Pour répondre, je poserai d’abord quelques fondamentaux. L’AID a été créée en 2018, avec pour principe fondateur que l’innovation est une nécessité pour permettre à nos forces armées de conserver leur supériorité opérationnelle. Le général Cazalaa a cité le Livre blanc de 2013. Je vais remonter un peu moins loin dans le temps, et vais citer la Revue stratégique de Défense et de Sécurité nationale (2) de 2017, qui stipulait que les objectifs de la politique de défense et de sécurité ne pourraient être atteints que s’ils s’accompagnaient d’une politique globale de soutien à l’innovation qui permettrait de gagner en réactivité pour capter et pour intégrer les technologies de rupture et les technologies issues du monde civil dans nos équipements.
Je voudrais insister sur un premier point : le contexte du retour de la guerre que l’on connaît, que l’on vit et qui est le thème d’aujourd’hui, ne changera rien sur cette nécessité de bâtir sur l’innovation pour conserver la supériorité opérationnelle, bien au contraire. Je suis bien conscient que la guerre en Ukraine présente une situation de haute intensité. Le volume de missiles, de munitions et d’obus utilisés représente un volume que nous n’avons pas connu depuis deux décennies. Néanmoins, si l’on s’intéresse plus précisément à ce qui se passe sur ce théâtre tous les jours, on comprend que l’innovation est présente quotidiennement. Nous voyons la médiatisation de l’usage des drones. Je ne parle pas que des drones turcs TB2, je parle des drones modifiés, y compris par des geeks locaux, pour des utilisations diverses et variées de renseignement, de munition, grâce à un drone kamikaze, de communication, avec des applications développées sur smartphone pour sécuriser les communications… Il en est de même pour les satellites civils, parfois utilisés pour les communications ou le renseignement. Nous faisons aussi face à du détournement d’usage : détournement des réseaux de vidéosurveillance des villes dans une optique de renseignement. Il existe aussi des évolutions dans les pratiques et les méthodes pour introduire de l’innovation très rapidement sur les théâtres d’opérations. L’innovation est véritablement présente tous les jours sur le terrain. Il ne faut donc pas opposer l’innovation et la rusticité : ce qui se passe sur le théâtre démontre aussi l’importance des valeurs de l’innovation. Le général Burkhard a évoqué la nécessité d’« oser prendre des risques ». C’est une des valeurs d’élévation. « Faire autrement » fait aussi partie de ce que l’on constate sur le terrain.
Je dresse une boucle courte de l’innovation, entre innovation d’usage et détournement d’usage, mais cette relation est vraie. Ce qui se passe sur le théâtre nous apprend en effet que nous devons craindre aujourd’hui des choses que l’on envisageait sur des temps beaucoup plus longs. Ce qu’on appelle les technologies émergentes, les technologies de rupture, sont en fait déjà déployées sur le terrain. Nous pouvons penser à l’usage des missiles hyper-véloces : l’Ukraine a montré, après de premiers indices côtés chinois et américain, que les calendriers s’accélèrent y compris sur ces technologies que l’on attendait à des échéances beaucoup plus lointaines. Mon message est qu’il faut poursuivre, et même amplifier, l’effort sur l’innovation. Certes, nous sommes dans la haute intensité. Certes, il faut faire des stocks ; mais il ne faut pas opposer ces deux moyens d’intervention : il faut continuer à préparer l’avenir. Sinon, nos successeurs nous le reprocherons. Cette action que l’on doit poursuivre et amplifier se fait dans un environnement d’une extrême complexité. Sans paraphraser le chef d’état-major des Armées, celui-ci a bien évoqué de nouveaux espaces de conflictualité comme le cyberespace et l’Espace, qui est une vraie zone de conflictualité. On en a tous pris conscience il y a deux ou trois ans, et la ministre Florence Parly a été la première à en parler, lorsque le satellite russe Luch Olymp est venu à proximité de notre satellite Athena-Fidus. Énormément de choses ont lieu dans l’Espace, parfois de l’Espace vers la Terre, ou de la Terre vers l’Espace. Il s’agit d’un espace de conflictualité au même titre que les fonds marins. On peut évoquer les exemples de bâtiments russes à proximité de certains de nos câbles de transmission. Ces grands câbles sont indispensables à 95 % des échanges mondiaux. En plus de ces nouveaux espaces de conflictualité, on peut aussi évoquer les nouveaux champs de conflictualité que sont la lutte informationnelle, la guerre cognitive, la maîtrise du spectre électromagnétique… Nous faisons donc face à beaucoup de choses dans les champs immatériels, créant un spectre très large. On parle aujourd’hui de la haute intensité, mais il faut couvrir l’ensemble du spectre, de l’asymétrie à la haute intensité. Bien sûr, il convient de prendre en compte le retour des États puissants et le changement de triptyque de paix, crise et guerre, vers compétition, contestation et affrontement. L’état de paix n’existe plus, et c’est dans ce contexte d’extrême complexité que nous devons développer nos actions dans le domaine de l’innovation.
Je pourrais ajouter des éléments de complexité mais je les ai distingués de ceux que je viens de citer, parce qu’ils représentent, selon moi, les opportunités auxquelles il faut savoir s’adapter, dont il faut aussi savoir tirer profit. Je pense notamment au changement de paradigme dans le domaine budgétaire, sur la recherche et développement (R&D). Les volumes de R&D du domaine civil sont devenus colossaux. Le budget de R&D d’entreprises telles que Huawei (Chine) ou Alphabet (propriétaire de Google, États-Unis) est disponible sur Internet : il dépasse les 20 milliards de dollars par an. Il faut absolument qu’on sache tirer profit de ce qui se développe dans le secteur civil.
En ce qui concerne les acteurs, il y en a beaucoup qui émergent. Sans vouloir lancer le mot start-up à la volée, nous devons nous intéresser au domaine du New Space, par exemple. On y trouve quelques acteurs classiques traditionnels, mais dans le domaine de l’Internet of Things (IoT), dans celui de la propulsion, même dans celui des lanceurs, on trouve un foisonnement d’acteurs privés émergents.
Ce qui est vrai pour le New Space l’est aussi dans la filière des drones, et le sera sûrement bientôt dans le nucléaire. Je pense que nous aurons un New Nuclear prochainement, avec les Petits réacteurs modulaires (PRM, en anglais Small Modular Reactor – SMR). Il faut absolument que l’on sache travailler avec ces types d’acteurs. C’est en cela que ces éléments de complexité sont des opportunités : travailler avec ces acteurs qui foisonnent d’idées, aller chercher des idées dans des domaines où les budgets de R&D ont dépassé les budgets militaires, est des opportunités. Encore faut-il savoir le faire.
Nous sommes donc confrontés à ce défi de préparation de nos forces dans un environnement de complexité, et jusqu’à la haute intensité. Pour y arriver, il faut avoir un coup d’avance, il faut savoir anticiper les menaces et les grandes technologies, et il faut être capable de détecter et d’intégrer des solutions innovantes qui viennent du monde civil. C’est ce que l’on s’attache à faire à l’AID. Je vais vous décrire comment on travaille sur trois grands domaines.
D’abord sur les grands enjeux technologiques. Il s’agit d’identifier les technologies que l’on estime devoir anticiper et faire mûrir. Il y a là un travail de veille et d’échange, il y a des projets à conduire avec le monde de la recherche, avec les laboratoires, pour prendre des risques et voir ce qui peut émerger. Ce travail et nos axes d’efforts sont synthétisés et actualisés tous les ans. Ils sont résumés dans un document qu’on appelle le Droid (Document de référence de l’orientation de l’innovation de défense) (3). Aujourd’hui, nous avons une dizaine d’axes majeurs : l’IA, le quantique, le cyber, la lutte anti-drone, les armes à énergie dirigée, l’Espace, l’hyper-vélocité, l’énergie, les fonds marins, le nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC), et la guerre cognitive.
Il ne s’agit pas d’une situation figée : il faut anticiper, et être en permanence en veille. Il y a peut-être des sujets sur lesquels on fermera des portes, d’autres qui s’imposeront.
Comment travaille-t-on sur ce que l’on a identifié aujourd’hui ? On ne va pas adopter la même stratégie de développement selon le secteur. Prenons l’exemple du quantique : ce secteur est extrêmement dual. On a en plus la chance de bénéficier d’un effort national sur les technologies quantiques, avec une stratégie nationale d’accélération dans le cas du programme « France 2030 ». Dans ce cas-là, la défense va se focaliser sur les secteurs où il ne se passerait rien, ou du moins où les travaux ne seraient pas orientés vers des sujets d’intérêt défense si nous n’intervenions pas. Nous allons plutôt aller investir sur les capteurs quantiques, sur les communications, sur la crypto post-quantique, plutôt que sur l’ordinateur quantique qui, quoi qu’il arrive, sera développé pour des usages duaux. En termes d’acteurs, on recense beaucoup d’acteurs émergents dans le quantique, et beaucoup de travail à bas niveau de maturité technologique (Technology Readiness Level – TRL), plutôt avec des laboratoires de recherche.
A contrario, sur l’hyper-vélocité, nous sommes tout à fait conscients qu’il ne se passera rien si la défense ne s’en empare pas. La démarche d’intervention est donc complètement différente, nous serons seuls à investir, et les acteurs seront différenciés : beaucoup moins d’acteurs émergents mais davantage de recherche technologique et de grands groupes de défense. La lutte anti-drones constitue un troisième exemple illustrant que les modes d’intervention sont nécessairement différents et démontrant que nous devons être capables de maîtriser ces types d’intervention. Il s’agit d’un secteur où la menace évolue très rapidement. Pour résumer, un système de lutte anti-drones est un ensemble de capteurs, de détecteurs, auquel s’ajoutent un système de commande et de contrôle et des effecteurs pour l’action. La stratégie, face à une menace en permanente évolution, est d’être capable d’intégrer de nouveaux détecteurs, de nouveaux effecteurs, pour s’adapter en boucle courte à cette évolution de la menace avec un Command & Control (C2) plutôt stable. On va plutôt travailler avec des acteurs qui amènent des solutions émergentes, des solutions innovantes, pour les intégrer en boucle courte. C’est donc encore un autre mode d’intervention.
Finalement, mon message pour être capable de préparer et d’anticiper ces grands enjeux technologiques, est qu’il nous faut, tout d’abord, disposer d’un éventail le plus complet possible de moyens de soutien des innovations (subventions, marchés publics, investissements). Ensuite, nous devons être capables de travailler avec des acteurs hors défense pour tirer le bénéfice maximum de la dualité, afin de répondre correctement aux opportunités sur des dispositifs, y compris extranationaux comme le programme Horizon Europe (4), par exemple. Enfin, il faut savoir travailler avec tous les acteurs, qu’ils proviennent du monde de la recherche (universités, écoles, laboratoires) ou qu’ils soient des acteurs émergents (start-up, TPE, PME). Cela sans oublier les acteurs de la Base industrielle et technologique de défense (BITD) – PME, ETI, grands groupes – qui sauront ensuite intégrer ces innovations dans nos systèmes.
Après un bref paysage de la préparation des technologies futures, j’aborderai la partie innovation avec le monde civil, détection et captation d’innovation issues de ce monde. Ici, le défi est surtout de mettre en place une démarche, une organisation, pour être capable de le faire efficacement. On a aujourd’hui largement dépassé la barre des 10 000 startup en France, et il est bien évident que le ministère des Armées et l’AID ne peuvent pas veiller plus de 10 000 start-up. Nous focalisons notre action : le principe est d’identifier les domaines prioritaires où nous avons besoin de solutions, ce que nous faisons, là aussi, selon un cycle d’actualisation. En rencontrant les États-majors et les directions des services du ministère, nous comprenons quels domaines de recherche sont prioritaires. Nous en avons établi neuf, également cités dans le Droid. Nous y retrouvons, entre autres, la santé, l’humain augmenté, l’énergie, la flotte de véhicules autonomes… Une fois ces thématiques identifiées, nous procédons de deux manières, que nous appelons la « chasse » et la « pêche ». D’un côté, la pêche : l’on communique sur les domaines prioritaires via des documents ou des événements. L’on s’appuie également sur un réseau, appelé réseau de l’innovation de défense, regroupant les laboratoires des armées, les pôles d’innovation technique de la Direction générale pour l’armement (DGA), les pôles de compétitivité en région et les régions. Communiquer pour dire ce que l’on cherche, pour expliquer comment l’on peut soutenir, pour ensuite capter ces projets. De l’autre côté, la chasse : nous allons directement chercher des entreprises grâce aux salons et rencontres en direct. Enfin, dernier principe, nous avons mis en action un guichet unique. Il s’agit d’un portail d’entrée. Si vous pensez disposer d’une solution, d’une idée, d’un sujet qui peut intéresser la défense : vous le déposez au guichet unique, et nous allons l’instruire. Cela permet de capter un certain nombre de projets, notamment en dehors des neuf thématiques principales d’intérêts, et donc de ne pas rater un projet essentiel. Pour que cela réussisse, il faut à la fois une maturité technologique de la solution, une maturité de l’utilisateur (si nous ne sommes pas prêts à l’utiliser, ça ne marchera jamais) et une maturité de marché. Très souvent, le marché défense est insuffisant pour tout irriguer. Notre but, pour atteindre l’objectif de supériorité opérationnelle, n’est pas de faire des prototypes et des expérimentations. Le but est bien de déployer, de passer à l’échelle et que cela finisse dans les mains des utilisateurs.
Le dernier point que je voudrais aborder après les technologies de rupture et de l’innovation issue du monde civil concerne la menace. Là aussi, l’innovation et l’AID ont un rôle à jouer sur l’anticipation de la menace. Pour l’illustrer, intéressons-nous à deux exemples et à deux domaines d’intervention.
Le premier : nous devons savoir exploiter le cycle de vie, la courbe de maturité des technologies émergentes, de manière à évaluer les opportunités d’utilisation et de détournement éventuel. Pour l’illustrer, je ferai référence au Gartner Hype Cycle (5), la courbe de maturité des technologies. Une technologie qui commence à émerger suscite énormément d’intérêt, créant un pic d’intérêt lors duquel toutes les utilisations potentielles sont envisagées, en pensant à tout ce que cette technologie changera au quotidien. Vient ensuite la courbe de désillusion : on redescend très bas à cause des premiers échecs d’expérimentation. Ce n’est pas suffisamment mature et ça n’apporte pas vraiment ce qui était attendu. Tout doucement, certains usages fonctionnent, on remonte et on arrive au plateau de productivité, ce qu’on appelle l’utilisation stabilisée. Notre identification des utilisations potentielles, et des menaces de détournement potentiel, doit être réalisée dès le pic, nous ne pouvons pas attendre la phase de stabilisation. Nous perdrions la guerre avant la guerre. L’usage des drones est un très bon exemple : il fallait anticiper il y a quelques années tous les détournements d’usage des drones pour disposer de système de lutte anti-drone aujourd’hui.
Quant à la deuxième illustration de l’anticipation de la menace, elle concerne l’importance de la prospective technologique. Celle-ci se fait en complément des autres dispositifs du ministère, bien sûr, mais l’AID est plutôt attendue sur la prospective technologique. Le principal est de ne pas tomber dans les évidences, et d’aller regarder ce qui peut se passer aux frontières de ce qu’on appelle le cône de vraisemblance. Il ne s’agit pas de faire des choses impossibles, hors-sol, mais vraiment d’aller imaginer des solutions en disruption, mais possibles. C’est ce que nous faisons avec l’expérimentation Red Team Defense, lancée en 2019. L’originalité de cette expérimentation est de faire appel à des auteurs et des illustrateurs de science-fiction pour nous challenger sur des scénarios de menaces à l’horizon 2030 ou 2060. Ce projet est mené en collaboration avec l’état-major des Armées, la DGA et la Direction générale des relations internationales et stratégiques (Dgris). On demande aux auteurs de science-fiction de nous challenger, de nous empêcher de dormir, de nous faire sortir de notre confort. C’est d’ailleurs une très bonne illustration du « faire autrement » que j’évoquais précédemment. Ces travaux sont conduits par saison : l’on demande aux équipes d’auteurs de science-fiction de nous proposer deux scénarios par an. Aujourd’hui, depuis 2020, nous avons travaillé sur un scénario Hyper Forteresse qui évoquait l’hyper-vélocité, sur un scénario appelé Self Sphere, qui nous a plongés dans le metavers, quelques mois avant les annonces de Meta (6). Cette année, nous travaillerons sur la dépendance énergétique et sur la militarisation du vivant. Toute une partie de ces travaux sont accessibles au public, quand une partie plus confidentielle ne peut pas être diffusée. Cette manière de travailler présente l’avantage de nous confronter à des défis, que l’on voit et que l’on ne voulait pas voir, ou que l’on ne voyait pas. La Red Team propose des scénarios pour nous sortir de notre confort, mais l’important est ailleurs : en face, des équipes du ministère challengent ces scénarios et s’en saisissent pour préparer le futur. Cette Blue Team, composée de personnels de l’état-major des Armées, de la DGA, de la DGRIS et de l’AID, exploite ces scénarios, prépare le futur et travaille bien dans l’anticipation de la menace. À ce jour, nous avons d’ores-et-déjà lancé des projets en exploitant ces scénarios, notamment dans le domaine l’information, de la guerre cognitive et de la guerre informationnelle. Ce sont des sujets majeurs sur lesquels les scénarios Red Team nous ont poussés à aller très vite.
Après avoir abordé le triptyque de cette conférence, je voudrais conclure en insistant sur le fait que « connaître » et « anticiper » sont des termes qui résonnent dans les missions de l’AID. Disposer d’acteurs innovants de la recherche et d’acteurs économiques, avoir les moyens de les soutenir, savoir les utiliser dans l’environnement complexe que j’ai décrit, mais également dans un environnement plus favorable : cela représente des contributions essentielles aussi bien à notre autonomie stratégique qu’à notre souveraineté.
Elyamine Settoul
Élise Vincent, comment le champ informationnel compose avec toute cette complexité technologique et géopolitique ? Est-on dans une logique de continuité par rapport aux années antérieures ou percevez-vous des ruptures, et lesquelles ?
Élise Vincent
Je vais essayer d’être concise. Ce retour de la guerre, comme s’intitule ce colloque, a évidemment perturbé, ou du moins fait changer certaines méthodes de travail des journalistes. Cette guerre n’est pas juste une guerre de plus – les journalistes ont déjà couvert des guerres – ce conflit est à la fois sur le sol européen et long. Nos lecteurs se sentent donc concernés par la guerre en Ukraine. Par ailleurs, on voit bien qu’elle est systémique.
Si je devais caricaturer, je dirais qu’avant le 24 février 2022, les journalistes chargés des questions de défense pouvaient, d’une certaine manière, travailler assez individuellement, en combinant à la fois le rôle de reporter de terrain et celui de spécialiste. Ils pouvaient avoir le temps de partir en reportage, puis de rentrer, de recouper les informations nécessaires, puis d’écrire. Le tout dans un espace-temps relativement humain, permettant de dormir la nuit, en appliquant les plus hauts standards de fiabilité journalistique. Avec l’explosion de l’actualité liée à cette guerre, ce n’est plus possible. Je dois désormais beaucoup plus m’appuyer sur les récits rapportés par nos reporters sur le terrain – nous avons trois équipes en permanence sur place – ou sur les divers spécialistes que nous avons à Paris. Avec cette guerre, le journaliste chargé des questions de défense, se retrouve être, beaucoup plus qu’avant, le maillon d’une chaîne de l’information.
L’autre chose importante qu’a changé cette guerre, c’est l’explosion du nombre de sources. Et ce, en grande partie sous l’effet des réseaux sociaux et de l’Open Source intelligence (OSINT – renseignement d’origine source ouverte [Roso]). C’est le phénomène d’« infobésité » que connaissent bien aussi les services de renseignement, pour ne citer qu’eux. Et cela pose beaucoup de questions organisationnelles, car l’enjeu est de parvenir à déterminer quel temps accorder à la vérification de toutes ces sources, le tout sans s’enfermer dans trop de biais cognitifs.
L’irruption massive du renseignement dans le domaine public est un autre aspect nouveau de cette guerre en Ukraine. Les stratégies de communication assumées du renseignement principalement américain et britannique ont pris des proportions particulièrement importantes et je pense que cela pose des questions sur la chaîne de responsabilité de l’information, puisque les journalistes n’ont que peu de moyens de vérifier les éléments communiqués, concernant, par exemple, les plans de bataille du Kremlin. Les services de renseignement ont donc une grande responsabilité dans les informations qu’ils communiquent et qui peuvent influencer le cours de la guerre. La question du rapport à la vérité par temps de guerre est un vieux débat, mais là, il est remis au goût du jour et cela mérite qu’on y prête attention. ♦
(1) Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, 2013 (https://medias.vie-publique.fr/).
(2) Revue stratégique de Défense et de Sécurité nationale, 2017, 111 pages (https://medias.vie-publique.fr/).
(3) Agence de l’innovation de Défense (AID), Droid 2022, 72 pages (www.defense.gouv.fr/).
(4) Horizon Europe est un programme européen pour la recherche et l’innovation (www.horizon-europe.gouv.fr/).
(5) « Cycle du hype » (https://www.gartner.fr/fr/methodologies/hype-cycle).
(6) NDLR : Il s’agit du nouveau nom de l’entreprise Facebook, maison-mère du réseau social du même nom et d’Instagram et WhatsApp. Depuis 2021, Mark Zuckerberg, le président de Meta, a annoncé sa volonté de lancer ses recherches sur le metavers afin de proposer un produit permettant à ses utilisateurs de créer des avatars pour évoluer dans cette nouvelle dimension, 100 % numérique.