Persistance de la guerre, résurgence de la puissance militaire
Paul Césari
Cette thématique choisie de la persistance de la guerre peut, en toute première analyse, paraître surprenante, voire paradoxale, au sein d’un colloque dédié à son retour. Les intervenants de cette table ronde pourront vraisemblablement éclairer ce paradoxe apparent.
Dans cet environnement géopolitique bouleversé avec, en point d’orgue tragique, une guerre ouverte, brutale, hautement et longuement intense en Europe, ils pourront nous mettre en lumière ce qui relève de la permanence, de la persistance, ce qui relève du retour, de la résurgence, ce qui relève de la transformation, de la reformulation de la guerre, de ses fondements, de ses évolutions et de ses conséquences, pour la défense, pour les forces armées, pour la nation.
Je voudrais vous présenter succinctement nos trois intervenants dans l’ordre de leurs interventions.
Madame Tsiporah Fried est conseiller Stratégie et Innovation auprès du Cema et du MGAA. Ancienne élève de l’ENA, elle a inscrit son parcours au cœur des questions stratégiques, auprès des plus hautes autorités militaires, en amont des processus de décision comme dans le pilotage de travaux sur la coopération internationale, la transformation digitale ou encore les technologies émergentes.
Le général de brigade Philippe Pottier, est directeur de l’École de Guerre (EdG) depuis le 1er août dernier. Sa carrière conjugue expériences opérationnelles, au sein des Troupes de Marine aéroportées, dans les Balkans, en Kapisa ou encore au Mali tout récemment, avec une formation intellectuelle pluridisciplinaire, de l’école polytechnique à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), en passant par HEC et le Marine Corps University.
Membre de la Commission de la défense nationale et des forces armées, Monsieur Jean-Michel Jacques est député du Morbihan depuis 2017. Les questions de défense et militaires, il les a d’abord vécus dans sa chair, en tant qu’infirmier militaire 23 années durant, dont 17 au sein des Commandos marine. Son approche des questions stratégiques se nourrit donc à cette double source de représentant de la nation et d’ancien praticien de l’urgence en situation opérationnelle.
Nos trois intervenants vont pouvoir vous proposer les points de vue à la fois de praticien et de penseur des questions stratégiques, sous l’angle du stratégiste d’abord, puis du stratège, en charge notamment de préparer et de former les futurs chefs militaires, et enfin du politique, du représentant de la nation. Je leur cède la parole.
Tsiporah Fried
La guerre en Ukraine marque la fin de l’illusion d’un monde sans guerre, en tous les cas pour l’Europe qui vivait jusqu’à présent des dividendes de la paix, et pour la France, dont les engagements militaires étaient, jusqu’à présent, choisis. La nouvelle dynamique internationale articulée autour de la compétition, la contestation et l’affrontement, redessine les relations entre puissances, ouvrant la voie à une extension de la conflictualité avec des engagements potentiellement majeurs.
Bouleversement du monde
Chaque Livre blanc ou Revue stratégique mentionne un bouleversement, une mutation majeure, un monde complexe, incertain, dangereux et violent… En quoi notre période correspond-elle plus particulièrement à cette description ? La crise de Cuba (1962), ou celle des Euromissiles (années 1980), n’étaient-elles pas, en leurs temps, les reflets d’un monde dangereux, à la veille de basculer dans un conflit nucléaire ?
Si, jusqu’à récemment, le continuum crise-paix-guerre appréhendait la conflictualité, cette grille de lecture ne correspond plus au contexte d’aujourd’hui, où se heurtent et s’imbriquent un conflit majeur en Europe, comme on n’en avait plus vu depuis longtemps, une crise énergétique, une crise climatique, sans parler des crises politiques des démocraties sociales. C’est bien un bouleversement de notre monde et de nos références, annonçant peu ou prou la fin d’un mode de vie européen que l’on croyait non seulement perpétuel, mais surtout attractif pour l’extérieur. Dans cette complexité, on peut essayer de dégager trois tendances, qui sont des simplifications nécessaires bien qu’insuffisantes, pour tenter d’appréhender ce monde et les perspectives qui s’offrent à nous : la désoccidentalisation du monde ; les jeux de puissances et les restructurations d’alliance ; l’affaiblissement du multilatéralisme.
La désoccidentalisation du monde
En 2016, Nicolas Baverez écrit un article sur la désoccidentalisation du monde à l’occasion de l’élection de Donald Trump (1). Il y souligne la remise en question, volontaire ou non, du leadership américain sur les relations internationales et l’affaiblissement du rêve américain au regard d’une société en souffrance. La réalité est sans doute plus nuancée. Le pivot vers l’Asie, engagé sous la présidence Obama marquait la reconnaissance d’une bascule du cœur des affaires mondiales vers la zone indo-pacifique, un désintérêt certain pour les affaires européennes, mais non un total désengagement américain des affaires du monde.
Plus récemment, M. Hubert Védrine, interrogé sur LCI sur la nécessité de saisir la Cour pénale internationale (CPI) pour les crimes de guerre de Vladimir Poutine, répondait : « les Occidentaux ne sont plus les maîtres du monde ».
Il est en effet possible de constater une fragilisation interne du paradigme occidental, avec le constat d’un affaiblissement général du modèle démocratique sous deux pressions majeures :
• La crise sanitaire a remis en cause l’efficacité de nos modèles politiques et leur capacité à garantir une forme de résilience. Un débat qui, encore aujourd’hui, questionne l’efficacité de nos États et leur capacité à mener des réformes, à édicter des lois qui seront appliquées, et à agir, dans un monde en grande transformation et interdépendant. La fonction d’un gouvernement est de protéger ses citoyens et de préparer leur avenir. Tout régime qui se montre inefficace et déçoit les attentes finit par perdre sa légitimité. En termes d’efficacité pourtant, l’exemple récent de la Chine, empêtrée dans sa politique du zéro Covid, tend à relativiser, désormais, la gestion de ce dernier par les démocraties. Les régimes autoritaires et les dictatures n’ont pas de meilleure gestion, bien au contraire. Toutefois, cela est curieusement inaudible auprès de certaines populations, y compris en Occident.
• La polarisation de la société civile, l’effondrement de la culture sous le triple effet des réseaux sociaux, de la radicalisation des mouvements relevant des tendances Woke qui remettent en question l’universalité même de nos valeurs, tandis que les mouvements populistes et identitaires gagnent du terrain, non seulement dans certaines « démocraties illibéales », mais aussi dans notre propre pays et chez nos partenaires européens.
En outre, nos modèles sont contestés à l’extérieur. Depuis la fin du XVIe siècle, et sans doute jusqu’aux années 2010 environ, l’Occident a contrôlé l’histoire du monde par l’invention de l’État moderne, du capitalisme, de la démocratie, la construction des institutions internationales… À l’aube du XXe siècle, l’Europe domine près de 70 % des territoires connus et ses populations ; ce sont ses idées qui imprègnent le monde et ses valeurs qui définissent les ambitions nationales et internationales.
Or, aujourd’hui, notre modèle n’est plus perçu comme attractif – jamais le nombre de démocraties libérales n’a été aussi faible depuis 1995 (2). Plusieurs explications coexistent, mais il est certain que la perspective occidentale qui met l’individu au-dessus de tout n’est pas compris, en particulier de ceux de tradition asiatique où l’on met en balance les valeurs individuelles et les valeurs collectives. Notre modèle de société, qui semble marginaliser la structure familiale comme base de l’organisation sociale, n’apparaît pas pouvoir faire face aux grands enjeux de demain. Par ailleurs, les droits de l’homme et de la femme sont relativisés dans des approches ethnoculturelles, qui estiment que leur universalité vise à asseoir la domination occidentale – ces mouvements trouvent malheureusement leur relais idéologique dans nos propres sociétés. Enfin, on paie aussi l’échec de nos tentatives d’exporter notre modèle et notre capacité, à donner des leçons qui ne sont plus admises aujourd’hui.
La formule démocratie + économie de marché = paix + prospérité est aujourd’hui fragilisée, remise en question, voire niée.
Jeux de puissances et restructurations d’alliance
Le modèle de l’après-guerre froide, celui de la victoire des démocraties, pour reprendre la vision de Francis Fukuyama (3), celui d’un monde organisé autour du multilatéralisme, des alliances et des organisations internationales dépassant les logiques nationales, est-il définitivement derrière nous ?
Une logique de compétition stratégique domine désormais les relations internationales : le système international repose sur un emboîtement des souverainetés et juridictions. Les acteurs de ce système sont des compétiteurs, des puissances qui cherchent à contrôler les nœuds névralgiques du système – voies de communication, accès aux ressources, développements technologiques…
Des acteurs autoritaires et révisionnistes nous défient constamment, en utilisant de multiples moyens : idéologiques, politiques, économiques, technologiques et militaires. Ils modernisent et étendent rapidement leurs armées, investissent dans des capacités conventionnelles, de missiles et nucléaires plus sophistiquées, avec une capacité croissante à menacer nos forces, nos territoires et nos populations.
Au-delà de cette dynamique de compétition, se dessinent des lignes d’affrontement plus ou moins claires.
Et l’on peut s’interroger sur l’émergence d’un front anti-occidental. L’Organisation de coopération de Shangaï (OCS) se voit comme la réaffirmation moderne du mouvement des non-alignés. Néanmoins, l’unité de ce front reste relative et la revendication antioccidentale reste contrebalancée par une neutralité plus ou moins affirmée.
• L’Inde est au milieu du gué. Le plus grand danger pour l’Inde est la Chine. New Delhi a donc tout intérêt à se rapprocher des pays inquiets de l’émergence chinoise.
• La Chine s’est rapprochée de la Russie, mais ne s’engage jamais clairement dans son soutien.
• Aucun membre de l’OSC ne souhaite voir l’Iran devenir une puissance nucléaire.
Si l’on exclut la Russie qui s’enlise dans ce conflit qu’elle a généré, les logiques de puissance et d’empire s’attachent aujourd’hui essentiellement à la compétition-confrontation de la Chine et des États-Unis, et se manifestent notamment dans la course à la toute-puissance technologique. À côté, l’Europe peine à se définir comme une puissance capable de jouer à jeu égal avec ses grands rivaux.
Par ailleurs, la guerre en Ukraine a revitalisé l’Otan, en lui redonnant son ennemi historique et en attirant des nations, comme la Finlande, qui, jusqu’à présent, affirmaient leur neutralité, et la Suède. L’Otan, reste à ce jour et malgré ses faiblesses, le véhicule le plus crédible pour la coordination militaire, la défense et la dissuasion nucléaire. Côté européen, l’Union européenne (UE) a su dépasser des divergences pourtant profondes pour décider de huit paquets de sanctions (4) à l’égard de la Russie, et d’une aide conséquente pour l’Ukraine via la facilité pour la paix. Elle réinvestit dans son industrie d’armement, se resserre autour de l’Otan. L’Allemagne, de son côté, s’engage dans un réarmement jamais vu depuis près de soixante-dix ans et veut s’affirmer comme la première puissance militaire conventionnelle de l’Europe. Toutefois, l’UE, reste divisée sur la question énergétique et la relation à la Chine, elle peine toujours à se définir comme un acteur des relations internationales en tant que tel et comme une puissance politique. L’agression russe a conduit l’UE à accorder, en juin 2022, le statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie, montrant ainsi qu’elle était consciente que la nouvelle situation géopolitique exigeait une action rapide et déterminée. Il n’est toutefois pas certain que l’Union puisse répondre à ces risques simplement en ajoutant de nouveaux membres.
Le président de la République Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz ont récemment évoqué l’urgence géopolitique de redéfinir la relation de l’Union européenne avec son voisinage. Ce projet de communauté politique européenne (CPE) dont le premier sommet a eu lieu le 6 octobre 2022 permet d’envisager des cercles plus ou moins intégrés autour d’un noyau dur facilitant les relations avec les pays tiers, notamment candidats à l’intégration.
Faiblesse multilatérale et conséquences
Nous pouvons faire le constat d’un système multilatéral fragilisé : il a été dénoncé par Donald Trump, contesté par d’autres puissances qui en remettaient en cause les fondements et la domination occidentale ; la pandémie de Covid-19, facteur de crise globale, a sans doute accéléré ou mis davantage en lumière la crise du multilatéralisme – l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sous le feu des critiques pour sa gestion trop lente de la crise et sa complaisance envers la Chine, en est un exemple manifeste.
Nous faisons, par ailleurs, face à la dénonciation de tous les traités de désarmement signés à la fin de la guerre froide, dont le traité FNI sur les forces nucléaires déployées en Europe. C’est l’ensemble de l’architecture de sécurité européenne qui est fragilisée.
La question de l’avenir du système multilatéral, et notamment l’ONU et son rôle dans un monde multipolaire et de plus en plus compétitif reste posée.
Il en ressort deux conséquences :
• La faiblesse du multilatéralisme favorise la désinhibition de l’usage de la force en l’absence d’institutions de régulation reconnues et acceptées. La compétition restreint le champ de l’espace diplomatique pour la coopération, et limite les incitations à favoriser cette dernière, notamment en cas de contestation. C’est ce que l’on appelle la méthode dite du « salami » : un processus de territorialisation puis de militarisation des espaces, notamment pour les îlots contestés en mer de Chine du Sud. Il s’agit d’une stratégie du fait accompli qui prend par surprise le défenseur du statu quo et rejette sur lui la responsabilité d’une escalade, mettant en lumière une ambiguïté stratégique. À la périphérie de l’Europe, les conflits se multiplient et le nombre d’États en guerre s’étend progressivement et inéluctablement : Géorgie, Crimée et Donbass, Haut-Karabagh.
• Le multilatéralisme est devenu plus que jamais un espace où se jouent les rapports d’influence et devient un terrain de lutte, contrairement à ce que croient les Européens qui font du multilatéralisme une réponse à tous les problèmes. C’est justement sous cet aspect qu’il faut considérer la guerre qui se joue sur les normes et standards internationaux : le détournement du droit et l’émergence du lawfare.
Alors, face à cela, plusieurs questions peuvent être posées : quel doit être la place du multilatéralisme dans un monde où la compétition est au centre des préoccupations des puissances ? Quelle nature pour le multilatéralisme à venir, avec des acteurs qui en proposent des visions différentes – voire divergentes – que ce soit sur la place du droit, du rôle des acteurs non-étatiques, du débat entre universalisme et relativisme ou encore sur l’équilibre entre souveraineté et responsabilités internationales ?
Le retour de la guerre ou la persistance de la guerre ?
Trois périodes de la conflictualité
La guerre est une donnée permanente de – et dans – nos relations internationales. Certes, l’Europe a bénéficié de ce qu’on appelle les dividendes de la paix, mais la guerre était présente sur bien d’autres territoires impliquant des États européens, en particulier la France et le Royaume-Uni. Pour Philippe Delmas (5), l’ordre ne fut jamais la paix, mais une définition des raisons de faire la guerre. Il alerte sur l’illusion d’un monde sans guerre qui n’existe pas.
Historiquement, et en simplifiant, on peut identifier trois grandes périodes depuis la Seconde Guerre mondiale :
• Les conflits détournés (Corée, Vietnam) et affrontements gelés par la peur de la guerre nucléaire et de la logique de mort assurée.
• Les opérations de maintien de la paix et les guerres expéditionnaires, les guerres sans États, les guerres civiles jusqu’à la guerre du Golfe et la guerre contre le terrorisme.
• Les stratégies de puissances qui multiplient les positions hostiles sous le seuil de la guerre : adoption des postures de déni d’accès, des stratégies hybrides, des actions dans les zones grises… avec une priorité accordée à la lutte d’influence qui met à mal les efforts des armées occidentales sur les théâtres d’opérations sur lesquelles elles sont engagées.
On doit aujourd’hui ajouter une quatrième période, car elle représente une vraie bascule stratégique : celle du retour de la guerre en Europe. Sans ignorer qu’elle a commencé plus à l’Est, dans le Haut-Karabagh. C’est une séquence stratégique qui se caractérise par un changement d’échelle majeur : extension de la conflictualité à l’ensemble des milieux et des champs et combinaisons de stratégies hybrides pour compliquer nos engagements et amoindrir nos capacités de réaction.
L’hypothèse d’engagement majeur et la haute intensité : changement de grammaire stratégique
Le terme de « guerre majeure » n’est pas en opposition à des guerres qui seraient « mineures » et qu’on serait bien en mal de nommer. C’est un terme qui sert plutôt à l’opposer à la guerre « irrégulière » ou « asymétrique » – ce qui signifie, en creux, que la guerre majeure est comprise comme régulière ou symétrique, c’est-à-dire basée sur le choc frontal entre deux armées de puissance similaire.
• En outre, il n’y aurait pas de champs dans lesquels nous serions assurés de maintenir la supériorité (aérienne, navale…).
• L’issue de la guerre et notre engagement dans ces conflits dépendront de notre capacité à accepter un nombre élevé de pertes humaines : c’est ce à quoi nous prépare l’exercice Warfighting.
• Jusqu’à présent, nous avions le choix de nos interventions. Ce ne sera plus le cas dorénavant.
La guerre du futur ou le futur de la guerre
Comme le disait Clausewitz : « la guerre est un caméléon et chaque guerre est unique. » Il est difficile de prévoir ce que sera la prochaine guerre – c’est tout l’exercice délicat d’anticipation stratégique et de prospective auquel nous nous livrons au sein de l’EMA et EMS.
Qu’avons-nous donc appris de la guerre en Ukraine ? Il est certain que le retour d’expérience (retex) commence déjà à nourrir les réflexions prospectives sur la guerre. Il s’agit bien d’une guerre de haute intensité, un choc frontal de deux nations dont l’une se bat pour sa survie. C’est un conflit conventionnel, mais qui ne cesse de s’adosser à une mise en alerte de la menace nucléaire. Cela agit comme un signal donné aux autres nations non belligérantes, mais qui soutiennent l’Ukraine. Les actions militaires sont brutales et renvoient à une autre époque : crimes de guerre sur des populations civiles, prise en otage de la population, etc. Il s’agit, par ailleurs, d’une guerre qui mêle des technologies des XXe et XXIe siècles.
L’Ukraine et la Russie sont dans une guerre d’attrition. Pour durer, il faut avoir des ressources dans tout : munitions, artillerie, énergie et ressources alimentaires. Pour y faire face, il y a une mobilisation de la Base industrielle et technologique de défense (BITD), une préparation opérationnelle accrue et l’élaboration de normes légales qui permettent de mobiliser rapidement les ressources.
Enfin, la Russie met en œuvre une stratégie globale de guerre de l’énergie, d’affrontements dans tous les champs au-delà des champs classiques, d’où l’importance des perceptions. La crise de l’énergie ou des ressources alimentaires sert de levier d’influence et de rapport de force dans le cadre d’une lutte informationnelle.
Face à ce constat, la Chine et les États-Unis se sont lancés dans la course aux métaux rares, notamment en Afrique. La Belt and Road Initiative et la stratégie économique chinoise sont plus importantes que le Livre blanc sur la défense chinois. La maîtrise des ports et le contrôle des câbles sous-marins deviennent des enjeux cruciaux de même que l’indépendance énergétique et l’acheminement du gaz. Cette guerre confirme l’extension de la conflictualité à l’ensemble des milieux et des champs, des grands fonds marins, cyber, espace, espace électromagnétique, lutte informationnelle. L’un des grands enjeux qui en ressort est la construction d’un Command and Control (C2) interarmées combinant des actions dans tous les champs et domaines, et la coordination au plus près du terrain de l’ensemble des capacités d’action. Par exemple, le cyberespace est un champ d’engagement quasi permanent, avec des sabotages, de l’espionnage et de la subversion… Au-delà de l’exemple ukrainien, avec lequel il faut prendre des distances, quels seront les grandes tendances et l’usage des armes de rupture du futur ? On parle d’armées de robots tueurs, de drones de combat armés, d’armes laser et électromagnétiques, de manipulation des cerveaux. L’accès facilité aux technologies disruptives amène de nouvelles menaces, mais nous offre aussi des opportunités. Elles pourraient, à cet horizon, donner un temps d’avance aux pays qui maîtriseront ces technologies.
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Quelle que soit la forme de la guerre dans le futur, nous pouvons avancer deux certitudes en guise de conclusion :
• Il faut, après plus de soixante-dix ans de paix relative en Europe (à l’exclusion de la Yougoslavie), s’habituer à vivre dans l’incertitude stratégique.
• La prochaine guerre nécessitera la mobilisation de toute la nation (économie de guerre, résilience). Sans parler de guerre totale, les acteurs de cette guerre ne seront plus les seuls militaires, mais les populations, prises sans doute pour cible, et dont la force morale sera déterminante pour emporter la victoire. Il faut s’y préparer dès à présent.
Philippe Pottier
Je commencerai en évoquant Francis Fukuyama. Dans un fameux article de 1989, qui fera ensuite l’objet d’un livre en 1992, l’auteur affirme que la fin de la guerre froide marque la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme sur les autres idéologies politiques. Il annonce « la fin de l’Histoire » et la suprématie absolue de l’idéal de démocratie libérale. Nous voyons aujourd’hui avec la désoccidentalisation que la prédiction de Fukuyama ne s’est pas réalisée. Au regard de l’histoire, cela donne plutôt raison aux thèses de Samuel Huntington (6). Ce que l’on voit surtout, c’est l’émergence de modèles alternatifs au modèle occidental. « La fin de l’Histoire » de Fukuyama, qui envisageait bien la poursuite de la guerre, mais avec une suprématie absolue de l’Occident, se confronte aujourd’hui à la résurgence de la guerre à nos portes, avec des modèles alternatifs prêts à combattre l’idéologie occidentale par tous les moyens. J’ai beaucoup aimé la citation mise en exergue dans le programme de la journée, extraite de La Guerre hors limites (7), paru en 1999. Dans ce passage, Qiao Liang et Wang Xiangsui affirment qu’« il n’existe plus de domaine qui ne puisse servir la guerre, il n’existe presque plus de domaine qui te présente l’aspect offensif de la guerre ». C’est là-dessus que je vais articuler mon propos. Carl von Clausewitz définit la guerre comme un duel. Il explique qu’il s’agit d’un acte de violence, dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté. L’on voit qu’il y a une stratégie de puissance, consistant à contraindre l’adversaire tout en évitant la guerre ouverte. Si la guerre ouverte a aujourd’hui, ou plutôt jusqu’à récemment, quitté notre environnement immédiat, les stratégies de puissance ne se sont jamais arrêtées. Le fait d’agir dans différents champs constitue une guerre avant la guerre.
Mon propos s’articulera autour de cette guerre avant la guerre, à laquelle nous sommes en fait toujours confrontés, qui n’a jamais cessé ; et autour des guerres qui n’ont jamais cessé, mais qui se trouvaient en dehors de notre environnement probable.
Tout d’abord, l’affirmation de puissance par les États touche tous les domaines. Cette affirmation de puissance conduit naturellement à des conflits entre les États, qui ne sont pas nécessairement des conflits armés. L’État est puissance : aussi bien en interne (on parle de puissance publique) qu’en externe. La compétition entre nations est le mode normal d’expression de la puissance, qui se déroule dans tous les domaines : diplomatique, informationnel, militaire, économique, juridique, technologique, industriel et culturel. En affirmant sa puissance, l’État entre naturellement en conflit avec d’autres États. Ce conflit peut relever de la simple compétition, la forme naturelle des relations interétatiques. Cela n’exclut toutefois pas que le conflit prenne des formes violentes, même en dehors de la confrontation armée. J’emploierai trois illustrations à ce sujet.
La norme : le lawfare
La norme est traditionnellement l’un des modes d’expression privilégiée de la souveraineté. Aujourd’hui, elle est souvent déterminée par des acteurs privés, relais de stratégie nationale. Celui qui définit la norme définit la règle du jeu et est, de facto, le plus puissant. C’est particulièrement vrai en France : la monnaie, pouvoir régalien par excellence, mais aussi les poids et mesures délimitent l’un des champs d’application les plus anciens de la normalisation. Pour illustrer le pouvoir de la norme, j’aurai recours à une anecdote assez amusante, qui montre le pouvoir que confère la norme, tant dans le domaine militaire que civil. Je vais pour cela remonter à l’Antiquité : parmi les éléments qui contribuèrent à la grandeur de Rome, son système de routes ne vient pas nécessairement à l’esprit. Pourtant il fut déterminant dans le fonctionnement de l’Empire et a permis un développement extraordinaire des échanges économiques, contribuant à sa prospérité. Ce rôle premier était aussi celui de pouvoir acheminer des troupes aux limites de l’Empire. À cet effet, la largeur des voies romaines fut définie en fonction de celle des chars de combat, tiré par deux chevaux, qui devaient pouvoir se croiser. La dimension fut officiellement normée dès 451 av. J.-C., dans le recueil de loi des Douze Tables (Lex Duodecim Tabularum). On y apprend que les voies romaines devaient nécessairement être larges de huit pieds romains en zone sinueuse et seize en zone plane. Par la suite, l’écartement des essieux des chariots civils reprit celui des chars de combat, afin de pouvoir emprunter les voies romaines et pour ne pas casser sur les ornières. Cet écartement des essieux traversa tout le Moyen Âge et arriva jusqu’à la période moderne. Lorsque les premiers tramways et les premiers trains furent construits, ils le furent par des industriels construisant déjà des chariots. Ils reprirent donc l’écartement des chariots pour la conception des premiers trains et tramways. Cela se passe en Europe, naturellement. Néanmoins, les ingénieurs britanniques qui participèrent à la construction des premiers trains et tramways aux États-Unis choisirent un écartement des rails similaire à celui des rails européens, avec l’idée de pouvoir exporter des locomotives vers les États-Unis. Ainsi, l’écartement des voies est le même aux États-Unis et au Royaume-Uni. Conséquence assez inattendue : des années plus tard, les États-Unis contractent avec Thiokol la construction des deux boosters pour la navette américaine. Cette entreprise, située dans l’Utah, doit les acheminer par voie ferrée jusqu’à Cap Canaveral. Les éléments des boosters devaient emprunter un tunnel, aux dimensions définies en fonction de l’écartement des voies. Ce sont les Lex Duodecim Tabularum de 451 av. J.-C. qui ont déterminé la taille des boosters de la navette spatiale américaine ! Voilà une anecdote juste pour exprimer le pouvoir de la norme.
Celui qui définit la règle est très puissant. Aujourd’hui, ne pas maîtriser la norme sur les logiciels, les interfaces, les systèmes de communication ou encore le format des données revient à devenir dépendant de ceux qui la définissent. Celui qui réussit à imposer des normes le fait en fonction des orientations qu’il a choisies et de l’avance technologique qu’il a acquise. Ainsi, la norme GSM pour la téléphonie mobile a donné un avantage réel aux Européens. En standardisant, il est également possible de pénaliser, voire de bloquer le développement d’un projet alternatif. Ainsi, il est possible de fermer un marché national à des produits indésirables. C’est par exemple le cas des règlements européens sur les produits phytosanitaires ou les Organismes génétiquement modifiés (OGM). Être capable de ne pas subir des normes extérieures est une nécessité militaire et économique, deux dimensions intimement liées sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres. Les normes sont une véritable arme pour les États, et une puissance comme la Chine essaie aujourd’hui d’être de plus en plus influente, au sein par exemple de l’Organisation internationale de la normalisation (ISO). Apparaissent aussi aujourd’hui des critères sociétaux, qui ne sont pas des normes. On parle généralement de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui peuvent avoir un impact important sur l’image d’une entreprise, par exemple. Certaines banques ont refusé de financer des projets d’exploration pétrolière dans le Nord ou de prêter de l’argent à des industries d’armement. Les normes sont très puissantes et permettent de mettre en œuvre une stratégie, en dessous du seuil de conflit, mais en contraignant les acteurs. Je reviens sur la pensée du général Beaufre : selon lui, la stratégie est la dialectique des volontés, employant la force pour résoudre les conflits. La finalité est de créer et exploiter une situation entraînant une désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer. Les normes contribuent à cela.
La guerre économique
Un deuxième point de la guerre avant la guerre est la guerre économique, un terme souvent galvaudé. En effet, la guerre violente en tant que telle, le conflit armé, n’est pas la guerre économique. Néanmoins, il y a bien une confrontation dans le domaine. Je ne prendrai qu’un seul exemple, à propos des États-Unis. Il faut toutefois garder en tête que toutes les puissances économiques se livrent un combat dans ce domaine. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis sont la première puissance économique mondiale. Cela leur permet de mettre en œuvre une organisation du système monétaire international, avec le dollar comme pivot. Il était originellement rattaché à l’or. Aujourd’hui, le dollar est toujours une monnaie de référence, et constitue 59 % des réserves des Banques centrales du monde. L’euro arrive néanmoins en deuxième position à 20 %. Outre le privilège exorbitant que confère aux États-Unis la position dominante du dollar, celle-ci leur a aussi permis de développer un corpus juridique relatif à l’extraterritorialité du droit américain. En effet, la simple utilisation du dollar leur permet de poursuivre des personnes physiques ou morales qui auraient contrevenu à certaines lois américaines. Un des exemples les plus connus en France est naturellement l’amende de 8,9 milliards de dollars dont a dû s’acquitter BNP Paribas en 2014. D’autres fleurons français ont également été touchés par des amendes importantes, mais bien plus faibles, telles qu’Alstom, Total, Siemens ou Crédit Agricole. Ces procédures judiciaires visent naturellement à contraindre des entreprises étrangères à appliquer la politique décidée par les États-Unis. Elles fragilisent également certains fleurons de l’industrie française en concurrence avec des entreprises américaines.
La conquête spatiale
Enfin, en parlant de compétition de puissances comment ne pas évoquer la conquête spatiale ? À l’origine, l’Union soviétique était en tête, avec en particulier Spoutnik et le premier vol de Youri Gagarine, le 12 avril 1961. Le 25 mai, John Fitzgerald Kennedy, président des États-Unis, annonce devant le Congrès le lancement d’un programme qui permettra d’amener des hommes sur la lune avant la fin de la décennie. Regardons les dates : Gagarine vole le 12 avril 1961. Que se passe-t-il entre le 12 avril et le 25 mai ? L’affaire de la baie des Cochons, fameux fiasco. En fait, le discours de Kennedy ne porte pas uniquement sur la conquête spatiale et sur une épopée technologique et humaine, c’est aussi la reprise du leadership au détriment de l’URSS. Aujourd’hui, on assiste à une relance de la conquête spatiale et de la compétition dans ce domaine-là. La Chine veut se présenter comme une puissance à parité avec les États-Unis, avec le déploiement d’objets, tant sur la Lune que sur Mars. Il n’y a que deux types de Rover sur Mars à l’heure actuelle : un rover chinois et des rovers américains. Les États-Unis relancent la course avec le programme Artemis dont l’objectif est d’amener un équipage sur le sol lunaire en 2025 et de préparer une mission habitée vers Mars par la suite. La mission Artemis a également pour objectif de promouvoir des valeurs occidentales. Il est par exemple clairement annoncé qu’Artemis entend amener la première femme sur la Lune. On dépasse donc largement l’objectif de la conquête scientifique dans ce domaine. Cela montre bien que si la guerre ouverte n’implique pas nécessairement l’Occident, le fait est que les puissances s’affirment et qu’elles utilisent tous les leviers possibles pour cela.
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La guerre n’a pas disparu, elle a simplement quitté notre quotidien. Les guerres de haute intensité n’ont pas cessé. Toutefois, elles étaient sans engagement occidental. N’oublions pas la guerre entre l’Iran et l’Irak de 1980 à 1988, dans laquelle environ 500 000 militaires et 500 000 civils furent tués. C’est une guerre de haute intensité. On peut aussi penser à la guerre en ex-Yougoslavie, qui a provoqué environ 150 000 morts. On peut parler ici d’une guerre civile, mais il y a également le Kosovo, où furent impliquées les puissances de l’Otan. Bien sûr, il y a les différents conflits dans lesquels est engagée la Russie : je pense en particulier à la Géorgie. N’oublions pas le le conflit dans le Haut-Karabagh, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, il n’y a pas si longtemps. Finalement, il existe bien un type de conflit de haute intensité, mais dans lequel l’Occident n’est pas engagé en tant que protagoniste.
Quand l’Occident est engagé dans des conflits, il l’est dans des conflits dissymétriques ou asymétriques. Le Kosovo (1999) est un exemple de conflit dissymétrique, au même titre que les deux guerres du Golfe (1990-1991 et 2003) et la Libye (2011). Une guerre dissymétrique correspond à une situation où l’Occident fait face à des armées dotées d’équipements majeurs, mais où la disproportion est énorme. Cela se traduit dans les pertes : en Libye, on parle de 5 000 à 10 000 tués contre zéro du côté de la coalition. Sur la première guerre du Golfe, on dénombra 292 morts pour la coalition, contre 25 000 à 100 000 tués. Les guerres asymétriques correspondent également à une disproportion entre la puissance occidentale et celle de ses compétiteurs. Bien sûr, le choix des compétiteurs est d’éviter l’affrontement direct. Ce qui conduit à des conflits asymétriques, tels l’Afghanistan ou le Sahel. Ces conflits, dans lequel l’Occident et, en particulier, la France, est engagé, sont des conflits que l’on choisit. La France a choisi de participer à la première guerre du Golfe et a fait le choix de ne pas participer à la seconde. La France a choisi d’aller en Afghanistan, et a choisi de le quitter, selon la décision du président Nicolas Sarkozy en 2011, qui amènera un retrait définitif en 2014. Ces guerres étaient des guerres de choix, auxquelles nous participions quand nous le voulions et où nous le voulions.. L’Ukraine nous rappelle que s’il faut être deux pour faire la paix, un seul suffit pour faire la guerre. Aujourd’hui, nous redécouvrons que la guerre peeut s’imposer à nous, en Europe.
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Je conclurai sur cette prise de conscience, en revenant sur le sommet du Pays de Galles en 2014 (8). À cette époque, les pays de l’Otan, sous l’injonction des États-Unis, ont décidé d’augmenter leurs dépenses de défense de telle sorte qu’elles atteignent 2 % de PIB. En 2014, seuls trois pays de l’Otan avaient franchi le seuil des 2 %. En 2021, d’après le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), dix pays l’avaient atteint. L’effort budgétaire en France est colossal : nos dépenses étaient de l’ordre de 32 milliards pour la mission défense en 2016, contre 40,91 milliards d’euros en 2022. Il y a donc une prise de conscience et un réarmement du monde sur ces dernières années. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, d’après le SIPRI, les dépenses militaires du monde ont dépassé les 2 000 milliards de dollars (9).
Jean-Michel Jacques
Dans le contexte géostratégique actuel et face aux bouleversements que connaît notre monde, il est important de mobiliser la nation. À cet égard, il ne doit pas s’agir d’un épiphénomène de quelques semaines, mais bien d’une mobilisation sur la durée. L’exemple de la guerre en Ukraine le montre bien. Très vite, des drapeaux ukrainiens ont fleuri dans toutes les communes de France, des petits rubans aux couleurs de l’Ukraine ont été portés. Maintenant, quelques mois après et alors que l’hiver arrive, beaucoup de concitoyens ne font pas le lien entre ce conflit et l’augmentation du prix des énergies ou la nécessité, parfois, de réaliser des économies au quotidien. Force est de constater que la perception de la population vis-à-vis de la guerre n’est pas forcément celle de la communauté de défense. Si l’on regarde à l’échelle de l’ensemble de la population française, une large partie ne fait pas de lien direct avec ce qu’il se passe aujourd’hui et la guerre en Ukraine. Cela est lié au phénomène de guerre hybride et, parfois, la perception du conflit – qui ne prend pas forcément la forme de forces armées mais d’autres formes – est biaisée, mal perçue. Or, cette perception est essentielle dans une guerre. En effet, pour reprendre l’exemple de la guerre en Ukraine, nous voyons bien du côté russe que, sans douter du patriotisme de la population russe si la Russie était attaquée, dans le cadre d’une guerre projetée, présentée initialement par le Kremlin comme une « opération militaire spéciale », la nation russe ne suit pas forcément dans sa globalité.
Face à la multiplication et la diversification des menaces envers notre défense nationale, pour mobiliser, sinon remobiliser, la nation vis-à-vis de ces enjeux, il y a plusieurs leviers majeurs.
Sur le plan humain, il convient de mieux communiquer autour des enjeux géostratégiques et de défense afin que la population les comprenne. À ce niveau-là, tous les acteurs doivent jouer leur part. Cela passe déjà par une communication responsable de la part des décideurs politiques : nous voyons trop de prises de paroles qui n’ont pas forcément un rapport à la vérité, mais qui s’apparentent plus à une stratégie politicienne. Ces prises de paroles vont parfois déformer une réalité et vont finalement influencer ou changer les perceptions de la nation. Cela est vrai pour les responsables politiques, mais aussi pour tous les acteurs qui détiennent une capacité d’influence. Le monde médiatique en fait partie. Si nous avons des journaux papiers de qualité en France, tant au niveau local qu’au niveau national, tout le monde ne les lit pas. Aujourd’hui, la plupart de nos concitoyens s’informent sur les réseaux sociaux ou la télévision. Leur perception de la guerre passe par ces canaux et, à ce titre, nous devons absolument et collectivement essayer de rétablir plus de vérité – en restant humbles sur la notion de vérité, parce qu’il y a toujours une part de connaissance ou de méconnaissance. Pour ce faire, nous avons déployé des moyens pour réguler toutes les plateformes de communication. Nous avons aussi, et j’y crois beaucoup, déployé des moyens pour mobiliser notre jeunesse et nos concitoyens, notamment avec le Service national universel (SNU) qui permet de sensibiliser nos jeunes aux enjeux géostratégiques, à ce qu’est l’armée, à ce qu’est de porter secours aux autres ou encore à ce qu’est la sécurité civile. Tous ces enjeux doivent être présentés et portés à notre jeunesse, mais aussi à l’ensemble de nos concitoyens. De ce fait, dans la prochaine Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 et conformément aux ambitions du président de la République, rappelées lors de la cérémonie du 13 juillet 2022 à l’Hôtel de Brienne, nous allons augmenter les effectifs de la réserve. Je crois que pour nos concitoyens plus avancés dans les âges de la vie, cet engagement opérationnel est un bon moyen de servir la Nation.
Sur le plan budgétaire, nous devons continuer à avancer sur la trajectoire tracée depuis 2017. En effet, depuis cette date et avec la LPM 2019-2025, nous avons augmenté le budget de la défense de façon significative pour rattraper ce qui avait été délaissé, sinon détérioré, du fait de restrictions budgétaires dans le passé. Nous nous devons de poursuivre cet effort et maintiendrons une augmentation de 3 milliards d’euros pour le budget de la défense, tous les ans à compter de 2023, pour atteindre une dépense de 50 milliards d’euros annuels en 2025. La LPM 2019-2025 a fixé une trajectoire et, j’en suis persuadé, celle-ci sera préservée. Évidemment, le budget consenti pour la défense doit avoir également le consentement de la population et leur expliquer pourquoi cet investissement est aussi essentiel que celui dans l’Éducation nationale, par exemple. Par ailleurs, nous pourrions aussi aborder la problématique de la taxonomie, car nous voyons bien que l’investissement dans nos entreprises liées à la défense est indispensable pour susciter de l’innovation technologique ou répondre aux besoins capacitaires de nos armées. Sur ce point-là, il y a également un travail significatif à faire sur les perceptions.
Sur le plan de l’innovation et de la technologie, il est important de renforcer le maillage territorial dont nous disposons déjà en France pour capter les innovations développées par les entreprises dans nos territoires. Il ne faut pas seulement se contenter de laisser cette tâche à la Direction générale de l’armement (DGA) et l’Agence de l’innovation de défense (AID), mais il nous faut trouver des relais, des capteurs et des ramifications dans les territoires. Je pense par exemple aux chefs d’entreprise, aux élus, aux organismes économiques dans les régions ou encore dans les agglomérations. Encore une fois, il faut que chacun s’approprie les enjeux de défense. Cela est valable pour capter les innovations, mais également pour protéger nos entreprises innovantes car, à défaut de captation directe dans les territoires, nos compétiteurs, voire nos ennemis, pourraient se les approprier, et pourquoi pas pour nous les revendre plus tard alors même qu’elles sont d’abord françaises ! Sur le plan industriel, le président de la République et le ministre des Armées l’ont rappelé, il s’agit de disposer nos industries de sorte à instaurer une « économie de guerre ». Cela signifie qu’il faut réindustrialiser notre pays dans certains domaines : c’est une question de souveraineté ainsi que de volonté et de compréhension du monde complexe dans lequel nous vivons. Pour donner un exemple concret, une fonderie de Renault est implantée dans ma circonscription (6e du Morbihan) et fabrique des pièces en fonte pour les véhicules. Plutôt que de conserver cet outil industriel sur le territoire national, Renault a choisi d’investir en Turquie pour réaliser des économies sur la masse salariale mais, en réalité, avec les changements opérés sur le cours de l’énergie et l’augmentation des dénis d’accès à la mer présents et futurs, ce n’est pas forcément gagnant. Sur ce pan de la souveraineté industrielle, il faut donc emporter la nation, mais aussi nos industriels.
Sur le plan normatif, il y a également des actions à mener, car ce champ est particulièrement important. Si, aujourd’hui, au sein de la population, s’est installé le principe de précaution par lequel nous limitons nos risques et nos prises d’engagement, nous devons pour autant changer nos habitudes si l’on veut changer le reste. Cela implique de changer les mentalités en communiquant mieux et en faisant preuve de pédagogie envers la population pour l’amener à comprendre aussi qu’on ne peut pas tout protéger, qu’il y a toujours une part de risque et que les nations qui n’oseront plus prendre de risques seront amenées, à un moment donné, à perdre ou à être soumises à la loi de l’autre.
Enfin, sur le plan moral, je considère qu’il est important que l’on préserve la singularité du militaire français, qu’on la mette au cœur du sujet. Partir au combat à l’autre bout du monde et, parfois, y laisser sa propre vie, cela demande un engagement fort qui existe justement parce que le soldat se dépasse, parce qu’il agit pour la Nation et qu’il a un contrat avec elle, au plus profond de lui-même. Ce contrat, il le respecte et l’honore, et la Nation reconnaît cet engagement en retour.
Pour conclure, j’estime que nous devons aujourd’hui développer et accentuer l’esprit de défense dans tous les domaines. Cela est l’affaire de chacun d’entre nous. ♦
(1) Baverez Nicolas, « La désoccidentalisation du monde », Le Point, 20 novembre 2016.
(2) Paris Gilles, « Le nombre de démocraties libérales, estimé à seulement 34, n’a jamais été aussi bas depuis 1995 », Le Monde, 21 décembre 2022.
(3) Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992, 452 pages.
(4) NDLR : Au 29 septembre 2022, date du colloque.
(5) Delmas Philippe, Le bel avenir de la guerre, Gallimard, 1995, 283 pages.
(6) Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Odile Jacob (1996, rééd. 2000), 545 pages.
(7) Liang Qiao et Xiangsui Wang, La guerre hors limites, Payot Rivages, 1999 (rééd. 2003 et 2006), 322 pages.
(8) Sommet de l’Otan ayant eu lieu au Pays de Galles les 4 et 5 septembre 2014 (www.nato.int/).
(9) Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), « Les dépenses militaires mondiales dépassent les 2 000 milliards de dollars pour la première fois », communiqué de presse, 25 avril 2022 (www.sipri.org/).